vendredi 6 avril 2012

Serviteur souffrant




Ésaïe 52, 13 - 53, 12 ; Psaume 1 ; Hébreux 4, 14 - 5, 10 ; Jean 18, 1 - 19, 42

Ésaïe 52, 13 - 53, 12
13 Voici, mon serviteur prospérera ; Il montera, il s’élèvera, il s’élèvera bien haut.
14 De même qu’il a été pour plusieurs un sujet d’effroi, — Tant son visage était défiguré, Tant son aspect différait de celui des fils de l’homme, —
15 De même il sera pour beaucoup de peuples un sujet de joie ; Devant lui des rois fermeront la bouche ; Car ils verront ce qui ne leur avait point été raconté, Ils apprendront ce qu’ils n’avaient point entendu.

1 Qui a cru à ce qui nous était annoncé ? Qui a reconnu le bras de l’Eternel ?
2 Il s’est élevé devant lui comme une faible plante, Comme un rejeton qui sort d’une terre desséchée ; Il n’avait ni beauté, ni éclat pour attirer nos regards, Et son aspect n’avait rien pour nous plaire.
3 Méprisé et abandonné des hommes, Homme de douleur et habitué à la souffrance, Semblable à celui dont on détourne le visage, Nous l’avons dédaigné, nous n’avons fait de lui aucun cas.
4 Cependant, ce sont nos souffrances qu’il a portées, C’est de nos douleurs qu’il s’est chargé ; Et nous l’avons considéré comme puni, Frappé de Dieu, et humilié.
5 Mais il était blessé pour nos péchés, Brisé pour nos iniquités ; Le châtiment qui nous donne la paix est tombé sur lui, Et c’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris.
6 Nous étions tous errants comme des brebis, Chacun suivait sa propre voie ; Et l’Eternel a fait retomber sur lui l’iniquité de nous tous.
7 Il a été maltraité et opprimé, Et il n’a point ouvert la bouche, Semblable à un agneau qu’on mène à la boucherie, A une brebis muette devant ceux qui la tondent ; Il n’a point ouvert la bouche.
8 Il a été enlevé par l’angoisse et le châtiment ; Et parmi ceux de sa génération, qui a cru Qu’il était retranché de la terre des vivants Et frappé pour les péchés de mon peuple ?
9 On a mis son sépulcre parmi les méchants, Son tombeau avec le riche, Quoiqu’il n’eût point commis de violence Et qu’il n’y eût point de fraude dans sa bouche.
10 Il a plu à l’Eternel de le briser par la souffrance… Après avoir livré sa vie en sacrifice pour le péché, Il verra une postérité et prolongera ses jours ; Et l’œuvre de l’Eternel prospérera entre ses mains.
11 A cause du travail de son âme, il rassasiera ses regards ; Par sa connaissance mon serviteur juste justifiera beaucoup d’hommes, Et il se chargera de leurs iniquités.
12 C’est pourquoi je lui donnerai sa part avec les grands ; Il partagera le butin avec les puissants, Parce qu’il s’est livré lui-même à la mort, Et qu’il a été mis au nombre des malfaiteurs, Parce qu’il a porté les péchés de beaucoup d’hommes, Et qu’il a intercédé pour les coupables.

*

Un homme est mis en cause, persécuté, exécuté… Quel délit présumé ? Qu’est-ce qui a mené à la situation qui voit le Serviteur du livre d’Ésaïe subir la violence persécutrice ?

Le texte l’ignore ! Aucun acte d’accusation, aucun procès verbal. La cause, le prétexte de la mise à mort du Serviteur, n’ont manifestement aucune importance pour le prophète !

Apparaît ainsi comme en filigrane que quel qu’il soit, le prétexte est sans importance : c’est un prétexte, précisément !

« Nous » sommes tous concernés par une violence qui nous libère : lui est la victime d’une violence qu’il porte pour autrui, pour nous.

De même qui est-il ? Qui est le Serviteur souffrant ? On a longuement débattu pour savoir de qui il s’agit, parlant de ce Serviteur.

Voilà dès lors un texte apparemment difficilement compréhensible : sauf à le prendre comme parole — poétique — de dévoilement d’autre chose. Au-delà de l’enracinement historique, que le texte ne donne pas, ce qui est dévoilé là est un phénomène humain, trop humain, universellement humain — dévoilé et dénoncé dans toute sa réalité dans un condensé du trajet biblique « depuis Caïn et Abel jusqu’à Zacharie » (Matthieu 23, 35)…

On connaît la lecture que René Girard (cf. Le bouc émissaire, Des choses cachées depuis la fondation du monde, etc.) a faite du phénomène universel du sacrifice, et la particularité de sa reprise dans la tradition biblique :

Toute querelle est le dévoilement d’un désir mimétique, d’une imitation les uns des autres dans la convoitise de ce qui est jugé désirable : tous désirent la même chose et cela finit invariablement en conflit.

Entre temps, l’objet de la querelle initiale a été oublié, tandis que les rivalités se sont propagées. Le conflit s’est généralisé en « guerre de tous contre tous » — que Girard appelle « crise mimétique ».

Comment cette crise peut-elle se résoudre, comment la paix peut-elle revenir ? Ici, les hommes ont trouvé « l'idée » d'un « bouc émissaire » (le terme fait référence à l'animal expulsé au désert chargé symboliquement des péchés du peuple selon la Bible — Lévitique 16).

C’est ainsi, précisément, qu'au au moment paroxystique de la crise de tous contre tous se produit éventuellement un « mécanisme salvateur » : le conflit généralisé se transforme en un tous contre un (ou une minorité), qui n'a d'ailleurs même pas de rapport avec le problème de départ ! Si le report sur un « bouc émissaire » ne se déclenche pas, c'est la destruction du groupe. Pourquoi « mécanisme » ? C'est que sa mise en marche ne dépend de personne mais découle du phénomène lui-même.

Plus les rivalités pour le même objet s'exaspèrent, plus les rivaux tendent à oublier ce qui en fut l'origine, plus ils sont fascinés les uns par les autres. À ce stade de fascination haineuse la sélection d’antagonistes va se faire de plus en plus instable, changeante, et il se pourra alors qu'un individu (ou une minorité) polarise alors l'appétit de violence.

Que cette polarisation s'amorce, et par un effet boule de neige elle s'emballe : la communauté tout entière (unanime !) se trouve alors rassemblée contre un individu unique (ou une minorité).

Ainsi la violence à son paroxysme aura alors tendance à se focaliser sur une victime et l’unanimité à se faire contre elle. L’élimination de la victime éteint le désir de violence qui pouvait animer chacun juste avant que celle-ci ne meure. Le groupe — « nous » (v. 2-6) — retrouve alors son calme via « le châtiment qui nous donne la paix » (Es 53, v. 5). Cela « nous » concerne (cf. le nombre de « nous » dans les versets 2 à 6). La victime apparaît alors comme fondement de la crise et comme auteur de la paix retrouvée — par une sorte de « plus jamais ça ».

La caractéristique de la lecture du phénomène dans la Bible est de révéler que la victime est innocente, ce qu’ignorent tous les mythes de l’humanité. C’est une différence essentielle entre Caïn et Abel et Romulus et Remus : Abel n’est pas mis en cause.

On est au cœur du texte d’Ésaïe 53 : le persécuté est innocent.

Où la foi des disciples du Crucifié retrouve la figure du Christ, qui n’a sans doute pas manqué de méditer lui-même la profonde leçon d’Ésaïe 53 : la violence est vaincue quand la victime ne joue pas le jeu.

« Le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie comme la rançon de plusieurs. » (Marc 10, 45).

RP
Vence, vendredi saint, 06.04.12


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