dimanche 28 mars 2010

"Sauve dès maintenant !"





Ésaïe 50, 4-7
Psaume 48
Philippiens 2, 6-11

Luc 19, 28-44
28 Après avoir ainsi parlé, il partit en avant et monta vers Jérusalem.
29 Lorsqu'il approcha de Bethphagé et de Béthanie, près du mont dit des Oliviers, il envoya deux de ses disciples,
30 en disant : Allez au village qui est en face ; quand vous y serez entrés, vous trouverez un ânon attaché, sur lequel aucun homme ne s'est jamais assis ; détachez-le et amenez-le.
31 Si quelqu'un vous demande : « Pourquoi le détachez-vous ? », vous lui direz : « Le Seigneur en a besoin. »
32 Ceux qui avaient été envoyés s'en allèrent et trouvèrent les choses comme il leur avait dit.
33 Comme ils détachaient l'ânon, ses maîtres leur dirent : Pourquoi détachez-vous l'ânon ?
34 Ils répondirent : Le Seigneur en a besoin.
35 Et ils l'amenèrent à Jésus ; puis ils jetèrent leurs vêtements sur l'ânon et firent monter Jésus.
36 A mesure qu'il avançait, les gens étendaient leurs vêtements sur le chemin.
37 Il approchait déjà de la descente du mont des Oliviers lorsque toute la multitude des disciples, tout joyeux, se mirent à louer Dieu à pleine voix pour tous les miracles qu'ils avaient vus.
38 Ils disaient : Béni soit celui qui vient, le roi, au nom du Seigneur ! Paix dans le ciel
et gloire dans les lieux très hauts !
39 Quelques pharisiens, du milieu de la foule, lui dirent : Maître, rabroue tes disciples !
40 Il répondit : Je vous le dis, si eux se taisent, ce sont les pierres qui crieront !
41 Quand, approchant, il vit la ville, il pleura sur elle
42 en disant : Si toi aussi tu avais su, en ce jour, comment trouver la paix ! Mais maintenant cela t'est caché.
43 Car des jours viendront sur toi où tes ennemis t'entoureront de palissades, t'encercleront et te presseront de toutes parts ;
44 ils t'écraseront, toi et tes enfants au milieu de toi, et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, parce que tu n'as pas reconnu le temps de l'intervention divine.
*

« Parce que tu n'as pas reconnu le temps de l'intervention divine », dit Jésus se lamentant sur Jérusalem (v. 44), « tu vas être détruite »… Qu’est-ce à dire ? Tout simplement que la Judée n’a pas, loin s’en faut, la puissance militaire des Romains. La destruction de 70 : une issue inéluctable.

Perspective tragique pour laquelle Jésus pleure (v. 41). Déjà le prophète Zacharie, ch. 4, v. 6, parlait ainsi de l’intervention divine : « ce n’est ni par la puissance ni par la force, mais c’est par mon Esprit, dit le Seigneur des armées ».

Telle est la leçon qui transpire de l’issue inéluctable induite de la faiblesse militaire, leçon qui perce depuis la prophétie de Zacharie ; la leçon que Jérusalem ignore tragiquement, et que veut rappeler Jésus par le geste prophétique de son entrée dans la ville au dos d’un ânon — d’où la mise en scène, qui a retenu les disciples, autour de l’ânon, qui n’est pas un cheval, pas un animal militaire ! « «Ni par la puissance ni par la force, mais c’est par mon Esprit, dit le Seigneur des armées ».

Dans le cadre de l’année liturgique juive, on lit Zacharie (ch. 14, v. 1-21) annonçant le jour où toute l’humanité reconnaît le Dieu vivant, — tandis que, toujours selon Zacharie, le Messie annoncé arrive sur un ânon (ch. 9, v. 9). La lecture de Zacharie 14 annonçant le jour où toute l’humanité reconnaît le Dieu vivant, a lieu le premier jour de la fête de Soukkoth, ou des ‘cabanes’, célébrée au début de l’automne, suite à Roch Hachana, le Nouvel an. Une fête durant laquelle on vit une semaine sous des branchages, des Soukkoth, des ‘cabanes’ comme au temps de l’Exode, au temps du désert, qu’elle commémore ; tandis qu’elle annonce face au souvenir de l’Exode, une nouvelle Pâque, une délivrance définitive.

Le dernier jour de la fête, tous les fidèles font cortège autour de la Torah, en chantant « Hoshanna » — « Seigneur, sauve maintenant » (Ps 118:25), rameaux en mains, selon la prescription du livre du Lévitique (ch. 23, v. 40) : « Vous prendrez des branches de palmier, des rameaux de l'arbre touffu et des saules de rivière ; et vous vous réjouirez, en présence du Seigneur votre Dieu, durant sept jours », demeurant dans des cabanes de branchages, sept jours devenus dans les évangiles figure des sept jours de la semaine sainte.

Car, on le voit bien, notre fête de Rameaux évoque irrésistiblement cette fête juive de Soukkoth. Et ce n’est pas par hasard. Soukkoth commémorant les lendemains de la première Pâque, a une connotation pascale. S’annonce alors pour le peuple la délivrance qui s’accomplit dans la venue du Règne du Messie que, dans les évangiles, on reconnaît en Jésus.

Notons qu’à bien y regarder, les Évangiles ne sont pas explicites sur le moment de Rameaux !… Voilà qui met en perspective le rapport de Rameaux et de la Semaine sainte ! Un rapport qui ne serait pas tant de l’ordre de la chronologie que de celui de la permanence de la promesse, qui relie tout le temps liturgique, du Nouvel an à la Pâque et à la Pentecôte (« par mon Esprit », dit le Seigneur) : une mise en perspective ouvrant sur l’entrée de ce temps dans l’éternité de Ressuscité...

Une mise en perspective qui fait rejaillir tout à nouveau la promesse de la première Pâque : « Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’ai libéré de l’esclavage » — quand tu entreras dans la liberté que je te donne, tu sauras enfin accueillir le don que je te fais.

Voici que le Seigneur nous redit cette promesse : « Dieu fixe de nouveau un jour — aujourd’hui — en disant bien longtemps après, par la bouche de David (Ps 95:7-8) : Aujourd’hui, si vous entendez sa voix, N’endurcissez pas vos cœurs. Il reste donc un repos de sabbat pour le peuple de Dieu. Car celui qui entre dans le repos de Dieu se repose aussi de ses œuvres, comme Dieu se repose des siennes. Empressons-nous donc d’entrer dans ce repos-là » (Hébreux 4, 7 & 9-11). Pour cela, Seigneur, « sauve maintenant ! Hoshanna ! »

Voilà qui donne éclaire la lamentation de Jésus sur Jérusalem qui suit immédiatement son entrée triomphale !

Cette lamentation sur une Jérusalem en passe d’être la proie de ses ennemis se rattache à la façon dont est soulignée la présence de l’ânon. Sa préparation mystérieuse en quelque sorte, sa présence dès lors inévitable ce jour-là, nous placent au cœur de la prophétie de Zacharie.

Le dernier chapitre du livre de Zacharie, le ch. 14, lu lors la fête de Soukkoth, le premier jour de la fête, annonce, avant la pacification autour du Dieu vivant, un temps où tous les peuples se réuniront pour lutter contre Jérusalem et s'en empareront.

Mais ils seront finalement vaincus. « Et ceux qui se seront dressés contre Jérusalem y monteront chaque année pour se prosterner devant le Roi Seigneur des Armées, et célébrer la solennité de Soukkoth », annonce la prophétie. Dans sa signification profonde, cette fête, symbole de la protection divine, préfigure les jours du Messie où l’humanité entière reconnaîtra le Dieu vivant ; le Messie annoncé par ce même Zacharie arrivant sur un ânon.

Après le temps de joie de la fête ; tandis que Jésus approche de Jérusalem, il pleure sur elle, dit le texte, donnant alors une tonalité particulière à la fête, et soulignant tout le sens prophétique qu’il lui donne.

Venu sur un ânon, il se présente en triomphateur humble et pacifique, au nom de Dieu — « béni soit celui qui vient au nom du Seigneur » — Dieu en qui tout est toujours possible. Cette procession royale précède la violence de l’attaque future de Jérusalem, comme la procession royale du livre de Zacharie annonce le salut miraculeux de Jérusalem — salut qui intervient au cœur même de sa détresse.

Quelle est la chronologie des événements selon Zacharie ? Difficile à dire. Deux perspectives se superposent : l’attaque de Jérusalem et sa délivrance miraculeuse liée à la présence du roi humble, venant sur un ânon, au seul nom du Seigneur.

Ce n’est pas par la force que tu obtiens ta délivrance, c’est par mon Esprit, dit le Seigneur (dans la prophétie de Zacharie : « ni par la puissance ni par la force, mais c’est par mon esprit, dit le Seigneur des armées »).

En d’autres termes la procession de Jésus sur un ânon vient annoncer la délivrance de Jérusalem, qui peut intervenir à tout moment. Le Seigneur intervient au cœur même de la menace, au cœur même de l’encerclement de Jérusalem par tous ses ennemis.

Or voilà que le signe de cette intervention, le roi humble venant sur un ânon, vient d’être donné.

*

Où l’on retrouve le côté superposé qui est celui de l’apparente chronologie Soukkoth-Pâques dans les évangiles. Ce n’est pas un ordre chronologique des événements qui est proposé — mais tout comme dans Zacharie, c’est un croisement menace-délivrance qui se superposent. Avec une question : qu’allons nous choisir, la terreur devant l’ennemi qui menace ? Ou la confiance en ce que la délivrance, qui ne vient pas par la force — l’ennemi est de toute façon trop puissant —, est donnée par l’Esprit du Seigneur, Esprit d’humilité, l’humilité de son envoyé, venant sur un ânon, et pas sur un cheval de guerre ?

Voilà le signe qui est donné ce jour-là, et voilà la raison des pleurs de Jésus : la menace s’accomplira — quelques décennies après en l’occurrence : l’an 70.

Mais déjà au cœur de la menace, il a donné la parole de la délivrance : celle du prophète Zacharie : « réfugiez-vous en moi seul, c’est par mon Esprit », dit le Seigneur. Et signe de cela, ton roi vient à toi sur un ânon. À ce moment-là, au jour des Rameaux, dans cette prophétie de Soukkoth, tout est donné, tout est en passe d’être accompli !

Car ce qui s’annonce aux Rameaux, c’est l’accomplissement de l’invocation de Soukkoth : « Hoshanna », « sauve dès maintenant » ! C’est bien dès maintenant, toujours dès maintenant, qu’est venu le salut. L’intervention du Dieu du salut a lieu dès aujourd’hui, avant même que les puissances ennemies n’aient mis en œuvre leur menace.

Alors se dessine la façon dont la délivrance, qui n’est pas le fait de la force s’opère dès maintenant, la façon dont elle va s’accomplir : non seulement le roi humble sur l’ânon ne va pas déployer on ne sait quels moyens militaires terrestres, ou autres armées célestes, mais il va briser la puissance de l’ennemi, de tout ennemi… en mourrant : la croix est en perspective. Il l’emporte alors jusque sur le dernier ennemi, la mort, qui ne peut le retenir, et le voit se relever au dimanche de Pâques.

C’est là ce qu’annonce la fête de Soukkoth selon sa relecture dans l’évangile des Rameaux : l’accomplissement de toutes les délivrances…

RP
Villeneuve-Loubet, 28.03.10


dimanche 21 mars 2010

Question de pardon





Ésaïe 43, 16-21
Psaume 126
Philippiens 3, 8-14

Jean 8, 1-11
1 Jésus gagna le mont des Oliviers.
2 Dès le point du jour, il revint au temple et, comme tout le peuple venait à lui, il s'assit et se mit à enseigner.
3 Les scribes et les Pharisiens amenèrent alors une femme qu'on avait surprise en adultère et ils la placèrent au milieu du groupe.
4 "Maître, lui dirent-ils, cette femme a été prise en flagrant délit d'adultère.
5 Dans la Loi, Moïse nous a prescrit de lapider ces femmes-là. Et toi, qu'en dis-tu?"
6 Ils parlaient ainsi dans l'intention de lui tendre un piège, pour avoir de quoi l'accuser. Mais Jésus, se baissant, se mit à tracer du doigt des traits sur le sol.
7 Comme ils continuaient à lui poser des questions, Jésus se redressa et leur dit: "Que celui d'entre vous qui n'a jamais péché lui jette la première pierre."
8 Et s'inclinant à nouveau, il se remit à tracer des traits sur le sol.
9 Après avoir entendu ces paroles, ils se retirèrent l'un après l'autre, à commencer par les plus âgés, et Jésus resta seul. Comme la femme était toujours là, au milieu du cercle,
10 Jésus se redressa et lui dit: "Femme, où sont-ils donc? Personne ne t'a condamnée?"
11 Elle répondit: "Personne, Seigneur", et Jésus lui dit: "Moi non plus, je ne te condamne pas: va, et désormais ne pèche plus."

*

On a constamment remarqué qu’il est étrange que pour un flagrant délit d'adultère, on n’ait apparemment trouvé que la femme. Que diable ! dit-on régulièrement. Un adultère se commet à deux ! Où est donc passé l’homme — dont la loi prescrit qu’il doit être lapidé aussi — ? En général, à partir de là on épilogue sur le machisme moyen qui veut que l'on en soit venu à l’époque à ne condamner, dans un tel cas, que les femmes...

Chose qui, hélas, ne concerne pas que l’époque, l’Antiquité. La technologie moderne nous fournit des enregistrements vidéos tout à fait contemporains, filmés par des téléphones portables et diffusés sur Internet, choquants au point qu’on espère qu’il s’agit de trucages. Pratique épouvantable de la lapidation, qui fait retour de toute façon, si elle a jamais cessé, et où les hommes sont toujours aussi épargnés de cette mise à mort infligée aux femmes !

Cette horreur constatée, il reste qu'une telle lecture, concernant notre texte, risque de nous mettre à l'abri du tranchant de son propos : nous ne sommes évidemment pas concernés par un tel machisme, n'est-ce pas ? — d'autant plus que nous le dénonçons vertement chez les adversaires de Jésus qui n'ont pas amené l'homme. Ce qui présente — j’allais dire —… l'avantage de donner bonne conscience à celui qui arrêterait là son approche du texte ; et qui nous fait manquer cet aspect central du texte, qui concerne le piège tendu à Jésus.

Le piège repose en grande partie, comme les autres pièges qui lui sont tendus, comme celui de savoir s'il faut payer l'impôt à César par exemple, sur l'incertitude de ses adversaires quant à sa culture biblique et théologique. N'oublions pas que Jésus vient d'un territoire, la Galilée, périphérique et peu éclairé.

Alors quand on est grand clerc, comme ceux des scribes qui l'interrogent, on peut être porté à douter de sa culture religieuse. Car la réponse à leur question, savoir s'il faut lapider la femme, est déjà résolue depuis longtemps par les maîtres de la tradition. On ne lapide plus en Israël depuis belle lurette. Et c'est l'État, en l'occurrence l'ordre romain qui règne directement ou indirectement, qui a le dernier mot en matière juridique.

On ne lapide surtout pas comme ça dans la rue, sauf à ce que cela s'assimile à un assassinat fanatique qui verrait celui qui en est coupable comparaître, normalement, auprès des Romains. Et ce peut être ce genre de compromission qu'on espère de Jésus. Peut-être va-t-il se jeter dans ce panneau-là.

C'est supposer de sa part une belle inculture religieuse, redisons-le, la question étant déjà résolue par les pharisiens, dans un sens exactement similaire à la réponse que va donner Jésus. Dans un sens propre à fonder l'abolition de la peine de mort.

Les pharisiens enseignent à ce sujet que si la Torah prescrit la lapidation des coupables de fautes graves, c'est qu'elle s'adresse à des gens d'une sainteté telle qu'ils sont capables de juger, et d'appliquer la peine biblique le cas échéant — et finalement de ne pas le faire, comme Jésus, le Saint de Dieu, ne le fera évidemment pas. À plus forte raison nous ! Nous qui sommes coupables d'une façon ou d'une autre : quel sens cela a-t-il de condamner autrui ?

Oh certes nous ne sommes pas coupables de grand chose : même pas, pour la plupart, de petits larcins et de fraude fiscale. Mais enfin, il n’y a pas mal de boue qui stagne, de convoitise, colère ou désirs adultérins. Et du coup, prétendre condamner autrui revient au fond simplement, comme l’ont déjà enseigné les pharisiens, à s’auto-justifier, un peu de la façon dont les choses se passent en prison, où ceux qui sont considérés comme coupables de crimes plus graves que les autres sont persécutés par des prisonniers qui de la sorte, s’auto-justifient quant à leur faute à eux, censée être moins grave, et même quand elle est réellement moins grave.

Voilà un point, parmi tant d'autres, sur lequel Jésus et les pharisiens sont d'accord. Il est important pour nous de le savoir, ne serait-ce que parce que quand nous jouons devant ce texte les féministes effarouchés (et d’ailleurs à juste titre), nous faisons nous-mêmes des pharisiens les boucs émissaires de notre bonne conscience ! Autrement dit, loin d'être du côté de Jésus et de la femme adultère pardonnée, nous basculons sans nous en rendre compte du côté des lapidateurs.

Or, les pharisiens ne lapidaient pas, parce qu'ils se considéraient insuffisamment saints pour juger… Exactement comme Jésus va le dire. Ce qui n'élimine pas la faute — c'est le sens probable du geste d'écrire sur le sol : en l'occurrence écrire la faute, donc réelle. La faute n'est pas niée ; elle est pardonnée. C'est un des aspects par lesquels Jésus déjoue le piège tendu : il s'avère, lui campagnard galiléen, n'être pas aussi inculte que cela. Il sait que la question de l'application de la peine de mort dans la Torah est résolue, et il sait comment.

*

On peut aller un pas plus loin dans ce sens et retrouver la leçon prophétique sur l’adultère et son pardon comme image de l’idolâtrie du peuple qui cherche ses propres fantasmes religieux dans ses idoles à sa propre image, et qui rejette ipso facto le vrai Dieu, autre au point que l’on ne prononce pas son nom. De même, l’adultère est comme en recherche d’une image fantasmée, restant en souffrance de ce que l’autre se trouve être réel, et donc ne correspond pas à sa propre image projetée

« Va et ne pêche plus », adressé par Jésus à la femme adultère, recoupe alors l’appel « revenez à moi, peuple adultère » que les prophètes crient au nom de Dieu.

*

Finalement, ironie terrible, ce Messie décidément à une autre mesure que ce que nous aurions imaginé, sera lui-même mis à mort. Censé être serviteur du Dieu unique contre l'idolâtrie des nations accrochées à leurs auto-justifications, voilà que le pouvoir de ceux qui se réclament du Dieu de la grâce, où de ceux qui s’en autoproclament représentants — Hérode en tête — ne sauront pas s’opposer au pouvoir idolâtre d'une nation ennemie mettant à mort ceux qui, comme Jésus, les dérangent dans leurs prétentions.

C'est bien là leur problème. Messie à une toute autre mesure, derrière la femme adultère, c'est bien Jésus qui est visé. Jésus, lui, sait qu'en ce qui le concerne, sa fidélité à Dieu lui vaudra la mort, et la fera risquer à quiconque lui sera fidèle. Fidèle comme une femme adultère pardonnée. Car ici s'explique la fameuse absence de l'homme, pas relevée par Jésus : la femme de notre texte est une figure de l'Église, pécheresse pardonnée, coupable d'adultère vis-à-vis de Dieu, et pardonnée, à laquelle Jésus déclare : « va et ne pèche plus ! » C'est une des raisons pour lesquelles ce texte constitue un des cœurs des Évangiles.

Face à ce Messie à une toute autre mesure, les prétendus défenseurs de l’identité de la nation contre les Romains n'hésiteront pas à proclamer n'avoir de roi que César, selon l’évangile. Par où il souligne que tous les prétextes pour chasser Jésus ne sont que les cache-sexe d’un désir de conserver privilèges et prestige.

Mais Jésus invite les siens, au cœur des quolibets, à n'avoir pas honte de ses paroles, celles de l'amour de Dieu pour tous les êtres humains, fût-ce pour une femme prise en flagrant délit d'adultère.

La femme devient alors, comme Jésus, bouc émissaire de ceux que les remises en question de leurs privilèges dérangent. Et puisque Jésus est celui qui pose ces remises en question, il faut le chasser, le destituer, s'en débarrasser, de n'importe quelle façon. Alors on lui tend piège après piège. Si ce n'est pas la femme adultère ça en sera un autre. Mais c'est lui qui est visé, quoiqu'il fasse. Pour une raison simple : il ne se plie pas aux souhaits des soi-disant ayants droit de la religion.

C'est ici que la femme adultère réapparaît comme ce qu'elle représente : l'Église. Peuple adultère pardonné auquel Jésus dit à nouveau : « va, et ne pèche plus ! » Où est l'homme, demandait-on ? Mais ce n'est pas avec un homme que l'Église commet l'adultère, c'est avec ses idoles ! Desquelles la première est cette façon de s'adorer soi-même, de vouloir se placer sur un piédestal de façon à désigner qui est le Messie, qui est prophète et qui ne l'est pas. À coup de pièges que l'on tend.

C'est bien à cela que Jésus pense quand il dit aux disciples : heureux serez-vous quand on dira de vous toute sorte de mal à cause de moi ; on a toujours fait pareil avec les vrais prophètes. Mais méfiez-vous des renards qui vous flattent comme le corbeau de la fable. C'est ce que font les adversaires de Jésus quand ils lui tendent des pièges.

Car remarquez-le c'est toujours en ces termes : « maître, que faut-il faire, que nous enseignes-tu ? etc. » Et comme ici, Jésus déjoue les pièges en protégeant ceux qu'on va vouloir mettre à mort comme lui. Ils sont l'Église que représente ici la femme adultère pardonnée.

Et donc, si l'homme n'est pas là — évidemment le problème du texte n'est pas un homme mais l'idole —, l'époux, lui, est là, celui de l’Église : c'est Jésus, qui pardonne, qui ne condamne pas. C'est aujourd'hui le jour du salut. Il est encore temps d'entrer dans le Royaume.

La femme adultère à ses pieds, Jésus s'adresse à la conscience de chacun de ses interlocuteurs, de chacun de nous, dévoilant le secret des cœurs : à partir de quelle sainteté ose-t-on s'ériger en juge ? La question ne peut que porter et troubler les consciences, à commencer par celles des plus âgés, qui ont une plus indubitable expérience de leur propre tortuosité. Et la femme de se retrouver sans plus d'accusateur. Mais avec cela, il n'est plus non plus de candidats pour piéger Jésus publiquement et pour discréditer aux yeux du peuple ce qu'il pouvait porter d'espérance.

Alors Jésus, dont la sainteté le met en position de juge, et lui seul, prononce son verdict : « je ne te condamne pas ». Ce faisant, il annonce ce qui est le fondement du Royaume dont il est porteur : le pardon, la grâce seule, la faveur de Dieu, sans quoi ce Royaume demeurerait à jamais fermé, inaccessible.

R.P.
Antibes, 21.03.10


dimanche 14 mars 2010

Le fils prodigue et l’autre fils






Josué 5, 10-12
Psaume 34
2 Corinthiens 5, 17-21

Luc 15, 1-32
1 Les collecteurs d’impôts et les pécheurs s’approchaient tous de lui pour l’écouter.
2 Et les Pharisiens et les scribes murmuraient; ils disaient : "Cet homme-là fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux !"

3 Alors il leur dit cette parabole :

[…]

11 […] "Un homme avait deux fils.

12 Le plus jeune dit à son père : Père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir. Et le père leur partagea son avoir.

13 Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout réalisé, partit pour un pays lointain et il y dilapida son bien dans une vie de désordre.

14 Quand il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans l’indigence.

15 Il alla se mettre au service d’un des citoyens de ce pays qui l’envoya dans ses champs garder les porcs.

16 Il aurait bien voulu se remplir le ventre des gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui en donnait.

17 Rentrant alors en lui-même, il se dit : Combien d’ouvriers de mon père ont du pain de reste, tandis que moi, ici, je meurs de faim!

18 Je vais aller vers mon père et je lui dirai : Père, j’ai péché envers le ciel et contre toi.

19 Je ne mérite plus d’être appelé ton fils. Traite-moi comme un de tes ouvriers.

20 Il alla vers son père. Comme il était encore loin, son père l’aperçut et fut pris de pitié : il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers.

21 Le fils lui dit : Père, j’ai péché envers le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d’être appelé ton fils…

22 Mais le père dit à ses serviteurs : Vite, apportez la plus belle robe, et habillez-le ; mettez-lui un anneau au doigt, des sandales aux pieds.

23 Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons,

24 car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé. "Et ils se mirent à festoyer.

25 Son fils aîné était aux champs. Quand, à son retour, il approcha de la maison, il entendit de la musique et des danses.

26 Appelant un des serviteurs, il lui demanda ce que c’était.

27 Celui-ci lui dit : C’est ton frère qui est arrivé, et ton père a tué le veau gras parce qu’il l’a vu revenir en bonne santé.

28 Alors il se mit en colère et il ne voulait pas entrer. Son père sortit pour l’en prier;

29 mais il répliqua à son père : Voilà tant d’années que je te sers sans avoir jamais désobéi à tes ordres; et, à moi, tu n’as jamais donné un chevreau pour festoyer avec mes amis.

30 Mais quand ton fils que voici est arrivé, lui qui a mangé ton avoir avec des filles, tu as tué le veau gras pour lui !

31 Alors le père lui dit: Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi.

32 Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé.

*

Histoire très connue que cette parabole — dite "du fils prodigue". Très connue : on connaît très bien ce que l’on croit en connaître. Comme on peut imaginer qu’un auditeur de Jésus, instruit dans les Écritures, nourri d’imagerie biblique, connaît aussi les évocations qui s’y insèrent.

Pour un auditeur de culture biblique du premier siècle, à quoi peut faire penser cette histoire de deux fils dont l’un dilapide rapidement l’héritage que l’autre cultive ? N’a-t-elle pas un arrière-goût de lentilles, cette histoire ? Le récit de Jacob qui reçoit la bénédiction tandis qu’Ésaü, lui, préfère à cet héritage-là un plat de lentilles — si tant est que ce fussent des lentilles. Mais bref, voilà un fils, le "prodigue", dont rien ne dit que ce soit un adolescent, d’ailleurs, et qui réclame son héritage pour le dilapider. Ça a bien des allures d’Ésaü…

À part qu’Ésaü, c’est le fils aîné, et que le bon, là, c’était Jacob, le cadet. Et puisqu’il s’agit ici d’un fils cadet, voilà qui annonce peut-être le retournement de situation qui va s’en suivre. La prise à rebrousse poil qui n’est pas inhabituelle de la part de Jésus.

Car, on le sait bien, parlant de fils aîné et de fils puîné, Jésus fait volontairement référence d’une part, à travers le fils aîné, aux pharisiens, évidemment — sans nuance péjorative : il s’agit des gens fidèles, tout simplement, héritiers de Jacob — et d’autre part, à travers le fils puîné, le prodigue, aux publicains, c'est-à-dire à des gens dont le mode de vie n'est en rien exemplaire. Et Jésus fait référence à ces deux milieux en s'adressant aux premiers (v.2-3 : « les Pharisiens et les scribes murmuraient […]. Alors il leur dit cette parabole ») ; il s’adresse à ceux qui sont mieux au fait des choses de la religion et qui sont donc théoriquement dans de meilleures relations avec le Père céleste, comme le fils aîné de la parabole ; cela en présence des autres (v.1).

Il est un comportement assez commun finalement, qui consiste pour les valeureux à faire valoir leur ancienne gloire ; pour les mieux pourvu, à s'asseoir sur leurs privilèges ; les considérer comme un dû — leurs privilèges auraient-ils été reçus par un heureux hasard ; au déficit de ceux qui n'ont pas eu ces privilèges ou ce bonheur. Cela peut valoir au plan économique, bien sûr ; sous la forme du bonheur d’être né quelque part ; sous telle nationalité. Cela peut valoir au plan de tout statut, et y compris au sein de l’Église.

Ce sera là déjà le problème de l'Église primitive, dont le courant des plus anciens, la première génération, assise sur son acquis, manifestera un comportement qui débouche de fait à fermer la porte du Royaume de Dieu aux nouveaux arrivants. C'est ce courant qui combattra l'Apôtre Paul. Et c'est cela que Luc a souligné dans ses écrits, qui entendent mettre en lumière que le salut est ouvert pour tous.

Pour ce qui nous concerne, il n'y a plus parmi nous de publicains face à des pharisiens, ni de chrétiens ayant connu le Christ et ses Apôtres face à des païens nouveaux venus. Mais l'équivalent du problème a existé de tout temps, et jusqu’à nos jours évidemment, concernant ceux qui se pensent bons serviteurs d'un côté face à ceux qu'ils jugent mauvais serviteurs de l'autre ; ceux qui sont les plus anciens face aux nouveaux, etc.

*

C'est pour bien souligner aux yeux du fils aîné — qui l’écoute par les oreilles de ses interlocuteurs — ce qu'il en est de ce problème que Jésus dresse un si long et étonnant portrait de son frère cadet et prodigue. Il en trace le pire portrait qui soit : non seulement il n'a pas été fidèle au père, il l’a quitté, et de quelle façon : tout juste s’il ne l’a pas enterré avant l’heure, réclamant son héritage pour partir. Oh certes, il y avait droit, mais tout de même ! Et ses biens, il les a carrément dilapidés. Et non seulement, il a dilapidé ses biens, mais il ne les a pas dilapidés en essayant par exemple, même maladroitement, de les faire fructifier. Il les a carrément gaspillés. Et non seulement, il ne les a pas gaspillés de façon charitable, ni même utile, mais carrément en vivant dans la débauche. En présence des publicains, Jésus ainsi en rajoute à décrire un frère cadet genre publicain, et encore de la pire espèce, sans excuse aux yeux du frère aîné dont il ne faut pas oublier qu'il est en train d'écouter Jésus par les oreilles des vrais fidèles qu'il représente.

Il n'est pas jusqu'au repentir du fils prodigue qui ne soit douteux. Ce n'est pas un repentir sincère ; ce n’est pas l'affection, qui le pousse vers son père, mais tout bonnement la faim (v.17). Il revient en réfugié économique. Un de ces pauvres qui n’arrive pas pour les beaux yeux du ceux qui l’accueillent, mais parce qu’il a faim et froid. Sans parler du genre d’humiliation qu’il a subie.

On l’imagine quasiment à quatre pattes à mâchouiller la nourriture des cochons (comme si ce n’était pas déjà assez humiliant de les garder !). Le voilà donc, humilié, qui revient penaud, en réfugié économique, qui a perdu jusqu’à sa sincérité, s’il en a jamais eu. Sa sincérité, en effet, est devenue si peu sûre qu'on le voit carrément préparer un discours de repentir à réciter à son père (v.18, cf. v.21). Motivations qui, la suite le montre, quelles qu'elles soient, importent peu au père, qui s’étant précipité de loin pour se jeter à son cou, interrompt le discours qu’il avait préparé, pour ordonner la fête.

Le père l'accueille dans la joie. Ici il faut ne pas négliger les deux paraboles qui précèdent, celle dites "de la brebis perdue" et "de la drachme perdue", qui nous préviennent que ce n'est tant la recherche de Dieu par le fils perdu qui importe, mais à l'inverse la recherche du fils perdu par Dieu. La grâce précède le repentir.

Dans les trois cas, on entend "réjouissez-vous avec moi", car j'ai retrouvé ma brebis, ma drachme, "venez et réjouissons-nous car mon fils était perdu et il est retrouvé".
C'est parce que Dieu trouve son enfant que le retour de son enfant peut commencer. Lors qu'il arrive penaud, le Père a trouvé le fils qu'il cherche, le fils lui, n'en est qu'au début de sa découverte du Père, de son retour à lui. De loin, le Père court se jeter à son cou. C’est parce qu’il a retrouvé ce qui était perdu qu’il invite les siens à la réjouissance.

Et voilà que le fils aîné se vexe des retrouvailles de son frère. Et, on va le voir, ce qui irrite le fils aîné, ce n'est pas tant la conversion de son frère prodigue dont il serait même sans doute porté à se réjouir, que la joie de son Père — indicative de la façon, agaçante pour l’aîné, dont les choses se passent.

*

Le fils aîné aurait pu trouver parfaitement réjouissant le retour de son frère si le père s'était empressé de lui confier, à lui l'aîné, disons la rééducation de celui qui non seulement était le second, second donc par rapport au droit d'aînesse, mais qui par-dessus le marché s'était montré infidèle. Quelle joie si le père avait dit au fils prodigue : prends en exemple ton frère aîné, et marche dorénavant selon son modèle ; tu peux même lui demander des conseils,... et même de t'organiser une fête pour marquer la joie de ton retour.

Mais voilà que la fête a commencé avant même son retour des champs (v.25-27) ! Quelle joie pour le fils aîné si le père était venu le consulter pour l'organisation de cette fête. Car le fils aîné est loin d'être le mauvais bougre : son attitude, sa piété, son obéissance au cours des années ont même été exemplaires. Le père lui-même en témoigne : il a toujours été digne de son affection.

Mais c'est que le fils aîné a tiré de ces années de fidélité l'idée qu'il avait acquis des droits. Des droits sur ceux qui sont moins biens que lui, des droits même sur les biens, qu’il a mérités, voire sur la personne, de son père.

Face au publicain, le fidèle irréprochable pense avoir des droits sur les biens spirituels dont Dieu l'a chargé de les dispenser.

Le chrétien ayant connu les Apôtres, et de plus depuis longtemps instruit de la Bible s'imagine avoir des droits, au moins un droit d'aînesse, sur les foules païennes qui s'approchent de lui pour, pense-t-il, en être instruites. Le chrétien dont les ancêtres déjà posaient des pierres pour le temple, après avoir traversé la persécution ; le chrétien qui porte la charge de l'Église, qui s'acquitte depuis des années de telle ou telle responsabilité, en vient à penser qu'il a des droits, à commencer par le droit d'être l'incontournable voix de la sagesse, l'augure que l'on consulte, fût-ce au moins pour organiser une fête. (Et on pourrait dire la même chose que ce qui concerne l’Église en ce qui concerne l’État et la citoyenneté.) Et voilà donc le fils aîné qui s'irrite. Et donc qui s'irrite pas tant contre son frère que contre son père.

*

Derrière tout cela, c'est un véritable procès qui est fait au père, un procès caché à travers lequel se dévoile le vrai procès qui est en train de se tramer dans l'ombre contre l'envoyé du Père, qui parle dans la parabole, Jésus.

Je l’avoue, je trouve un peu troublante cette lecture devenue assez commune de nos jours, et qui met en cause… le Père de la parabole, qui ne serait par fameux comme père. Et puisqu’on le met souvent en cause sur des bases psychanalytiques, je ne peux m’empêcher de penser à cette réponse que, dit-on, Freud aurait donné à cette femme qui se reprochait d’avoir pas élevé suffisamment bien son fils au vu du résultat : « Madame, rassurez-vous, aurait dit Freud, quoique vous ayez fait, vous auriez mal fait ». Bref, j’ai personnellement des doutes, à la lecture de la parabole quant à l’idée qu’elle viserait à mettre en cause le Père. J’en reste à l’idée plus classique, et me semble-t-il plus simple, que c’est le fils aîné qui est mis en cause.

En ce sens : ceux du parti de la piété sont devenus, ce qui est une tendance naturelle, les dépositaires des droits de Dieu. Notre parabole dévoile ce qu'il en est du véritable enjeu : un prétendu droit au pouvoir.

Qu’attendent de Jésus les pieux et les maîtres de la Loi, avec qui il est en train de discuter — ne l’oublions pas — ? Ils attendent qu'il les consulte pour accomplir son ministère, et si possible que Jésus conforme sa prédication à leur théologie : n'y ont-ils pas droit ?

C'est là tout l'enjeu des fameux pièges qui lui sont tendus : on attend qu'il se range aux côtés des ayant droits de la religion.

Mais voilà que comme le père de la parabole, il fait comme il veut, il se laisse émouvoir par ce qui l'émeut sans demander d’avis. C'est là ce qui prend leur pouvoir à rebrousse poil, et qui irritera bientôt le pouvoir tout court qui n’aime pas trop que le peuple regarde Jésus comme une alternative, une alternance (?) possible ; comme le Messie, ce qui lui vaudra sa crucifixion lorsque la concurrence en viendra à irriter jusqu’aux Romains. Il élève les humbles, les plaçant dans les bras de Dieu seul, sans passer par les bras de ceux qui se voudraient d’une façon ou d’une autre dépositaires, voire propriétaires de la Création de Dieu.

Et nous ? Qu'en est-il de notre prodigalité à l’égard des dons de Dieu ; ou de notre joie devant l'accueil gratuit des prodigues, dilapidant les dons de Dieu, ou semblant tels ? Qu'en est-il de notre tristesse, ou même de notre colère face à la main de Dieu agissant sans nous consulter ? Autant de façons de s’éloigner du Père, qui nous connaissant comme ses enfants, n'attend même pas de nous le signe de sainteté d'un repentir exemplaire.

Il n'attend pas d'entendre le discours préparé du fils prodigue pour se jeter à son cou. Il n'attend que de nous voir enfin près de lui tels que nous sommes vraiment, c'est-à-dire sous son regard ; il nous tend déjà ses bras. Déjà, il est prêt à préparer la fête de la joie de notre retour. La simple vue de ses enfants désarme la colère que nous redoutons.

C'est ici que la parabole du fils aîné devient celle du fils prodigue et du Père aimant. Parce que finalement les deux sont éloignés. Et Dieu attend leur retour. Il nous attend.

R.P.
Vence, 14.03.10

dimanche 7 mars 2010

Traces






Exode 3, 1-15
1 Moïse faisait paître le petit bétail de Jéthro, son beau-père, qui était prêtre de Madiân ; il mena le troupeau au-delà du désert et arriva à la montagne de Dieu, à l'Horeb.
2 Le messager du SEIGNEUR lui apparut dans un feu flamboyant, du milieu d'un buisson. Moïse vit que le buisson était en feu, mais que le buisson ne se consumait pas.
3 Moïse dit : Je vais faire un détour pour voir ce phénomène extraordinaire : pourquoi le buisson ne brûle-t-il pas ?
4 Le SEIGNEUR vit qu'il faisait un détour pour voir ; alors Dieu l'appela du milieu du buisson : Moïse ! Moïse ! Il répondit : Je suis là !
5 Dieu dit : N'approche pas d'ici ; ôte tes sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sacrée.
6 Il ajouta : Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob. Moïse se détourna, car il avait peur de diriger ses regards vers Dieu.
7 Le SEIGNEUR dit : J'ai bien vu l'affliction de mon peuple qui est en Egypte, et j'ai entendu les cris que lui font pousser ses tyrans ; je connais ses douleurs.
8 Je suis descendu pour le délivrer de la main des Egyptiens et pour le faire monter de ce pays vers un bon et vaste pays, un pays ruisselant de lait et de miel […].
9 Maintenant, les cris des Israélites sont venus jusqu'à moi, et j'ai vu l'oppression que les Egyptiens leur font subir.
10 Maintenant, va, je t'envoie auprès du pharaon ; fais sortir d'Egypte mon peuple, les Israélites !
11 Moïse dit à Dieu : Qui suis-je pour aller auprès du pharaon et pour faire sortir d'Egypte les Israélites ?
12 Dieu dit : Je serai avec toi ; et voici quel sera pour toi le signe que c'est moi qui t'envoie : quand tu auras fait sortir d'Egypte le peuple, vous servirez Dieu sur cette montagne.
13 Moïse dit à Dieu : Supposons que j'aille vers les Israélites et que je leur dise : « Le Dieu de vos pères m'a envoyé vers vous. » S'ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ?
14 Dieu dit à Moïse : Je serai qui je serai. Et il ajouta : C'est ainsi que tu répondras aux Israélites : « “Je serai” m'a envoyé vers vous. »
15 Dieu dit encore à Moïse : Tu diras aux Israélites : « C'est le SEIGNEUR (YHWH), le Dieu de vos pères, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob, qui m'a envoyé vers vous. » C'est là mon nom pour toujours, c'est mon nom tel qu'on l'évoquera de génération en génération.

*

Un nom bien mystérieux ! Un nom dans lequel se fonde l’interdit et l’impossibilité de représenter Dieu. Un nom que l’on ne possède pas, un nom saint dont on ne peut que dire : qu’il soit sanctifié ! Un nom qui fonde une exigence, un effort, un détour, comme celui de Moïse contournant le buisson annonçant ce nom insaisissable.

Un détour qui fonde une culture, et par là une ouverture (« alandado » en occitan, d’où ce nom de notre association culturelle protestante à Antibes) — ouverture vers des libérations inattendues, à commencer par celle que Moïse portera au peuple captif auprès de Pharaon.

La libération est présente dans ce nom même et dans son inaccessibilité, dans l’exigence de sa sanctification, dont le contournement du buisson, « pour voir »… — pour voir qu’on ne verra rien ! — est déjà le signe : le signe et le fondement de l’art et de la culture issus de cette révélation biblique. Un Dieu qu’on ne voit pas, et donc qu'on ne peint pas, qu’on ne sculpte pas, ou que l’art visuel ne dit qu’en détours, autant d’abstractions partant des traces, que celui qui a promis sa présence laisse comme de simples traces. Plus tard Moïse s’entendra dire : tu me verras par derrière, tu ne verras donc que les traces que je laisse.

Un art et une culture du dépouillement, de l’abstraction, en naîtront, concernant le sens visuel comme tous les autres sens, tactile, gustatif et olfactif, lors de nos cérémonies symboliques, et auditif, pour une musique visant à l’essentiel, au dépouillement des formes, à l’abstraction — dont une forme accomplie est sans doute celle développée par Bach / Soli Deo Gloria ; mais aussi par ces envolées priantes des spirituals tendant vers l’inaccessible, encore le détour de Moïse vers celui qui promet sa présence qui ouvre à ses traces.

*

Mais alors nous voilà au cœur de ce que veut signifier une Association culturelle — comme notre association culturelle protestante / Alandado. Ouvrir à des traces induites par la parole de l’inaccessible. Des traces comme carrefour entre la parole biblique et le monde où elle fait retentir ses échos.

* * *

C’est un lieu commun de dire que dans la société laïque, laïque désignant ce qui relève du domaine public, le religieux relève de ce qu’on appelle le « privé ». Selon cette distinction relativement simple, apparemment fonctionnelle… mais qui demande quelques précisions, notamment des distinctions au sein des deux domaines, public et privé.

On peut ainsi distinguer, dans le domaine privé, deux pôles : le privé partagé et l’intime.

L’intime est ultimement inaccessible au partage. Le privé partagé relève d’espaces qui ne sont pas publics. En terme de propriétés (privées), il peut être marqué par des panneaux « privé ». Il peut cependant être accessible, avec l’accord des propriétaires. Ce qui n’est pas le cas des espaces privés intimes. Notons qu’il y a des degrés d’accès du privé à l’intime : l’intime au sens strict est le religieux — « Deus intimior intimo meo » selon la formule de saint Augustin : « Dieu m’est plus intime que ce qui m’est intime ». Inaccessible comme le nom qui retentit depuis le buisson ardent.

Entre le privé partagé et l’intime, il y a donc une série de degrés, allant jusqu’à l’intime, comme l’intériorité religieuse, qui n'est connue que du croyant et de son Dieu.

Dans le domaine public, on peut de même distinguer deux pôles : d'un côté le domaine public commun est celui où la règle est la laïcité, sphère dans laquelle aucune religion ni philosophie ne sont fondées à imposer leurs rites et pratiques. Cela ne veut pas dire pour autant que les organismes des religions et philosophies soient cantonnés au domaine strictement privé. L’exercice du culte est public !

Il l’est sous peine de relever de volontés sectaires. C’est ainsi qu’il me semble falloir parler d’un second pôle : celui des « domaines publics communautaires », avec des rites communautaires. Si le religieux proprement dit relève non seulement du privé, mais même de l’intime, les célébrations, l’enseignement et la culture qui en procèdent, débouchent dans la sphère publique, sans qu’il ne s’agisse de la sphère commune, laïque, pour autant.

Les rites communs, comme les célébrations qui marquent l’unité d’une nation (par exemple le 14 juillet pour la France), sont distincts des rites publics communautaires. Mais il y a des recoupements : par exemple Noël qui est à la fois fête publique communautaire chrétienne, et fête commune, jour officiellement chômé en France. On n’est ni dans le privé, ni a fortiori dans l’intime, mais dans un des lieux carrefours que sont l’art et la culture.

* * *

Le temple, expression architecturale de l'art et de la culture, est un de ces lieux d’articulation, espace commun ouvert sur la Cité.

Où la dimension architecturale de la culture rejoint parfaitement ses autres dimensions. Le fait que le temple, espace intermédiaire, espace public où résonne une parole structurant la vie intérieure, soit à même d’accueillir la vie culturelle dans la cité — relève de l’expression concrète de cette dimension intermédiaire que représente le temple.

Nous voilà au cœur de cette distinction entre l’espace intérieur et l’espace public et de son articulation. La parole énoncée en ce lieu est donc vouée à structurer nos vies intérieures en faisant écho public (c’est aussi en ce sens que le temple est un lieu de carrefour) — écho public à une Parole, la parole de Dieu, qui déborde infiniment son énonciation et a fortiori l’espace où elle retentit. Et laisse ses traces et échos en art — et ici, on a débordé du strictement cultuel, on est dans le culturel. Ce qui ouvre la place d’une association culturelle.

Le temple porte l’écho de la parole qui structure notre vie intérieure. Parole de la foi qui produit ses échos et ses traces dans une vie artistique et culturelle spécifique et ouverte. Voilà comment une parole de liberté don d’un Dieu que nul n’a jamais vu, est appelée a retentir dans ce temple aussi comme traces d’art et de culture au cœur d’une Cité appelée ainsi toujours à nouveau à la liberté.

C’est de cela qu’une association culturelle porte le signe dans la Cité, comme une ouverture opérée comme autant de traces de ce qui nous atteignant dans notre intimité la plus intime demeure indicible, ne se dit que comme promesse : « je serai », signifiée dans les traces laissées comme culture et comme art.

R.P.,
Antibes, 7.03.10


Confie à Dieu ta route,
Dieu sait ce qu’il te faut ;
Jamais le moindre doute
Ne le prend en défaut.
Quand à travers l’espace
Il guide astres et vents,
Ne crois-tu pas qu’il trace
La route à ses enfants ?