dimanche 28 avril 2013

De Babel à la Jérusalem nouvelle




Actes 14.21-27 ; Psaume 145 ; Apocalypse 21.1-5 ; Jean 13.31-35

Genèse 11, 1-9
1 Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots.
2 Comme ils étaient partis de l’orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent.
3 Ils se dirent l’un à l’autre : Allons ! faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment.
4 Ils dirent encore : Allons ! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre.
5 L’Eternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes.
6 Et l’Eternel dit : Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c’est là ce qu’ils ont entrepris ; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu’ils auraient projeté.
7 Allons ! descendons, et là confondons leur langage, afin qu’ils n’entendent plus la langue, les uns des autres.
8 Et l’Eternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre ; et ils cessèrent de bâtir la ville.
9 C’est pourquoi on l’appela du nom de Babel, car c’est là que l’Eternel confondit le langage de toute la terre, et c’est de là que l’Eternel les dispersa sur la face de toute la terre.

Apocalypse 21, 1-7
1 Alors je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle, car le premier ciel et la première terre ont disparu et la mer n’est plus.
2 Et la cité sainte, la Jérusalem nouvelle, je la vis qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu, comme une épouse qui s’est parée pour son époux.
3 Et j’entendis, venant du trône, une voix forte qui disait: Voici la demeure de Dieu avec les hommes. Il demeurera avec eux. Ils seront ses peuples et lui sera le Dieu qui est avec eux.
4 Il essuiera toute larme de leurs yeux, La mort ne sera plus. Il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni souffrance, car le monde ancien a disparu.
5 Et celui qui siège sur le trône dit: Voici, je fais toutes choses nouvelles. Puis il dit: Ecris: Ces paroles sont certaines et véridiques.
6 Et il me dit: C’en est fait. Je suis l’Alpha et l’Oméga, le commencement et la fin. A celui qui a soif, je donnerai de la source d’eau vive, gratuitement.
7 Le vainqueur recevra cet héritage, et je serai son Dieu, et lui sera mon fils.

Jean 13, 31-35
31 […] "Maintenant, le Fils de l’homme a été glorifié, et Dieu a été glorifié par lui;
32 Dieu le glorifiera en lui-même, et c’est bientôt qu’il le glorifiera.
33 Mes petits enfants, je ne suis plus avec vous que pour peu de temps. Vous me chercherez et comme j’ai dit aux Judéens : Là où je vais, vous ne pouvez venir, à vous aussi maintenant je le dis.
34 "Je vous donne un commandement nouveau: aimez-vous les uns les autres. Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres.
35 A ceci, tous vous reconnaîtront pour mes disciples: à l’amour que vous aurez les uns pour les autres."

*

Nouveau Temple

Nous voilà entre l’ancienne Babel et son faux temple — cette tour qui vise à atteindre le ciel —, nous voilà entre cette ancienne Babel et la nouvelle Jérusalem où il n'y a plus de temple, où Dieu même est le Temple, demeurant lui-même avec les hommes.

L'Apocalypse nous montre le Royaume promis : "voici la demeure de Dieu avec les hommes, il demeurera avec eux" (Ap 21:3). Car il n'y a plus d’autre Temple dans la cité, "son Temple, c'est le Seigneur, le Dieu tout-puissant ainsi que l'agneau" (Ap 21:22).

À l’opposé de Babel, où les hommes tentent d’atteindre le ciel et de se faire un nom (Genèse 11:4), l'Apocalypse nous annonce une nouvelle Cité, Jérusalem céleste, où Dieu lui-même demeure avec les humains, dotés d’un nom nouveau (Ap 2:17), où cette rencontre-même forme le Temple éternel. "Voici la demeure de Dieu avec les hommes, il demeurera avec eux. Ils seront ses peuples et lui sera le Dieu qui est avec eux" (Ap 21:3). C’est la réalisation de la promesse de Jésus : "tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples si vous avez de l'amour les uns pour les autres" (Jean 13:35) — signe actuel de cette terre nouvelle et de ces nouveaux cieux.

Babel avec son faux temple, annonce déjà la destruction du Temple de Jérusalem par Babylone puis par Rome, nouvelle Babylone, nouvelle Babel. Jésus a pleuré sur la destruction du Temple de Jérusalem ; destruction chargée de cette consolation : en trois jours le Temple de mon corps vous apparaîtra, ressuscité. Il en est ainsi du Temple éternel dont nous sommes appelés à être nous-mêmes les pierres.

En voici l’accomplissement : celui qui est assis sur le trône, après avoir dit "je fais toutes choses nouvelles", précise, (Ap 21:6) : "c'est fait". Le nouveau ciel et la nouvelle terre sont faits, déjà en place. "C'est fait" ! Dans le monde nouveau, il n'y a pas d'identité fabriquée, on ne cherche plus comme à Babel à se faire un nom. Pas d’identité fabriquée, mais notre seule vraie identité éternelle : "c'est fait", pas à faire ! Ce nom nouveau et éternel est dévoilé partiellement, comme entr'aperçu, dans notre baptême — où un coin du voile est levé.


Avec quelles pierres ?

Le voile est comme levé sur le matériau, les pierres — pas celles de Babel cuites au feu, mais les pierres nouvelles avec lesquelles se bâtit ce Temple nouveau dont nous sommes appelés à participer : quelles pierres ? Des pierres vivantes, que nous sommes appelés à être.

Car comment se construit ce Temple nouveau ? "Le vainqueur recevra cet héritage, et je serai son Dieu, et lui sera mon fils" (Ap 21:7) : il s'agit d’être, comme fils et filles de Dieu, libres ; libérés de tous les esclavages et ainsi citoyens de la Cité de Dieu, la Cité de la liberté qui est d'être devant Dieu. C’est là être pierre vivante et unique du temple éternel.

Or nos esclavages cachés sont nombreux : déjà notre façon de dépendre de l'approbation d'autrui, du qu'en dira t-on, de nous cacher derrière le petit doigt de nos mensonges, ces masques qui ne voilent que notre liberté. Chercher à se faire des noms. Esclavages cachés.

D'où le don de la liberté, le don de l'Esprit — est aussi caché aux yeux du monde. "Le vainqueur recevra cet héritage, et je serai son Dieu, et lui sera mon fils". Contrairement à Babel où les hommes cherchent à se faire un nom, nous recevons ici un nom nouveau que nul autre ne connaît : "au vainqueur, dit l'Esprit, je donnerai un nom caché, que Dieu seul connaît, ainsi que celui qui le reçoit" (Ap 2:17).

Nous portons tous plusieurs noms connus, plus ou moins connus : notre nom de famille, nos prénoms, le nom de notre conjoint, nos surnoms, le nom de notre fonction (boulanger, préfet, coiffeur), le nom de nos lieux d'origine, etc. Autant de pierres d’une cité visible. Les pierres de la Cité éternelle reçoivent leur nom de Dieu seul.

On peut multiplier les exemples des noms divers que nous nous donnons, ou que l’on nous donne. Tous relèvent plus ou moins de ce qu'on pense de nous, des jugements que l'on porte sur nous, et dont nous souhaitons désespérément qu'ils soient positifs. Tous ces noms nous donnent une identité en relation avec ce qu'ils désignent, ou avec ceux qui nous les donnent : fils ou fille de, époux ou épouse de, employé de tel ou tel, etc.

Autant de réalités qui correspondent à pas mal de choses — bonnes ou mauvaises, ou ambiguës —, mais pas à ce que nous sommes vraiment devant Dieu. Devant Dieu nous sommes plus dépendants de tel ou tel, employé de tel ou tel, dans telle ou telle fonction, bien ou mal noté dans tel ou tel domaine, etc.

Ce que nous sommes vraiment est unique et caché devant Dieu. Lui seul le connaît et il le dévoile à celui qui est vainqueur du combat de la vie dans l'Esprit, suite à la victoire au terme de laquelle seulement il lui fait connaître ce vrai nom, qui il est vraiment. Dieu seul peut le faire en vérité : Dieu est éternel, notre identité véritable est éternelle, notre nom de fils et filles de Dieu, au-delà du temps, au-delà des âges, est inaccessible à nos agitations et à nos inquiétudes. "Le vainqueur recevra cet héritage, et je serai son Dieu, et lui sera mon fils."

Toutes les identités dont nous nous réclamons face aux hommes ne sont que pour un temps, parfois comme autant de couches de fausseté, autant de bitume d’une tour de Babel qui nous masque la vérité et la liberté. Mais nous sommes les pierres vivantes d’une autre Cité.

L'Esprit de Dieu nous y place déjà, des ici-bas — dans le monde de la résurrection. "C’est fait". C'est ce que signifie recevoir l'Esprit saint : commencer à devenir enfant de Dieu, un être né, non du temps, avec ses âges, d'enfant, d'adolescent, d’adulte, bientôt vieillard, mais né de l'éternité.


Sur quelle pierre ?

"Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres" — c’est là le ciment du Temple —, enseigne alors celui, Jésus, qui sera présenté dans l’Apocalypse comme l'agneau de Dieu immolé dès la fondation du monde (Ap 13:8). La Création du monde est comprise ainsi comme reposant sur l’agneau de Dieu immolé, un renoncement donc — c’est de la sorte que "je vous ai aimés". "Agneau de Dieu immolé dès la fondation du monde". Rien peut-être, n'a jamais été dit d'aussi profond sur la Création, sur la Création comme acte d'amour.

La Création — ou Dieu se retirant, renonçant pour n’avoir de Nom que caché. Dieu n'a rien ajouté en créant : il a ôté. Il a renoncé au tout de sa plénitude.

C'est aussi ce que nous dit le sacrifice de l'agneau de Dieu. Jésus reçoit de son renoncement le Nom qui est au-dessus de tout nom.

Signe du renoncement de Dieu qui ainsi laisse place à autre que lui — appelé à participer à sa joie éternelle ; et nous invitant par là à lâcher prise pour notre part. Ciment nouveau.

Renoncement au cœur de Dieu que l’acte de la Création, renoncement comme immolation de l’agneau de Dieu : voilà la pierre d'angle du Temple éternel. Voilà la signification de la Création comme acte de renoncement sans lequel le monde ne peut advenir, puisque Dieu est sans manque.

Renoncement comme lâcher prise. C’est le cadeau qui nous est fait. C'est ici le Temple éternel, "la demeure de Dieu avec les hommes". Lâcher prise.

Qu'est ce d'autre que la promesse qui est au cœur de la parole que donne Jésus comme héritage à ses disciples : comme mon Père a fait place à la création, comme j’ai renoncé — comme je vous ai aimé, donc —, laissez-vous donner par Dieu votre vrai nom caché, laissez-vous ainsi la liberté d’aimer, de chérir, de découvrir ce qui est précieux, à votre tour. Vous n’avez pas à vous bâtir de tour pour atteindre le ciel, vous n’avez pas à vous faire un nom. Votre vrai nom, votre vrai être, c’est cadeau !

R.P.
Poitiers, Confirmations, 28.04.13


dimanche 14 avril 2013

M'aimes-tu ? — Pais mes brebis




Actes 5, 27-41 ; Psaume 30 ; Apocalypse 5, 11-14 ; Jean 21, 1-19

Jean 21, 1-19
1 Après cela, Jésus se manifesta de nouveau aux disciples sur les bords de la mer de Tibériade. Voici comment il se manifesta.
2 Simon-Pierre, Thomas qu'on appelle Didyme, Nathanaël de Cana de Galilée, les fils de Zébédée et deux autres disciples se trouvaient ensemble.
3 Simon-Pierre leur dit : « Je vais pêcher. » Ils lui dirent : « Nous allons avec toi. » Ils sortirent et montèrent dans la barque, mais cette nuit-là, ils ne prirent rien.
4 C'était déjà le matin ; Jésus se tint là sur le rivage, mais les disciples ne savaient pas que c'était lui.
5 Il leur dit : « Eh, les enfants, n'avez-vous pas un peu de poisson ? » — « Non », lui répondirent-ils.
6 Il leur dit : « Jetez le filet du côté droit de la barque et vous trouverez. » Ils le jetèrent et il y eut tant de poissons qu'ils ne pouvaient plus le ramener.
7 Le disciple que Jésus aimait dit alors à Pierre : « C'est le Seigneur ! » Dès qu'il eut entendu que c'était le Seigneur, Simon-Pierre ceignit un vêtement, car il était nu, et il se jeta à la mer.
8 Les autres disciples revinrent avec la barque, en tirant le filet plein de poissons : ils n'étaient pas bien loin de la rive, à deux cents coudées environ.
9 Une fois descendus à terre, ils virent un feu de braise sur lequel on avait disposé du poisson et du pain.
10 Jésus leur dit : « Apportez donc ces poissons que vous venez de prendre. »
11 Simon-Pierre remonta donc dans la barque et il tira à terre le filet que remplissaient cent cinquante-trois gros poissons, et quoiqu'il y en eût tant, le filet ne se déchira pas.
12 Jésus leur dit : « Venez déjeuner. » Aucun des disciples n'osait lui poser la question : « Qui es-tu ? » : ils savaient bien que c'était le Seigneur.
13 Alors Jésus vient ; il prend le pain et le leur donne ; il fit de même avec le poisson.
14 Ce fut la troisième fois que Jésus se manifesta à ses disciples depuis qu'il s'était relevé d'entre les morts.
15 Après le repas, Jésus dit à Simon-Pierre : « Simon, fils de Jean, m'aimes-tu plus que ceux-ci ? » Il répondit : « Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime », et Jésus lui dit alors : « Pais mes agneaux. »
16 Une seconde fois, Jésus lui dit : « Simon, fils de Jean, m'aimes-tu ? » Il répondit : « Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime. » Jésus dit : « Sois le berger de mes brebis. »
17 Une troisième fois, il dit : « Simon, fils de Jean, m'aimes-tu ? » Pierre fut attristé de ce que Jésus lui avait dit une troisième fois : « M'aimes-tu ? », et il reprit : « Seigneur, toi qui connais toutes choses, tu sais bien que je t'aime. » Et Jésus lui dit : « Pais mes brebis.
18 En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune, tu nouais ta ceinture et tu allais où tu voulais ; lorsque tu seras devenu vieux, tu étendras les mains et c'est un autre qui nouera ta ceinture et qui te conduira là où tu ne voudrais pas. »
19 Jésus parla ainsi pour indiquer de quelle mort Pierre devait glorifier Dieu ; et après cette parole, il lui dit : « Suis-moi. »

*

Ayant bénéficié de la pêche miraculeuse et reçu le repas présenté par le ressuscité, Pierre, face à Jésus lui demandant pour la troisième fois s'il l'aime, est tout attristé. Pierre n'est pas du tout sûr de la vérité de son amour ! Pierre n'est pas un menteur. Il le dit à son maître : tu sais toute chose. Tu pénètres les secrets de mon cœur : je ne vais pas te mentir. Je ne suis pas sûr de mon amour, surtout lorsque tu mets devant moi ce qu'implique le fait de t'aimer — ce que je sais très bien : prendre soin de tes brebis. Si tu es mon Seigneur, si en te voyant, j'ai vu le Père, alors t'aimer implique nécessairement t'obéir et te servir... être, puisque c'est ce que tu me demandes, le berger de tes brebis. Alors, j'ai peur, j'ai peur de te dire comme tu me le demande : je t'aime. J'ai peur de te mentir en face, j'ai peur de ne pas te servir.

Ici, il faut savoir qu'en grec dans notre texte, il y a deux mots différents pour dire aimer. Deux fois Jésus emploie le mot agapè, qui signifie aimer au sens de chérir, et qui implique un comportement actif, et donc en l'occurrence l'obéissance, le service. Et Pierre ne répond jamais avec ce mot-là. Il en emploie un autre, phileo qui n'est pas moins fort, mais qui suppose un état de relation plutôt qu'un engagement actif. Une relation, très forte en l'occurrence, mais qui semble moins impliquer que la parole volontaire qu'apparemment Jésus attend. Oui, tu sais que nous sommes en relation d'amitié, que l'amour nous lie — telle est la réponse de Pierre. Pierre, honnête, ne donne pas la parole de l'engagement d'amour. Il a peur de mentir.

Alors Jésus, lui posant une troisième fois la question, emploie cette fois le mot de Pierre. Sommes-nous en relation d'amitié, d'amour réciproque ? Et Pierre acquiesce une troisième fois, mais il est triste. Il n'a pas pu lui dire qu'il l'aimait, au sens d'un engagement de sa part. Il sait, Jésus sait aussi, qu'ils sont en relation amicale, au sens le plus fort : il y a un véritable amour entre eux. Mais Pierre n'a pas pu dire la parole qu'il voudrait pourtant dire.

Cela étant, par là, en reprenant ses mots moins engageants, Jésus rejoint Pierre. D'accord, l'amour que je t'ai porté a créé cet état de fait, la relation amicale, relation d'amour maître-disciple, la relation Père-enfant, parce que, par moi, mon Père t'a reconnu comme son enfant, cette relation est là, elle existe, et elle suppose de toi l'engagement que tes mots n'ont pas su prendre : l'obéissance.

Mon père t'a reconnu comme son enfant, moi je te porte ses paroles, ce qu'il attend de toi. Ce lien que tu reconnais dans le mot que tu emploies, en l'appelant Père, en m'appelant Seigneur, en me disant que tu reconnais que nous sommes en relation d'amour, ce lien implique la même chose que cet engagement qu’est l'obéissance.

Simplement tu le vivras dans la difficulté et la tristesse qui te prend déjà, là où la confiance aurait suffi et t'aurait rendu la vie, et la tâche, faciles. Le Père t'a reconnu comme Fils, tu le sais, et rien n'y changera — et cela supposera toujours la relation de service et d'obéissance que je te demande. Il te reste à toi à le reconnaître à ton tour pleinement, à me reconnaître moi dans l'engagement qu'il te reste à prendre ; il te reste à offrir le comportement qu'il implique. C'est là que cessera ta tristesse et que naîtra ta joie. Pour l'instant ta tristesse est toute à ton honneur, l'hésitation de tes mots aussi.

*

Appelé à obéir en étant berger. Pierre n'a sans doute pas pu ne pas penser, dans sa tristesse, à bien des histoires de la Bible.

Pierre est ici appelé à devenir berger, pasteur. C'était le titre des rois dans la Bible, au temps des Pères. Il est intéressant de noter le parallèle avec le premier roi d'Israël, Saül. Saül a été élu roi, mais a été finalement rejeté comme tel par Dieu avec ce motif, énoncé contre lui par le prophète Samuel : « l'Éternel trouve-t-il autant de plaisir dans les holocaustes et dans les sacrifices que dans l'obéissance à la voix de l'Éternel ? Voici : l'obéissance (Matthieu 9 traduit "la miséricorde") vaut mieux que les sacrifices, et la soumission vaut mieux que la graisse des béliers. La rébellion vaut bien l'idolâtrie. Puisque tu as rejeté la parole de l'Éternel, il te rejette aussi comme roi » (1 Samuel 15:22-23).

*

Et puis Pierre entrevoit sans doute tout le sens de cette tâche de berger en se souvenant de ce que Jésus disait de lui-même, bon berger, dont la tâche, qu'il confie à présent à ses disciples, est finalement de conduire les brebis dès à présent dans les pâturages auquel on accède en passant de la mort à la vie.

Jésus y a accédé alors que Pierre ne pouvait pas le suivre — et il le disait par trois fois, par trois reniements —, et où il le suivra bientôt, alors qu' « un autre le ceindra », Jésus lui-même, qui l'appelle à nouveau par trois fois. Pierre avait décidément raison d'hésiter à répondre — hésitation prophétique. « Prends soin de mes brebis » insistait le Seigneur.

*

Pais mes brebis, insiste le Seigneur. Seigneur nous t'aimons, répond-on en chœur. Et Pierre hésite. Et Pierre est triste. Il est sans doute triste aussi à cause de la profondeur de l'amour du Christ qui lui confie et lui maintient cette tâche, obéir en étant le berger de ses brebis, là où il n'a pas encore su le reconnaître comme lui a été reconnu. C'est ce qu'implique la suite de l'histoire, où Jésus annonce à Pierre qu'il étendra un jour les bras pour qu'un autre le mène où il ne voulait pas aller — en l'occurrence jusqu’à la croix.

Pierre jeune fait ce qu'il veut, va où il veut. Pierre a compris ce jour-là que c'est source de tristesse. Mais le Père l'a accueilli, et lui apprendra, au prix de sa tristesse, l'obéissance. Et la joie.

Un jour, il ne fera plus ce qu'il voudra, il n'ira plus où il voudra. Un jour, il obéira. Un autre le ceindra, et le conduira finalement à la croix. Bien plus douloureux que l'engagement et le service que Jésus lui demande aujourd'hui. Mais ce jour-là, Pierre aura appris cette obéissance qui vaut mieux que les mots qu'il n'a pas eu l'audace de prononcer.

Ce jour-là la croix où un autre le mènera lui paraîtra finalement chargée de la douceur de servir le maître, qu'il aura enfin comprise : lorsque le maître lui demande l'obéissance, il est simplement en train de vouloir lui faire vivre ce qui est déjà un état de fait, mais dont on se prive, dont Pierre se prive : connaître la joie de savoir ce que Dieu veut de nous et l'accomplir…

Alors, le sens de ce qui vient de se passer lors de la pêche miraculeuse se dévoile : celui que les disciples n'avaient pas encore reconnu comme le Seigneur, un inconnu pour eux, leur a demandé à manger. Et ils n'ont alors rien, ils n'ont pris aucun poisson. Lorsque ce même inconnu pour eux leur dit : « Jetez le filet du côté droit de la barque et vous trouverez », ils le font, soucieux de lui donner à manger : ils le jetèrent et il y eut tant de poissons qu'ils ne pouvaient plus le ramener, dit le texte. Et ils le reconnaissent : le disciple que Jésus aimait dit alors à Pierre : « C'est le Seigneur ! » Pierre reconnaîtra le Seigneur ressuscité, et nous tous avec lui, en ceux vers qui il est envoyé ; le Seigneur dont les apparitions cesseront : va, donc, et pais mes brebis.


R.P.
Poitiers, 14.04.13


dimanche 7 avril 2013

"La paix soit avec vous"




Jean 20, 19-31

19 Le soir de ce même jour qui était le premier de la semaine, alors que, par crainte des Judéens, les portes de la maison où se trouvaient les disciples étaient verrouillées, Jésus vint, il se tint au milieu d’eux et il leur dit : "La paix soit avec vous."
20 Tout en parlant, il leur montra ses mains et son côté. En voyant le Seigneur, les disciples furent tout à la joie.
21 Alors, à nouveau, Jésus leur dit : "La paix soit avec vous. Comme le Père m’a envoyé, à mon tour je vous envoie."
22 Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et leur dit : "Recevez l’Esprit Saint ;
23 ceux pour qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis."
24 Cependant Thomas, l’un des Douze, celui qu’on appelle Didyme, n’était pas avec eux lorsque Jésus vint.
25 Les autres disciples lui dirent donc : "Nous avons vu le Seigneur !" Mais il leur répondit : "Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je n’enfonce pas mon doigt à la place des clous et si je n’enfonce pas ma main dans son côté, je ne croirai pas !"
26 Or huit jours plus tard, les disciples étaient à nouveau réunis dans la maison, et Thomas était avec eux. Jésus vint, toutes portes verrouillées, il se tint au milieu d’eux et leur dit : "La paix soit avec vous."
27 Ensuite il dit à Thomas : "Avance ton doigt ici et regarde mes mains; avance ta main et enfonce-la dans mon côté, cesse d’être incrédule et deviens un homme de foi."
28 Thomas lui répondit : "Mon Seigneur et mon Dieu."
29 Jésus lui dit : "Parce que tu m’as vu, tu as cru; bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru."
30 Jésus a opéré sous les yeux de ses disciples bien d’autres signes qui ne sont pas rapportés dans ce livre.
31 Ceux-ci l’ont été pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour que, en croyant, vous ayez la vie en son nom.

*

Poursuivons nos paraboles entomologiques de la semaine dernière, pour illustrer aujourd’hui deux choses : à la fois le thème de la résurrection dans la vie des disciples et celui de la peur, de la crainte qui les hante.

Certains papillons, en présentant de fortes ressemblances avec d'autres espèces, bénéficient d'une protection passive contre les prédateurs. Le naturaliste anglais Henry Walter Bates a étudié le mimétisme chez les papillons amazoniens durant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. H.-W. Bates a donné son nom au mimétisme dit "batésien", qui désigne le fait que ces papillons se cachent, en imitant ce qu’ils ne sont pas — prenant allure de prédateurs ou allure dégoûtante. Chez de nombreux papillons, la couleur des ailes joue ainsi un rôle dans la protection contre les prédateurs. Certaines espèces sont difficilement détectables dans leur environnement grâce aux motifs complexes qui ornent leurs ailes. Ils se cachent…

Comme pour les disciples, qui pourtant passés au stade de liberté, se cachent encore. « Par crainte des Judéens, les portes de la maison où se trouvaient les disciples étaient verrouillées ». Puis ils vont passer de la crainte (des Judéens, de la part de ces Galiléens : pas des juifs !) à la libération : « Jésus vint, il se tint au milieu d’eux et il leur dit : "La paix soit avec vous." »

De la crainte à la libération ; c’est-à-dire : à la Mission — « Jésus leur dit : "La paix soit avec vous. Comme le Père m’a envoyé, à mon tour je vous envoie." » — Recevez l’Esprit Saint : et déliez ceux qui sont liés – cf. Mt 16, 19. Jésus souffla sur eux comme pour l’envol d’un papillon sortant de sa chrysalide. Souffle de l’Esprit…

*

« La paix soit avec vous » — cette parole annonce le comment du don de cette paix : par l’Esprit saint. S’ouvre la porte de la liberté à laquelle nous sommes invités à notre tour.

La liberté est une question de pardon. Je ne me rallie pas à une certaine traduction qui veut que Jésus disent aux Apôtres : « ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus. » Comme si les Apôtres avaient pour mission de retenir captifs de leurs péchés certains de ceux à qui ils sont envoyés !

Les Apôtres sont envoyés pour communiquer la libération que Jésus vient de leur octroyer dans le don de l’Esprit saint. De la communiquer abondamment. Pas de la mégoter.

Il se trouve qu’une toute autre traduction de cette parole est possible : « ceux pour qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis ». Ce qui correspond à l’équivalent chez Matthieu, « délier ». Voilà donc qui donne tout autre chose : remettre les péchés et les soumettre. Deux faces de la libération. Remettre les péchés, c’est pardonner, soumettre les péchés, c’est permettre de les dominer.

Être libéré du fruit du péché. Et cela est en rapport étroit avec le pardon. Souvenez-vous de l’épisode de Caïn. Je lis, au livre de la Genèse, ch. 4, v. 6-8 : « Le Seigneur dit à Caïn : "Pourquoi t’irrites-tu ? Et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu agis bien, ne le relèveras-tu pas ? Si tu n’agis pas bien, le péché, tapi à ta porte, te désire. Mais toi, domine-le." Caïn parla à son frère Abel et, lorsqu’ils furent aux champs, Caïn attaqua son frère et le tua. »

Le péché est tapi à ta porte… Mais toi, domine-le. On a lu la suite, Caïn ne l’a pas dominé. Caïn n’a pas reçu le pardon, la rémission de ses péchés. Il jalousait son frère. Il n’a pas reçu le pardon, l’élargissement de son cœur et la capacité de pardonner. Il n’a pas reçu la capacité de soumettre le péché et son fruit, à savoir ses péchés : le péché l’a vaincu, Caïn ne l’a pas dominé.

Et voici le fruit de l’Esprit saint, dans la promesse de Jésus aux Apôtres : « ceux pour qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis ».

La puissance du péché, c’est la mort, affirme la Bible. Jésus a vaincu la mort. « Il leur montra ses mains et son côté. En voyant le Seigneur, les disciples furent tout à la joie. » Le Ressuscité qui a vaincu la mort a pouvoir sur tout. Il a pouvoir même sur le péché. Il ouvre même comme possible, l’impossible commandement donné à Caïn : « domine sur le péché ».

C’est cela, la liberté. Vos fautes vous sont pardonnées, l’Esprit saint vous les soumet. Jésus souffla sur eux. Les Apôtres libérés par l’Esprit deviennent, par leur liberté, libérateurs à leur tour. C’est la bonne nouvelle qui nous est à nouveau donnée. Jésus souffla sur eux : recevez l’Esprit saint. Percevons-nous son souffle aujourd’hui ?

Dans ce souffle est la paix que donne Jésus : la paix soit avec vous. La paix de se savoir pardonné. Pleinement pardonné : vos péchés vous sont remis, l’Esprit saint vous les soumet. Allez dans cette liberté. Vous n’avez pas même à vous venger pour quelque obscur désir ou jalousie, comme Caïn qui a été par là dominé. Vous n’avez que la liberté de vous savoir pardonnés, de savoir par là octroyer le pardon à votre tour. Le péché vous est soumis par l’Esprit saint.

C’est pourquoi l’Esprit saint prie en nous : Abba, Notre Père, pour l’accomplissement de cette demande : « pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Non pas que le pardon que nous octroyons soit la condition de notre propre pardon ! Mais la liberté qui est dans le fait d’être pardonnés nous libère du poids d’avoir à ne pas pardonner. Nous voilà donc devant le Christ ressuscité présent au milieu de nous, soufflant sur nous l’Esprit : recevez l’Esprit saint.

*

Son geste est un signe, qui utilise le double sens du mot : souffle et esprit. L’Esprit qui est comme le vent, que l’on ne « voit », que l’on ne « sent » qu’à ses effets — ou plutôt dont ne voit, ne sent, que les effets. Comme pour une nouvelle création : Genèse 2, 7 : « Le Seigneur Dieu prit de la poussière du sol et en façonna un être humain. Puis il lui insuffla dans les narines le souffle de vie, et l’être humain devint vivant. »

« Tu envoies ton souffle, ils sont créés, et tu renouvelles la surface du sol, » dit le Psaume 104 (v. 30). Dieu donne la vie à l’être humain en « insufflant dans ses narines le souffle de vie » — c’est-à-dire l’Esprit de vie. Jésus reprend le geste du récit de la Genèse à son compte : il met en place une nouvelle création : il donne tout à nouveau l’Esprit de Dieu.

De même qu’il a vécu lui-même dans la vérité de l’Esprit qui l’a animé, la nouvelle création, la création menée à son accomplissement comme monde de la résurrection, est animée de la vie de l’Esprit. Cela commence par notre envoi, notre mission — Jean 20, 21 : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie. » C’est par nous que le projet de la création est appelé à être accompli. Jésus nous passe le relais en nous donnant l’Esprit du Père qui l’a animé : « comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie ».

*

Thomas, lui, n’était pas là. Ils disent avoir rencontré le Ressuscité. Mais y a-t-il un rapport entre ce qu’ils ont cru et le Crucifié ? C’est cela que Thomas veut savoir.

Ce sont les libellules qui illustrent la réponse qu’obtient Thomas…

Les libellules déposent leurs œufs dans l'eau, sur la tige des plantes aquatiques ; d'autres, notamment des "demoiselles", incisent la tige des plantes à la surface de l'eau ou sous l'eau et y déposent des œufs. Dans toutes les espèces, les œufs donnent des larves aquatiques, qui peuvent subir une quinzaine de mues avant la métamorphose, donnant la forme adulte. Parce que les larves ressemblent beaucoup aux adultes (mis à part les ailes et le mode de vie), la métamorphose est dite "incomplète" : en d’autres termes, c'est bien le même insecte.

Comme pour les disciples le temps auprès de Jésus… Puis il est cloué. Et Thomas croit avant même de toucher les plaies du Ressuscité. Plaies dans les mains et le côté — avant et après résurrection… Bref, c’est bien le même, en d’autres termes : la vie de résurrection, la libération de toute crainte peut intervenir dès ce côté-ci du ciel.

*

Cela s’est passé « huit jours plus tard » que le premier dimanche de Pâques, la première partie de notre texte nous l’a rappelé : « Ce même jour qui était le premier de la semaine » ; « Huit jours plus tard, les disciples étaient à nouveau réunis » : ainsi commence la deuxième partie du texte celle où apparaît Thomas.

Dimanche de culte, les deux fois : les deux premiers dimanches de culte ; et cela vaut pour la suite, pour nous. Comme pour toutes les autres rencontre, le Christ est présent ; une présence alors visible, provisoirement ; une présence désormais invisible. Ou : la seule visibilité est celle des sacrements : voir et toucher… C’est cela qu’enseigne l’épisode de Thomas. "Mon Seigneur et mon Dieu", confesse-t-il alors.

"La paix soit avec vous", a dit Jésus pour la troisième fois, pour nous, parole de notre liberté.


RP
Poitiers, 7.04.13