dimanche 30 janvier 2011

Les Béatitudes




Sophonie 2, 3 ; 3, 12-13 ; psaume 146 ; 1 Corinthiens 1, 26-31 ; Matthieu 5, 1-12

Matthieu 5, 1-12
1 À la vue des foules, Jésus monta dans la montagne. Il s’assit, et ses disciples s’approchèrent de lui.
2 Et, prenant la parole, il les enseignait :
3 « Heureux les pauvres de cœur : le Royaume des cieux est à eux.
4 Heureux les doux : ils auront la terre en partage.
5 Heureux ceux qui pleurent : ils seront consolés.
6 Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice : ils seront rassasiés.
7 Heureux les miséricordieux : il leur sera fait miséricorde.
8 Heureux les cœurs purs : ils verront Dieu.
9 Heureux ceux qui font œuvre de paix : ils seront appelés fils de Dieu.
10 Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice : le Royaume des cieux est à eux.
11 Heureux êtes-vous lorsque l’on vous insulte, que l’on vous persécute et que l’on dit faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi.
12 Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux ; c’est ainsi en effet qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés. »


Le bonheur — selon ce sens du mot béatitude — est caché, nous dit Jésus ; il est comme la face cachée de nos échecs, de nos fautes et nos gouffres. Cela est au cœur du message que nous livrent les Béatitudes. Le bonheur est la face cachée de nos défaites lorsqu’elles sont reconnues. Cela à l’encontre de l'apparence… qui fascine. Il s’agit alors de veiller !

Nous voilà, en d’autres termes, contraints au refus de la superficialité. Refus du creux, copie superficielle de la vie, qui voudrait que le bonheur ne soit nulle part ailleurs que dans l’aisance matérielle, dans le fait d'être rassasié, dans les réjouissances, dans la considération que nous porte autrui. Jésus enseigne que le bonheur est à peu près le contraire. Tout ce qui brille n'est que clinquant et qui s'y fie rate le bonheur. Ce n’est pas qu'il faille souhaiter la pauvreté, la faim, le deuil, et d'être rejeté et haï !… Mais c’est pourtant pas loin de là que demeure, de façon cachée, la source du bonheur (v. 11-12)…

*

Où la richesse devient signe de malheur, où les fêtes sont une façon d’engloutir dans le bruit le manque et la soif de vérité. Où les réjouissances deviennent comme des cris étouffés de détresse secrète, cris de la faim de lumière, de présence, de justice. Où les rires ne sont plus que signes éclatants de solitude, comme des masques carnavalesques de larmes prêtes à jaillir… Et le désir d'être bien vu une lâcheté paralysant au fond des cœurs les paroles et les gestes de vérité, cette envie qui tenaille d'être enfin vrais !

Face à cela est cet étrange bonheur des disciples que proclame Jésus ! Un bonheur au-delà des apparences, tout entier dans la participation à la vie de Jésus.

*

« Heureux les pauvres », « les pauvres en esprit », ou « de cœur », c’est-à-dire les vrais pauvres, pauvres jusqu’au fond d'eux-mêmes,... « car le Royaume des cieux est à eux ». Savoir au cœur son être, de son esprit, qu'il est une insondable misère qu'aucun bien ne saurait réparer : cette connaissance est la clef du Royaume que nul ne peut ravir : Dieu lui-même, que nul ne saurait voir, devient alors notre abondance.

« Heureux ceux qui mènent deuil, car ils seront consolés ». Consolation en ce qu’en Jésus crucifié, les larmes de nos deuils peuvent devenir signe partagé des plaies de « l'Agneau de Dieu », « l'Agneau de Dieu égorgé dès la fondation du monde » (Ap 13, 8) : sceau de Vérité de l'amour de Dieu fondant le monde dans le renoncement.

« Heureux les doux, car ils hériteront de la terre ». En ce monde où il n'est que couteau ou blessure, avoir pour part la blessure, dans le partage du Crucifié, être mort avec lui, est richesse infinie : le monde n'a point prise ici ; la terre et tout ce qu’elle contient est dès lors l’héritage de vies cachées avec le Crucifié : « En lui, tout est à vous », dira l’Apôtre Paul.

« Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés ». Voilà une faim qui cesse par cela même qu'elle est connue. Dans tout ce dont on a faim, tout ce qui nous attire, il n'est au fond qu'une réalité, que tout ne dévoile que de façon parcellaire, la dévorante Vérité de Dieu, qui s'y cache, et de sa justice. Qui sait que telle est sa faim en connaît déjà le rassasiement : « à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle ».

« Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde ». Ici la rencontre du Crucifié est d’entrer dans la douleur ou la faiblesse de ceux que Dieu a aimés, jusqu'à en partager la plaie. Comme Jésus ! Et comme lui on est certes rarement au bénéfice de la miséricorde de ceux qu'il a rejoints dans leur peine ; mais — seule consolation — il s’agit d’être, avec le Christ souffrant, au bénéfice de la miséricorde qu’il connaît, dans le regard de Dieu.

« Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu ». Un cœur miroir sans fond de l'invisible, celui que nul n'a jamais vu, et qui vient dans le Christ.

« Heureux ceux qui procurent la paix, car ils seront appelés fils de Dieu ». Une paix sans faux-semblants, qui ne dit point « paix, paix, quant il n'y a point de paix » ; procurer la paix, celle du Christ, qui ouvre les portes de la paix que le monde ne connaît pas.

« Heureux ceux qui sont persécutés à cause de la justice, car le Royaume de Dieu est à eux ». « S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi ». Chercher la Vérité, la dire et s’y tenir. Quiconque voudra servir le prochain, même égaré, sera persécuté, car la vérité dérange ; et aura pour consolation d’être dans la justice de la vérité : là est son étrange richesse.

Face au malheur, qui est d'être privé de la pleine jouissance de Dieu, trop immense pour que l'on puisse la recevoir en plénitude, le bonheur d’être disciple — les béatitudes — conduit sur les rivages de la joie que Dieu seul peut combler.

Et se dévoile ainsi en Jésus-Christ le Fils de l'Homme source toujours plus abondante de cet infini de bonheur. Y a-t-il autre chose que bénédiction, étrange signe de bonheur, dans le fait d'être traité comme l'étaient les prophètes du passé et tous les témoins de la Vérité, ignorés et méprisés, parce que les hommes, aveugles, ignoraient et craignaient cette Vérité à même de faire leur bonheur ?

*

Les Béatitudes sont ce bonheur caché, sous le visage du Christ abandonné, dans l'intimité de Dieu, caché dans une éternité qui fait peu cas des apparences. Et pourtant à même de fonder un bonheur sans limites.

R.P.
Vence, 30.01.11


mardi 25 janvier 2011

"À table avec Abraham, Isaac et Jacob dans le royaume des cieux."




Matthieu 8, 1-17
1 Lorsqu'il fut descendu de la montagne, de grandes foules le suivirent.
2 Un lépreux survint, qui se prosternait devant lui en disant : Seigneur, si tu le veux, tu peux me rendre pur.
3 Il tendit la main, le toucha et dit : Je le veux, sois pur. Aussitôt il fut pur de sa lèpre.
4 Puis Jésus lui dit : Garde-toi d'en parler à personne, mais va te montrer au prêtre et présente l'offrande que Moïse a prescrite ; ce sera pour eux un témoignage.

5 Comme il était entré dans Capharnaüm, un centurion l'aborda
6 et le supplia : Seigneur, mon serviteur est couché à la maison, paralysé et violemment tourmenté.
7 Il lui répondit : Moi, je viendrai le guérir.
8 Le centurion répondit : Seigneur, ce serait trop d'honneur pour moi que tu entres sous mon toit ; dis seulement une parole, et mon serviteur sera guéri !
9 Car je suis moi-même sous l'autorité de mes supérieurs et j'ai des soldats sous mes ordres ; je dis à l'un : « Va ! » et il va, à l'autre : « Viens ! » et il vient, et à mon esclave : « Fais ceci ! » et il le fait.
10 Après l'avoir entendu, Jésus, étonné, dit à ceux qui le suivaient : Amen, je vous le dis, chez personne en Israël je n'ai trouvé une telle foi.
11 Je vous le dis, beaucoup viendront de l'est et de l'ouest pour s'installer à table avec Abraham, Isaac et Jacob dans le royaume des cieux.
12 Mais les fils du Royaume seront chassés dans les ténèbres du dehors ; c'est là qu'il y aura des pleurs et des grincements de dents.
13 Puis Jésus dit au centurion : Va, qu'il t'advienne selon ta foi. Et à ce moment même le serviteur fut guéri.

14 Jésus se rendit ensuite chez Pierre, dont il vit la belle-mère couchée ; elle avait de la fièvre.
15 Il lui toucha la main, et la fièvre la quitta ; elle se leva et se mit à le servir.

16 Le soir venu, on lui amena beaucoup de démoniaques. Il chassa les esprits par sa parole et guérit tous les malades.
17 Ainsi s'accomplit ce qui avait été dit par l'entremise du prophète Ésaïe : Il a pris nos infirmités et il s'est chargé de nos maladies.

*

Les institutions légales du culte d’Israël conservent toute leur valeur lorsque se manifeste le Fils de Dieu (v. 1-4), qui non seulement ne les abolit mais les légitime comme ayant fonction d’attester auprès des hommes ce qui se déploie depuis les cieux. Ainsi lorsqu’il guérit miraculeusement un lépreux, c’est le sacerdoce institué en Israël qui en attestera — la mission de Jésus s’effectuant dans le secret. Sa révélation n’est donnée que dans l’annonce de l’événement du dimanche de Pâques.

La venue du Royaume pour toutes les nations, qui relève de sa source céleste et dont Jésus est le porteur ne fait ni rupture d’avec l’institution mosaïque, ni ne pose sa mise à l’écart. C’est bien dans la révélation qu’entre le geste de Jésus (v. 5-13) répondant à la foi du centurion romain — celui-ci voit en Jésus celui en qui advient le royaume promis en Abraham, Isaac et de Jacob.

C’est des cieux, du Dieu d’Israël que provient l’autorité que déploie Jésus sur la terre. Une vérité qui vaut même pour les héritiers de la tradition. Même les plus marquants des représentants de la tradition, y compris celle qui est en train de naître, autour de Pierre — témoin ici sa belle-mère (v. 14-15) —, voient leur liberté fondée au-delà d’eux mêmes.

Jésus annonce et porte un royaume qui ainsi vaut non seulement pour tous les hommes, mais jusqu’aux créatures invisibles et célestes (v. 16)… « Sur la terre comme au ciel. » Et le carrefour du déploiement de ce royaume, de sa venue parmi nous s’ouvre sur la croix où « il a pris nos infirmités et s'est chargé de nos maladies. » (v. 17 / Ésaïe 53, 4)


RP
CP Vence, 25.01.11


dimanche 16 janvier 2011

"Voici l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde"




Ésaïe 49, 3-6 ; Psaume 40 ; 1 Co 1, 1-3 ; Jean 1, 29-34

Ésaïe 49, 3-6
3 Et il m'a dit : Tu es mon serviteur, Israël, c'est en toi que je montre ma splendeur.
4 Mais moi, j'ai dit : C'est pour rien que je me suis fatigué, c'est pour le chaos, la futilité, que j'ai épuisé ma force ; assurément, mon droit est auprès du Seigneur et ma récompense auprès de mon Dieu.
5 Maintenant le Seigneur parle, lui qui me façonne depuis le ventre de ma mère pour que je sois son serviteur, pour ramener à lui Jacob, pour qu'Israël soit rassemblé auprès de lui ; je suis glorifié aux yeux du Seigneur, car mon Dieu a été ma force.
6 Il a dit : C'est peu de chose que tu sois mon serviteur pour relever les tribus de Jacob et pour ramener les restes d'Israël : j'ai fait de toi la lumière des nations, pour que mon salut parvienne jusqu'aux extrémités de la terre.

Jean 1, 29-34
29 Le lendemain, il voit Jésus qui vient vers lui et il dit: "Voici l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde.
30 C’est de lui que j’ai dit: Après moi vient un homme qui m’a devancé, parce que, avant moi, il était.
31 Moi-même, je ne le connaissais pas, mais c’est en vue de sa manifestation à Israël que je suis venu baptiser dans l’eau."
32 Et Jean porta son témoignage en disant: "J’ai vu l’Esprit, tel une colombe, descendre du ciel et demeurer sur lui.
33 Et je ne le connaissais pas, mais celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau, c’est lui qui m’a dit: Celui sur lequel tu verras l’Esprit descendre et demeurer sur lui, c’est lui qui baptise dans l’Esprit Saint.
34 Et moi j’ai vu et j’atteste qu’il est, lui, le Fils de Dieu."

*

« C’est de lui que j’ai dit: Après moi vient un homme qui m’a devancé, parce que, avant moi, il était. » (v. 30). Tel est le rôle de Jean : témoigner d’un plus grand que lui. Un témoin.

Comme un témoin planté dans le sable du désert apparaît avant la lumière, avant qu’on ne perçoive la source de la lumière, mais la lumière l’a précédé. Il n’apparaît d’abord, que parce que la lumière l’a précédé. Il n’apparaît qu’en contraste à une lumière qui le déborde infiniment, et qu’on ne voit pas en elle-même parce qu’elle éblouit. Le témoin renvoie à elle. Mais sans lumière, il ne serait jamais apparu. Invisible dans les ténèbres. « Il vient après moi, mais il était avant moi », dit Jean de Jésus.

Être l’ombre qui fait paraître la lumière, tel est le rôle de Jean. N’être visible que comme ombre de la lumière. Là est toute la mission et la prédication du prophète : s’abaisser, être simple ombre, pour faire apparaître la lumière.

Qui s’abaisse jusqu’à jouer son vrai rôle d’ombre-témoin est signe du Christ ; mais qui s’élève, s’exalte et se prétend lumineux, brillant, exalte sa piété, son savoir, sa beauté, sa richesse, ses titres — autant de pâles loupiotes en regard de la lumière de celui qui est lumière —cherche donc nécessairement à vivre dans les ténèbres pour mettre en relief cela, qui ne se voit pas dans la lumière : si une faible loupiote doit briller, il lui faut du sombre, il ne faut pas qu’elle soit allumée en plein jour...

Jean a choisi : s’effacer ; plus que briller, être l’ombre, pour vivre dans la lumière, être l’ombre de la lumière, l’ombre qui dévoile la lumière : c’est de cette façon qu’il peut aplanir le chemin du Seigneur : en se sachant indigne d’en dénouer les sandales.

Si sa prédication et son geste si chargé de sens, son baptême, sont l’ombre de la lumière ; à combien plus forte raison les nôtres, nos gestes. C’est le baptême spirituel, administré de façon invisible, Esprit soufflé par le Christ, qui sauve — et point les bains et autres ablutions que seules peuvent administrer les hommes. Comme le dit Jean de lui-même, nous n’avons de pouvoir que celui de répandre de l’eau, pas de communiquer l’Esprit. Ainsi, ce ne sont point nos paroles, aussi pertinentes seraient-elles, qui sont vérité — mais c’est la Parole éternelle seule, créatrice de l’univers, cette Parole devenue chair, Jésus, qui peut sauver.

Jean est un simple témoin, comme un bâton, planté là. Il sait ne produire que de l’ombre… mais qui montre par là la source de la lumière. La lumière vient du point exactement inverse à l’ombre que ce point produit. C’est cela Jean : le témoin de la terre, indiquant a contrario la lumière du ciel, depuis l’ombre qu’elle projette par lui. L’homme de l’humilité qui annonce la gloire de l’humilité quand elle est à son comble… car celui qu’il annonce comme la lumière scelle la vérité de l’humilité comme élévation dans la lumière…

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C’est ainsi qu’à présent le témoin Jean, le Baptiste, nous présente Jésus comme l’homme de l’humilité, « l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde », réminiscence de l’humilité du serviteur d'Ésaïe 53 et de tout le contenu de cette section du Livre d’Ésaïe que nous appelons « Chants du Serviteur ». Un Serviteur que le Baptiste et les témoins du Nouveau Testament reconnaissent en Jésus, désigné à présent comme l'Agneau de Dieu.

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« Agneau de Dieu ». À cette formule, à l’époque, se superposent des correspondances, essentiellement liées à la Pâque. Cette simple formule de Jean, « l'Agneau de Dieu » signifie alors beaucoup de choses. La signification première étant l’agneau de la fête de la Pâque.

Mais alors la parole de Jean pourrait sembler bien obscure. Ce n’est pas un agneau, qui apparaît, mais un homme, Jésus. Désignant un agneau que l’on mange en famille en se souvenant que sa mort a évité au peuple la mort que subissaient les Égyptiens.

Voilà qui donne toute une série de sens à la vie de cet homme, Jésus, qui à son tour rappellera l’utilisation de cette parole lors de la commémoration de son dernier repas. À l’instar de l’agneau, cet homme fait don de soi, cet homme est solidaire de tous les autres.

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Où l’on retrouve Ésaïe. C'est en s'identifiant au peuple pécheur, que Jésus apparaît comme agneau de Dieu qui enlève le péché du monde — qui donc délivre de la mort, et d’une autre mort que celle de l’exil en Égypte.

C'est comme un être faible (Es 49, 4) au sein d'un peuple opprimé, affaibli, sans force, que le Serviteur du livre d'Ésaïe reçoit de la faveur de Dieu, qui est sa force (v.5), l'investiture qui en fait son porte-parole jusqu'aux extrémités de la Terre (Es 49, 5-6). Un agneau… C'est ce Serviteur-là dont Ésaïe 42 nous disait qu'il n'élève pas la voix, qu'il ne brise pas le roseau blessé, figure qui annonce le ministère de Jésus.

Au-delà d’Ésaïe se dessine donc bien l’Agneau de l’Exode auquel Ésaïe renvoie ; ainsi, par-delà l’Exode, qu’à Isaac, le fils d’Abraham au moment de sa ligature. Autant de figures de faiblesse, d’humilité, quoiqu’il en soit.

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Figure étonnante que ce Messie faible et humble. Et on voit là se dessiner le visage du Christ, qui adressera ses paroles apaisantes, qui n'écrasent pas l'être blessé, le peuple exilé dans sa faiblesse, sa fatigue, son désespoir, mais qui fustige violemment quiconque, sûr de soi, voudrait l’écraser sous des jugements.

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Le Serviteur, lui, n'écrase pas le lumignon qui chancelle, ne brise pas le roseau froissé ; il en partage la faiblesse. Il fait sienne la fatigue du peuple. C'est pourquoi Dieu l'élève en cette croix où il va jusqu'au bout, à la gloire qui est la sienne.

C'est pour les malades qu'il vient, non pour les bien-portants ; pour les pécheurs, non pour les justes. Dans ce geste, venir au Baptiste, qui le solidarise avec le peuple captif du péché et du poids de sa culpabilité, Jésus reçoit de l'Esprit, publiquement, sa consécration pour entrer dans son ministère messianique, qui marque le temps de la fin de l'exil du peuple dans le péché et la culpabilité : il enlève le péché du monde. Par ce geste, il exprime sa prise en charge, en obéissance au Père, de son rôle de serviteur, celui qui se solidarise avec le peuple exilé, selon Ésaïe.

C'est l’œuvre de la seule grâce de Dieu, qui vient nous rejoindre dans les lieux de nos égarements pour nous placer devant lui, dans la liberté de l'Esprit, fin de tous les exils, liberté fondée sur la confiance en sa faveur.

*

Il est un baptême dont Jésus doit être baptisé (Luc 12, 50), qui s'annonce en ce jour : son engloutissement dans les eaux sombres de la mort où il rejoindra — on ne peut plus totalement — le peuple qu'il rachète.

Il nous rejoindra jusqu'à la douleur de sa mort, il nous rejoint jusqu'aux sinuosités de nos égarements, par quoi il nous garantit que rien ne peut nous séparer de l'amour de Dieu (Romains 8, 38-39), pas même nos propres tortuosités. Il enlève le péché du monde.

Car il nous a rejoints, devant Jean, « baptisant en vue de la repentance », jusqu'à nos repentirs et jusqu'à nos prières.

Il nous rejoint jusqu'à nos prières avec tout ce qu'elles peuvent avoir de tortueux, mesquin ou commerçant ; ou au mieux ce qu'elles peuvent avoir de marqué par ce que nous sommes. Le Christ n'a-t-il pas fait siens les Psaumes d'hommes chargés de faiblesses, de désirs de vengeance et d'auto-justifications ? Et c'est pour cela que nous louons Dieu avec les Psaumes, ces Psaumes qui nous ressemblent ; ce n'est pas parce qu'ils seraient autant de « Notre Père », de prières modèles du Seigneur.

Or voilà que Jésus nous rejoint dans les faiblesses qui sont les nôtres, et élève par sa mort, dans les eaux de cet autre baptême, qui « lui viennent jusqu'à la gorge », ces prières de nos faiblesses jusqu'à la gloire de la filiation éternelle.

Et c'est de la sorte qu'il nous rejoint, aux pieds du Baptiste, jusque dans nos repentirs. C'est alors, nous ayant rejoint dans les lieux les plus sombres de nos obscurités, qu'il accomplit toute justice. Et moi j’ai vu et j’atteste qu’il est, lui, le Fils de Dieu, peut dire le Baptiste.

*

Jean, le plus grand des prophètes, dira Jésus, a su la grandeur du Royaume de Dieu qui se manifeste devant lui en Jésus. Le Royaume des souffrants est plus grand que lui, grand prophète.

Il a vu en cet homme, porteur de l'Esprit de grâce, celui qui est avant lui, avant tous, avant que le monde fût.

La grâce précédant l'univers, devançant les prophètes, qui se présente aujourd'hui, en Jésus Christ, est plus grande que nos désespoirs, plus légère que les plus lourds de nos fardeaux.

C'est là ce que voient ces premiers disciples que nous présente l'Évangile de Jean : ils voient où Jésus demeure (Jean 1, 39). Dès avant que le monde fût, il demeure dans le sein du Père, d'où il répand la grâce et la vérité.

C’est tout le sens de ce propos étrange : « Un homme qui m’a devancé, parce que, avant moi, il était. Moi-même, je ne le connaissais pas ». Voilà un homme qui vient d’auprès de Dieu en qui demeure dans toute l’éternité, et qui de la gloire éternelle vient nous rejoindre au cœur de nos réalités, même les plus désespérantes.

C'est là l'Agneau de Dieu, le Serviteur humilié, qui ainsi, enlève le péché du monde.

R.P.
Antibes, 16.01.11.


jeudi 13 janvier 2011

De la parole de liberté à ses fruits




Matthieu 7, 15-29
15 Gardez-vous des prophètes de mensonge. Ils viennent à vous déguisés en moutons, mais au dedans ce sont des loups voraces.
16 C'est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez. Cueille-t-on des raisins sur des épines, ou des figues sur des chardons ?
17 Tout bon arbre produit de beaux fruits, tandis que l'arbre malade produit de mauvais fruits.
18 Un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits, ni un arbre malade produire de beaux fruits.
19 Tout arbre qui ne produit pas de beau fruit est coupé et jeté au feu.
20 C'est donc à leurs fruits que vous les reconnaîtrez.
21 Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : « Seigneur ! Seigneur ! » qui entreront dans le royaume des cieux, mais celui-là seul qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux.
22 Beaucoup me diront en ce jour-là : « Seigneur, Seigneur, n'est-ce pas par ton nom que nous avons parlé en prophètes, par ton nom que nous avons chassé des démons, par ton nom que nous avons fait beaucoup de miracles ? »
23 Alors je leur déclarerai : « Je ne vous ai jamais connus ; éloignez-vous de moi, vous qui faites le mal ! »
24 Ainsi, quiconque entend de moi ces paroles et les met en pratique sera comme un homme avisé qui a construit sa maison sur le roc.
25 La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et se sont précipités sur cette maison : elle n'est pas tombée, car elle était fondée sur le roc.
26 Mais quiconque entend de moi ces paroles et ne les met pas en pratique sera comme un fou qui a construit sa maison sur le sable.
27 La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et se sont abattus sur cette maison : elle est tombée, et sa chute a été grande.
28 Lorsque Jésus eut achevé ces discours, les foules étaient ébahies de son enseignement,
29 car il les instruisait comme quelqu'un qui a de l'autorité, et non pas comme leurs scribes.
*

Voilà un texte qui semble s'opposer à ce que nous apprend Paul sur la parole qui libère, celle de la grâce seule reçue par la foi seule. Il n'est de fait pas rare d’opposer Matthieu à Paul.

Mais à y regarder de près...

Paul aux Romains, ch. 10, v. 8-10 : "Tout près de toi est la parole, dans ta bouche et dans ton cœur. Cette parole, c'est la parole de la foi que nous proclamons. Si, de ta bouche, tu confesses que Jésus est Seigneur et si, dans ton cœur, tu crois que Dieu l'a ressuscité des morts, tu seras sauvé. En effet, croire dans son cœur conduit à la justice et confesser de sa bouche conduit au salut."

Voilà qui induirait quelque chose de moins simple que l’opposition que l'on pose peut-être trop facilement entre Matthieu et Paul... Si l'on ajoute à cela les injonctions sur lesquelles Paul débouche invariablement en fin de ses épîtres, on se retrouve peut-être plus proche de Matthieu que prévu... Ex. Romains 12, 1-2 : "Je vous exhorte donc, frères, au nom de la miséricorde de Dieu, à vous offrir vous-mêmes en sacrifice vivant, saint et agréable à Dieu : ce sera là votre culte spirituel. Ne vous conformez pas au monde présent, mais soyez transformés par le renouvellement de votre intelligence, pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bien, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait."

Où l'on retrouve exactement ce que nous donne Matthieu, à savoir une parole reçue de façon intime : c'est bien le message central du Sermon sur la montagne (Mt 5-7) dont ce chapitre 7 donne l'issue.

La parole reçue dans l'intimité, "dans ton coeur", selon Ro 10, entre dans le concret tout d'abord en étant confessée (id. Ro 10). C'est aussi ce que dit Matthieu, parlant de ceux qui disent "Seigneur ! Seigneur !", tandis que - c'est déjà sous entendu dans la connotation négative de cette référence en Matthieu - cette confession est le premier temps d'une "incarnation" encore plus concrète de cette parole reçue et confessée.

Une "incarnation" qui en est le fruit. La parole reçue sauve seule. Et elle sauve concrètement, jusqu'au monde, à "la création entière qui en attend la délivrance" (Romains 8), en entrant concrètement dans le monde, en déployant ses aspect missionnaires, diaconaux, politiques...

En s'enracinant pour donner au salut appelé à emporter concrètement le monde, des fondations solides.

RP
CP Antibes, 11.01.11


dimanche 9 janvier 2011

"Jésus sortit de l’eau"




Ésaïe 42, 1-7 ; Psaume 29 ; Actes 10, 34-38

Matthieu 3, 13-17
13 Alors paraît Jésus, venu de Galilée jusqu’au Jourdain auprès de Jean, pour se faire baptiser par lui.
14 Jean voulut s’y opposer : "C’est moi, disait-il, qui ai besoin d’être baptisé par toi, et c’est toi qui viens à moi !"
15 Mais Jésus lui répliqua : "Laisse faire maintenant : c’est ainsi qu’il nous convient d’accomplir toute justice." Alors, il le laisse faire.
16 Dès qu’il fut baptisé, Jésus sortit de l’eau. Voici que les cieux s’ouvrirent et il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui.
17 Et voici qu’une voix venant des cieux disait : "Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir."

*

Le baptême de Jésus… « Baptême », ou immersion, selon le sens littéral du terme. Non pas que le baptême se fasse forcément par une immersion complète — dans l’Eglise primitive, comme en attestent les baptistères qui remontent aux premiers siècles, c’était plutôt une semi-immersion, accompagnée d’une ablution (le mot grec pour dire les ablutions rituelles est le mot baptême, transposition de l’immersion de la branche d’hysope trempée à l’aspersion dont elle est l’instrument) — ; mais bref, c’est bien à une immersion que cela voulait faire allusion.

Le baptême chrétien renvoie en effet au miqvé du judaïsme, bain dans de l’eau vive, bassin non fermé ou rivière. Ici le Jourdain. Le Jourdain, et en arrière-plan la Mer Rouge, renvoient aux grandes traversées historiques des exodes et des retours d’exil — on revenait d’exil en traversant forcément le Jourdain — ; ces exils fruits de catastrophes qui ont marqué les mémoires en Israël.

Où on a aussi une allusion au déluge ! — et par-delà le déluge aux eaux primordiales de la Genèse, lieu du chaos, dont les exils réactivaient la mémoire, et forgeaient l’attente d’une naissance nouvelle dans un nouvel Exode.

Dans tous les cas : l’exil, le déluge ou les eaux primordiales, on a le vis-à-vis de l’Esprit, comme la touche d’espérance, qui planait au-dessus des eaux dans un cas, reconnu dans la présence de la colombe dans le second cas, au déluge, donc. On se souvient du retour de la colombe qui annonce la fin de la catastrophe. « Jésus sortit de l’eau. Voici que les cieux s’ouvrirent et il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui. » (v. 16)

Où le baptême de Jésus renvoie à quelque chose de profondément inscrit dans nos angoisses. Référence archaïque sans doute, cette dimension enfouie d’un sens du chaos signifié par le déluge n’est sans doute pas sans rapport avec la valeur symbolique du baptême, et donc du baptême de Jésus. Jésus est descendu, au cœur du chaos, au cœur du déluge — c’est aussi ce que nous dit son baptême, mais pour nous en faire remonter, pour donner un sens à tout ce qui ne semble que chaos, un sens porté par l’Esprit de Dieu, le souffle de Dieu.

Une descente aux enfers, annoncée à son baptême, qui est le trajet qui sera celui de son ministère, et qui débouche de la sorte — 1 Pierre 3, 18-21 — :
18 Le Christ lui-même a souffert pour les péchés, une fois pour toutes, lui juste pour les injustes, afin de vous présenter à Dieu, lui mis à mort en sa chair, mais rendu à la vie par l’Esprit.
19 C’est alors qu’il est allé prêcher même aux esprits en prison,
20 aux rebelles d’autrefois, quand se prolongeait la patience de Dieu aux jours où Noé construisait l’arche, dans laquelle peu de gens, huit personnes, furent sauvés par l’eau.
21 C’était l’image du baptême qui vous sauve maintenant.

Le rapport entre baptême et déluge, autour de la plongée du Christ dans notre chaos, se précise bien. C’est sans doute tout le sens de la descente aux enfers de ce passage de 1 Pierre, qu’un Calvin considère comme concernant essentiellement l’agonie à Gethsémané — à ne pas confondre avec la descente « au séjour des morts » du credo si on devait y entendre « l’enfer ».

Cela dit, la mort du Christ est bien un élément de sa plongée dans notre chaos, notre enfer d’ici-bas, annoncé à son baptême.

Voilà qui donne aussi toute une signification à la remarque de Jean choqué par ce baptême — une signification portée par la réponse de Jésus : « Laisse faire maintenant : c’est ainsi qu’il nous convient d’accomplir toute justice. »

Le Christ plongeant au plus bas de l’humanité, là où la présence Dieu ne peut se signifier que par le repentir, est le signe de l’accomplissement de la justice, marqué par la présence de cet autre signe la colombe, rappel de la fin du déluge, et signe de l’Esprit de Dieu qui va donner forme au chaos. Le baptême dit aussi cela, et nous conduit donc a une parole terrible sur nous-mêmes, nous-mêmes, humanité.

Voilà qui nous conduit très loin dans le tragique de notre condition — pour nous en faire enfin sortir : c’est la bonne nouvelle que porte pour nous Jésus à son baptême. Mais en vis-à-vis de cela, en deçà de cela, nous sommes renvoyés à la parole la plus terrible prononcée par la Bible à propos de l’humanité : Genèse 6, 6 : « le SEIGNEUR se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre. » Parole qui précède et origine le déluge.

Dieu « se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre » ! Dieu ne s’est pas repenti d’avoir fait les cafards, les crocodiles, les requins et autres animaux, mais l’homme ! — Un repentir tel que donc il débouche sur l’engloutissement du déluge !

Parole terrible quand on sait que si un tel déluge, selon la promesse et le signe de l’arc-en-ciel, ne se reproduira pas, on assiste, et de nos jours en direct, à des catastrophes qui ne sont pas loin d’y ressembler. Où l’on trouve peut-être les protestations de Job ! — auquel Dieu répond, justement, qu’il a aussi créé les monstres et autres crocodiles.

Quant à l’homme, il aurait peut-être fallu y penser avant, plutôt que de se repentir après, semble dire Job, et avec lui Jérémie, et pas mal d’autres dans l’histoire : il aurait mieux valu que je ne naisse pas ! — disent-ils ! Parole insensée, parole de révolté !

Parole de sagesse aussi, selon l’Ecclésiaste : « L’avorton, celui qui n’a pas vu le jour, vaut mieux que celui qui ne se rassasie pas de bonheur » (Ecclésiaste 6:3), mais qui à la place ne voit que le malheur qui se vit sous le soleil !

Eh bien c’est au cœur de ce chaos-là, au cœur de ce drame, que Jésus nous rejoint par son baptême, début d’un ministère qui à vue humaine laisse à se demander si la vie de cet homme, Jésus, valait bien d’être vécue ! — pour se terminer comme elle s’est terminée. « Jésus sortit de l’eau » annonce alors l’évangile !

En écho : « Choisis la vie » a ordonné la Torah ! « Choisis la vie » ! Eh bien : c’est cette parole qu’est venu sceller Jésus au baptême, tout simplement : « Jésus sortit de l’eau ».

C’est ce que confirme la présence de l’Esprit qui va mener en lui toute chose à sa fin, au projet caché de Dieu, dont on sait à présent, dont on a su, qu’il débouchait sur la résurrection proclamée au dimanche de Pâques.

Telle est la parole qui nous est confiée depuis les cieux ouverts au baptême de Jésus : "Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir." Une parole qui nous rejoint au cœur de nos détresses, de nos engloutissements dans le non-sens et le chaos, pour donner cette orientation qui dit que cela vaut encore, quand même et malgré tout, la peine.

« Choisis la vie », comme un acte de foi, que l’on peut encore poser : « Mais le juste vivra par sa foi » (Hab 2, 4) — malgré tout : « c’est ainsi qu’il nous convient d’accomplir toute justice. » — « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir. » Voilà qui donne tout son sens à la foi dont vit le juste. Alors aujourd’hui encore : « Choisis la vie, afin que tu vives ».

R.P.
Vence, 9.01.11


dimanche 2 janvier 2011

Au-delà de l’astre




Ésaïe 60, 1-6 ; Psaume 72 ; Éphésiens 3, 2-6

Matthieu 2, 1-12
1 Jésus étant né à Bethléem de Judée, au temps du roi Hérode, voici que des mages venus d'Orient arrivèrent à Jérusalem
2 et demandèrent: "Où est le roi des Judéens qui vient de naître? Nous avons vu son astre à l'Orient et nous sommes venus lui rendre hommage."
3 A cette nouvelle, le roi Hérode fut troublé, et tout Jérusalem avec lui.
4 Il assembla tous les grands prêtres et les scribes du peuple, et s'enquit auprès d'eux du lieu où le Messie devait naître.
5 "A Bethléem de Judée, lui dirent-ils, car c'est ce qui est écrit par le prophète :
6 Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n'es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda : car c'est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple."
7 Alors Hérode fit appeler secrètement les mages, se fit préciser par eux l'époque à laquelle l'astre apparaissait,
8 et les envoya à Bethléem en disant: "Allez vous renseigner avec précision sur l'enfant; et, quand vous l'aurez trouvé, avertissez-moi pour que, moi aussi, j'aille lui rendre hommage."
9 Sur ces paroles du roi, ils se mirent en route; et voici que l'astre, qu'ils avaient vu à l'Orient, avançait devant eux jusqu'à ce qu'il vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était l'enfant.
10 A la vue de l'astre, ils éprouvèrent une très grande joie.
11 Entrant dans la maison, ils virent l'enfant avec Marie, sa mère, et, se prosternant, ils lui rendirent hommage; ouvrant leurs coffrets, ils lui offrirent en présent de l'or, de l'encens et de la myrrhe.
12 Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner auprès d'Hérode, ils se retirèrent dans leur pays par un autre chemin.

*

« Voici que l'astre, que les Mages avaient vu à l'Orient, avançait devant eux jusqu'à ce qu'il vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était l'enfant. » (v. 9)

Voilà un verset apparemment bien étrange — au plan astronomique : « l’astre s’arrêta » dit le texte !

Où l’on esquisse en général un sourire condescendant sur une époque et un évangile bien naïfs pour croire que les astres s’arrêtent ! Un peu comme le lecteur de Tintin et le temple du soleil est invité à ironiser sur les connaissances aztèques. Dans Le temple du soleil Tintin ne prédit-il pas une éclipse solaire à partir d’une coupure de journal qui l’annonce ? Ce qui provoque un profond désarroi des Aztèques dont la bande dessinée ignore — sans doute à dessein — que leurs observations des astres leur permettait depuis très longtemps de prédire les éclipses.

Tintin témoigne en fait d’une époque où le grand public, ébloui par les incontestables progrès de la science moderne, regardait de haut celle de l’Antiquité… Tels ceux qui ironisent sur ces histoires d’astres qui s’arrêtent…

Ce qui permet à cette haute et hautaine science, regardant de haut les gens d’une époque dont on condamne ipso facto une supposée incompétence astronomique, de louper un récit qui, mieux que les Aztèques qui prédisaient les éclipses avant le Nice-Matin — ou La Libre Belgique — de Tintin, nous parle peut-être précisément d’un au-delà de l’astronomie !

Car Matthieu nous parle clairement d’une sortie des déterminismes astraux, et donc d’un au-delà de l’observation des astres. Les Mages viennent par le chemin d’un astre, ils repartent « par un autre chemin » (v. 12), où les astres et leur déterminisme ont pris fin…

*

Selon notre texte, les Mages, pour leur part, cherchent un roi des Judéens — non pas un « roi des juifs » comme le laissent penser nos traductions, mais un roi des Judéens : on n’est pas roi d’une religion ! Hérode règne sur la Judée, pas sur la diaspora, à laquelle correspond alors largement le vocable de « juifs », de même qu’il ne règne pas sur la Galilée et autres régions, juives mais pas judéennes !

Bref, on vient en Judée rencontrer un roi des Judéens ! Et on vient bien sûr au palais royal, celui d’Hérode, qui est loin de régner sur les « juifs » ! Il est reconnu, bien sûr, mais du bout des lèvres. Placé là par les Romains, fustigé par la plupart des mouvements, lui et toute sa dynastie, fustigée par Jean le Baptiste et les disciples de Jésus comme par les pharisiens, Hérode se sait impopulaire, et comme tel, est tyrannique.

Il a beau avoir embelli le Temple, joué les grands monarques, il n’en est pas aimé pour autant, et il le sait.

On a beau aimer le magnifique palais de Versailles, cela n’a jamais fait de Louis XIV autre chose que ce qu’il a été, signataire de la révocation de l’Édit de Nantes et du Code noir.

Hérode ressemble un peu à cela. C’est ainsi que le massacre des Innocents qui, comme on le sait, suit notre épisode des Mages, relève largement des possibilités historiques. Hérode a perpétré plusieurs massacres des Innocents.

Bref, Hérode, roi des Judéens, n’est pas aimé des juifs, et il le sait. Et sa mauvaise réputation vaut pour la plupart des juifs du monde entier. Car le judaïsme est déjà une réalité internationale, depuis l’exil à Babylone.

Le judaïsme connaît un rayonnement qui influence les autres religions du monde antique, dont celle des Mages, prêtres zoroastriens. Et lorsque selon leur croyance et observations des astres, ils ont pressenti la naissance d’un roi des Judéens, ils se sont mis en route, non pas comme rois, mais comme prêtres, annonçant cependant l’hommage de rois futurs, selon le Psaume 72, selon le prophète Ésaïe aussi.

L’épisode a beau sembler étrange, il n’a rien d’invraisemblable : oui le rayonnement du judaïsme s’étend alors jusqu’en Perse. Oui l’espérance de délivrance que portent les prophètes d’Israël habite d’autres peuples.

*

Et Hérode sait bien que ce n’est pas lui qui est porteur de cette espérance. Il sait en tout cas qu’il n’en est pas porteur auprès de son peuple.

Alors la venue d’une délégation de prêtres étrangers cherchant un roi des Judéens est pour lui mauvais signe. Alors déjà le massacre des Innocents est en marche. Surtout quand les théologiens juifs de sa cour lui confirment la vocation de Bethléem, ville de David, comme ville messianique qui soulève l’espoir jusqu’en ce lointain Orient. Non, ce n’est pas chez lui qu’est né ce futur libérateur !

Ce que vont découvrir les Mages, c’est un enfant humble. Rien à voir avec le puissant Hérode au service de l’ordre international romain, véritable désordre établi par un l’empereur qui y préside et se prend pour la communauté des nations à lui tout seul. Sauf qu’il y en a une, une petite nation, qui lui met des bâtons dans les roues. Oh, pas officiellement : le chef reconnu, Hérode, est à son service. Mais voilà qu’a germé du vieux tronc d’Isaïe ce qu’a redouté Hérode… La faiblesse qui abat la puissance mondiale.

*

Les Mages sont ici comme une avant-garde de ce qui est avéré depuis : c’est dans l’humilité de l’enfant de Bethléem qu’est la promesse de la délivrance que les rois reconnaîtront bien un jour. Le texte de Matthieu est lourd d’une puissance prophétique… trop bouleversante sans doute pour qu’on sache en voir toute la portée ! Ce texte relatant la venue de Mages auprès de l’enfant est alors d’une portée prophétique inouïe pour quiconque a des yeux pour voir. Toutes les nations sont vouées au culte des astres selon la Torah.

Deutéronome 4, 19-20 :
19 Veille sur ton âme, de peur que, levant tes yeux vers le ciel, et voyant le soleil, la lune et les étoiles, toute l’armée des cieux, tu ne sois entraîné à te prosterner en leur présence et à leur rendre un culte : ce sont des choses que l’Eternel, ton Dieu, a données en partage à tous les peuples, sous le ciel tout entier.
20 Mais vous, l’Eternel vous a pris, et vous a fait sortir de la fournaise de fer de l’Egypte, afin que vous fussiez un peuple qui lui appartînt en propre, comme vous l’êtes aujourd’hui.

Toutes les nations ? demande César dans Astérix… Toutes ? Toutes, sauf en principe, une, selon la Torah, Israël. Toutes sauf une, à moins qu’elle ne soit dirigée par un Hérode, qui ne manque pas de sacrifier à la tradition commune et mondiale… Et ça ne rate pas non plus, l’astre des Mages les conduit… à Hérode ! Le roi des Judéens.

*

Mais le voyage des Mages n’est pas encore à son terme. La prophétie biblique les conduira, on le sait, à Bethléem… Où leur astre va… s’arrêter ! Aberration astronomique ! Vérité prophétique. Basculement au-delà des astres auxquels rendent hommage les nations…

Les Mages, eux, ont été conduits jusqu’où ils ne voulaient pas aller au départ, ils ont été conduits des ors du palais d’Hérode à l’humilité de l’enfant de Bethléem, et, chose inouïe, ce n’est pas à l’astre qui s’est arrêté qu’ils rendent hommage, mais à l’enfant.

*

La vraie lumière a lui ici. Les Mages l’ont reconnue. La vraie lumière devant laquelle s’arrêtent les astres. La lumière qui précède les astres, qui est à la source de leur création, comme de toute création, et dont la lumière des astres n’est que le reflet. C’est pourquoi dans la Bible les astres s’arrêtent devant la parole créatrice, venue à présent en l’enfant de Bethléem. Ce n’est pas un phénomène astronomique, c’est le signe de la place seconde de l’astronomie !

Souvenez-vous au commencement, « Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut. » (Genèse 1, 3). Ce fut le jour un. Puis plus loin, au quatrième jour (v. 14-18) :
14 Dieu dit : Qu’il y ait des luminaires dans l’étendue du ciel, pour séparer le jour d’avec la nuit ; que ce soient des signes pour marquer les époques, les jours et les années ;
15 et qu’ils servent de luminaires dans l’étendue du ciel, pour éclairer la terre. Et cela fut ainsi.
16 Dieu fit les deux grands luminaires, le plus grand luminaire pour présider au jour, et le plus petit luminaire pour présider à la nuit ; il fit aussi les étoiles.
17 Dieu les plaça dans l’étendue du ciel, pour éclairer la terre,
18 pour présider au jour et à la nuit, et pour séparer la lumière d’avec les ténèbres.

Les astres ne précèdent pas la lumière !

La lumière créatrice, qui précède les astres, dévoilée dans l’enfant de Bethléem est « la véritable lumière, dit l’Évangile de Jean (ch. 1, v. 9-12),
9 lumière véritable qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme.
10 Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a point connue.
12 Mais à tous ceux qui l’ont reçue, à ceux qui croient en son nom, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu.

C’est là que les astres, et l’astre des Mages, s’arrêtent… C’est là ce qui est dévoilé dans cet enfant inconnu qu’ont, les premiers, reconnu ces prêtres mazdéens qui lui rendent hommage. Enfant dans l’humilité dont la lumière précède celle des astres, et des puissants et des nations qui les célèbrent.

Et pourtant aujourd’hui encore, on n’a pas compris ! Aujourd’hui encore, on adore les puissants et les symboles de la puissance, éblouis par les lumières artificielles — même pas des astres ! Les Mages, par leurs cadeaux d’hommage, ont reconnu la royauté de l’enfant : l’hommage de l’or. Ils lui ont fait aussi l’hommage de leur propre dignité sacerdotale : le symbole de l’encens.

Et ils nous ont dit que la reconnaissance de sa dignité éternelle ne serait ni aisée, ni sans que l’histoire future, à commencer par la sienne, ne soit chargée de douleurs : la myrrhe, produit d’embaumement des princes royaux pour les sarcophages.

Et cette année encore, ils nous invitent à repartir avec eux par un autre chemin, celui de l’humilité du prince de la paix, cette paix qui naît d’une lumière imperceptible qui précède toute lumière, devant laquelle toute lumière s’arrête, et que nous sommes appelés tout à nouveau à recevoir.

RP
Antibes, 02.01.11