dimanche 25 septembre 2011

Les deux fils. "Non" et "Oui"




Ezéchiel 18, 21-32 ; Ps 25 ; Philippiens 2, 1-11 ; Matthieu 21:28-32

Matthieu 21:28-32
28 Qu’en pensez-vous ? Un homme avait deux fils ; il s’adressa au premier et dit : (Mon) enfant, va travailler aujourd’hui dans ma vigne.
29 Il répondit : Je ne veux pas. Ensuite, il se repentit, et il y alla.
30 Il s’adressa alors au second et donna le même ordre. Celui-ci répondit : Je veux bien, Seigneur, mais il n’y alla pas.
31 Lequel des deux a fait la volonté du père ? Ils répondirent : Le premier. Et Jésus leur dit : En vérité je vous le dis, les péagers et les prostituées vous devanceront dans le royaume de Dieu.
32 Car Jean est venu à vous dans la voie de la justice, et vous n’avez pas cru en lui. Mais les péagers et les prostituées ont cru en lui, et vous, qui avez vu cela, vous ne vous êtes pas ensuite repentis pour croire en lui.
*

Expérience toute quotidienne que celle à laquelle réfère Jésus. On l’imagine ayant observé, ou ayant entendu la plainte, l’agacement, d’un père dont l’un des enfants lui aurait fait faux bond de cette façon, se défilant adroitement à ses demandes. « Va dans ma vigne — oui papa » ; et le père de découvrir à la fin de la journée que rien n’a été fait…

Si l’on tarde encore, encore un faux bond comme cela, et la récolte risque d’en subir les conséquences, voire d’être gâtée !

Et quand ce second fils était le recours après que le premier fils, au début de la journée, lui ait dit carrément « non, je n’y vais pas ! », on conçoit l’agacement du père. De quoi être désabusé !

Heureusement pour la vigne, dans notre parabole, ce premier qui a d’abord refusé, a fini par changer d’avis…

Mais qu’est-ce que signifie cette vigne, puisqu’il s’agit d’une parabole, d’une comparaison ? À quoi compare-t-il cette vigne et ces deux fils ?

La leçon finale de la parabole, « les péagers et les prostituées vous devanceront dans le royaume de Dieu », indique que le travail à la vigne débouche sur le Royaume de Dieu ; qu’il y a donc un rapport entre les deux — la vigne et le Royaume.

Un rapport seulement, puisque la vigne s’apparente aussi à un chemin, à un préalable, à un temps de préparation censé déboucher sur le Royaume. Car en attendant le Royaume, le travail à la vigne est un travail plutôt pénible.

On sait cela dans cette civilisation agricole ; et le fait que l’on puisse être porté à rechigner à y aller, n’en laisse pas de doute pour le lecteur.

Et pourtant, un auditeur de l’époque, instruit dans les livres des prophètes, le savait aussi : il y a un rapport entre cette vigne fatigante et le Royaume des réjouissances ultérieures.

Où apparaît, avec l’obéissance à Dieu et à sa Loi, l’entrée dans la mission qu’il nous confie. Et l’envoi que Jésus adresse à l’Église.

Mais à ce point, puisqu’il est question du projet de Dieu en vue du Royaume, on peut franchir un pas supplémentaire : chose qui n’est pas sans lien avec la mission de l’Église qui entre dans la lignée de celle d’Israël, on a peut-être en vue la Création elle-même. Une interrogation à laquelle nous invite la période de Roch Ha-Shannah, le Nouvel an juif, période dans laquelle nous entrons cette semaine.

Ce qui, en regard de la parabole, pourrait évoquer ce thème, que l’on retrouve dans la spiritualité juive, qui est celui de la réticence à venir à l’être. La spiritualité juive ultérieure le dit en ces termes : lorsque, avant sa venue à l’être, Dieu envoie une âme dans le monde, celle-ci trépigne, résiste, supplie, bref, fait tout pour éviter de s’incarner.

Bref : « va travailler aujourd’hui dans ma vigne. Non ! Je ne veux pas ! » dit le premier fils. Remarquons en passant que cette parabole inverse ce que l’on trouve dans beaucoup d’autres paraboles. Ici, c’est le premier fils, l’aîné, qui a eu au bout du compte le bon comportement. Voilà qui pourrait ressembler à un avertissement à l’Église, qui, jouant régulièrement les seconds fils des autres paraboles, se targue peut-être un peu légèrement de sa spontanéité à répondre « oui » ! Répondre « oui », mais pour quel résultat concret ?

Le « non » qui précède l’acceptation quand même et malgré tout, s’inscrit dans la spiritualité juive en écho au livre de l’Ecclésiaste : « Moi, je déclare les morts plus heureux d’être déjà morts que les vivants d’être encore vivants, mais mieux encore que les uns et les autres celui qui n’a pas encore existé et qui n’a pas vu l’œuvre mauvaise qui se fait sous le soleil. » (Ecc 4, 2-3)

En regard de la sagesse de l’Ecclésiaste, donc, l’autre fils, le second, celui qui dit « oui » d’emblée, serait ou un naïf, ou un inconscient, ou un distrait – quelqu’un qui n’a pas pris la mesure des choses. Pardonnons-lui, car il ne sait pas ce qu’il dit ! – et du coup, son « oui » apparemment enthousiaste, est d’emblée voué à tourner court. Vendangeur dans la vigne, il s’assiéra pour s’endormir sous un cep ; homme de religion, il se contentera de l’extériorité des rites. Il n’avait pas mesuré ce à quoi il disait « oui » !

Et du coup au fond, avait-il vraiment dit oui, ou plutôt, alors, n’aurait-il pas mieux fait de s’abstenir – que de finir ainsi. C’est bien là une des questions que pose notre parabole.

Le « non », lui, est réaliste : la vigne, c’est fatigant, c’est ingrat, c’est dur, et ça dure. Les rangées de cep, au milieu du jour, sous le soleil brûlant, ça prend des allures d’infini. C’est un peu comme l’espérance du Royaume. Il est des temps de l’histoire, de l’individu ou d’un peuple, des temps chargés de douleurs dont on ne voit pas la fin, où l’on se demande.

Et selon la tradition légendaire, l’âme l’a bien pressenti avant de venir au monde et — selon, j’allais dire, notre expérience —, en témoigne dès la naissance : en général l’enfant hurle à ce moment-là (et je ne parle pas de la douleur de sa mère !). L’enfant semble manifester assez peu d’enthousiasme à débarquer dans la vigne !

Or cette tradition, les responsables religieux auxquels s’adresse Jésus la connaissaient.

D’où cette question : et si Jésus leur disait en sous-entendu : au fond, nous dit Jésus, vous le savez bien : qui dit « oui » ? Qui dirait « oui » s’il savait à quoi il s’expose ? La réponse a été donnée par l’Ecclésiaste : en tout cas, pas un sage !

Bref, tout vous avez dit « non », tous nous avons dit « non » – ce pourquoi le texte renvoie à Jean le Baptiste : repentir. Maintenant que nous y sommes de toute façon, eh bien ! il faut faire avec, vers le Royaume.

Tous avons dit « non » ? Une nuance tout de même. Il y en a bien un qui a dit « oui ». Et qui a dit « oui » jusqu’à la croix, dessinée depuis — non pas la crèche — mais l’Éternité : l’agneau de Dieu égorgé depuis la fondation du monde (Apoc 12, 8).

Et c’est ici que tout est renversé, ici que tout devient possible, à commencer pour ceux qui ne se leurrent pas sur la qualité de leur « oui », ce pourquoi « les péagers et les prostituées vous devanceront dans le royaume de Dieu ».

Nous voici donc tous avec notre « non » appelés à un acte de confiance en celui-là seul qui a dit « oui » en connaissance de cause – et qui rend ainsi possible ce retour auquel il invite, le retour à Dieu qu’annonçait Jean le Baptiste.

Certes le travail à la vigne n’est pas facile, mais c’est le chemin du Royaume de toute consolation sur lequel est venu nous précéder, en toute connaissance des faits et du projet de Dieu, celui qui nous y appelle aujourd’hui. Dieu s’est approché. La proximité de Dieu est celle d’aujourd’hui : « Je ne prends pas plaisir à la mort de celui qui meurt — oracle du Seigneur Dieu ; revenez donc et vivez ! » (Ezéchiel 18, 32)

R.P.
Vence, 25.09.11


dimanche 18 septembre 2011

Ouvriers de la onzième heure




Ésaïe 55, 6-9 ; Ps 145 ; Phil 1, 12-30

Matthieu 20, 1-16
1 "Le Royaume des cieux est comparable, en effet, à un maître de maison qui sortit de grand matin, afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne.
2 Il convint avec les ouvriers d’une pièce d’argent pour la journée et les envoya à sa vigne.
3 Sorti vers la troisième heure, il en vit d’autres qui se tenaient sur la place, sans travail,
4 et il leur dit: Allez, vous aussi, à ma vigne, et je vous donnerai ce qui est juste.
5 Ils y allèrent. Sorti de nouveau vers la sixième heure, puis vers la neuvième, il fit de même.
6 Vers la onzième heure, il sortit encore, en trouva d’autres qui se tenaient là et leur dit: Pourquoi êtes-vous restés là tout le jour, sans travail? —
7 C’est que, lui disent-ils, personne ne nous a embauchés. Il leur dit: Allez, vous aussi, à ma vigne.
8 Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant: Appelle les ouvriers, et remets à chacun son salaire, en commençant par les derniers pour finir par les premiers.
9 Ceux de la onzième heure vinrent donc et reçurent chacun une pièce d’argent.
10 Les premiers, venant à leur tour, pensèrent qu’ils allaient recevoir davantage; mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d’argent.
11 En la recevant, ils murmuraient contre le maître de maison:
12 Ces derniers venus, disaient-ils, n’ont travaillé qu’une heure, et tu les traites comme nous, qui avons supporté le poids du jour et la grosse chaleur.
13 Mais il répliqua à l’un d’eux: Mon ami, je ne te fais pas de tort; n’es-tu pas convenu avec moi d’une pièce d’argent?
14 Emporte ce qui est à toi et va-t’en. Je veux donner à ce dernier autant qu’à toi.
15 Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de mon bien? Ou alors ton œil est-il mauvais parce que je suis bon?
16 Ainsi les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers."
*

Dieu ne semble-t-il pas donner plus aux uns qu'aux autres ? Et, croyons-nous aisément, donner plus à ceux qui en ont moins fait, ou en termes moraux, qui sont moins bons, ou encore, en termes religieux, moins pieux ?

À cela Jésus donne une réponse certes satisfaisante, mais qui laisse pourtant au palais de plusieurs, un reste de goût d'amertume. Bien sûr, dans la parabole de Jésus, le maître de la vigne, qui représente bien sûr Dieu, n'a pas lésé ceux à qui il avait promis le salaire de la journée de travail qu'ils ont effectuée. Mais tout de même, tant de fatigue pour recevoir la même chose que ceux qui n'ont quasiment rien fait ! N’est-ce pas donner envie d'arriver plus tard la prochaine fois ?...

Il nous est facile d’imaginer les circonstances de la parabole quand on a eu l’occasion de faire les vendanges. C’est du poids de la chaleur du jour que se plaignent les vignerons ; chose normale en temps habituel.

Concernant les vendanges, ceux qui y ont participé — les premiers auditeurs de la parabole en sont pour la plupart — savent combien au bout de plusieurs heures elles deviennent pénibles, surtout sur les derniers moments ; moments pénibles parmi les autres moments pénibles de la journée de vendange.

Jésus résume. Il aurait pu parler du froid et de l’humidité du petit matin, quand par-dessus le marché, les moustiques de la nuit sortent des feuilles humides et froides pour vous piquer les mains et vous dévorer le sang. Et la journée qui avance, le soleil qui monte et qui très vite assomme, jusqu’à cette heureuse pause casse-croûte, qui elle-même a quelque chose de désespérant : elle ne débouchera pas sur la sieste, mais trop courte, sur la reprise sous le soleil brûlant. Et les reins qui tirent de plus en plus.

Le maître de la vigne a fait des embauches à toutes les heures d’une journée, qui, pour les premiers, a commencé à six heures du matin. Pour eux, au moment où ils voient l’heureuse fin de la journée se profiler, ce moment où on peut enfin se détendre, prendre un repas rapide et s’allonger enfin – plus qu’une heure –, le maître embauche encore : jusqu’à la onzième heure, c’est-à-dire dix-sept heures.

Et voilà les nouveaux venus, frais et dispos, qui coupent les grappes avec entrain. On les imagine imposant à tous un rythme alerte pour avancer dans les rangées de vignes. Le maître, d’ailleurs, n’est peut-être pas mécontent : voilà une main d’œuvre vivifiée. Et les premiers venus qui redressent le dos de temps en temps pour détendre leurs reins...

Enfin, la journée se termine : il est dix-huit heures. On s’approche alors du maître et de son intendant, pour recevoir la paye à la journée. Un salaire correct : un denier, un peu moins d’un franc or, très convenable pour l’époque. Et voilà que tous reçoivent le plein salaire.

N’est-ce pas décourageant pour les premiers ?... En fait, à y regarder de près, on les imagine quand même mal en train de s’irriter. Demain est un nouveau jour, et les ouvriers de la onzième heure d’aujourd’hui, commenceront à l’aube, à moins qu’ils n’arrêtent complètement, mais les mêmes ne pourront pas se présenter à nouveau à cinq heures de l’après-midi !

En fait l’irritation ne concerne pas les vignerons, elle nous concerne. À ce point, on a déjà quitté la parabole. Car, évidemment, c’est une parabole, qui n’est pas là que pour nous parler de vignes et de frustrations d’ouvriers fatigués.

Dans un premier temps, le temps où Jésus énonce la parabole, l’allusion vise évidemment les relations entre les bons croyants, les pharisiens, sans oublier les disciples, ou plusieurs d’entre eux, d’un côté, et les patachons les plus divers de l’autre : prostituées, publicains (qui dans cet Israël occupé collectent les impôts pour les Romains !)..., j’en passe et des pires.

Et voilà que Jésus annonce aux bons croyants, aux fidèles, aux gens honnêtes, que dans la perspective de leur conversion, leur entrée dans la mission de l’Église, fût-elle tardive, les pécheurs et autres patachons ne seront pas lésés devant Dieu, par rapport à eux, qui ont un comportement honnête. Sachant donc ce qu’est le comportement des autres, il y a de quoi être irrité.

Et à cela on comprend qu’on est passé au-delà de la parabole, avec cette irritation des ouvriers, voyant les derniers arrivés dans leur premier jour de vendanges toucher un plein salaire pour les encourager. Illustration de ce que les fidèles peuvent s’irriter de voir la façon dont Jésus accueille les pécheurs.

La parabole est alors, selon ce que signifie ce mot, comparaison. Plusieurs d’entre vous, leur fait comprendre Jésus, trouveraient anormal de s’irriter parce que les derniers venus à la vigne sont biens payés. Vous n’avez donc pas de raison de vous irriter de ce que les derniers venus au travail du Royaume soient bien accueillis...

Dans un deuxième temps, la relecture de la parabole par la communauté chrétienne dans la mouvance, la parabole peut être entendue dans le cadre du trouble qui y est sans doute grand devant l’entrée en masse des païens dans l’Église. Dans la communauté chrétienne naissante, on n’est peut-être pas la toujours favorable à cette façon d’entrée des nations dans l’Église, à cette subversion que promeut la mission que, disent certains, s’est arrogée Paul.

Quand même : avoir porté le fardeau de la fidélité à la Torah pendant des générations, pour préparer le Royaume, et maintenant qu’il s’est approché, voir octroyer ses privilèges aux nouveaux qui se contentent d’en profiter sans avoir eu à porter le poids du fardeau des siècles, c’est un peu fort de café. Pour ces nouveaux, pas même de circoncision ou d’abstinence minimale concernant les viandes ou les boissons sacrifiées aux idoles.

Pas la moindre reconnaissance à l’égard de ceux qui depuis des générations, effectuent les rites qui consacrent les aliments, qui en font des nourritures ou des boissons sacrifiées à Dieu et non aux idoles.

Le rappel d’une telle parabole dans une communauté, celle à laquelle s’adresse Matthieu, réputée peu ouverte à la mission de Paul, est d’autant plus significatif : on est prêt justement, dans l’entourage de Matthieu, à entendre même ce qui bouleverse et qui trouble.

C’est cette double leçon qui doit nous interpeller aussi. Aujourd’hui pour nous, aucune des deux situations n’est apparemment à l’ordre du jour. Et pourtant !...

Pensons à la façon dont les pays aisés ont tendance à se fermer de sorte que ceux qui vivent dans des pays plus pauvres ne puissent pas bénéficier de leurs biens – comme les frères de Joseph (esclave étranger vendu par ses frères, grâce à qui l’Égypte a ensuite été sauvée de la famine) ; ces frères arrivant ensuite en Égypte comme réfugiés économiques. On imagine à tort que du coup, les biens profiteront moins à ceux qui en ont depuis plus longtemps.

Un peu comme dans l’histoire du nouvel arrivant de Fernand Reynaud, venu manger le pain des citoyens du pays… mais qui était boulanger ! Lorsqu’il s’en va, les autochtones ne mangent plus de pain. Outre l’humour, l’analyse y est tout à fait réaliste (où l’on retrouve Joseph). Un réalisme que connaissait le sultan turc Soliman le Magnifique accueillant les juifs expulsés d’Espagne et s’exclamant à propos du roi d’Espagne croyant se débarrasser d’un poids mort pour son pays – Soliman, le sultan turc, s’exclamait : quel est donc ce brave homme de roi d’Espagne qui m’envoie toute sa richesse ?

Et voilà un des nombreux points où nous jouons souvent à nôtre tour les premiers ouvriers de la parabole ; alors certes, si les derniers arrivent à la vigne tardivement, ce n’est pas pour le plaisir de travailler, c’est pour bénéficier de l’argent qu’ils vont gagner – et quand ils vont bénéficier du plein salaire et des acquis sociaux pour lesquels leurs ancêtres n’ont pas cotisé, les premiers venus rouspètent.

C’est parce qu’ils ne connaissent pas les voies du Maître dont Soliman s’est fait témoin, peut-être malgré lui, au XVIe siècle, et avant lui le Pharaon élevant Joseph en dignité. Le Maître de la vigne est bon, et il donne d’emblée aux derniers venus les mêmes droits – ce sont ses voies – ; et cela pour le bien même des premiers ouvriers : du sang neuf dans les vignes sur le soir, ou dans une population vieillissante et fatiguée, cela ne fait pas de mal. Si le pouvoir espagnol avait su qu’il était en train de ruiner son pays, à l’époque le plus riche du monde (l’histoire a montré comment il s’est rapidement affaibli), le ruiner en expulsant sa richesse humaine qu’il jugeait indésirable, juifs et Maures…

Vois-tu d’un mauvais œil que je sois bon ? lui soufflait l’Évangile qu’il n’entendait pas… Ce qui vaut dans les vignes et à l’échelle des nations, vaut aussi pour l’Église. Le sang neuf dérange toujours un peu, ou même beaucoup. Et pourtant, en se fermant à la mission, cette vocation de l’Église sans laquelle elle s’engourdit, l’Église joue un peu les rois d’Espagne. « vos pensées ne sont pas mes pensées. Vos voies ne sont pas mes voies » (És 55, 8), dit Dieu.

Et cela vaut aussi bien sûr pour la façon dont, nous, dans l’Église depuis longtemps, voire des générations, vivons sur des lauriers, voire ceux de nos ancêtres, de sorte que le rythme plus alerte qui pourrait nous vivifier est bloqué – comme le travail dans les vignes se fait moins allègrement en fin de journée.

*

Et si, comme le dit le prophète Ésaïe, les voies de Dieu étaient infiniment au-dessus des nôtres ? Si ce qui nous parait injustice n'était que signe d'une sagesse infiniment plus profonde, et même comme le dit Jésus, signe, simplement, de bonté : « vois-tu d'un mauvais oeil que je sois bon ? » (Mt 20:15), ou comme le disait Ésaïe, regrette-tu que « Dieu pardonne abondamment » (Es 55:7) ?

Dieu connaît les besoins de chacun, au plan matériel immédiat, bien sûr, ce qui nous intéresse légitimement beaucoup ; au niveau de la rétribution indirecte aussi (récompense et correction), ce qui ne nous désintéresse pas non plus.

Alors, verrons-nous d'un mauvais œil que Dieu soit bon – non pas à l'égard d'autrui finalement, comme nous pensions avec les premiers ouvriers, mais à notre égard ? Car à y regarder de près, ne sommes-nous pas des derniers arrivés, héritiers des derniers arrivés auxquels fait allusion la parabole aux jours où elle était prononcée pour la première fois.

Saurons-nous dès lors être reconnaissants au Maître de la vigne pour une sagesse qui nous dépasse, et qui pour nous est grâce ; ou bien, à force d'une impatience insensée, en arriverons-nous à cesser de partager la route du Christ, sur laquelle il nous conduit au salaire qu'il nous destine – la liberté du Royaume – ? Que chacun se confie donc à la sagesse du Maître sans amertume ni arrière-pensée… Là se trouve la grâce qui nous est donnée.

R.P.
Antibes 18.09.11


dimanche 11 septembre 2011

Le prix du pardon




Psaume 103 ; Romains 14, 7-9 ; Matthieu 18, 21-35

Genèse 50, 15-21
15 Quand les frères de Joseph virent que leur père était mort, ils dirent: Si Joseph nous prenait en haine, et nous rendait tout le mal que nous lui avons fait!
16 Et ils firent dire à Joseph: Ton père a donné cet ordre avant de mourir:
17 Vous parlerez ainsi à Joseph: Oh! pardonne le crime de tes frères et leur péché, car ils t’ont fait du mal! Pardonne maintenant le péché des serviteurs du Dieu de ton père! Joseph pleura, en entendant ces paroles.
18 Ses frères vinrent eux-mêmes se prosterner devant lui, et ils dirent: Nous sommes tes serviteurs.
19 Joseph leur dit: Soyez sans crainte; car suis-je à la place de Dieu?
20 Vous aviez médité de me faire du mal: Dieu l’a changé en bien, pour accomplir ce qui arrive aujourd’hui, pour sauver la vie à un peuple nombreux.
21 Soyez donc sans crainte; je vous entretiendrai, vous et vos enfants. Et il les consola, en parlant à leur cœur.

*

Joseph, est l'homme du pardon. Mais avant d'être l'homme du pardon, Joseph était pour ses frères, l'homme à la tunique multicolore. Qu'elle était jolie la tunique de Joseph ! C'est que son père l'aimait bien le petit Joseph, le petit dernier, le fils de sa bien-aimée. Alors il le gâte, il lui offre une superbe tunique. Et ses frères sont jaloux.

Tout un symbole que cette tunique multicolore. Du rouge, du vert, du jaune… Superbe ! Aux yeux de ses frères, Joseph comme sa tunique, est un paon. A leurs yeux, Joseph, encouragé par son vieillard de papa gâteau, de papa gâteux, fait la roue, il se pavane. Eux, ont eu une autre éducation, à la dure. Et voilà le petit dernier à qui on les passe toutes, jusqu'à cette tunique de cacatoès.

Pas étonnant qu'il ne se sente plus tout à fait, et qu'il ait des rêves de gloire, car Joseph fait des rêves de gloire, où il surpasse tous ses frères. A force, Joseph agace, suscite les jalousies.

C'est vrai que Joseph est doué, mais il le sait un peu trop, pensent ses frères, son père pourrait lui apprendre la modestie. Oui, apparemment, il a tous les dons, jusqu'au charme, ce charme qui émoustille les dames et auquel succombera Mme Putiphar.

La tunique de Joseph, tout un symbole, celui du bien que Joseph pense de lui-même. Quel orgueilleux pensent ses frères ! Mais là où ses frères se trompent, c'est en ce que Joseph a un talent équivalent à l'idée qu'il s’en fait. Il est vraiment aussi doué qu'il le pense. Et sa haute opinion de ses propres dons n'est d'ailleurs sans doute pas étrangère à sa réussite.

Et eux, à travers leur agacement, montrent qu'ils sont vraiment aussi méchants que leurs crimes - jusqu’à vendre leur frère comme esclave ! Envieux comme Caïn. Vous êtes moins doués ? Votre père vous a moins gâtés ? Vous êtes moins beaux, moins forts, moins bons à l'école et finalement moins diplômés, avec moins de perspectives d'avenir ? Tout cela doit-il en outre vous rendre moins bons ?

Car si les frères de Joseph sont alors plus amers, cela les regarde. Là s'introduit le péché, la jalousie, qui débouchera sur le crime, et qui, mieux que les jolies tuniques qu’ils convoitaient, explique leur incapacité à égaler Joseph.

N’auraient-ils pas plutôt dû apprendre à regarder à Dieu, devant qui tous sont égaux. Mais ils ont souhaité que Joseph s'humilie, qu'il s'excuse de ce qu’ils ont pris pour de l'orgueil. A tort ! Tout au plus était-ce naïve roucoulade d'un Joseph qui y exprimait des restes de pureté d'enfance.

Et c'est eux qui bientôt recevront de lui un pardon dont ils comprendront qu’ils n'avaient pas à l'exiger, même si éventuellement ils peuvent être encore portés à penser qu'il leur est dû - et à plus forte raison si ils ont demandé pardon, - car enfin : Dieu lui-même exige que nous pardonnions, alors ne pouvons-nous pas exiger d'autrui qu'il nous pardonne ? Oui Dieu l'exige, mais cela ne nous en donne pas le droit à nous, pas plus qu’aux frères de Joseph.

Dieu en a le droit et il en connaît le prix. Pardonner pour lui, se fera comme dans le sang – signe : celui du Christ finalement. Mais nous, non plus que les frères de Joseph, connaissons-nous le commencement du prix du pardon ?

*

Il n'y a rien de gratuit dans le pardon, rien qui soit dû par Joseph à ses frères. Son pardon est d'un prix considérable, pour Joseph, et d'ailleurs finalement aussi pour ses frères ; pour eux, le prix de l'humiliation finale.

Pour Joseph, le pardon a coûté l'exil, la perte de son père pendant plusieurs années, avec ce que cela peut supposer de troubles psychologiques, de cauchemars, d'amertume, de blessures, peut-être insurmontables pour l'adolescent qu'il était - sans compter les blessures de son père aussi.

Mais à travers tout cela, détail important, Joseph n'a jamais succombé à la tentation de tout envoyer par dessus bord et de transgresser la Loi de Dieu. Contrairement à ses frères amers à cause de leur jalousie, lui n'est pas devenu un criminel pour autant. La différence est de taille.

Il n'a même pas voulu user malhonnêtement de ses dons, comme de son charme, pour réussir plus vite. Il aurait pu essayer, se donnant à lui-même la propre excuse de son malheur. Les occasions n'ont pas manqué. Pensons à la belle Mme Putiphar, l’épouse de l’homme à qui il a été vendu comme esclave - par suite des manœuvres de ses frères, Mme Putiphar qui se met à le désirer.

Pourquoi ne pas succomber devant ses avances – secrètement, pour le pas humilier publiquement son maître Putiphar -, ou aussi, pourquoi ne pas manœuvrer avec elle contre Putiphar, et par exemple, à terme, prendre sa place ? Mais le malheur ne fait pas de Joseph un pécheur. Contrairement à ses frères, le sentiment de l'injustice ne le conduit pas à transgresser la Loi de Dieu.

Pourtant Joseph est devenu ce que la méchanceté de ses frères a contribué à faire de lui.

Le soleil n'aura pour lui plus jamais la clarté et la pureté du temps de l'innocence et de la naïveté qui le faisait roucouler et faire le paon avec sa jolie tunique ; cette naïveté qu'ont définitivement brisée ceux qui ont voulu l'opprimer, le détruire, y compris parmi ceux-là, ceux qui, soi-disant, n'ont pas fait exprès, n'ont pas osé s'opposer à l'avis des plus forts, etc.

Le pardon coûte toutes ces blessures. Et le prix du pardon ne disparaît pas avec l'octroi du pardon.

De même la capacité pour Joseph d'accorder le pardon n'est pas en ce que le temps aurait rendu ce pardon plus facile. Il peut même au contraire l'avoir rendu plus difficile. Car les frères de Joseph lui ont aussi appris la rancune, ce sentiment qui lui était auparavant étranger.

Pensez à la façon dont il leur fait faire des allers-retours agrémentés de pièges et d'épreuves entre l’Égypte et Canaan avant de se dévoiler à eux. Il n'y a pas que de la méfiance dans son attitude.

Dans ce prince d’Égypte, les frères de Joseph ne retrouvent pas le petit adolescent innocent qu'ils avaient vendu, antan, aux caravaniers arabes. Ils retrouvent un homme marqué par la vie, au point qu'ils ne le reconnaissent pas. Le gâchis est là, et bien là.

Mais Joseph a compris que c'est à travers la douleur que Dieu conduit le monde. Et le prix que coûte à Joseph son pardon, il comprend qu'il ressemble au prix qu'il coûte pour Dieu aussi. Son peuple, élu pour porter son Nom au monde, qui se comporte ainsi ! Onze des douze pères du peuple ! (Dix en fait puisque Benjamin, le petit, n'est pas dans le coup.)

Dieu pourrait les écarter… Mais pour les remplacer par quoi, par qui ?

Des pans entiers de chrétiens bornés, aveugles sur eux-mêmes, plus méchants que les frères de Joseph, ont clamé pendant des siècles à partir de ce genre de textes que Dieu avait remplacé Israël (censé être ici les frères sauf Joseph !) par les chrétiens, par l’Église. Si c'était vrai, ce serait pour quoi faire ? L'Église a fait pire ! Non, la naissance de l'Église n'est en aucun cas un remplacement d'Israël, mais un élargissement de l'Alliance à des nations qui jusque là l'ignoraient.

Et Joseph déjà avait compris cela, endurci par ses épreuves, marqué par l'amertume : Dieu ne trouvera pas de quoi remplacer ceux qu'il a envoyés et qui soient meilleurs. L’histoire le prouvera - Joseph le sait déjà. C'est pourquoi il pardonne, épuisé par l'épreuve, lassé par l'hypocrisie de ses frères, qui ne trouvent qu'à invoquer le souvenir de ce vieux père qu'ils ont privé de voir grandir son fils.

Mais au temps qu'il est, la légitime colère de Joseph est tarie, il est lassé, et alors, alors seulement, Dieu peut le convaincre. Il constate à présent que c'est le bras de Dieu pourvoyant au salut de son peuple qui se dessine derrière ses malheurs et sa douleur, un Dieu aussi douloureux que lui.

*

Le pardon a coûté cher à Joseph. Ses frères le comprennent bien. Aussi, s'ils l'implorent, certes, ils ne sauraient exiger le pardon. Et eux aussi, même s'ils ne comprennent que ça, que le prix de leur honte, le pardon de leur frère leur a coûté.

On en a fait du chemin, depuis le jour où on était fier, où on pavoisait, sûr de son élection de fils de Jacob. Et où on était irrité et jaloux des dons du petit à la jolie tunique. Oh, oui certes, ses rêves étaient irritants comme ceux d'un enfant trop sûr de lui, trop gâté par son père.

On est loin du temps de ce qu'on jugeait comme autant d'irritantes vantardises d'enfant. Que de chemin des rêves d'avenir de l'enfant à leur réalisation.

Et que de honte à présent. Les voilà à la merci de l'enfant qu'ils ont méprisé. Les voilà qui ont contraint leur père à une vieillesse de douleur. Joseph, lui, en pleure. Et les voilà à genoux, misérables, réfugiés économiques, à la merci du châtiment de ce prince d'Égypte.

*

Et nous, comme on est loin de nos pardons à bon marché, des pardons que l'on exige d'autrui, ou à partir desquels on juge la qualité de la spiritualité d'autrui.

Voilà le vrai pardon, avec son goût d'amertume, son goût de "n'y reviens pas", mais que Dieu, et lui seul, exige parce que le monde qu'il construit est un Royaume de pécheurs, et donc est bâti sur son propre pardon, et sur le prix du sang. Il n'y en a pas d'autre, et le chemin qui y conduit est celui de Joseph, ou celui de ses frères. Celui de la douleur et de l'exil par lequel on apprend à pardonner. C'est là un chemin mystérieux, dont nul en ce monde n'a atteint le bout.

Bout du chemin avant lequel l’exigence de pardon n’exclut pas que dans certaines circonstances, il faille résister au mal toutefois, parfois dans la violence exercée contre les auteurs du mal. L’exigence de pardon n’est en aucun cas exigence d’angélisme. Joseph l’a appris, lui et ceux qui dans l’Histoire biblique, et par la suite, devront lutter et combattre. Dieu change en bien le mal qu’a subi l’offensé. Mais jusqu’où ? On sait, peut-être mieux que jamais après le XXe siècle, qu’il est dès abîmes de violence qui laissent le monde définitivement boiteux.

Mais en ce 11 septembre 2011, l’événement d’il y a dix ans qu’évoque ce jour nous rappelle que le non-pardon peut conduire à la haine, ici la haine d’un Occident accusé, souvent à juste titre, d’avoir perpétré tant de violences, qui non pardonnées ont servi de prétexte aux actes de terreur, engendrant à leur tour de nouvelles violences en réaction, qui n’ont à ce jour pas cessé, avec leur cortège de douleurs propres à engendrer de nouvelles violences.

Le pardon est un chemin. Chemin cependant sur lequel Dieu exige que nous marchions, nous-même, comme son fils, à l'infini - 70 fois 7 fois -, car l'infini est le vrai prix du pardon. « Alors Pierre vint lui demander : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère, lorsqu'il péchera contre moi ? Jusqu'à sept fois ? Jésus lui dit : Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix fois sept fois. » (Mt 18, 21-22)

C'est pour avoir perçu cette exigence de Dieu seul que Joseph a pardonné à ses frères : suis-je à la place de Dieu ? "Vous aviez formé le projet de me faire du mal, Dieu l'a transformé en bien" (Gn 50, 19-20).

R.P.
Vence, 11.09.11


dimanche 4 septembre 2011

Parole d’Alliance confirmée




Ézéchiel 33, 7-9 ; Psaume 95 ; Romains 13, 8-10 ; Matthieu 18, 15-20


Ézéchiel 33, 7-9
7 C’est donc toi, fils d’homme, que j’ai établi guetteur pour la maison d’Israël; tu écouteras la parole qui sort de ma bouche et tu les avertiras de ma part.
8 Si je dis au méchant: Méchant, tu mourras certainement, mais que toi, tu ne parles pas pour avertir le méchant de quitter sa conduite, lui, le méchant, mourra de son péché, mais c’est à toi que je demanderai compte de son sang.
9 Par contre, si tu avertis le méchant pour qu’il se détourne de sa conduite, et qu’il ne veuille pas s’en détourner, il mourra de son péché, et toi, tu sauveras ta vie.

Romains 13, 8-10
8  N’ayez aucune dette envers qui que ce soit, sinon celle de vous aimer les uns les autres; car celui qui aime son prochain a pleinement accompli la loi.
9 En effet, les commandements : Tu ne commettras pas d’adultère, tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne convoiteras pas, ainsi que tous les autres, se résument dans cette parole: Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
10  L’amour ne fait aucun tort au prochain; l’amour est donc le plein accomplissement de la loi.

Matthieu 18, 18-20
18 En vérité, je vous le déclare: tout ce que vous lierez sur la terre sera lié au ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel.
19 "Je vous le déclare encore, si deux d’entre vous, sur la terre, se mettent d’accord pour demander quoi que ce soit, cela leur sera accordé par mon Père qui est aux cieux.
20 Car, là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux."

*

Dans la lecture de la Bible, dans l’enseignement du catéchisme, dans les cultes et les cérémonies communautaires s’offre une parole de liberté, qui retentit dans les textes de ce jour.

Est venu pour nos adolescents le jour où ils sont à leur tour en âge de vivre par eux-mêmes ce que nos parents, nos ancêtres dans la foi ont porté jusqu’à nous. Il me plaît de rappeler que c’est aujourd’hui le jour du Musée du désert, son centenaire — souvenir des témoins anciens de la vérité —, où sont présents aujourd’hui quelques membres de notre paroisse. Le rappel de la délivrance ouverte par Dieu est la parole du guetteur — « c’est toi [...] que j’ai établi guetteur pour la maison d’Israël ; tu écouteras la parole qui sort de ma bouche et tu les avertiras de ma part » (Ez 33, 7). Sommes-nous justes en ce moment, comme Eglise, comme nation ? Ézéchiel nous invite au moins à nous interroger : notre pays a effectué sur deux pays, Côte d’Ivoire, puis Libye, des bombardements tuant forcément des hommes, des femmes, des enfants : est-ce juste ? Et le silence des Eglises répondant à celui des médias, est-il juste ? « C’est toi que j’ai établi guetteur »…

C’était juste une question, que pose le texte d’Ézéchiel de ce jour, et qui est au cœur de la délivrance que commémore la fête centrale du judaïsme comme du christianisme, la Pâque, sortie d’Égypte, sortie du tombeau, qui nous rend un jour responsables. Jésus adolescent est lui aussi passé par ce tournant de sa vie. Ce que nous rappelle un texte connu de l’Évangile de Luc.

Luc 2, 41-49 :
41 Les parents de Jésus allaient chaque année à Jérusalem, à la fête de Pâque.
42 Lorsqu’il fut âgé de douze ans, ils y montèrent, selon la coutume de la fête.
43 Puis, quand les jours furent écoulés, et qu’ils s’en retournèrent, l’enfant Jésus resta à Jérusalem. Son père et sa mère ne s’en aperçurent pas.
44 Croyant qu’il était avec leurs compagnons de voyage, ils firent une journée de chemin, et le cherchèrent parmi leurs parents et leurs connaissances.
45 Mais, ne l’ayant pas trouvé, ils retournèrent à Jérusalem pour le chercher.
46 Au bout de trois jours, ils le trouvèrent dans le temple, assis au milieu des docteurs, les écoutant et les interrogeant.
47 Tous ceux qui l’entendaient étaient frappés de son intelligence et de ses réponses.
48 Quand ses parents le virent, ils furent saisis d’étonnement, et sa mère lui dit : Mon enfant, pourquoi as-tu agi de la sorte avec nous ? Voici, ton père et moi, nous te cherchions avec angoisse.
49 Il leur dit : Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il faut que je m’occupe des affaires de mon Père ?

C’est donc le pèlerinage de la Pâque ; le pèlerinage le plus important du judaïsme. En rapport précis avec la mémoire fondatrice de notre présent — de notre aujourd’hui, et dès lors, de nos lendemains. Au-delà du souvenir familial, il y a la dimension communautaire, qui fait que l’on monte à Jérusalem, au Temple. Pour cela, s’il le faut, on marche longtemps sur les routes poussiéreuses — depuis la Galilée, pour Marie et Joseph. On part en groupe, on se découvre en route : c’est l’occasion de sceller des liens aussi. Ainsi, au retour de la fête, on a lié solidement connaissance. Comme une grande famille. Les enfants circulent d’un groupe à l’autre. Le voyage est long. On fait halte, on bivouaque tous ensemble.

Dans cette joyeuse cohue, Jésus, peuvent se dire ses parents, est quelque part avec ses copains, et comme eux, il est sous telle ou telle tente. Rien que de très normal. Puis on découvre qu’il n’est pas là du tout ! Pour que toutefois le lecteur ne se trompe pas sur ce qui se passe, Luc précisera que Jésus « était soumis » à ses parents (Luc 2, 51). Mais Jésus pourtant est mûr désormais, il a l’âge de la responsabilité devant Dieu, autour de laquelle l’histoire du judaïsme a forgé le rite de la bar-mitsva.

Dans la tradition biblique, dès les temps les plus anciens, les enfants au tournant par lequel ils deviennent jeunes adultes, sont déclarés responsables devant Dieu — responsables de ce qu’ils ont entendu jusque là. Responsabilité, c’est-à-dire capacité de répondre ; de répondre à, de répondre de — et notamment répondre de la parole reçue.

C’est là ce que le judaïsme appelle « bar-mitsva », ce qui signifie « enfant du commandement ». Dans notre enfance, nos parents sont responsables de notre relation avec Dieu. Puis nous accédons au temps où nous-mêmes devenons seuls responsables devant lui. C’est le passage à l’âge de la majorité religieuse.

Jésus aussi est passé par là. Ce jour-là, il se situe devant la parole de Dieu en présence des docteurs de la Loi étonnés. « Du ciel, il t’a fait entendre sa voix pour faire ton éducation » dit le Deutéronome (4, v3. 36). Jésus vient de dévoiler qu’il est au cœur de cette relation intime avec Dieu. Ses parents sont montés à Jérusalem pour la Pâque. Tout le début de l’Évangile de Luc les montre observant la Torah. Scènes ordinaires de la vie religieuse. Ici Jésus, atteignant l’âge de la responsabilité religieuse, va exprimer dans tout son sens ce qu’est devenir adulte devant Dieu, unique devant Dieu, par soi-même et non plus par ses parents.

Cela correspond à sa parole : « il faut que je m’occupe des affaires de mon Père » : une leçon pour ses parents, et aussi pour nous-mêmes — et comme parents et comme enfants. Dépouillé, comme être unique devant Dieu, Jésus s’occupe des affaires de son Père. Et c’est ce que Dieu nous demande aussi. Tous devons devenir adultes par rapport à ceux que nous recevons comme modèles.

Il s’agit de vivre dans la lumière, la lumière de la parole de Dieu que l’on a appris à écouter… Comme Jésus. Et pour nous autres, par lui. Jean 8, 12 : « Jésus leur parla de nouveau et dit: Moi, je suis la lumière du monde; celui qui me suit ne marchera point dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie. »

Comme Jésus et, pour nous, par lui. Puisque comme l’annonçait Jean 1, 9 & 12-13 : Il est « la véritable lumière qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme. […] À tous ceux qui l’ont reçue, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom et qui sont nés, non du sang, ni de la volonté de la chair ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu. »

C’est ce qui est être éduqué, « conduit hors de » — hors de la captivité rappelle la Pâque —; et aussi hors de l’enfance, et de l’enfance spirituelle, pour être devant Dieu. Et en parallèle, comme parents, il s’agit de laisser être eux-mêmes, face au commandement qu’ils ont appris à connaître, tous ceux que nous tendons à maintenir dans notre dépendance, prolongeant leur enfance ; cela vaut concernant tout ce qui peut devenir une chaîne.

Ici, s’opère comme une nouvelle étape avec ceux avec qui nous sommes liés, nos proches, nos parents — et aussi nos maîtres, et tout ce qu’on peut imaginer — ; s’opère comme une séparation, qui vaut jusqu’à nos biens et nos propres vies. C’est qu’il n’est de vie à l’image du Christ, de vie en vérité, que sous le regard de Dieu. Et cela suppose, tôt ou tard, l’abandon de tout autre regard dont notre vie serait censée dépendre, pas seulement le regard des parents, mais ce que peut conférer un statut social, ou une position dans la société ou dans l’Église. Il s’agit désormais de vivre devant Dieu par la foi seule.

C’est de cela que Jésus montre l’exemple dans ce texte qui nous le présente au Temple à douze ans. Il vit dans sa chair cet exemple-là, et dévoile par la même occasion qui il est : le Fils de Dieu. Il est par nature ce que nous sommes tous appelés à devenir par adoption.

Ici les trois jours de sa disparition revêtent un second sens, annonçant sa résurrection : « proclamé Fils de Dieu par sa résurrection d’entre les mort », selon les mots de Paul.

Comme Jésus nous en donne l’exemple, devenir enfant de Dieu, c’est-à-dire adulte en Christ, requiert la fin, la mort de toute dépendance, y compris du regard d’autrui, dans la famille et hors de la famille, hors de l’Église et dans l’Église. C’est le départ de la libération par l’Évangile.

Alors, un monde nouveau, annonce des nouveaux cieux et de la nouvelle terre, devient possible, un monde de relations humaines reconnaissant l’autre pour lui-même, fût-il son enfant, son père ou sa mère, être créé selon l’image de Dieu, manifestée en Christ et non selon mon image ! Un prochain qui n’est pas limité à nos schémas, mais d’une valeur infinie. Voilà tout un programme, qui n’est pas facultatif : abandonner autrui, à commencer par ses proches, à Dieu. Et, pour cela, nous y abandonner nous-mêmes.

« Tout ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel », est-il dit aux disciples (Mt 18, 18). La parole que vous avez reçu vous délie, vous délivre : « C'est pour la liberté que le Christ nous a libérés. Tenez donc ferme, et ne vous remettez pas sous le joug de l'esclavage » (Gal 5, 1).

Et il demeure fidèle, quoiqu’il arrive — 2 Ti 2, 13. C’est cette parole d’Alliance qui est confirmée pour vous aujourd’hui.

*

Nous pouvons alors recevoir tout à nouveau la parole que le Christ donne pour nous à ses disciples : « là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux. »


RP
Antibes / Confirmations 04.09.11