mardi 8 février 2011

Un livre brûlé




Au ch. 36 du livre de Jérémie, Jérémie reçoit une prophétie qu’il doit faire écrire et faire lire publiquement. Une mise en garde suite à laquelle « peut-être la maison de Juda prendra-t-elle garde à tout le mal que je me prépare à lui faire, de sorte que chacun d'eux reviendra de sa voie mauvaise ; alors je pardonnerai leur faute et leur péché. […] Peut-être leur supplication parviendra-t-elle devant le Seigneur et reviendront-ils, chacun de sa voie mauvaise » (v. 3 & 7)…
Lecture est faite dans le temple de ce texte recueilli par écrit par le « secrétaire » de Jérémie, Baruch. Impressionné on proclame un jeûne et on décide de lire le texte au roi, Joïaqim…

Jérémie 36, 14-32 :
14 Alors tous les princes envoyèrent à Baruch Yehoudi, fils de Netania, fils de Shélémia, fils de Koushi, pour lui dire : Prends le rouleau que tu as lu au peuple, et viens ! Baruch, fils de Nériya, prit le rouleau et se rendit auprès d'eux.
15 Ils lui dirent : Assieds-toi, je t'en prie, et lis-le-nous. Baruch le leur lut.
16 Lorsqu'ils eurent entendu toutes ces paroles, ils se regardèrent avec frayeur les uns les autres et dirent à Baruch : Nous allons rapporter toutes ces paroles au roi.
17 Ils interrogèrent alors Baruch : Dis-nous, je te prie, comment tu as écrit toutes ces paroles sous sa dictée.
18 Baruch leur répondit : Il m'a dicté toutes ces paroles, et je les écrivais dans ce livre avec de l'encre.
19 Les princes dirent à Baruch : Va, cache-toi, ainsi que Jérémie, et que personne ne sache où vous êtes.
20 Ils allèrent ensuite à la cour vers le roi, laissant le livre en dépôt dans la salle d'Elishama, le scribe, et ils en rapportèrent toutes les paroles au roi.
21 Le roi envoya Yehoudi prendre le rouleau. Yehoudi le prit dans la salle d'Elishama, le scribe, et il le lut au roi et à tous les princes qui se tenaient auprès du roi.
22 Le roi était assis dans la maison d'hiver — c'était au neuvième mois — et un brasero brûlait devant lui.
23 A mesure que Yehoudi lisait trois ou quatre colonnes, le roi les découpait avec le canif du scribe et les jetait dans le feu du brasero, jusqu'à ce que tout le rouleau soit consumé.
24 Ainsi le roi et tous les gens de sa cour qui entendirent toutes ces paroles ne furent pas effrayés et ne déchirèrent pas leurs vêtements.
25 Pourtant Elnathan, Delaya et Guemaria étaient intervenus auprès du roi pour qu'on ne brûle pas le rouleau ; mais il ne les avait pas écoutés.
26 Le roi ordonna à Yerahméel, fils du roi, à Seraya, fils d'Azriel, et à Shélémia, fils d'Abdéel, d'arrêter Baruch, le scribe, et Jérémie, le prophète. Mais le SEIGNEUR les cacha.
27 La parole du SEIGNEUR parvint à Jérémie, après que le roi eut brûlé le rouleau avec les paroles que Baruch avait écrites sous la dictée de Jérémie :
28 prends un autre rouleau, et tu y écriras toutes les paroles qui étaient dans le premier rouleau qu'a brûlé Joïaqim, roi de Juda.
29 Et contre Joïaqim, roi de Juda, tu diras : Ainsi parle le SEIGNEUR : C'est toi qui as brûlé ce rouleau, en disant : « Pourquoi y as-tu écrit ces paroles : “Le roi de Babylone viendra sans faute, il détruira ce pays et il en fera disparaître les humains et les bêtes.” »
30 A cause de cela, voici ce que dit le SEIGNEUR contre Joïaqim, roi de Juda : Aucun des siens ne s'assiéra sur le trône de David ; son cadavre sera exposé à la chaleur pendant le jour et au froid pendant la nuit.
31 Je leur ferai rendre des comptes pour leurs fautes, à lui, à sa descendance et aux gens de sa cour, et je ferai venir sur eux, sur les habitants de Jérusalem et sur les hommes de Juda tout le malheur que je leur ai annoncé — bien qu'ils n'aient pas écouté.
32 Jérémie prit un autre rouleau et le donna à Baruch, fils de Nériya, le scribe. Baruch y écrivit, sous la dictée de Jérémie, toutes les paroles du livre qu'avait brûlé au feu Joïaqim, roi de Juda. Beaucoup d'autres paroles semblables y furent encore ajoutées.

*

Voilà qui évoque, en amont, les tables de loi brisées par Moïse après l’épisode du veau d’or...

… Et en aval le Livre brûlé de Rabbi Nahman de Braslav (1772-1811), un maître du mouvement juif du hassidisme, arrière-petit-fils du célèbre Baal Chem Tov :

Le Livre Brûlé est un livre extraordinaire auquel R. Nahman s'était donné totalement. Il l’a terminé en 1806. En 1807, à l'âge de 35 ans, il apprenait qu'il était atteint de tuberculose. C'est alors qu'il a pris la décision de le brûler, décision exécutée en 1808 (de son vivant) par un de ses disciples. On dit que R. Nahman aurait en outre écrit un second livre, dit le Livre Caché, pour lequel la règle était encore plus sévère : il ne pouvait être lu par personne (sauf éventuellement par le messie).
Avant même d'avoir décidé de le brûler, R. Nahman avait annoncé que le futur Livre Brûlé ne serait ni visible, ni préhensible, ni lisible - sauf éventuellement par une seule personne, un sage qui aurait été capable de le comprendre. Il ne devait jamais être publié, mais seulement recopié à la main, en un seul exemplaire, pour être récité dans quelques villes, une seule fois. Il ne devait jamais être dévoilé entièrement. La copie aussi allait être brûlée.
La décision de brûler le livre n'était pas prise à l'avance. Elle est venue dans un moment de crise, à l'annonce de la mort de son fils, quand il a appris la probabilité de sa propre disparition. Il ne serait pourtant pas tout à fait exact de dire qu'elle a été improvisée. C'est une décision qui s'inscrit dans une pensée élaborée, complexe. Un livre doit conserver la multiplicité de ses sens. Ce n'est pas un lieu de tranquillité, mais un lieu de tension, de conflit, de coexistence des contraires. Il ne doit pas faire l'objet d'une appropriation. Pour préserver l'incertitude, il doit se retirer. […] Le monde de Rabbi Nahman est en chemin pour l'effacement. Pour accueillir l'autre, il faut faire un vide au sein de soi. […]
Le Livre est dans la position du nom de Dieu (Yhvh), qui reste dans son silence. Il ne peut être lu que s'il est démembré, éclaté, brisé, comme les Tables de la Loi. […]

Au-delà des différences entre les trois moments, Moïse, Jérémie, Rabbi Nahman, une constante : la parole est ouverte, elle est ouverture, le livre qui la reçoit, ou la pierre où elle est gravée l’est tout autant. La parole n’est pas figée ou déterminée !

Joïaquim refuse la menace que contient le texte : l’invasion babylonienne. Et il le brûle, estompant écarter ce qui est écrit dans le livre, cette menace. Ce faisant il en refuse aussi l’ouverture : la repentance possible.

La menace n’est pas inéluctable, considère-t-il, repentance ou pas… Le brûlement du livre témoigne de cette conviction juste : rien n’est figé. Mais ce faisant Joïaquim efface aussi le fait que dans ce qui rend la menace évitable est le repentir, dont il efface en même temps l’invite que contient aussi le livre.

Le premier livre témoigne de cette ouverture… à l’instar des tables de la loi et de leur brisement, qui débouche sur d’autre tables. Rien n’est clos, pas même dans l’écrit, dont le cœur décisif est au-delà de ses mots. Ce dont témoignera Rabbi Nahman par son geste : brûler son livre essentiel.

Le second livre de Jérémie, qui ne sera pas brûlé par le roi… ne contient pas cette seconde invite, la repentance, comme pour dire un inéluctable… Comme pour dire que vient le jour où les portes se ferment, où l’on ne trouve plus l’autre lecture que l’on peut faire de ce qui est écrit… Le jour où l’on pose ce constat tragique qui alors posé devant de roi : c’était écrit, figé, c’est entré dans l’histoire, comme la ruine de Jérusalem sous les coups de Babylone…

À nous de savoir recevoir l’autre lecture possible de ce qui est mis en paroles, en texte, en histoire, d’en recevoir l’ouverture : d’autres possibles sont ouverts, rien n’est figé, on peut encore faire retour pour d’autres ouvertures, tout est devant nous jusqu’à ce que… Tout est ouvert « tant qu’on peut encore dire aujourd’hui » (Hébreux 3, 13)…

RP,
CP, 8.02.11


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