dimanche 17 juin 2012

Voir l’invisible




Hébreux 11, 1 & 12, 1-2
11, 1 La foi est une ferme assurance des choses qu’on espère, une démonstration de celles qu’on ne voit pas.

12, 1 Nous donc aussi, puisque nous sommes environnés d’une si grande nuée de témoins, rejetons tout fardeau et le péché qui nous enveloppe si facilement, et courons avec persévérance l’épreuve qui nous est proposée,
2 les yeux fixés sur Jésus, qui est l’auteur de la foi et qui la mène à la perfection. Au lieu de la joie qui lui était proposée, il a supporté la croix, méprisé la honte, et s’est assis à la droite du trône de Dieu.

Luc 9, 28-36
28 Jésus prit avec lui Pierre, Jean et Jacques et monta sur la montagne pour prier.
29 Pendant qu’il priait, l’aspect de son visage changea et son vêtement devint d’une blancheur éclatante.
30 Et voici que deux hommes s’entretenaient avec lui ; c’étaient Moïse et Élie ;
31 apparus en gloire, ils parlaient de son départ qui allait s’accomplir à Jérusalem.
32 Pierre et ses compagnons étaient écrasés de sommeil ; mais, s’étant réveillés, ils virent la gloire de Jésus et les deux hommes qui se tenaient avec lui.
33 Or, comme ceux-ci se séparaient de Jésus, Pierre lui dit : “Maître, il est bon que nous soyons ici; dressons trois tentes : une pour toi, une pour Moïse, une pour Élie.” Il ne savait pas ce qu’il disait.
34 Comme il parlait ainsi, survint une nuée qui les recouvrait. La crainte les saisit au moment où ils y pénétraient.
35 Et il y eut une voix venant de la nuée; elle disait : “Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai élu, écoutez-le !”
36 Au moment où la voix retentit, il n’y eut plus que Jésus seul. Les disciples gardèrent le silence et ils ne racontèrent à personne, en ce temps-là, rien de ce qu’ils avaient vu.

*

« Les yeux fixés sur Jésus ». Qu’est-ce à dire, sachant que « la foi est une ferme assurance des choses qu’on espère, une démonstration de celles qu’on ne voit pas » ?

Cela nous enseigne beaucoup sur ce sens qu’est la vue, et qui renvoie au-delà de lui-même, au-delà de ce qu’on voit. C’est aussi ce que les arts de la vue répercutent pour nous. Car ce qu’il s’agit de voir, dans un tableau par exemple, mais ça vaut aussi pour la photo ou l’aspect visuel du cinéma, ce n’est pas ce qu’on voit, mais ce dont la vue nous donne le signe, et qui est au-delà de ce que l’on voit. Cela nous apprend à lire un portrait, qui dit un caractère, ou un paysage, qui dit, au-delà du tragique de la nature qui le fait advenir, la source de beauté qui le déborde infiniment — ce qu’essaie de dire l’abstraction —, comme elle déborde infiniment la couleur qui est donnée à nos yeux, à nos sens, à notre chair, qui devient l’interprète d’une lumière originelle qui précède toute couleur. Un signe alors que la couleur, signe — comme sacrement, « forme visible d’une réalité invisible » selon Augustin. Une parole donnée à nos yeux, à nos sens.

Les yeux fixés sur celui qu’on ne voit pas, voilà le résumé de la traversée du ch. 11 de l’Épître aux Hébreux… Celui qu’on ne voit pas, le Ressuscité et son Royaume ; qu’on ne voit pas, au moins depuis l’Ascension et la fin de ses apparitions. Pour ceux qui ont vu Jésus de sa naissance à sa mort, comme Siméon (Luc 2) dont les yeux ont vu en Jésus enfant le salut attendu, soit ! Encore qu’il fallait bien la lumière de l’Esprit saint pour reconnaître le Fils éternel de Dieu en un enfant semblable aux autres, puis en un homme semblable aux autres. Mais que dire nous concernant, nous qui n’avons pas frayé avec Jésus sur les routes de Galilée ou de Judée ?…

Et même pour ceux qui ont eu ce privilège, se pose la question de la foi, de cette œuvre de l’Esprit saint qui leur fait percevoir la présence de Dieu en cet homme. « Nul n’a jamais vu Dieu », souligne l’Évangile de Jean, qui précise : « Dieu Fils unique seul l’a fait connaître. » Alors, « les yeux fixés sur Jésus », qu’on ne voit pas, qu’est-ce à dire ?

Ou alors, serait-ce que contrairement à l’époque du Décalogue, on verrait désormais ? Avoir « fait connaître Dieu » l’aurait-il rendu visible ? Dieu dévoilé dans sa Gloire : est-ce ce que signifie la rencontre de Jésus ressuscité au dimanche de Pâques, ou au jour de la Transfiguration ?

Dieu serait-il devenu donc devenu comme visible, ou imaginable ? Pour que l’on ait, de la sorte, « les yeux fixés sur Jésus ». En effet, puisque, comme chrétiens, nous confessons avoir connu Dieu dans l’humanité du Christ, la gloire céleste du Fils de Dieu serait-elle donc devenue visible dans l’humanité visible du Christ ?

Ne serait-ce alors pas là la satisfaction notre tentation ? Voir Dieu. Déjà dans l’Exode, à Moïse : « fais-nous des dieux qui marchent devant nous » ! Cela ne correspond-il pas d’ailleurs à la tentation de Jésus lui-même : rendre Dieu visible en levant le voile de son humanité et en se montrant dans sa seule gloire céleste ? C’est bien le cœur de sa tentation au désert ! « Montre-toi comme tu es, Fils éternel de Dieu ! » Or, Jésus a résisté : quant à sa gloire, son ministère se déroulera dans le secret, dans l’anonymat.

La Transfiguration, comme un premier dimanche de Pâques est alors le moment où trois disciples reçoivent le privilège de voir lever un instant — pour leurs yeux ! — ce secret de la gloire cachée de celui qui demeure dans l’éternité auprès du Père. Secret qui ne sera pleinement levé pour la foi des croyants qu’au dimanche de Pâques, et universellement lors de la Parousie.

Mais que nous dit ce dévoilement d’un instant ? Il nous dit dès lors rien d’autre que cela : l’humanité, à laquelle Jésus n’a pas voulu renoncer, est au-delà de nos capacités de compréhension et a fortiori de vision. Et il serait mal venu, sous prétexte que Jésus a assumé une réelle humanité, et qu’il a refusé d’y renoncer, ou d’en lever pleinement le voile — de penser que du coup nous aurions prise sur lui ; que son humanité, en un mot, serait à la mesure de nos conceptions et de nos visions.

Au contraire, l’humanité de Jésus est l’humanité du Fils de Dieu, l’humanité en laquelle Dieu nous rencontre, l’humanité même de Dieu ! Sacrement qui fonde les autres, baptême et Cène, comme paroles visibles.

Une vision d’un instant, une parole visible d’un instant qui bouleverse notre humanité propre. « L’effroi avait saisi les disciples » dit le texte. Notre humanité propre, et celle de nos prochains, est comme cachée, au-delà de que nous en savons ou croyons en voir ou en savoir. « Votre vie est cachée avec le Christ en Dieu » (Col 3, 3).

*

« Nous ne connaissons plus selon la chair », écrit Paul — à savoir : depuis la Résurrection, et a fortiori depuis la cessation des apparitions, des possibilités de vision du Ressuscité, cessation qui en soi est un enseignement.

La vérité du Christ, homme semblable à tous les êtres humains, est au-delà de ce que l’on peut en voir, de ce que ses disciples ont pu en voir. Semblable en son humanité à tous les êtres humains : du coup cela concerne chacun de nous et de nos prochains.

C’est aussi ce que nous disent les arts visuels : non pas imitation de la nature, reproduction de ce qui n’est pas reproductible, mais invitation à aller au-delà de ce que l’on y voit.

… Comme en écho de que nous disent les récits de la Transfiguration, lorsqu’ils nous dévoilent que ce Jésus que les disciples ont côtoyé n’est autre que le Fils éternel de Dieu fait homme. Au-delà de ce qu’ils ont vu ! Quant à lui, « écoutez-le », dit le texte. Écoutez-le aujourd’hui, précisera l’Épître de Pierre dans son récit de la transfiguration : aujourd’hui « nous avons la parole des prophètes qui est la solidité même » (2 P 1, 19). La Loi et les Prophètes.

*

Revenons donc à la Loi et aux Prophètes. Voilà ce dont se souviennent Pierre et les Évangiles. La Loi et les Prophètes, à savoir Moïse et Élie dans le récit de la Transfiguration selon les Évangiles.

Le récit de la Transfiguration est enraciné dans la mémoire du Sinaï (cf. Exode 24) : la montagne (Ex 24, 1 & 12-13), les six jours (Ex 24, 16), les trois personnes : Aaron, Nadav et Avihou (Ex 24, 1 & 9), la nuée et la voix (Ex 24, 15-17)… Derrière cette histoire, il y a le rappel du Sinaï où Moïse est médiateur de la Loi, la Torah. Et comme pour la Torah, ce qui est en bas renvoie à ce qui est en haut. Un tabernacle terrestre, ainsi le rappelle l’Épître aux Hébreux, signe d’un Tabernacle céleste contemplé par Moïse.

En bas : trois disciples. En haut, trois figures célestes : Jésus, Moïse et Élie. Moïse et Élie, « la Loi et les Prophètes ». Et entre les deux, le Fils de l’Homme qui est dans les cieux, en haut ; — et en bas, un projet de tabernacles, de tentes (selon que, Jn 1, 14, « il a “tabernaclé” parmi nous »).

Et au Sinaï qu’en est-il de ce qu’on voit ? — : une voix, une voix que le peuple voit : « vous avez vu la voix — les voix — de Dieu », est-il dit au peuple au Sinaï.

Et aussi, on peut le remarquer, la voix et la présence d’Élie orientent aussi vers l’attente du Messie à la fin des temps, selon le livre du Prophète Malachie. Les visions du Prophète Daniel sur la venue du Royaume. Plusieurs d’entre vous ne mourront pas avant d’avoir vu le Royaume disait Jésus juste avant la Transfiguration.

Alors, qu’ont-t-il retenu finalement, les trois disciples ? Pas grand chose de visualisable. Une Parole : « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai élu, écoutez-le ! »… « Écoutez-le » : voilà ce qu’est « avoir les yeux fixés sur Jésus » — le voir !

Et quant à la vision proprement dite, le récit de l’épisode marque rien moins qu’un embarras : pour parler de la blancheur éclatante de la lumière, si le mot correspond, semble dire le texte, on n’a de comparaison que celle du teinturier. Ce jour-là c’était plus blanc encore, dit l’Évangile ! Que fait d’autre un peintre voulant rendre la clarté ? Ce qui ne renseigne pas beaucoup, sauf à comprendre qu’ici aussi, il s’agit d’aller au-delà de ce qui est accessible à nos sens, à notre vue…

Blancheur éclatante, lumière. Et voilà que pour fixer la lumière, comme si c’était possible, comme pour une impression photographique !, les disciples n’ont d’autre idée que de dresser des tentes — comme une chambre noire pour développement de l’impression ?! Mais après tout, pourquoi pas des tentes ? On peut imaginer qu’ils pensent aux tabernacles (même mot que tente) — tabernacles de la fête du même nom — référence à l’Exode (cf. aussi Jean 1, 14 cit. supra : « il a “tabernaclé” parmi nous »).

Mais la présence de Dieu ne se fixe pas. Il faudra redescendre de la Montagne. Où le texte fait apparaître que les disciples sont tout de même à côté de la plaque… photographique !

Et pour cause : ils sont de la terre. Ils se trouvent en présence de celui qui manifestement vient du ciel, qui provient de l’au-delà de toute lumière. Celui qui est au-delà des choses visibles du commencement jusqu’à la fin, et qui en ces jours est dévoilé en Jésus comme à leurs yeux.

*

Ce Jésus-là n’est autre que le Ressuscité. C’est ce qu’ont compris les disciples, plus tard. C’est bien le Ressuscité qui leur est apparu ce jour-là, avant même la crucifixion, celui qui demeure dans le sein du Père dans toute l’Éternité, celui en qui vient le Royaume ; qu’ils ont donc contemplé dans la Gloire avant même leur mort.

Et on a retenu la voix qui a retenti : « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai élu, écoutez-le ! ». Écoutez ce que Dieu vous dit par lui. Déjà le Royaume est à l’intérieur de vous… Ne restez pas sur Mont de la Transfiguration. Allez suivre le Ressuscité là où il vous précède : « Écoutez bien ce que je vais vous dire : le Fils de l’homme va être livré aux mains des hommes. » — « Mais, poursuit le texte, ils ne comprenaient pas cette parole ; elle leur restait voilée ». Car il s’agit à présent, la vision ayant cessé, de vivre comme « comme voyant celui qui est invisible » (Hébreux 11:27)… « les yeux fixés sur Jésus », selon ce que l’on a entendu comme de nos yeux lors de la vision de la transfiguration : « écoutez-le », écoutez ce qu'il dit dans le témoignage des Apôtres transmis jusqu'à nous, attesté à nos sens, à notre vue, comme parole visible, don pour nous de la lumière invisible qui précède la lumière et ses signes, « forme visible de la grâce invisible », sacrements.

Alors nous sommes l’objet même de la prière de Jésus lui-même. Jean 17 : c’est pour eux que je prie — les Apôtres. Et aussi pour ceux qui, « sans avoir vu », auront cru par leur parole.

dimanche 10 juin 2012

"Serait-ce moi ?"




Exode 24, 3-8 ; Psaume 92 ; Hébreux 9, 11-15 ; Marc 14, 12-26

Marc 14, 12-26
12 Le premier jour des pains sans levain, où l'on immolait la Pâque, ses disciples lui disent : « Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour que tu manges la Pâque ? »
13 Et il envoie deux de ses disciples et leur dit : « Allez à la ville ; un homme viendra à votre rencontre, portant une cruche d'eau. Suivez-le
14 et, là où il entrera, dites au propriétaire : “Le Maître dit : Où est ma salle, où je vais manger la Pâque avec mes disciples ? ”
15 Et lui vous montrera la pièce du haut, vaste, garnie, toute prête ; c'est là que vous ferez les préparatifs pour nous. »
16 Les disciples partirent et allèrent à la ville. Ils trouvèrent tout comme il leur avait dit et ils préparèrent la Pâque.
17 Le soir venu, il arrive avec les Douze.
18 Pendant qu'ils étaient à table et mangeaient, Jésus dit : « En vérité, je vous le déclare, l'un de vous va me livrer, un qui mange avec moi. »
19 Pris de tristesse, ils se mirent à lui dire l'un après l'autre : « Serait-ce moi ? »
20 Il leur dit : « C'est l'un des Douze, qui plonge la main avec moi dans le plat.
21 Car le Fils de l'homme s'en va selon ce qui est écrit de lui, mais malheureux l'homme par qui le Fils de l'homme est livré ! Il vaudrait mieux pour lui qu'il ne soit pas né, cet homme-là ! »
22 Pendant le repas, il prit du pain et, après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit, le leur donna et dit : « Prenez, ceci est mon corps. »
23 Puis il prit une coupe et, après avoir rendu grâce, il la leur donna et ils en burent tous.
24 Et il leur dit : « Ceci est mon sang, le sang de l'Alliance, versé pour la multitude.
25 En vérité, je vous le déclare, jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu'au jour où je le boirai, nouveau, dans le Royaume de Dieu. »
26 Après avoir chanté les psaumes, ils sortirent pour aller au mont des Oliviers.

*

"L'un de vous va me livrer" (v. 18), dit Jésus au moment où il partage la cène, celle de la Pâque, avec ses disciples. Un qui met la main au plat avec moi. Tragique : Judas aussi est là, à la cène, annonçant la suite des choses : "ils sortirent pour aller au mont des Oliviers" (v. 26). L'institution de la sainte Cène au dernier repas de Jésus est rattachée à celle de la Pâque — via sa mort. Elle se placera bientôt dans un élargissement universel, concernant aussi les païens. Si Judas lui-même était là ! pourra-t-on dire... Au cœur d’une ambiance lourde, menaçante — signe : le secret du lieu, avec le signe de l’homme à la cruche qui y conduit…


Une Pâque universelle

Avant et après ce soir-là, aucune restriction à l'admission à la Cène, dans les Évangiles. L'Évangile de Jean nous montre Jésus référant clairement à son corps et à son sang, jusqu'à scandaliser les disciples, une multiplication des pains dont il fait bénéficier tous parmi la foule, sans écarter quiconque. Les disciples, eux, voudraient renvoyer la foule, tentation qui est celle de tous les égoïsmes quand le pain semble manquer, et surtout quand manque la foi que Dieu pourvoit à la générosité. Que n'entendons-nous aujourd'hui la foule demander : renvoyez ceux-ci ou ceux-là, il n'y a chez nous pas assez à manger. Donnez-leur vous-même à manger, dit Jésus à qui sait l'entendre.

Comme dans les Évangiles, aucune restriction à la sainte Cène non plus dans le livre des Actes où l'on voit les Apôtres faire nommer des diacres pour servir aux tables avec une justice égale pour les "hellénistes", c'est-à-dire les juifs grecs, et les Hébreux, juifs du pays, ainsi que pour leurs veuves respectives ; servir aux tables dont on sait qu'elles étaient le lieu de la célébration de la Cène, le pain et le vin du repas signifiant, comme au dernier repas de Jésus, son corps et son sang.

Dans ce même livre des Actes, on voit même Paul, en pleine tempête, rompre le pain dans le bateau qui menace de faire naufrage et le partager avec tous — 276 personnes en tout, dit le texte — (Actes 27:34-38), après avoir promis à tous que leur vie serait épargnée. Les termes qu'emploie Luc ici, dans les Actes — "il prit du pain, rendit grâces et le rompit" — sont les mêmes que ceux qu'il emploie pour l'institution de la sainte Cène (Luc 22:19) ou lors de l'apparition du ressuscité aux disciples d'Emmaüs (Luc 24:30).

Dans tous ces cas, l'allusion à une portée universelle, très large, de la Cène, est certaine, comme il est question dans l'institution du sang de l'Alliance répandu pour la multitude. Qu'en est-il alors de la réserve de la 1ère Epître aux Corinthiens, plus volontiers reprise que l'ouverture des autres textes — mais peut-être pas de la bonne manière ?


Un regard sur l'histoire

La réserve de Paul, grand promoteur de l'extension universelle de l’Évangile, a très vite entraîné une stricte discipline de la Cène dans l'Église. La participation au repas du Seigneur est, déjà dans l'Église ancienne, un mystère réservé aux seuls baptisés, au point qu'à une époque ancienne, les bâtiments étaient séparés en deux parties, de même que le culte, les baptisés seuls participant à la deuxième partie du culte, et se retirant des yeux de ceux qu'on appelait alors les catéchumènes, à savoir les personnes qui n'avaient pas encore reçu le baptême, qui pouvaient d'ailleurs être parfois avancées en âge.

Il est à noter que cependant, les petits enfants ayant reçu le baptême n'étaient pas exclus, et — c'est le cas jusqu'aujourd'hui dans l'Église orthodoxe —, participaient à la sainte Cène, quel que soit leur âge. Puis au Moyen Age, la confirmation, administrée auparavant aux nourrissons lors de leur baptême, avait été déplacée à un âge, l'adolescence, où les enfants devenus grands étaient à même de professer eux-mêmes leur foi, profession de foi responsable dorénavant exigée donc, pour qu'ils puissent participer à la Cène.

Autant de restrictions successives fondées au plus probable sur la réserve de Paul dans le texte de la 1ère Épître aux Corinthiens. Réserve qu'il faut donc examiner de près, d'autant plus qu'on a peut-être ajouté à la restriction de Paul.


La réserve de Paul

Lorsque Paul écrit aux Corinthiens et leur rapporte la tradition de l'institution de la sainte Cène agrémentée des fameux avertissements qu'il exprime, il s'adresse à une Église, celle de Corinthe qui, contrairement à ce qu'elle pense d'elle-même, est loin d'être exemplaire.

Un comportement erroné, dans l'Église de Corinthe est sous-jacent au passage sur la sainte Cène. Cet écart de comportement est mentionné aux v. 17 à 22. Il est lié aux fameux partis que connaît alors l'Église de Corinthe — cf. 1 Co 1 : "Moi je suis de Paul, moi d'Apollos, moi de Céphas (c'est-à-dire Pierre)." Et lors des réunions de l'Église, et notamment lors des repas, au cours desquels est célébrée la sainte Cène, les divisions en question subsistent. Notre texte laisse à penser que ces divisions se situent à plusieurs niveaux : au niveau religieux, division entre chrétiens, sans compter un niveau social — division entre les catégories sociales qui composent l'Église de Corinthe (cf. v.21 et 34). Lors du repas, les divisions et les discriminations sociales éclatent : au point que certains ont priorité sur d'autres.

Une honte que la division entre chrétiens. Une honte pire encore sans doute, que la discrimination, entre groupes sociaux, entre autochtone et étrangers, etc., face à laquelle Paul ne montre aucune tendresse. Il n'invite, dans un premier temps, qu'à plus de pudeur : "vous avez des maisons pour manger et pour boire" (v. 22). Ne venez donc pas étaler vos différences et vos attitudes discriminatoires jusque dans l'Église. Ce qui n'est sans doute pourtant pas sans conséquences à terme.

Ici, Paul ne fait que mentionner ce qui malheureusement, se passe en ville. Quant à l'Église, on y vit la communion avec le Christ. Le Christ n'est pas divisé, y compris sur le plan social : lorsque l'on mange ce pain et boit cette coupe, c'est au Christ lui-même que l'on participe. C'est donc le bafouer que de vivre cette cérémonie avec un tel comportement ; c'est carrément retarder la venue du Royaume, qui est celui de la justice pour tous quelle que soit leur provenance, où la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres, la libération aux captifs, le recouvrement de la vue aux aveugles. Dans le Royaume, il n'y a ni pauvres, ni esclaves, ni infirmes ; même la mort a disparu.

Or si les yeux de notre foi ne discernent pas le corps du Seigneur, qui se signifie, ici à la Cène, le Royaume n'advient plus au milieu de nous. Nous demeurons donc dans le monde du malheur, perpétuant la maladie, l'infirmité et la mort que le Christ a détruits et qui prendront fin à l'instauration du Royaume. Sans ce discernement du corps du Christ, notre participation à une Cène réduite à l'état de casse-croûte — pâté pour les uns, mais caviar pour les autres, est pur mensonge, jugement contre soi, marque de ce vieux monde, où agit la mort.

Que chacun donc se juge soi-même, s'examine soi-même : est-ce le pain d'un casse-croûte, est-ce le vin d'une beuverie que je déguste, ou est-ce que je crois que je reçois là le corps et le sang du Christ, réconciliant les hommes de tous les milieux, de toutes les peuples, de toutes origines et provenances. Ou en d'autres termes, Dieu a-t-il ouvert les yeux de ma foi pour que je sache recevoir ici son Fils qui me nourrit et me régénère ? Son Fils qui n'est pas divisé, non plus, au gré des confessions chrétiennes.

Point d'autre dignité que lui-même, Jésus, qui a abattu le mur de séparation entre les êtres humains : "en lui il n'y a plus ni juif, ni Grec, ni esclave, ni homme libre, ni homme, ni femme".


Quelle dignité ?

Si je fonde ma dignité sur quoi que ce soit d'autre que Jésus, à commencer par ma dignité sociale, nationale, pseudo-raciale (puisqu'on sait qu'il n'y a qu'une race humaine), confessionnelle, voire plus subtilement ma vertu morale, ou celle que je m'attribue, alors me voilà participant indignement, faisant obstacle à la présence du Royaume au milieu de nous.

Le risque est grand en effet de déplacer au plan de la dignité morale la restriction de Paul, et de lui donner ainsi un sens qui n'est pas le sien. Pour Paul il n'est de dignité que celle de la foi, qui consiste simplement à savoir discerner que nous participons collectivement, par l'Esprit que nous invoquons, au corps et au sang du Christ, à savoir que ce pain et ce vin sont la communion au corps et au sang du Christ. Point question de dignité sociale, nationale, pseudo-raciale, confessionnelle ou morale des uns par laquelle ils s'arrogeraient le droit de juger les autres, voire les cœurs des autres, et de les excommunier, puisque c'est ce que signifie privation de la Cène.

C'est au strict plan de la discipline personnelle ("que chacun s'examine soi-même"), avec pour seul remède le foi, que Paul insiste ici sur la question morale impliquée dans les discriminations. "Suis-je Judas" ? Si je le pense, alors le Christ seul est mon recours et mon salut.

On a par la suite sans doute abusé de ce moyen, la Cène et l'exclusion de sa participation, que l'Église n'a utilisée dans un premier temps, bien qu'il soit difficile d'en trouver trace dans la Bible, que pour faire obstacle aux scandales évidents. Cet usage a sans doute contribué à développer la confusion entre dignité morale et dignité de foi — celle du Christ seul. Mais les critères extérieurs sont si pratiques pour en venir à juger ce que Dieu seul connaît... Il n'y a pourtant à l'origine que discipline en vue d'éviter les scandales évidents, et en premier lieu, pour Paul, le scandale des écarts sociaux, des discriminations, de la fracture sociale, éclatant jusque dans l'Église, ou même s'y renouvelant sous forme de divisions confessionnelles : "moi je suis de Paul, moi de Céphas, moi de Luther, moi du pape, moi de Calvin...".

La dignité dont il est question ici se résume au fond à se savoir indigne, point de départ vers la cessation dans l'Église du scandale des divisions de toute sorte, sociales, morales, religieuses. Et, sachant cela, à chacun de lutter pour la manifestation du Royaume par l'Église, dans ce signe qu'est le partage, le travail pour l'abolition de ce scandale qu'est l'abîme des différences sociales, ou confessionnelles, au sein du corps du Christ.

*

Suis-je Judas qui trahit le Christ qui affirme que là où est l'exclu, l'étranger, le malade, c'est lui-même qui est présent ? Alors que je m'examine moi-même, pour recevoir cette seule dignité qui reste, celle de la foi. À chacun de savoir qu'en mangeant ce pain et en buvant de cette coupe, il ne fait pas un geste vain, s'il croit que par l'Esprit saint, il a communion au corps et au sang du Christ, qui rassemble dans l'amour les êtres humains de toutes les provenances, "et qu'ainsi, comme dit Paul, il mange du pain et boive de la coupe" (1 Co 11:28).

RP
Vence 10.06.12


dimanche 3 juin 2012

"Avec vous tous les jours jusqu'à la fin du temps"




Deutéronome 4, 32-40 ; Psaume 33 ; Romains 8, 14-17 ; Matthieu 28, 16-20

Matthieu 28, 16-20
16 Les onze disciples allèrent en Galilée, sur la montagne que Jésus avait désignée.
17 Quand ils le virent, ils se prosternèrent, mais quelques-uns eurent des doutes.
18 Jésus s'approcha d'eux et leur adressa ces paroles : « Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre.
19 Allez, faites de toutes les nations des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit,
20 leur enseignant à garder tout ce que je vous ai prescrit. Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du temps. »

*

« Avec vous jusqu’à la fin du temps ». Une promesse qui fonde une conviction, que l’on retrouve dans la formule « flagror non consumor » — « Je brûle mais ne me consume pas » — une devise du protestantisme français, qui a accompagné l’histoire de l’Église réformée de France. La devise vient d’un verset de l’Exode : « Moïse faisait paître le troupeau de son beau-père Jéthro, prêtre de Madiân. Il mena le troupeau au-delà du désert et parvint à la montagne de Dieu, à l'Horeb. L'ange du SEIGNEUR lui apparut dans une flamme de feu, du milieu du buisson. Il regarda : le buisson était en feu et le buisson n'était pas dévoré. » (Exode 3, 1-2)

Vous savez que notre Église réformée cesse d’exister… sous ce nom — Église réformée de France. Mais la devise, bien sûr — « je brûle mais ne me consume pas » — demeure, comme demeure pour tous les temps le texte dont elle ressort, et la promesse « Je suis avec vous… ».

Notre Église s’efface sous ce nom d’Église réformée de France pour devenir l’Église protestante unie de France qu’elle formera bientôt avec l’ex-Église évangélique luthérienne de France. Cela a été voté au synode national de Belfort il y a quinze jours. Cela sera scellé au synode national commun de 2013, dans un an.

Notre Église locale d’Antibes-Cagnes et Vence aussi cesse d’exister, dans un peu moins d’un mois, pour devenir bientôt l’Église protestante d’Antibes-Cagnes et l’Église protestante de Grasse et Vence. Et c’est ce tournant, vous le savez — l’Église qui m’a appelé cessant d’exister comme telle fin juin 2012 —, qui a fait déclic pour mon départ pour cette même date, ce qui correspond à un temps normal dans une paroisse : neuf ans.

Il est des moments tournants, des temps marqués. Un temps pour chaque chose. Des temps marqués qui ne laissent aucun doute sur les choix à faire. Le temps est donc venu pour ma famille et moi de poursuivre notre route au-delà de notre passage à Antibes, Cagnes et Vence. Cela laisse derrière nous le souvenir d’une période riche, chargée de bénédictions, pour laquelle nous vous sommes reconnaissants. Nous sommes encore ici jusqu’à fin juin… Et déjà un autre temps s’ouvre devant nous tous, sous le regard de Celui qui nous envoie… Pour ma famille et moi à Poitiers.

*

Ici, à Vence avec Grasse et à Antibes-Cagnes, s’ouvrira un nouveau projet qui je l’espère gardera le cœur de ce qui a caractérisé le projet pour lequel vous m’avez appelé, qui m’a retenu et que je me suis efforcé de remplir, avec joie. Au cœur de ce projet, vous le savez : vivre et développer des relations ouvertes avec les autres Églises et communautés, et sur la vie de la cité en général. Comme son Seigneur, en effet, l’Église est « pour » — pas pour elle-même mais pour celui qui l’envoie, et donc pour celles et ceux vers qui il l’envoie, de toutes nations dans notre texte, de toute compréhension — toujours insuffisante — du Nom qui n’appartient à personne, Celui que nul n’a jamais vu, dit l’Évangile de Jean en rappel du Décalogue — Décalogue auquel fait écho la montagne désignée par Jésus dans notre texte.

Envoyés avec les autres disciples, bientôt les autres chrétiens, les autres Églises, en relation avec les traditions diverses et en premier lieu la tradition juive, héritière privilégiée et témoin de la révélation biblique — depuis la montagne, que Jésus désigne — révélation qui fonde l’envoi de ses disciples par Jésus. Vers la cité des hommes…

Et comme chrétiens, envoyés par le Christ, dans le texte de ce jour, ce dimanche dit dans les liturgies chrétiennes dimanche de la Trinité — selon le terme qui a été retenu pour résumer la formule de l’envoi des disciples. Au Nom du Père, et du Fils, et de l’Esprit saint.

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« Au Nom ». Le Nom. Voilà qui, en deçà de la formule donnée aux disciples envoyés baptiser et enseigner mobilisait forcément leur mémoire de lecteurs de la Bible : « Interroge les temps anciens » dit le Deutéronome (ch. 4) au texte de ce jour que nous avons entendu comme Loi.

On sait que les juifs — dont étaient bien sûr les onze disciples — ne prononcent pas le Nom de Dieu donné au jour du buisson ardent, mais lisent Hashem, ce qui signifie Le Nom. Car Dieu échappe à toute nomination ; il est au-delà de toutes les représentations que nous pouvons nous en faire. L’appellation Hashem est une façon de souligner que ce Nom est inconnu — contre toute tentation idolâtre.

Pour les onze disciples, et ceux qui les suivront, c’est de ce Nom qu’ils reçoivent leur nom par l’Esprit saint, comme leur maître reçoit le sien. Ils ne sont maîtres ni du Nom de Dieu bien sûr, ni même de leur propre Nom. Nous ne sommes pas maîtres de nos noms, reçus d’un autre, ce qui est rappelé au baptême ; ni de ce que nos noms signifient devant Dieu, ni de ce qu’il nous confie en nous appelant par nos noms lorsqu’il nous envoie dans le monde.

Un moment pour les onze disciples qui à la fois les lie à Israël en qui s’enracine la foi de Jésus et la leur, et qui en séparera leur avenir ; leur avenir qui, en fonction du pouvoir universel que Jésus annonce ici comme le sien, les conduit vers les nations où, pour le meilleur ou pour le pire, éclora leur nom nouveau : chrétiens…

Pour le meilleur ou le pire. « Quand ils virent Jésus, les disciples se prosternèrent, mais quelques-uns eurent des doutes » dit le texte : le pressenti du pire possible serait-il aussi dans ce doute ?

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Un rabbin, Irving Greenberg, a écrit dans un essai intitulé La nuée et le feu, judaïsme, christianisme et modernité après l’Holocauste : « À l’origine du développement du christianisme, il y a un pari de foi. Élevé au sein du judaïsme et dans son espérance messianique, Jésus pouvait être considéré soit comme un faux messie soit comme un nouveau dévoilement de l’amour de Dieu, comme une révélation d’amour et de salut pour l’humanité. Ceux qui suivirent Jésus en le proclamant Christ misèrent leur vie sur cette révélation en faisant le pari que cette nouvelle orientation n’était ni une illusion ni une hérésie, mais une nouvelle étape sur la voie du salut et le support d’un message d’amour à l’humanité… Comme c’est le cas dans toute entreprise associant Dieu et les hommes, le bilan spirituel de ce pari est inégal […]. » (Irving Greenberg, La nuée et le feu, Paris, Cerf, 2000, pp.39-40. Cit. in Alain Nouis, « Christianisme et judaïsme – la question de l’altérité », Actes du colloque « Foi protestante et judaïsme », organisé par la FPF à Paris les 1er et 2 octobre 2010.)

Le rabbin Greenberg rappelle alors que la Shoah a eu lieu sur une terre, l’Europe, ensemencée durant des siècles par la parole chrétienne et s’interroge, nous interroge : « Le pari de la foi en Jésus ne serait-il pas perdu ?» (Ibid.)

Telle est la question qui, vingt siècles après cet envoi aux nations se pose au christianisme en général, et donc au christianisme protestant — comme le rappelle le fameux théologien protestant Karl Barth au sortir de la dernière guerre mondiale : «L’Église protestante a assumé au seizième siècle une grande responsabilité dans l’élaboration des destinées du monde — écrit-il. Elle doit se demander comment l’Europe a pu se trouver quatre cents ans après la Réforme au bord du précipice le plus terrifiant ? Ce qui doit faire réfléchir l’Église protestante, c’est le fait que le national-socialisme ait pu naître dans le pays où est née la Réforme et qu’il ait pu s’y développer jusqu’à devenir un objet de crainte et d’horreur pour le monde entier » (Karl Barth, Une voix suisse, Genève, Labor & fides, 1944, p.106. Cit. ibid.).

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Notre texte de ce dimanche de la Trinité, où le disciple Matthieu rappelle que lui et ses condisciples reconnaissent Jésus comme leur Seigneur ressuscité, celui dont le Nom témoigne pour eux du Nom du Père, ce que l’Esprit leur confère à leur tour — ce texte les enjoint aussi d’enseigner tout ce que Jésus leur a prescrit. Des prescriptions qui les rattachent donc à leur enracinement juif, dans la Bible hébraïque. Car il n’y a pas de doute que pour Matthieu qui rapporte cela, Jésus leur a prescrit notamment l’observance de la Torah — « pas un seul trait de lettre n’en passera » insistait-il, selon le même Matthieu.

Et les voilà envoyés aux nations, auxquelles les préceptes observés par les disciples ne sont pourtant pas imposés ! et cela, cependant, en fidélité à l’envoi aux nations avec ce qu'elles sont : en naîtra notre christianisme qui recevra l’enseignement prescrit par Jésus d’une façon qui leur soit adaptée, qui a fait le christianisme pluriel et l’a conduit jusqu’à nous — en passant par le choc du XXe siècle que je viens d’évoquer.

Avec, dès lors, une question : « quelle observance chrétienne de la loi de Moïse ? » Sans vouloir déflorer trop ce que j’essayerai de vous dire ce 14 juin au centre culturel israélite sur ce thème, autant dire déjà que l’envoi de Jésus nous contraint au vis-à-vis d’Israël et de son rôle de fidélité à la Torah sans lequel le christianisme, pour être fidèle pour sa part à son envoi aux nations, verrait trahir la nature de cet envoi, sa nature-même, pour des dérives vers un manque de vigilance dont l’histoire a montré jusqu’où il a pu conduire.

Deux fidélités en tension et nécessaires à l’Église. C’est un aspect concret de la leçon pour moi de ces années à Antibes, Cagnes et Vence, une vie œcuménique dans la pluralité des Églises et en dialogue avec le judaïsme dans l’amitié judéo-chrétienne, dialogue minutieux et exigeant, en présence d’un judaïsme concret. Mes paroisses précédentes étaient dans des villes, ou villages, où les communautés juives étaient absentes, et donc le rapport avec le judaïsme plus théorique. L’enseignement de mon ami le rabbin Marcel Zemour m’a été particulièrement précieux (durant ces années de rencontres de l'AJC présidées par Mme Ginette Goudon, qui vient de passer le relais tout en restant très présente). C’est un des aspects de ma reconnaissance à Dieu pour mon passage parmi vous que je voulais souligner, et une part de ce que je voudrais léguer à mes frères et sœurs chrétiens : maintenir et développer ces liens, et continuer à les développer dans les liens œcuméniques vers la communion des Églises, à commencer par Antibes, Cagnes et Vence.

Le texte d’aujourd’hui parlant du Nom de notre envoi situe donc l’Église, et donc notre unité chrétienne, en vis-à-vis d’Israël, qui spécifie, même, l’unité chrétienne : notre unité chrétienne aussi est en relation avec l’ultime, dans le Nom du Père, au-delà de tout nom, donné aux Églises par le Fils, dans l’Esprit, ce Nom dont toute famille de la terre tire son nom, rappelle l'Apôtre Paul. Ce que nous sommes nous échappe, donc, y compris nos identités d’Églises, comme le souligne le même Paul : votre identité est « cachée avec le Christ en Dieu » (Colossiens 3, 3).

Aussi ce que nous vivons, depuis nos temps de séparation, au redécoupage de nos secteurs, et à la naissance de l’Église unie dont bénéficient non seulement nos Églises protestantes, mais les autres Églises aussi, et au-delà (on a ici un des rédacteurs de la constitution de l’Église unie, le pasteur Gilles Pivot, président du conseil régional de notre Église PACCA, rapporteur national pour un travail que j’ai eu le privilège de relayer au niveau régional comme rapporteur de notre synode PACCA) — ce que nous vivons là est dans notre histoire commune un signe de ce que nos identités ne sont pas nôtres, comme nos présences, ici ou au-delà, ne le sont pas.

Je suis convaincu que les autres Églises nous ont apporté plus que ce que nous imaginons dans notre processus d’union. Et cela par des rencontres concrètes, comme celles qui ont été les nôtres, qui sont les nôtres, à Antibes, Cagnes et Vence. Notamment avec les Églises catholique, orthodoxe — et anglicane pour Vence, — avec nos groupes œcuméniques de Vence, Cagnes, Antibes et avec tous les participants, avec mes collègues prêtres.

J’inclus aussi les Églises évangéliques — je pense à leur évolution aussi, avec la création du CNEF — et je les inclus dans la démarche œcuménique : nous ne serons témoins fidèles du Christ qui nous envoie vers le monde qu’autant que nous ne commencerons pas par déployer ce qui nous sépare : nos identités repérées, ce que nous croyons connaître de nous et des autres — alors que selon les Écritures : nous avons été connus par celui qui nous a aimés le premier, avant même que nous ne nous donnions des identités et des noms. Ça ne veut pas dire promouvoir la confusion, ça veut dire une certaine humilité, à commencer bien sûr, par le retour sur nos condamnations ! C’est déjà bien avancé à notre époque, il faut continuer, sachant que nos différences sont autant de marques de nos vocations spécifiques que Dieu, qui seul les connaît, peut déployer par nous.

Et cela s’étend au-delà de l’Église et d’Israël. C’est ce qui est dit aussi dans cet envoi aux nations, qui porteront chacune autant de perceptions différentes du message des Apôtres. Chacune à respecter comme elle est. Chaque communauté aussi, dans notre espace commun, à respecter comme elle est. C’est peut-être la meilleure garantie contre le communautarisme. Je garde le souvenir de M. Baccouche, dont le décès intervenu trop vite a coupé le lien qu’il était pour nous, avec sa grande culture, avec les musulmans d’Antibes — J.G. Ott m'en est témoin.

Autant de moments riches de la vie de nos communautés dans la cité qu’il m’a été donné de vivre — et je remercie M. le maire d’Antibes, M. Jean Léonetti, d’être ici aujourd’hui.

Notre envoi — mission — comme les disciples auprès de la cité se concrétise aussi, au loin et au près, dans l’entraide, déjà à Antibes et à Vence : à Vence, le foyer d’accueil d’urgence, avec ses chevilles ouvrières, Alain Rosier, Jacques Merland et Violette Guignier qui nous ont quittés ; à Antibes notre entraide et CAS — je remercie M. Chauvel, qui en a été longtemps le président, d’être ici.

Dans ce qu’il m’a été donné dans nos relations avec la cité, je pense particulièrement aux célébrations gospel du festival de jazz, avec le P. B. Canuet — j’espère qu’elles vont prendre encore de l’importance. Un lieu riche d’articulation de notre envoi auprès de tous. Un lieu d’articulation de la foi et de la culture : le gospel est bien une marque de l’enracinement dans la foi de pans entiers de l’art universel. Déploiement de la dimension publique de la foi la plus intime. Car si la foi relève du privé, de l’intime même, le culte, lui, se déploie dans le domaine public, comme lieu et temps de gratuité, de ce qui apparemment ne sert à rien — signe en cela aussi de noms qui nous échappent — gratuité comme culture, qui connote culte, donné comme art depuis le gospel jusqu’au classique dont notre temple accueille des concerts.

Gratuité, ce qui apparemment ne sert à rien, car notre fonction dans la cité est précisément d’y être comme… inutiles. C’est un des sens du culte. Dire une parole qui, ne rapportant rien, nous sort de la course effrénée de l’utile. Y sommes-nous toujours fidèles ? C’est de notre vocation de témoigner du fait que tout n’est pas de l’ordre du rentable. Tant que l’on est capable de dire qu’il y a de l’autre, procédant d’un Nom qu’on ne peut nommer, tant que la cité accueille ce fondement de toute liberté, ouverte à sa propre âme, alors elle est à même de connaître son humanité… Ce qui me conduit à évoquer aussi notre cercle Philo-Sophia, qui s’est donné pour tâche d’approfondir ces questions-là avec le P. Toccoli et Mme Ève Depardieu.

Et puis je n’oublie pas que l’envoi, étant celui des onze, est collégial, ce qui me renvoie à notre pastorale consistoriale. J’ai compté, depuis que je suis ici nous avons été onze…

Je remercie aussi les conseils presbytéraux. Enfin je veux avoir une pensée pour les membres de notre paroisse qui nous ont quittés, particulièrement Alain Rosier - que l’ancien président du conseil régional, le pasteur Jean-Daniel Dollfuss a nommé lors de son décès un « grand laïc » - sans l’amicale pression duquel (conjuguée à celle de J.-Daniel) je ne serais pas venu parmi vous. Et je veux évoquer Jacques Merland, qui a été une cheville ouvrière de notre paroisse et un soutien fort lors de l’arrivée de nos neveux.

Mon épouse, qui est aussi ma mémoire, et que je remercie, pas seulement pour cela ! corrigera mes oublis involontaires…

À présent, ma famille et moi reprenons notre route, avec cette parole que je veux vous laisser aussi : « moi, dit Jésus, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du temps. »

RP
3.06.12 Antibes, culte d'adieux