dimanche 31 mars 2013

Il est ressuscité !



Photograph: Joe Klamar/AFP/Getty Image (via 24 hours in pictures | News | guardian.co.uk)

Actes 10.34-43 ; Psaume 118, 1-4 & 16-23 ; 1 Corinthiens 5.6-8 ; Jean 20.1-9

Jean 20, 1-10
1 Le premier jour de la semaine, à l’aube, alors qu’il faisait encore sombre, Marie de Magdala se rend au tombeau et voit que la pierre a été enlevée du tombeau.
2 Elle court, rejoint Simon-Pierre et l’autre disciple, celui que Jésus aimait, et elle leur dit : "On a enlevé du tombeau le Seigneur, et nous ne savons pas où on l’a mis."
3 Alors Pierre sortit, ainsi que l’autre disciple, et ils allèrent au tombeau.
4 Ils couraient tous les deux ensemble, mais l’autre disciple courut plus vite que Pierre et arriva le premier au tombeau.
5 Il se penche et voit les bandelettes qui étaient posées là. Toutefois il n’entra pas.
6 Arrive, à son tour, Simon-Pierre qui le suivait ; il entre dans le tombeau et considère les bandelettes posées là
7 et le linge qui avait recouvert la tête ; celui-ci n’avait pas été déposé avec les bandelettes, mais il était roulé à part, dans un autre endroit.
8 C’est alors que l’autre disciple, celui qui était arrivé le premier, entra à son tour dans le tombeau ; il vit et il crut.
9 En effet, ils n’avaient pas encore compris l’Ecriture selon laquelle Jésus devait se relever d’entre les morts.
10 Après quoi, les disciples s’en retournèrent chez eux.

*

La science nous dit : la résurrection est impossible. Elle a raison : la résurrection n'est pas du domaine de ce qui est reproductible en laboratoire. Ce que constate Marie de Magdala est d'un tout autre ordre que celui auquel accède la science, tout comme ce que croit l'autre disciple. Ici on entre dans l’impossible. Notre science s'arrête donc, comme le disciple à l'entrée du tombeau. Ici, notre raison n'a accès qu'à des paraboles, comme autant de bandelettes. Donnons-lui donc d'abord une parabole : une chenille peut-elle voler ? Non évidemment. Écoutez l’histoire de la chenille :

Les femelles papillons pondent des œufs — de quelques œufs à plusieurs milliers selon les espèces. Lorsque les chenilles éclosent, elles commencent par manger la coquille de leur œuf. Ensuite, elles sont herbivores, pour la plupart, parfois spécialisées dans la consommation d'une plante bien précise. D’autres sont carnivores. Leur corps est mou, cylindrique et possède cinq paires de fausses pattes outre les trois paires de vraies pattes situées sur le thorax. Elles continuent de muer avant de passer au stade de nymphe ou chrysalide. Rien à voir, apparemment, avec le papillon.
Les chenilles subissent une métamorphose complète et leur cycle de vie comporte trois stades : l'œuf, la chenille, la chrysalide, plus un quatrième stade, le papillon
Concernant les trois premiers stades, cela pourrait ressembler à l’homme : le stade fœtal, puis notre stade, puis la tombe. Fin. Ici, manquerait donc un stade. Pour la chenille en sa tombe nymphale, les choses bougent… puisqu’il y a le quatrième stade, papillon.
Les chenilles de papillons de nuit s'enroulent alors dans un cocon de soie — comme un linceul — soie sécrétée par des glandes dites séricigènes (c’est-à-dire des glandes à soie), qui sont une sorte de glandes salivaires. Les chenilles de papillons de jour, en revanche, ne construisent pas de cocon : la chrysalide reste à l'air libre.
La majorité des espèces passe l'hiver sous forme de chrysalide. Le développement est alors stoppé ; c'est la diapause. C’est comme une mort…
Pendant le stade nymphal, le stade de chrysalide, le corps se transforme totalement.
La chenille de papillon subit de profondes transformations anatomiques, notamment la formation des ailes, des antennes, de la trompe. C'est la métamorphose, dont le résultat est un papillon sous sa forme adulte (appelé par les spécialistes « imago »). Les ailes de l'adulte se déplient et il s’envole.

Belle parabole que nous donne la nature… La chenille était donc papillon ! Parabole seulement, comme celle du grain qui meurt pour germer. La résurrection est d’un tout autre ordre ! Contrairement à la chenille qui, dans sons cocon, n’est pas morte, entre la mort et la résurrection il y a mort réelle, le tombeau est bien un tombeau.

*

Mais poursuivons notre parabole. Qu’est-ce qui nous constitue, que sommes-nous en réalité ? Nous confondons aisément notre être avec notre enveloppe temporelle. Demandez si nos cheveux et ongles, par exemple, sont une partie de nous-même. Quelle réponse ? Réponse spontanée et irréfutable : oui, bien sûr !

Ah bon !? Quand je me coupe les cheveux ou les ongles, une partie de mon être part-elle à la poubelle avec les chutes ou les rognures ? Nouvelle réponse sans ambiguïté : non évidemment ! Voilà quoiqu’il en soit une illustration remarquable du propos de l’Apôtre Paul sur le dépouillement du vieil homme, comme il dit, ou de ce corps de mort, comme il dit aussi. Voilà donc une enveloppe temporelle dont nous nous dépouillons, déjà cheveu par cheveu, rognure par rognure ; une enveloppe, qui s’use de toute façon, qui se dégrade de jour en jour ; jusqu’au moment où il faudra la quitter comme un vêtement qui a fait son temps. Lorsqu’un ami s’est absenté après avoir coupé ses ongles, vais-je à sa recherche par la recherche de ses rognures d’ongle ? Non évidemment ! Il n’est pas ici.

C’est à peu près ce que constate Marie au dimanche de Pâques : il n’est pas ici. Et pour qu’on ne s’y trompe pas, le corps, effectivement, n’est pas là. Ce corps, cette enveloppe, qu’il a dépouillée à la croix. Il a dépouillé le corps temporel, provisoire, douloureux, et il s’est relevé d’entre les morts. Le fils de l’homme était donc un être éternel, comme la chenille était donc un papillon ! C’est là le nœud de la parabole : cet homme était donc le Fils éternel de Dieu.

Reste le tombeau vide ; et pour que cela soit bien clair, la pierre en a été roulée pour que nous n’y restions pas. Comme pour dire : la mission commence où demeurent les vôtres, les êtres humains, là où vous êtes envoyés, pas autour d’un tombeau. Cela rend surprenant que l’on ait développé le culte du tombeau vide. Cela pour s’entendre dire devant ce tombeau vide qu’il n’est pas là ! C’est ce que découvrent les uns après les autres les témoins de la résurrection : il n’est pas ici. Marie de Magdala, Pierre, l’autre disciple.

Allez chez vous, allez au bout du monde, dans la Cité terrestre, il vous y précède. Car ce qui vaut pour lui, et c’est là que son relèvement d’entre les morts est aussi un dévoilement, une révélation ; ce qui vaut pour lui, vaut, en lui, aussi pour nous.

« Vous êtes ressuscités avec le Christ. » Notre vrai être n’est pas dans nos rognures de corps, mais avec lui, à la droite de Dieu. Cela ne rend pas nos corps temporels insignifiants. Ils sont la manifestation visible de ce que nous sommes de façon cachée, en haut. Et le lieu de la solidarité. Le corps — lieu de solidarité — que le Christ s’est vu tisser dans le sein de la Vierge Marie manifeste dans notre temps ce qu’il est définitivement devant Dieu, et qui nous apparaît dans sa résurrection.

Il est un autre niveau de réalité, celui qui apparaît dans la résurrection. Or nous en sommes aussi, à notre tour de façon cachée. C’est à cet autre niveau qu’il nous faut entrer, et y fonder notre vie et notre comportement dans le provisoire, dans le corps d’un temps qui s’use.

*

La résurrection n’est point, pas plus que la métamorphose de la chrysalide, retour au passé, retour avant la mort, au temps d’avant. Vous connaissez, autre parabole, la tradition de la souris qui vient emporter la dent de lait qu’a perdue l’enfant. Au matin, la dent n’est plus là, remplacée par la promesse d’un lendemain plus grand. Avec un signe, déposé à la place de la dent par la souris ; une cadeau comme signe qui, tel l’Ange du dimanche de Pâques, dit silencieusement à l’enfant : ne cherche plus avec ta dent, ton passé d’enfant est un peu mort cette nuit avec elle ; mais console-t-en par ce cadeau, et pars pour demain : ta vraie vie est cachée dans ton demain. Vains les combats à la recherche du passé, syndrome de Peter Pan, comme recherche d’un tombeau vide ! Autant de poursuites de dents définitivement emportées.

Lorsque au matin de Pâques, Marie et les deux disciples ont vu leur foi s’ouvrir, il leur faut quitter le tombeau vide, après cette série d’allers-retours, de l’étonnement à la foi, où les étapes de la prise de conscience de la réalité de la résurrection se croisent de l’un à l’autre, entre Marie, Pierre et l’autre disciple. Le chemin de la sanctification se dévoile comme étant celui de la prise de conscience de la réalité de la résurrection du Christ. Ici, c’est Dieu lui-même qui donne le signe qui ouvre définitivement les cieux.

Alors désormais, vous êtes morts avec Jésus et ressuscités avec lui. Ni cadavre au tombeau, ni nostalgie, dans l’imaginaire d’un passé qui ne reviendra pas. « Votre vie est cachée avec le Christ, en Dieu. Quand le Christ, votre vie, paraîtra, alors vous aussi, vous paraîtrez avec lui en pleine gloire » (Col 3, 3). C’est à ce niveau de réalité-là qu’est notre vrai être. Vivre de la source de Pâques, le Christ de la résurrection, pour marcher sur les routes du provisoire.

Que Dieu nous donne aujourd’hui de percevoir la présence du Ressuscité, et d’en concevoir le bonheur qu’ont connu les premiers témoins. Et puisqu’on ne reste pas là où le Christ vivant n’est plus, d’aller vers nos aujourd’hui où nous précède le Ressuscité.


RP
Poitiers, Pâques, 31.03.13


vendredi 29 mars 2013

"Méprisé et abandonné des hommes"




Ésaïe 52.13-53.12 ; Psaume 150 ; Hébreux 4.14- 5.10 ; Jean 19.17-30

Ésaïe 53, 3
Méprisé et abandonné des hommes, Homme de douleur et habitué à la souffrance, Semblable à celui dont on détourne le visage, Nous l’avons dédaigné, nous n’avons fait de lui aucun cas.

Matthieu 27, 45-50
45 Depuis la sixième heure jusqu’à la neuvième, il y eut des ténèbres sur toute la terre.
46 Et vers la neuvième heure, Jésus s’écria d’une voix forte : Eli, Eli, lama sabachthani ? c’est-à-dire : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?
47 Quelques-uns de ceux qui étaient là, l’ayant entendu, dirent : Il appelle Elie.
48 Et aussitôt l’un d’eux courut prendre une éponge, qu’il remplit de vinaigre, et, l’ayant fixée à un roseau, il lui donna à boire.
49 Mais les autres disaient : Laisse, voyons si Elie viendra le sauver.
50 Jésus poussa de nouveau un grand cri, et rendit l’esprit.

*

Des hommes crucifiés, selon la façon romaine de mettre à mort les non-citoyens. Crucifiés parmi des milliers d'autres. Et autant attitudes face à la même torture, face à la même mort.

*

Parmi ces crucifiés, Jésus, du fait des prétentions messianiques qu’on lui attribue, est en proie aux moqueries et aux sarcasmes de ses tortionnaires : on plaisante devant l'impuissance affichée, clouée, d'un supplicié qui revendique la capacité de sauver les hommes, mieux : la filiation divine ! Un homme qu’on a accusé de prétention à la royauté, et donc de subversion politique, d'insoumission aux Romains qui ont réduit son pays en sujétion. Et le voilà crucifié par ces mêmes Romains qu'il est censé renverser par le pouvoir de Dieu !

Situation est pour le moins humiliante pour le « Roi des Judéens », selon le motif affiché de sa condamnation, ainsi d'ailleurs que pour le peuple qu'il prétendrait libérer des Romains.

Et Dieu se tait. Un silence que Jésus répercute dans son cri terrible : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Dieu dans le silence, silence jusqu’au cœur de la prière de Jésus ! Dépouillement total qu’illustre de façon si frappante le retable d’Issenheim (cf. sculpture d'Adel Abdessemed / illustration). Jésus a rejoint l’humanité jusqu’en sa nudité. Toute l’humanité, déchirée et torturée. Figure du méprisé dessiné sous les traits du serviteur d’Ésaïe — « méprisé et abandonné des hommes ».

*

Élie Wiesel à Auschwitz, adolescent enfermé dans un camp — qui vient de comprendre que l'odeur atroce que dégage une sombre fumée,... est celle de ses parents, — assiste à la pendaison d'un jeune garçon « méprisé et abandonné des hommes ». Dieu demeure dans le silence. Une voix parmi les hommes derrière lui murmure douloureusement : « Où est notre Dieu maintenant ? » Elie Wiesel s'entend répondre intérieurement : « il est là, qui pend ! » François Mauriac y lit, dans sa préface au livre d'Elie Wiesel qui relate ces souvenirs, le visage du Christ. « Où est notre Dieu ? » — « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

*

Pour Jésus de même, le silence de Dieu est total, contrebalancé par les seuls sarcasmes : « Les brigands, crucifiés avec lui, l’insultaient de la même manière », nous dit le texte (Mt 27, 44). Les ténèbres sont totales. Abandonné des hommes, abandonné de Dieu même ! Au cœur des ténèbres les plus totales du plus total abandon ressenti par les hommes — « il y eut des ténèbres sur toute la terre ».

*

C’est là précisément, au milieu du chaos, des cris et des moqueries, que s'est esquissé un autre ordre, fragile, subtil : c'est là que Dieu se révèle. C'est là, là seulement qu'il ne peut qu'être. Là est la justice, fût-elle voilée dans les sarcasmes, couverte de crachats : là est la justice de Dieu. Là est sa puissance.


RP
Poitiers, St-Hilaire, Vendredi saint, 29.03.13


jeudi 28 mars 2013

De la Pâque au Jeudi saint




Exode 12, 1-14 ; Psaume 149 ; 1 Corinthiens 11, 23-26 ; Jean 13, 1-15

Exode 12, 1-14
1 Le Seigneur dit à Moïse et à Aaron dans le pays d’Egypte:
2 Ce mois-ci sera pour vous le premier des mois ; il sera pour vous le premier des mois de l’année.
3 Parlez à toute l’assemblée d’Israël, et dites : Le dixième jour de ce mois, on prendra un agneau pour chaque famille, un agneau pour chaque maison.
4 Si la maison est trop peu nombreuse pour un agneau, on le prendra avec son plus proche voisin, selon le nombre des personnes ; vous compterez pour cet agneau d’après ce que chacun peut manger.
5 Ce sera un agneau sans défaut, mâle, âgé d’un an ; vous pourrez prendre un agneau ou un chevreau.
6 Vous le garderez jusqu’au quatorzième jour de ce mois ; et toute l’assemblée d’Israël l’immolera entre les deux soirs.
7 On prendra de son sang, et on en mettra sur les deux poteaux et sur le linteau de la porte des maisons où on le mangera.
8 Cette même nuit, on en mangera la chair, rôtie au feu ; on la mangera avec des pains sans levain et des herbes amères.
9 Vous ne le mangerez point à demi cuit et bouilli dans l’eau ; mais il sera rôti au feu, avec la tête, les jambes et l’intérieur.
10 Vous n’en laisserez rien jusqu’au matin ; et, s’il en reste quelque chose le matin, vous le brûlerez au feu.
11 Quand vous le mangerez, vous aurez vos reins ceints, vos souliers aux pieds, et votre bâton à la main ; et vous le mangerez à la hâte. C’est la Pâque du Seigneur.
12 Cette nuit-là, je passerai dans le pays d’Egypte, et je frapperai tous les premiers-nés du pays d’Egypte, depuis les hommes jusqu’aux animaux, et j’exercerai des jugements contre tous les dieux de l’Egypte. Je suis le Seigneur.
13 Le sang vous servira de signe sur les maisons où vous serez ; je verrai le sang, et je passerai par-dessus vous, et il n’y aura point de plaie qui vous détruise, quand je frapperai le pays d’Egypte.
14 Vous conserverez le souvenir de ce jour, et vous le célébrerez par une fête en l’honneur du Seigneur ; vous le célébrerez comme une loi perpétuelle pour vos descendants.

*

« Ce mois-ci sera pour vous le premier des mois ; il sera pour vous le premier des mois de l’année » : tout commence là.

Commémoration qui est aussi actualisation : c’est, chaque année, aujourd’hui, que cela se passe. Aujourd’hui, le jour de la libération. Être prêts, « les reins ceints, souliers aux pieds, bâton à la main, mangeant à la hâte », dans l’action de grâce pour ce que Dieu seul est le protecteur et le libérateur — « c’est la Pâque du Seigneur » — Pâque, Pessah en hébreu.

*

On entre dans le trajet biblique qui va de cette libération, aujourd’hui, jour de l’Exode, vers l’entrée en terre promise — de Josué au livre des Juges, jusqu’à l’instauration de la royauté de David, et à l’attente du Règne de Dieu.

La spécificité de la loi biblique, dont cette célébration de la Pâque fait partie, comme commandement, moment central — « vous célébrerez ce jour comme une loi perpétuelle pour vos descendants » — ; la spécificité de la loi donnée lors de l’Exode est que le législateur, Moïse, n’en est pas la source, comme la libération n’est pas le fruit de nos œuvres. Qu’il y ait des lois très proches de la loi biblique dans l’Antiquité est très connu : de Babylone avec le code d’Hammourabi, plus ancien que la loi biblique, à l’Égypte. Hammourabi est le donateur et le garant de son code. Même chose en Égypte avec les Pharaons. Mais ici, Dieu est le libérateur : c’est ce que la Pâque commémore et actualise.

Voilà donc une loi dont Moïse est le médiateur, mais dont il n’est ni l’auteur, ni le garant. Voilà la loi d’un Dieu qui est, lui seul, libérateur d’un peuple sans force.

C’est au point que la loi, donnée pour gérer la vie de la cité à naître, à mettre en place en terre promise, ne prévoit pas de dirigeant, pas de roi. La loi seule doit régir la vie du peuple : c’est ce qui se met d’abord en place, Ainsi, selon le livre des Juges, « il n’y avait pas de roi en Israël ». Et voilà que dès lors « chacun faisait ce qu’il voulait » : On n’observe pas la loi. Au point qu’on finit par souhaiter un roi, au grand dam du prophète Samuel, qui sait que c’est là une trahison du projet de l’Exode.

La célébration de la Pâque vient pourtant rappeler chaque année qui est le seul libérateur. C’est n’est pas un roi ! C’est Dieu, qui lui-même, rejeté — et manifestant une troublante humilité pour un Dieu ! —, a conseillé à Samuel de concéder au peuple l’intronisation d’un roi, Saül… qui finit par être rejeté, car comme Samuel avait prévenu, roi, il en vient à se croire au-dessus de la loi. Il est remplacé par David, qui lui, reconnaît la suzeraineté de la loi, dont il n’est pas la source — comme le rappelle chaque année la célébration du vrai libérateur, la célébration de la Pâque du Seigneur, « loi perpétuelle pour vos descendants. »

Ce sera la marque de la dynastie de David : l’observance de la loi — la loi souveraine, base d’une dynastie… qui en viendra elle-même à trahir. Dès lors le peuple plongera progressivement dans le chaos qui le mettra aux mains des tyrans étrangers et au bout du compte de Babylone, devenue dans la Bible la cité symbole du pouvoir oppresseur, répercussion de l’exil en Égypte.

Cela vaut actualité, l’exil et l’esclavage dans l’oubli de la loi, comme la libération. La nuit est à nouveau avancée, veille de la libération que commémore la Pâque.

*

Face à l’exil dans la nuit de tous nos esclavages, est la parole qui fonde la libération sur l’action de Dieu seul, pour le maintien de la liberté par l’écoute de sa parole seule. C’est cette libération qui est commémorée chaque année, et dont Dieu est l’auteur — selon le signe du sang —, lui qui règne par le don de la loi de la liberté, dans sa troublante humilité.

Liberté fondée sur l’action de Dieu seul, quand tout est perdu, quand le destructeur va répandre son ombre, quand la nuit s’est épaissie, qui ne laissera saufs que ceux qui se confient en leur Sauveur seul — le signe du sang, signe d’humilité…

Commémoration : c’est aujourd’hui la nuit de la croix, la nuit qui s’avance en ce soir du jeudi saint où Jésus, fils de David, commémore avec ses disciples, actualise la nuit de la sortie de l’esclavage, de la libération octroyée par Dieu seul — sous le signe du sang.

S’avance la Pâque de la libération de la mort, Pâque de la liberté et de la résurrection, jour d’une pureté toute nouvelle scellée dans le sang — signe du sang, signe d’humilité. Déjà, aujourd’hui, « vous êtes purs », a annoncé Jésus à ses disciples au soir du jeudi saint…


Jean 13 :
6 Il vint donc à Simon Pierre ; et Pierre lui dit : Toi, Seigneur, tu me laves les pieds !
7 Jésus lui répondit : Ce que je fais, tu ne le comprends pas maintenant, mais tu le comprendras bientôt. […]
10 Jésus lui dit : Celui qui est lavé n’a besoin que de se laver les pieds pour être entièrement pur ; et vous êtes purs […]
12 Après qu’il leur eut lavé les pieds, et qu’il eut pris ses vêtements, il se remit à table, et leur dit : Comprenez-vous ce que je vous ai fait ?
13 Vous, vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous avez raison, car je le suis.
14 Si donc je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres ;
15 car je vous ai donné l’exemple, afin que, vous aussi, vous fassiez comme moi j’ai fait pour vous.

*

Jusqu’à la mort, la mort la plus humble — humilité qui sera la marque de l’Eglise comme ce geste de Jésus en est le signe. Signe du sang : « Le sang vous servira de signe sur les maisons où vous serez ; je verrai le sang, et je passerai par-dessus vous, et il n’y aura point de plaie qui vous détruise ».

*

1 Corinthiens 11 :
23 Car j’ai reçu du Seigneur ce que je vous ai enseigné ; c’est que le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain,
24 et, après avoir rendu grâces, le rompit, et dit : Ceci est mon corps, qui est rompu pour vous ; faites ceci en mémoire de moi.
25 De même, après avoir soupé, il prit la coupe, et dit : Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang ; faites ceci en mémoire de moi toutes les fois que vous en boirez.
26 Car toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne.


RP
Poitiers, Jeudi saint, 28.03.13


dimanche 24 mars 2013

De Souccoth à Rameaux




Ésaïe 50.4-7 ; Psaume 48 ; Philippiens 3.8-14 ; Luc 19.28-44

Luc 19, 28-40
28 Après avoir ainsi parlé, Jésus marcha devant la foule, pour monter à Jérusalem.
29 Lorsqu’il approcha de Bethphagé et de Béthanie, vers la montagne appelée montagne des oliviers, Jésus envoya deux de ses disciples,
30 en disant : Allez au village qui est en face ; quand vous y serez entrés, vous trouverez un ânon attaché, sur lequel aucun homme ne s’est jamais assis ; détachez-le, et amenez-le.
31 Si quelqu’un vous demande: Pourquoi le détachez-vous ? vous lui répondrez : Le Seigneur en a besoin.
32 Ceux qui étaient envoyés allèrent, et trouvèrent les choses comme Jésus leur avait dit.
33 Comme ils détachaient l’ânon, ses maîtres leur dirent : Pourquoi détachez-vous l’ânon ?
34 Ils répondirent : Le Seigneur en a besoin.
35 Et ils amenèrent à Jésus l’ânon, sur lequel ils jetèrent leurs vêtements, et firent monter Jésus.
36 Quand il fut en marche, les gens étendirent leurs vêtements sur le chemin.
37 Et lorsque déjà il approchait de Jérusalem, vers la descente de la montagne des oliviers, toute la multitude des disciples, saisie de joie, se mit à louer Dieu à haute voix pour tous les miracles qu’ils avaient vus.
38 Ils disaient : Béni soit le roi qui vient au nom du Seigneur ! Paix dans le ciel, et gloire dans les lieux très hauts !
39 Quelques pharisiens, du milieu de la foule, dirent à Jésus : Maître, reprends tes disciples.
40 Et il répondit : Je vous le dis, s’ils se taisent, les pierres crieront !

*

« Vous prendrez du fruit de beaux arbres, des branches de palmier, des rameaux de l'arbre touffu et des saules de rivière ; et vous vous réjouirez, en présence de l'Éternel votre Dieu, durant sept jours » (Lévitique 23, 40). Il s’agit de la fête de Soukkoth — la fête des Cabanes… Les rameaux agités aux cris de « Hosanna » — « donne le salut à présent » — pendant les jours de cette fête de Soukkoth, sont un bouquet de palmes et de feuillages.

Évidemment, notre fête de Rameaux évoque irrésistiblement cette fête de Soukkoth. Et ce n’est pas par hasard.

Sachant qu’on lit à Soukkoth le prophète Zacharie (chapitre 14, 1-21) qui annonce un temps où tous les peuples réunis contre Jérusalem seront finalement vaincus, l’évocation de la fête de Soukkoth comme préfiguration des jours du Messie où l’humanité entière reconnaîtra le Dieu vivant ; du jour où le Messie annoncé par ce même Zacharie (ch. 9, 9) arrivera sur un ânon, — cette évocation est donnée comme signe que l’on le reconnaît ce jour-là en Jésus.

La fête de Soukkoth célèbre un chemin de liberté dont Rameaux annonce aux disciples de Jésus qu’il arrive à son terme avec la terre promise, le Règne de Dieu, enfin en vue. Or la fête de Soukkoth — la fête des Cabanes —, est célébrée au début de l’automne… et pas au temps de la préparation de la Pâque !

*

Mais voilà que pour l’Évangile, tout se réorganise autour de la croix. Luc n’évoque d’ailleurs plus les Rameaux ! Le temps, pour les disciples, est comme brisé par un nouvel aujourd’hui de Dieu, aujourd’hui éternel. Le nœud du temps s’apprête à être dévoilé. On n’est pas encore à Pâques, après le dimanche de Pâques qui annonce la résurrection de toutes choses, quand l’histoire, qui se poursuit, s’avère être passée par la nuit de la croix. Mais ce pic de l’Histoire se dessine déjà, ce nouveau pivot du temps commence à se dresser.

… La croix : ce nouvel axe de toutes choses autour duquel se réorganise le temps, et donc le temps religieux qui, pour l’Église, place là cette fête de Rameaux.

Vous trouverez tout comme le dit Jésus, dit le texte : « répondez : Le Seigneur en a besoin ». Aujourd’hui, maintenant. Psaume 2, 7 : « Le Seigneur m’a dit : Tu es mon fils ! Je t’ai engendré aujourd’hui. » Et, Psaume 95, 7 : « Il est notre Dieu, Et nous sommes le peuple de son pâturage, Le troupeau que sa main conduit… Oh ! si vous pouviez écouter aujourd’hui sa voix ! » Aujourd’hui, tout de suite.

Aujourd’hui-même : dites : « Le Seigneur en a besoin » ; il renverra l’ânon, ici, tout de suite. Et en effet, les disciples sont partis et ont trouvé l’ânon comme Jésus l’avait dit. Ils le détachent. « Comme ils détachaient l’ânon, ses maîtres leur dirent : Pourquoi détachez-vous l’ânon ? » Eux leur répondirent comme Jésus l'avait dit : « le Seigneur en a besoin ».

Le nouvel axe du temps, avec son avant, cet épisode qui prépare l’ânon renvoyant au livre du prophète Zacharie annonçant le Messie, et son après, après Pâques, se dessine déjà. Notre temps liturgique, où Rameaux annonce Pâques, se présente comme le signe de cela.

Déjà se profile le mont des Oliviers (.v 37) et son jardin d’agonie de Jésus. Tout est en place pour accueillir celui qu’en ce jour on acclame comme le Messie annoncé par Zacharie. Tout est en place pour l’apparition de l’axe du monde, la croix, autour duquel se présente la nouveauté du Royaume du Prince de la paix, humble et monté sur un ânon.

« Béni soit le roi qui vient au nom du Seigneur ! Paix dans le ciel, et gloire dans les lieux très hauts ! » — entonne déjà la foule, qui ignore pour l’heure que ce nouvel axe du temps, qu’elle célèbre déjà, ce point fixe autour duquel pivote l’univers, apparaîtra dans quelques jours, demain, dans quelques heures, en fait déjà ici, tout de suite, comme une croix dressée vers le ciel.


RP
Poitiers, Rameaux, 24.03.13


dimanche 17 mars 2013

'Moi non plus, je ne te condamne pas'




Ésaïe 43, 16-21 ; Psaume 126 ; Philippiens 3, 8-14 ; Jean 8, 1-11

Jean 8, 1-11
1 Jésus gagna le mont des Oliviers.
2 Dès le point du jour, il revint au temple et, comme tout le peuple venait à lui, il s'assit et se mit à enseigner.
3 Les scribes et les Pharisiens amenèrent alors une femme qu'on avait surprise en adultère et ils la placèrent au milieu du groupe.
4 "Maître, lui dirent-ils, cette femme a été prise en flagrant délit d'adultère.
5 Dans la Loi, Moïse nous a prescrit de lapider ces femmes-là. Et toi, qu'en dis-tu?"
6 Ils parlaient ainsi dans l'intention de lui tendre un piège, pour avoir de quoi l'accuser. Mais Jésus, s’étant baissé, écrivait avec le doigt sur le sol.
7 Comme ils continuaient à lui poser des questions, Jésus se redressa et leur dit: "Que celui d'entre vous qui n'a jamais péché lui jette la première pierre."
8 Et s'inclinant à nouveau, il écrivait sur le sol.
9 Après avoir entendu ces paroles, ils se retirèrent l'un après l'autre, à commencer par les plus âgés, et Jésus resta seul. Comme la femme était toujours là, au milieu du cercle,
10 Jésus se redressa et lui dit: "Femme, où sont-ils donc? Personne ne t'a condamnée?"
11 Elle répondit: "Personne, Seigneur", et Jésus lui dit: "Moi non plus, je ne te condamne pas: va, et désormais ne pèche plus."

*

On a constamment remarqué qu’il est étrange que pour un flagrant délit d'adultère, on n’ait apparemment trouvé que la femme. Que diable ! dit-on régulièrement. Un adultère se commet à deux ! Où est donc passé l’homme — dont la loi prescrit qu’il doit être lapidé aussi — ? En général, à partir de là on épilogue sur le machisme moyen qui veut que l'on en soit venu à l’époque à ne condamner, dans un tel cas, que les femmes...

Chose qui, hélas, ne concerne pas que l’époque, l’Antiquité. La technologie moderne nous fournit des enregistrements vidéos tout à fait contemporains, filmés par des téléphones portables et diffusés sur Internet, choquants au point qu’on espère qu’il s’agit de trucages. Pratique épouvantable de la lapidation, qui fait retour de toute façon, si elle a jamais cessé, et où les hommes sont toujours aussi épargnés de cette mise à mort infligée aux femmes !

Cette horreur constatée, il reste qu'une telle lecture, concernant notre texte, risque de nous mettre à l'abri du tranchant de son propos : nous ne sommes évidemment pas concernés par un tel machisme, n'est-ce pas ? — d'autant plus que nous le dénonçons vertement chez les adversaires de Jésus qui n'ont pas amené l'homme. Ce qui présente — j’allais dire —… l'avantage de donner bonne conscience à celui qui arrêterait là son approche du texte ; et qui nous fait manquer cet aspect central du texte, qui concerne le piège tendu à Jésus.

Le piège repose en grande partie, comme les autres pièges qui lui sont tendus, comme celui de savoir s'il faut payer l'impôt à César par exemple, sur l'incertitude de ses adversaires quant à sa culture biblique et théologique. N'oublions pas que Jésus vient d'un territoire, la Galilée, périphérique et peu éclairé.

Alors quand on est grand clerc, comme ceux des scribes qui l'interrogent, on peut être porté à douter de sa culture religieuse. Car la réponse à leur question, savoir s'il faut lapider la femme, est déjà résolue depuis longtemps par les maîtres de la tradition. On ne lapide plus en Israël depuis belle lurette. Et c'est l'État, en l'occurrence l'ordre romain qui règne directement ou indirectement, qui a le dernier mot en matière juridique.

On ne lapide surtout pas comme ça dans la rue, sauf à ce que cela s'assimile à un assassinat fanatique — comme celui d’Étienne dans le livre des Actes — qui aurait dû voir celui ou ceux qui en sont coupables comparaître, normalement, auprès des Romains. Et ce peut être ce genre de compromission qu'on espère de Jésus. Peut-être va-t-il se jeter dans ce panneau-là…

C'est supposer de sa part une belle inculture religieuse, redisons-le, la question étant déjà résolue par les pharisiens, dans un sens exactement similaire à la réponse que va donner Jésus. Dans un sens propre à fonder l'abolition de la peine de mort.

Les pharisiens enseignent à ce sujet que si la Torah prescrit la lapidation des coupables de fautes graves, c'est qu'elle s'adresse à des gens d'une sainteté telle qu'ils sont capables de juger, et d'appliquer la peine biblique le cas échéant — et finalement de ne pas le faire, comme Jésus, le Saint de Dieu, ne le fera évidemment pas. À plus forte raison nous ! Nous qui sommes coupables d'une façon ou d'une autre : quel sens cela a de condamner autrui ?

Oh certes nous ne sommes pas coupables de grand chose : même pas, pour la plupart, de petits larcins passibles de la loi. Mais enfin, il n’y a pas mal de boue qui stagne, de convoitise, colère ou désirs adultérins. Et du coup, prétendre condamner autrui revient au fond simplement, comme l’ont déjà enseigné les pharisiens, à s’auto-justifier, un peu de la façon dont les choses se passent en prison, où ceux qui sont considérés comme coupables de crimes plus graves que les autres sont persécutés par des prisonniers qui de la sorte, s’auto-justifient quant à leur faute à eux, censée être moins grave, et même quand elle est réellement moins grave.

Voilà un point, parmi tant d'autres, sur lequel Jésus et les pharisiens sont d'accord. Il est important pour nous de le savoir, ne serait-ce que parce que quand nous jouons devant ce texte les féministes effarouchés (et d’ailleurs à juste titre), nous faisons nous-mêmes des pharisiens les boucs émissaires de notre bonne conscience ! Autrement dit, loin d'être du côté de Jésus et de la femme adultère pardonnée, nous basculons sans nous en rendre compte du côté des lapidateurs.

Or, les pharisiens ne lapidaient pas, parce qu'ils se considéraient insuffisamment saints pour juger… Exactement comme Jésus va le dire. Ce qui n'élimine pas la faute — c'est le sens probable du geste d'écrire sur le sol : en l'occurrence écrire la faute, donc réelle. La faute n'est pas niée ; elle est pardonnée. C'est un des aspects par lesquels Jésus déjoue le piège tendu : il s'avère, lui campagnard galiléen, n'être pas aussi inculte que cela. Il sait que la question de l'application de la peine de mort dans la Torah est résolue, et il sait comment.

*

On peut aller un pas plus loin dans ce sens et retrouver la leçon prophétique sur l’adultère et son pardon comme image de l’idolâtrie du peuple qui cherche ses propres fantasmes religieux dans ses idoles à sa propre image, et qui rejette ipso facto le vrai Dieu, autre au point que l’on ne prononce pas son nom.

De même, l’adultère est comme en recherche d’une image fantasmée, restant en souffrance de ce que l’autre se trouve être réel, et donc ne correspond pas à sa propre image projetée… « Va et ne pêche plus », adressé par Jésus à la femme adultère, recoupe alors l’appel « revenez à moi, peuple adultère » que les prophètes crient au nom de Dieu.

*

Finalement, ironie terrible, ce Messie décidément à une autre mesure que ce que nous aurions imaginé, sera lui-même mis à mort. Censé être serviteur du Dieu unique contre l'idolâtrie des nations accrochées à leurs auto-justifications, voilà que le pouvoir de ceux qui se réclament du Dieu de la grâce, où de ceux qui s’en autoproclament représentants — Hérode en tête — ne sauront pas s’opposer au pouvoir idolâtre d'une nation ennemie mettant à mort ceux qui, comme Jésus, les dérangent dans leurs prétentions.

C'est bien là leur problème. Messie à une toute autre mesure, derrière la femme adultère, c'est bien Jésus qui est visé. Jésus, lui, sait qu'en ce qui le concerne, sa fidélité à Dieu lui vaudra la mort, et la fera risquer à quiconque lui sera fidèle. Fidèle comme une femme adultère pardonnée. Car ici s'explique la fameuse absence de l'homme, pas relevée par Jésus : la femme de notre texte est une figure de l'Église, pécheresse pardonnée, coupable d'adultère vis-à-vis de Dieu, et pardonnée, à laquelle Jésus déclare : « va et ne pèche plus ! » C'est une des raisons pour lesquelles ce texte constitue un des cœurs des Évangiles.

Face à ce Messie à une toute autre mesure, les prétendus défenseurs de l’identité de la nation contre les Romains n'hésiteront pas à proclamer n'avoir de roi que César, selon l’évangile. Par où il souligne que tous les prétextes pour chasser Jésus ne sont que les cache-sexe d’un désir de conserver privilèges et prestige.

Mais Jésus invite les siens, au cœur des quolibets, à n'avoir pas honte de ses paroles, celles de l'amour de Dieu pour tous les êtres humains, fût-ce pour une femme prise en flagrant délit d'adultère. La femme devient alors, comme Jésus, bouc émissaire de ceux que les remises en question de leurs privilèges dérangent. Et puisque Jésus est celui qui pose ces remises en question, il faut le chasser, s'en débarrasser de n'importe quelle façon. Alors on lui tend piège après piège. Si ce n'est pas la femme adultère ça en sera un autre. Mais c'est lui qui est visé, quoiqu'il fasse.

C'est ici que la femme adultère réapparaît comme ce qu'elle représente : l'Église. Peuple adultère pardonné auquel Jésus dit à nouveau : « va, et ne pèche plus ! » Où est l'homme, demandait-on ? Mais ce n'est pas avec un homme que l'Église commet l'adultère, c'est avec ses idoles ! Desquelles la première est cette façon de s'adorer soi-même, de vouloir se placer sur un piédestal de façon à désigner qui est le Messie, qui est prophète et qui ne l'est pas. À coup de pièges que l'on tend.

C'est bien à cela que Jésus pense quand il dit aux disciples : heureux serez-vous quand on dira de vous toute sorte de mal à cause de moi ; on a toujours fait pareil avec les vrais prophètes. Mais méfiez-vous des renards qui vous flattent comme le corbeau de la fable. C'est ce que font les adversaires de Jésus quand ils lui tendent des pièges.

Car remarquez-le c'est toujours en ces termes : « maître, que faut-il faire, que nous enseignes-tu ? etc. » Et comme ici, Jésus déjoue les pièges en protégeant ceux qu'on va vouloir mettre à mort comme lui. Ils sont l'Église que représente ici la femme adultère pardonnée. Si l'homme n'est pas là — et le problème du texte n'est pas un homme mais l'idole —, l'époux, lui, est là, celui de l’Église : c'est Jésus, qui pardonne, qui ne condamne pas. C'est aujourd'hui le jour du salut. Il est encore temps d'entrer dans le Royaume.

La femme adultère à ses pieds, Jésus s'adresse à la conscience de chacun de ses interlocuteurs, de chacun de nous, dévoilant le secret des cœurs : à partir de quelle sainteté ose-t-on s'ériger en juge ? La question ne peut que porter et troubler les consciences, à commencer par celles des plus âgés, qui ont une plus indubitable expérience de leur propre tortuosité. Et la femme de se retrouver sans plus d'accusateur. Mais avec cela, il n'est plus non plus de candidats pour piéger Jésus publiquement et pour discréditer aux yeux du peuple ce qu'il pouvait porter d'espérance.

Alors Jésus, dont la sainteté le met en position de juge, et lui seul, prononce son verdict : « je ne te condamne pas ». Ce faisant, il annonce ce qui est le fondement du Royaume dont il est porteur : le pardon, la grâce seule, la faveur de Dieu, sans quoi ce Royaume demeurerait à jamais fermé, inaccessible.


R.P.,
Poitiers, 17.03.13


dimanche 10 mars 2013

Le fils prodigue et l’autre fils




Josué 5, 10-12 ; Psaume 34 ; 2 Co 5, 17-21 ; Luc 15, 1-3 & 11-32

Luc 15, 1-32
1 Les collecteurs d’impôts et les pécheurs s’approchaient tous de lui pour l’écouter.
2 Et les Pharisiens et les scribes murmuraient; ils disaient : "Cet homme-là fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux !" 3 Alors il leur dit cette parabole :
[…]
11 […] "Un homme avait deux fils.
12 Le plus jeune dit à son père : Père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir. Et le père leur partagea son avoir.
13 Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout réalisé, partit pour un pays lointain et il y dilapida son bien dans une vie de désordre.
14 Quand il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans l’indigence.
15 Il alla se mettre au service d’un des citoyens de ce pays qui l’envoya dans ses champs garder les porcs.
16 Il aurait bien voulu se remplir le ventre des gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui en donnait.
17 Rentrant alors en lui-même, il se dit : Combien d’ouvriers de mon père ont du pain de reste, tandis que moi, ici, je meurs de faim !
18 Je vais aller vers mon père et je lui dirai : Père, j’ai péché envers le ciel et contre toi.
19 Je ne mérite plus d’être appelé ton fils. Traite-moi comme un de tes ouvriers.
20 Il alla vers son père. Comme il était encore loin, son père l’aperçut et fut pris de pitié : il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers.
21 Le fils lui dit : Père, j’ai péché envers le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d’être appelé ton fils…
22 Mais le père dit à ses serviteurs : Vite, apportez la plus belle robe, et habillez-le ; mettez-lui un anneau au doigt, des sandales aux pieds.
23 Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons,
24 car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé. "Et ils se mirent à festoyer.
25 Son fils aîné était aux champs. Quand, à son retour, il approcha de la maison, il entendit de la musique et des danses.
26 Appelant un des serviteurs, il lui demanda ce que c’était.
27 Celui-ci lui dit : C’est ton frère qui est arrivé, et ton père a tué le veau gras parce qu’il l’a vu revenir en bonne santé.
28 Alors il se mit en colère et il ne voulait pas entrer. Son père sortit pour l’en prier ;
29 mais il répliqua à son père : Voilà tant d’années que je te sers sans avoir jamais désobéi à tes ordres; et, à moi, tu n’as jamais donné un chevreau pour festoyer avec mes amis.
30 Mais quand ton fils que voici est arrivé, lui qui a mangé ton avoir avec des filles, tu as tué le veau gras pour lui !
31 Alors le père lui dit: Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi.
32 Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé.

*

Histoire très connue que cette parabole — dite "du fils prodigue". On connaît très bien… ce que l’on croit en connaître. Comme on peut imaginer qu’un auditeur de Jésus, instruit dans les Écritures, nourri d’imagerie biblique, connaît aussi les évocations qui s’y trouvent.

Pour un auditeur de culture biblique du premier siècle, à quoi peut faire penser cette histoire de deux fils dont l’un dilapide l’héritage que l’autre cultive ? N’a-t-elle pas un arrière-goût de lentilles, cette histoire ? Le récit de Jacob qui reçoit la bénédiction tandis qu’Ésaü, lui, préfère à cet héritage-là un plat de lentilles — si tant est que ce fussent des lentilles. Mais bref, voilà un fils, le "prodigue", dont rien ne dit que ce soit un adolescent, d’ailleurs, et qui réclame son héritage pour le dilapider. Ça a bien des allures d’Ésaü, l’amateur de lentilles…

À part qu’Ésaü, c’est le fils aîné, et que le bon, là, c’était Jacob, le cadet. Et puisqu’il s’agit ici d’un fils cadet, voilà qui annonce peut-être le retournement de situation qui va s’en suivre.

Car, on le sait bien, parlant de fils aîné et de fils puîné, Jésus fait volontairement référence d’une part, à travers le fils aîné, aux pharisiens, évidemment — sans nuance péjorative : il s’agit des gens fidèles, tout simplement, héritiers de Jacob — et d’autre part, à travers le fils puîné, le prodigue, aux publicains, gens dont le mode de vie n'est en rien exemplaire. Et Jésus fait référence à ces deux milieux en s'adressant aux premiers (v.2-3 : « les Pharisiens et les scribes murmuraient […]. Alors il leur dit cette parabole ») ; il s’adresse à ceux qui sont mieux au fait des choses de la religion et qui sont donc théoriquement dans de meilleures relations avec le Père céleste, comme le fils aîné de la parabole ; cela en présence des autres (v.1).

Il est un comportement assez commun finalement, qui consiste pour les valeureux à faire valoir leur ancienne gloire ; pour les mieux pourvu, à s'asseoir sur leurs privilèges ; les considérer comme un dû — leurs privilèges auraient-ils été reçus par un heureux hasard ; au déficit de ceux qui n'ont pas eu ces privilèges ou ce bonheur. Cela peut valoir au plan économique, bien sûr ; sous la forme du bonheur d’être né quelque part ; sous telle nationalité. Cela peut valoir au plan de tout statut, et y compris au sein de l’Église.

Ce sera là déjà le problème de l'Église primitive, dont le courant des plus anciens, la première génération, assise sur son acquis, manifestera un comportement qui débouche de fait à fermer la porte du Royaume de Dieu aux nouveaux arrivants.

Pour ce qui nous concerne, il n'y a plus parmi nous de publicains face à des pharisiens, ni de chrétiens ayant connu le Christ et ses Apôtres face à des païens nouveaux venus. Mais l'équivalent du problème a existé de tout temps, et jusqu’à nos jours évidemment, concernant ceux qui se pensent bons serviteurs d'un côté face à ceux qu'ils jugent mauvais serviteurs de l'autre ; ceux qui sont les plus anciens face aux nouveaux, etc. Avec constamment l’image du Père qui va avec : cette question traverse la parabole : dis-moi qui est ton Dieu et je te dirai…

*

C'est pour bien souligner aux yeux du fils aîné — qui l’écoute par les oreilles de ses interlocuteurs — ce qu'il en est de ce problème que Jésus dresse un si long et étonnant portrait de son frère cadet et prodigue. Le pire portrait qui soit : non seulement il n'a pas été fidèle au père, il l’a quitté, et de quelle façon : tout juste s’il ne l’a pas enterré avant l’heure, réclamant son héritage pour partir — dans un malentendu. En quête de son être, il reçoit des biens ! Et ses biens, il les dilapide. Et non seulement, il les dilapide, mais il ne les dilapide pas en essayant par exemple, même maladroitement, de les faire fructifier. Il les gaspille. Et non seulement, il ne les gaspille pas de façon charitable, ni même utile, mais en vivant dans la débauche. En présence des publicains, Jésus ainsi en rajoute à décrire un frère cadet genre publicain, et encore de la pire espèce, sans excuse aux yeux du frère aîné dont il ne faut pas oublier qu'il est en train d'écouter Jésus par les oreilles des vrais fidèles qu'il représente.

Il n'est pas jusqu'au repentir du fils prodigue qui ne soit douteux. Ce n'est pas un repentir sincère ; ce n’est pas l'affection, qui le pousse vers son père, mais tout bonnement la faim (v.17). Il revient en réfugié économique. Un de ces pauvres qui n’arrive pas pour les beaux yeux du ceux qui l’accueillent, mais parce qu’il a faim, froid, et fuit l’humiliation qu’il a subie.

On l’imagine à convoiter la nourriture des cochons (comme si ce n’était pas déjà assez humiliant de les garder !). Le voilà donc, humilié, qui revient penaud, ayant perdu jusqu’à sa sincérité, s’il en a jamais eu. Sa sincérité est si peu sûre qu'on le voit carrément préparer un discours de repentir à réciter à son père (v.18, cf. v.21). Motivations qui, la suite le montre, quelles qu'elles soient, importent peu au père, qui s’étant précipité de loin pour se jeter à son cou, interrompt le discours qu’il avait préparé, et ordonne la fête.

Le père l'accueille dans la joie. Ici il faut ne pas négliger les deux paraboles qui précèdent, celle dites "de la brebis perdue" et "de la drachme perdue", qui nous préviennent que ce n'est tant la recherche du père par le fils perdu qui importe, mais à l'inverse la recherche du fils perdu par le père — qui fait quand même peut-être que le fils ne s’est toujours pas trouvé lui-même.

Écho toutefois, et en même temps, de ce que la grâce précède le repentir. Dans les trois cas, on entend "réjouissez-vous avec moi", car j'ai retrouvé ma brebis, ma drachme, "venez et réjouissons-nous car mon fils était perdu et il est retrouvé". C'est parce l’enfant est retrouvé que son retour peut commencer. Le Père a trouvé le fils qu'il cherche ; le fils lui, n'en est qu'au début de sa découverte du Père, de son retour à lui. De loin, le Père court se jeter à son cou. Il a retrouvé ce qui était perdu et invite les siens à la réjouissance.

Et voilà que le fils aîné se vexe des retrouvailles de son frère. Et, on va le voir, ce qui irrite le fils aîné, ce n'est pas tant la conversion de son frère prodigue dont il serait même sans doute porté à se réjouir, que la façon dont les choses se passent.

*

Le fils aîné aurait pu trouver parfaitement réjouissant le retour de son frère si le père s'était empressé de lui confier, à lui l'aîné, disons la rééducation de celui qui non seulement était le second, second donc par rapport au droit d'aînesse, mais qui par-dessus le marché s'était montré infidèle. Quelle joie si le père avait dit au fils prodigue : prends en exemple ton frère aîné, et marche dorénavant selon son modèle ; tu peux même lui demander des conseils,... et même de t'organiser une fête pour marquer la joie de ton retour.

Mais voilà que la fête a commencé avant même son retour des champs (v. 25-27) ! Si au moins le père était venu le consulter — tiens : pour l'organisation de cette fête. Car le fils aîné est loin d'être le mauvais bougre : son attitude, sa piété, son obéissance au cours des années ont été exemplaires. Le père en témoigne : il a toujours été digne de son affection.

Mais c'est que le fils aîné a tiré de ces années de fidélité l'idée qu'il avait acquis des droits. Des droits sur ceux qui sont moins biens que lui, des droits même sur les biens, qu’il a mérités, et sur la personne de son père, l’image qu’il s’en fait. Face au publicain, le fidèle irréprochable pense avoir des droits sur les biens spirituels dont Dieu l'a chargé de les dispenser.
Le chrétien ayant connu les Apôtres, et de plus depuis longtemps instruit de la Bible s'imagine avoir des droits, au moins un droit d'aînesse, sur les foules païennes qui s'approchent de lui pour, pense-t-il, en être instruites. Le chrétien dont les ancêtres déjà posaient des pierres pour le temple, après avoir traversé la persécution. Le fils aîné, qui s'acquitte depuis des années de ses responsabilités, en vient à penser qu'il a dès lors des droits, à commencer par le droit d'être l'incontournable voix de la sagesse, l'augure que l'on consulte, fût-ce au moins pour organiser une fête. (Et on pourrait dire la même chose que ce qui concerne l’Église en ce qui concerne l’État et la citoyenneté.) Et voilà donc le fils aîné qui s'irrite. Et donc qui s'irrite pas tant contre son frère que contre son père, tel qu’il le voit.

*

Derrière tout cela, c'est un véritable procès qui est fait au père, un procès caché à travers lequel se dévoile le vrai procès qui est en train de se tramer dans l'ombre contre l'envoyé du Père, qui parle dans la parabole, Jésus.

Et puisqu’on met parfois en cause de nos jours aussi le père de la parabole, qui ne serait pas fameux comme père, je ne peux m’empêcher de penser à cette réponse que, dit-on, Freud aurait donné à cette femme qui se reprochait d’avoir pas bien élevé son fils au vu du résultat : « Madame, rassurez-vous, aurait dit Freud, quoique vous ayez fait, vous auriez mal fait ». Laissons donc le père tranquille. On n’en sait que ce que ses fils en voient. Reste que la leçon la plus classique, et me semble-t-il la plus simple, de lire la parabole, c’est que c’est le fils aîné qui est mis en question. En ce sens : ceux du parti de la piété, qu’il représente, sont devenus, c’est une tendance naturelle, les dépositaires des droits de Dieu. Mais comme le père de la parabole, Jésus se laisse émouvoir par ce qui l'émeut sans leur demander d’avis.

Quant à nous… Qu'en est-il pour nous du don de Dieu ; ou de notre joie devant l'accueil gratuit de ceux qui semblent le gaspiller ? Qu'en est-il de notre tristesse, ou de notre amertume face à Dieu agissant sans nous consulter ? Autant de façons de s’éloigner du Père, qui nous connaissant comme ses enfants, n'attend même pas de nous le signe de sainteté d'un repentir exemplaire. Il n'attend pas d'entendre le discours préparé du fils prodigue. Il n'attend que de nous voir enfin près de lui tels que nous sommes, c'est-à-dire sous son regard, dont nous ne sommes pas maîtres. Déjà, il a préparé la fête de notre retour… La parabole du retour du fils prodigue est alors aussi celle du retour du fils aîné. Parce que finalement les deux sont éloignés du père. Et Dieu attend leur retour. Il nous attend.


R.P.
Poitiers, 10.03.13


dimanche 3 mars 2013

Le figuier stérile




Exode 3, 1-15 ; Psaume 103 ; 1 Corinthiens 10, 1-12 ; Luc 13, 1-9

Luc 13, 1-9
1 À ce moment survinrent des gens qui lui rapportèrent l'affaire des Galiléens dont Pilate avait mêlé le sang à celui de leurs sacrifices.
2 Il leur répondit : "Pensez-vous que ces Galiléens étaient de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens pour avoir subi un tel sort ?
3 Non, je vous le dis, mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même.
4 "Et ces dix-huit personnes sur lesquelles est tombée la tour à Siloé, et qu'elle a tuées, pensez-vous qu'elles étaient plus coupables que tous les autres habitants de Jérusalem ?
5 Non, je vous le dis, mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de la même manière."
6 Et il dit cette parabole : "Un homme avait un figuier planté dans sa vigne. Il vint y chercher du fruit et n'en trouva pas.
7 Il dit alors au vigneron : Voilà trois ans que je viens chercher du fruit sur ce figuier et je n'en trouve pas. Coupe-le. Pourquoi faut-il encore qu'il épuise la terre ?
8 Mais l'autre lui répond : Maître, laisse-le encore cette année, le temps que je bêche tout autour et que je mette du fumier.
9 Peut-être donnera-t-il du fruit à l'avenir. Sinon, tu le couperas."

*

On est en route vers Jérusalem. "Des gens" rapportent à Jésus qu'un groupe de Galiléens y a été massacré par Pilate, affreux tyran. Un rapport plein de sous-entendus. Si les interlocuteurs — en fait les « examinateurs » — de Jésus se gardent bien de faire de Pilate un bras du châtiment divin, ils n’en posent pas moins un sous-entendu douteux ! Ces Galiléens semi-païens — et Jésus, donc, est lui-même Galiléen — n'ont-ils pas eu là un signe menaçant ?

Et toi, Galiléen, prestigieux sinon d'allure messianique, quelle est ton interprétation... ? Quelle explication ?

Cette façon de chercher des raisons à tout ! Mais on le sent bien : les explications ne tiennent pas…

*

Outre les justifications insupportables de l’injustifiable et de la méchanceté tyrannique de l’instrumentalisation de la terreur — qu'elles sous-tendent souvent, de telles « explications », sont insoutenables… Et c’est ce que va montrer Jésus. Sa réponse marque le refus de voir un quelconque lien de cause à effet entre on ne sait quel regard défavorable de Dieu et la violence qui a atteint les victimes.

C'est d'abord le fait du hasard, tout simplement — même si Dieu est certes maître du hasard : il faut se garder de se mettre à sa place (en prétendant faire justice en faisant violence !) — mais aussi en trouvant si facilement de supposés liens de cause à effet entre péché et souffrance, sous peine de reprendre le discours scandaleux de ceux qui se prennent pour le bras vengeur de quelque idole sanglante : ceux qui ont été victimes du massacre de Pilate n'étaient pas plus pécheurs que les autres Galiléens, évidemment, leur signale Jésus...

Puis, Jésus reprend en quelque sorte à son compte l'idée qu'après tout souffrance et péché ne sont pas nécessairement étrangers ! — mais pour introduire un doute dans la confortable assurance de ses interlocuteurs, qui eux, se pensent vrais fidèles — : « si vous ne vous repentez pas, vous périrez également », leur dit Jésus. Ce qui sous-entend : « vous aussi bons fidèles, n'êtes pas moins pécheurs que les Galiléens suspects ». Voilà qui peut surprendre...

Et Jésus de développer son propos en rappelant une autre catastrophe : l'écroulement de la tour de Siloé, ayant tué dix-huit personnes, judéennes celles-là, de Jérusalem, tout proches de Dieu, et non point galiléennes.

Alors comprenez, souligne Jésus, qu’il n'y a pas à considérer les victimes quelles qu’elles soient comme plus coupables que les autres — les autres habitants de Jérusalem ici —, mais à y voir une menace qui pèse sur tous ; ne serait-ce que parce que la vie est dangereuse et chargée de menaces — ce qui appelle à se convertir, c’est-à-dire à se tourner vers Dieu, seule source du bonheur. Tournement vers Dieu, car on ne saurait trouver le bonheur ailleurs.

*

C’est de la sorte que Jésus retourne les propos soupçonneux de ses interlocuteurs pour en faire un appel à leur repentir à eux aussi. Et il illustre son appel par une parabole, la parabole du figuier stérile. Par cette histoire de figuier stérile Jésus a un but : ébranler les certitudes… disons « confortables » de ses contemporains, ceux de Judée comme les autres.

Ces derniers pouvaient pencher évidemment pour la certitude naturelle que leur fidélité était une garantie relative d'impunité devant Dieu, illustrée par le sort cruel qui frappait les Galiléens. Impunité : non pas que les porte-paroles auto-proclamés des Judéens se soient imaginés que la mort et le malheur ne pouvaient pas les frapper. Mais enfin, voilà de quoi confirmer la certitude diffuse qu’ils pouvaient avoir, fidèles Judéens, et à juste titre tout de même, d'être quand même moins pécheurs…

Oui mais voilà, quand la pratique fidèle risque de devenir le prétexte orgueilleux d'un stérile contentement de soi — cela finit par lasser Dieu : le sens de nos responsabilités s'estompant à proportion. Cette responsabilité que nous donne l’appel de Dieu, et qui nous concerne aujourd’hui encore. Et — ici ça semble se compliquer pour les questionneurs — il n'est pas jusqu'aux fléaux qui menacent qui ne soient signes d'élection et d'appel ; ainsi l’annonçait déjà le Livre du prophète Amos (3, 2) : « Je vous ai choisis, vous seuls, parmi tous les peuples de la terre ; c'est pourquoi je vous demanderai compte de tous vos errements ». Ou, en d'autres termes, et en contrepartie : vous avez entendu vous allier à moi, vous figuier de Dieu — c'est une responsabilité que vous avez prise.

*

Vous avez pris la responsabilité d’entendre l'appel de Dieu, souffrant avec son peuple, à travers le malheur, qui n'a aucun sens en soi, le malheur qui a frappé les Galiléens, comme celui qui a frappé les Judéens, et qui frappe encore aujourd’hui. Les malheurs qui nous frappent n'ont aucun sens en soi, ils sont toujours absurdes. Mais ceux qui se tournent vers Dieu, à l’appel de Jésus, apprennent à y entendre que lui seul, souffrant auprès de nous, peut nous entendre, nous consoler, nous accueillir, nous envoyer, espérer de nous, espérer en nous.

C'est encore là ce que signifie l'histoire du figuier stérile. Ceux qui se réclament de l’alliance avec Dieu sont encore appelés à porter le fruit de la promesse — comme le figuier de la parabole. C'est-à-dire écouter l’appel de Dieu, l’entendre, lui obéir…

Tandis que la voix de Dieu perce depuis les difficultés et les épreuves du hasard, voire les plus terribles, que nous recevons.

Que fait Dieu ? Il pleure avec nous, comme la pluie qui arrose le figuier, en silence, du cœur du fumier de notre souffrance.

Tournez-vous vers Dieu, dit Jésus, pour comprendre que — excusez l'expression — quand vous êtes dans… les excréments (le fumier au pied du figuier est-il autre chose ?), Dieu reste proche de nous, espérant encore voir le fruit de sa promesse de bonheur, espérant encore en nous.

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S'il est vrai que « les portes du séjour des morts ne prévaudront point contre l'Église », il serait illégitime de se prévaloir de cette promesse pour se croire garantis de toute difficulté. Nous pouvons être bouleversés par diverses épreuves, comme l'histoire en a toujours connu de terribles, au grand scandale des victimes… Bouleversées par ce qui peut être, et a souvent été, de grandes douleurs.

Mais cela n'empêche pas la promesse d'être fiable, et l'élection de perdurer. L'élection, indéfectible, cet appel qui est dans le nom caché, qui n’a rien à voir avec les idoles — surtout sanglantes, descendantes de Baal qui voulait des victimes, des sacrifices humains — ; l’appel qui est dans son nom que Dieu a manifesté à son peuple ; cet appel est par-dessus tout appel à se tourner tout à nouveau vers Dieu.

Aujourd'hui encore, Dieu manifeste sa patience envers son figuier, non pas pour qu'il occupe la terre, s'en nourrisse, en tire le suc, puis retourne à la terre sans avoir fait autre chose que recevoir plaisirs, et douleurs, parfois immenses ; mais pour qu'il porte ce fruit qui est d’être une bénédiction pour tous autour de lui. Pour que germe la justice, la paix vraie et la joie pour tous, si nombreux, qui en sont privés, qui n’en savent pas la source. Un appel à enrichir le monde. Un appel pour chacun de nous, comme seule réponse concrète face à la douleur du monde qui est le nôtre.


R.P.
Poitiers, 03.03.13