dimanche 25 août 2013

Porte étroite... et fermée




Ésaïe 66, 18-21 ; Psaume 117 ; Hébreux 12, 5-13 ; Luc 13, 22-30

Luc 13, 22-30
22  Il passait par villes et villages, enseignant et faisant route vers Jérusalem.
23 Quelqu’un lui dit : "Seigneur, n’y aura-t-il que peu de gens qui seront sauvés ?" Il leur dit alors :
24  "Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne le pourront pas.
25  "Après que le maître de maison se sera levé et aura fermé la porte, quand, restés dehors, vous commencerez à frapper à la porte en disant : Seigneur, ouvre-nous, et qu’il vous répondra : Vous, je ne sais d’où vous êtes,
26  "alors vous vous mettrez à dire : Nous avons mangé et bu devant toi, et c’est sur nos places que tu as enseigné ;
27  et il vous dira : Je ne sais d’où vous êtes. Éloignez-vous de moi, vous tous qui faites ce qui est injuste.
28  "Il y aura les pleurs et les grincements de dents, quand vous verrez Abraham, Isaac et Jacob, ainsi que tous les prophètes dans le Royaume de Dieu, et vous jetés dehors.
29  Alors il en viendra du levant et du couchant, du nord et du midi, pour prendre place au festin dans le Royaume de Dieu.
30  "Et ainsi, il y a des derniers qui seront premiers et il y a des premiers qui seront derniers."

*

Voilà une porte — déjà étroite — qui sera fermée et qu’on ne pourra pas ouvrir ! Parole terrible ! « Je ne sais pas d’où vous êtes ».

Une tradition africaine, lisant le bonheur comme ce que l’on reconnaît quand on l’a perdu, illustre cela par la légende du margouillat, qui dit continuellement « si j’avais su » : le margouillat est un petit lézard à tête rouge connu en Afrique de l’Ouest. Il remue continuellement la tête de bas en haut. Les Ivoiriens expliquent que le margouillat était antan très riche, au point qu’il ignorait tout de la pauvreté. Curieux de la chose, il s’adressa à un animal avisé, le lièvre selon une version, l’homme selon une autre, qui lui expliqua qu’il lui suffisait de charger toute sa richesse sur une pirogue, d’aller au milieu du fleuve et de l’y faire basculer. Ce que fit le margouillat qui, depuis, connaît la pauvreté et remue constamment la tête en disant : « si j’avais su » !

Voilà qui illustre une menace peut-être accomplie pour nous tous… Voilà une parole donnée comme inaugurant le jour du Royaume de Dieu et de sa porte — étroite et — désormais fermée ! Une parole annoncée comme devant entrer dans l’histoire. Quand ? Lors d’une des dates terribles dont est constellée l’histoire ? Et pourquoi pas une date apparemment anodine ? — : une date qui signe la disparition des témoins de la parole de la grâce, par exemple. Nous sommes au lendemain d'un nouvel anniversaire du massacre de la Saint Barthélémy, la nuit du 24 août 1572. Le protestantisme ne fut pas exterminé, même si c'était sans doute la visée de ses bourreaux. Ce qui renvoie à l'actualité la plus criante, où comme en Syrie ou en Égypte, les violences politiques débouchent sur la disparition des chrétiens, fragiles témoins, de plus en plus rares, de la parole du Christ.

Le témoignage se poursuit ailleurs, pourra-t-on dire. Mais jusqu'à quand, quand les Églises se vident ? Et si la porte fermée, porte étroite devenue devenue trop étroite, c’était cela, la parole qui dit : « trop tard » ? Cela peut s’illustrer par une autre date anodine : au hasard : 1321. Un symbole intéressant, lié à l’histoire d'un christianisme exterminé, le catharisme ; symbole intéressant pour lire notre texte. Je vous propose de nous y arrêter un instant.

Pour les cathares, l'accès au Paradis supposait que l'on soit « consolé » en recevant l’imposition des mains d'un « Parfait » — ou « Bon-Homme ». Ainsi, depuis la mort du dernier d'entre eux, Bélibaste, en 1321, pour l’Occitanie cathare en tout cas, la Jérusalem céleste serait hors de portée, sa porte fermée, l’exil dans l’enfer de ce monde est irrémédiable. Le châtiment infernal récurrent est désormais seul en marche.

Que dire dès lors ? Il est incontestable que tous ne sont pas passés par l’imposition des mains consolantes de l’un de ceux qui donnaient le signe, le sacrement du salut. Certaines âmes étaient donc destinées au châtiment infernal. Et en nombre : nous en sommes tous, depuis lors.

Le seul salut possible, la porte étroite pour le salut des âmes étant ici cette consolation octroyée par les Parfaits, les Bons-Hommes, lorsque leur tâche est accomplie, ils n'ont plus à rester dans un monde devenu enfer définitif, ils doivent donc en disparaître. Or ils ont disparu, avec leur dernier martyr. À la disparition du dernier d'entre eux, le destin de ce monde, déjà tragique en ce Moyen Âge des bûchers, n’est que plus tragique encore. Au-delà du dernier recours, seul l’enfer continue son avancée et ses ravages, nous susurre encore le souffle de Bélibaste. Et si ce symbole-là devait nous intéresser nous aussi ?

Et si les portes de Jérusalem s’étaient effectivement refermées avec ses mains, qui ne consoleront plus, avec le souffle qui le portait, murmurant jusqu'à nous que le silence se fait, que la nuit devient toujours plus épaisse, qui déjà engloutissait les survivants cathares d’alors, italiens et bosniaques ?

« Y a-t-il que peu de gens qui seront sauvés ? » demandait-on à Jésus — qui n’a pas répondu à cette question… « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne le pourront pas. » Voilà sa réponse ! « Après que le maître de maison se sera levé et aura fermé la porte, quand, restés dehors, vous commencerez à frapper à la porte en disant : Seigneur, ouvre-nous, et qu’il vous répondra : Vous, je ne sais d’où vous êtes »…

D'autres dates ont suivi celle du bûcher de Bélibaste en 1321, d'autres dates d'exil et signes de l'absurde, parmi lesquelles la fameuse nuit de la Saint Barthélémy ou plus récemment l'assassinat de Martin Luther King dont on célèbre aujourd'hui le cinquantenaire de son fameux « rêve ». Autant de moments de tout un cortège macabre débouchant sur le XXe siècle de l'horreur et du silence glacial qui pèse sur des déserts infernaux, et un XXIe siècle qui ne commence pas au mieux.

*

La nuit s'est épaissie. En faut-il plus pour craindre que les portes ne se soient définitivement refermées, et sans doute déjà bien avant 1321 ? Une porte fermée : « Éloignez-vous de moi, vous tous qui faites ce qui est injuste. » Captivité babylonienne définitive. Pour les cathares, le cœur du pouvoir, la Babylone en question est évidemment la capitale du pouvoir d’alors, la Rome papale persécutrice. Il est intéressant de remarquer que c'est encore ce que dira quelques siècles plus tard Martin Luther, peu suspect de sympathie pour le catharisme.

Les cathares se seraient accordés avec Luther pour considérer Rome comme l’expression de la captivité babylonienne de l’Église, selon le titre d'un traité de Luther. Depuis, sont apparues d’autres Babylone ! D'autres lieux et dates symboliques — en nouveaux échos de la Babylone biblique et de la Rome impériale persécutrices.

Mais déjà pour Luther, plus de Parfaits à y opposer. Un pasteur n'a rien d'un Parfait !... Pour Luther comme pour nous, la captivité est définitive, elle dure autant que dure ce monde. Luther ouvre alors un recours individuel, le contact personnel avec Dieu, par la foi seule, puisque plus rien ne subsiste en matière d'intermédiaires. Pas même de purgatoire dans l'autre monde : la douleur est ici. Le purgatoire récurrent qu'était ce monde pour les cathares, dont tout le monde constatait que seul il subsistait, expliquerait alors le succès foudroyant de la Réforme.

Le recours individuel à la miséricorde gratuite du Christ, par la foi seule, pour accomplir quand même ce que dans notre temps et dans notre histoire, nous n’avons pu, nous n’aurons pu construire. « Vous verrez Abraham, Isaac et Jacob, ainsi que tous les prophètes dans le Royaume de Dieu, et vous jetés dehors. Alors il en viendra du levant et du couchant, du nord et du midi, pour prendre place au festin dans le Royaume de Dieu. Et ainsi, il y a des derniers qui seront premiers et il y a des premiers qui seront derniers. »

Voilà Dieu qui seul peut faire ce que ne n’avons pas su faire. Voilà un salut à une tout autre mesure, et qui laisse pourtant le goût de sable de tous nos échecs et de nos injustices, pour laisser place au seul roc de la promesse : « il en viendra du levant et du couchant, du nord et du midi, pour prendre place au festin dans le Royaume de Dieu. » La promesse de Dieu, par la foi seule : telle est ainsi la porte étroite où il nous faut passer, par laquelle seule le salut est possible. La foi seule. Cette porte qui s'ouvre aujourd'hui.

Alors que nous dit la légende du margouillat ? Que c'est aujourd'hui le jour du salut. Avant un demain hypothétique où il n'y aurait plus qu'à dire : « si j'avais su ! »


RP,
Poitiers, 25/08/13


dimanche 18 août 2013

"Un feu sur la terre"




Jérémie 38.4-10 ; Psaume 40 ; Hébreux 12.1-4 ; Luc 12.49-53

Jérémie 38, 4-10
4 Les chefs dirent au roi : Que cet homme soit mis à mort ! car il décourage les hommes de guerre qui restent dans cette ville, et tout le peuple, en leur tenant de pareils discours ; cet homme ne cherche pas le bien de ce peuple, il ne veut que son malheur.
5 Le roi Sédécias répondit : Voici, il est entre vos mains ; car le roi ne peut rien contre vous.
6 Alors ils prirent Jérémie, et le jetèrent dans la citerne de Malkija, fils du roi, laquelle se trouvait dans la cour de la prison ; ils descendirent Jérémie avec des cordes. Il n’y avait point d’eau dans la citerne, mais il y avait de la boue ; et Jérémie enfonça dans la boue.
7 Ebed-Mélec, l’Ethiopien, eunuque qui était dans la maison du roi, apprit qu’on avait mis Jérémie dans la citerne. Le roi était assis à la porte de Benjamin.
8 Ebed-Mélec sortit de la maison du roi, et parla ainsi au roi:
9 O roi, mon seigneur, ces hommes ont mal agi en traitant de la sorte Jérémie, le prophète, en le jetant dans la citerne ; il mourra de faim là où il est, car il n’y a plus de pain dans la ville.
10 Le roi donna cet ordre à Ebed-Mélec, l’Ethiopien : Prends ici trente hommes avec toi, et tu retireras de la citerne Jérémie, le prophète, avant qu’il ne meure.

Luc 12, 49-53
49 Je suis venu jeter un feu sur la terre, et qu’ai-je à désirer dès lors qu’il est allumé ?
50 Il est un baptême dont je dois être baptisé, et combien il me tarde qu’il soit accompli !
51 Pensez-vous que je sois venu apporter la paix sur la terre ? Non, vous dis-je, mais la division.
52 Car désormais cinq dans une maison seront divisés, trois contre deux, et deux contre trois ;
53 le père contre le fils et le fils contre le père, la mère contre la fille et la fille contre la mère, la belle-mère contre la belle-fille et la belle-fille contre la belle-mère.

*

Un monde scindé, coupé en deux, là où on ne s’y attendrait pas : « désormais cinq dans une maison seront divisés, trois contre deux, et deux contre trois ; le père contre le fils et le fils contre le père, la mère contre la fille et la fille contre la mère, la belle-mère contre la belle-fille et la belle-fille contre la belle-mère. »

Des centaines d’années plus tard, « au XIXe siècle, dans un petit village de Russie, deux familles [juives] cherchaient à marier leurs filles. Elles ont réussi à faire venir deux jeunes gens de très loin. Pendant leur voyage, le train est attaqué par des cosaques, et l’un des deux jeunes gens est tué. Finalement le rescapé arrive. Les deux mères s’écrient chacune que c’est bien le jeune homme destiné à sa fille. On décide de s’en remettre au jugement du rabbin.
- Coupez-le en deux, conclut celui-ci, et chaque jeune fille aura ainsi la moitié de son corps.
- Oh non ! s’écrie l’une des deux mères. Ne le tuez pas, ma fille en trouvera un autre !
- Si ! Si ! Coupez-le ! exige la seconde.
Le rabbin montre alors la seconde et conclut :
- C’est elle la belle-mère ! »

(M.-A. Ouaknin, Dory Rotnemer, La bible de l’humour juif, coll. J’ai lu, 1995, p. 197).

Tout ça pour dire qu’on serait prêt à comprendre les tensions familiales. Un classique… Que Jésus donne cependant pour anormal, au point qu’il en fait l’exemple extrême et étrange de ce qui se prépare. Division là où elle n’aurait pas lieu d’être. Ce qui se prépare, qui va jusqu’à diviser ce qui ne devrait pas l’être, c’est un monde scindé… Comme un partage des eaux de l’histoire en train de s’opérer par cet « autre baptême » de Jésus, la croix.

Scindé très rapidement — le feu descendu sur terre court —, de Jérusalem jusqu’au bout du monde, Rome… 15 ans après la crucifixion de Jésus déjà, en 49, les juifs sont chassés de Rome par Claude — expulsion connue par ailleurs comme étant due, selon Suétone (Claude, § 25) à ce que les juifs « fomentaient de constants tumultes à l'instigation de "Chrestus" » — à savoir, naturellement, « Christ ». Cause de divisions, comme il l’annonçait.

De Jérusalem jusqu’à Rome — d’où le feu court. Il atteint Corinthe… Le livre des Actes des Apôtre, ch. 18, faisant référence à l’expulsion de Rome alors célèbre, nous relate un épisode où les juifs de Corinthe, comprenant des exilés de Rome, se disputent entre partisans du Christ et les autres — ça continue donc !…

Les « chrétiens » de Corinthe sont bien juifs pour la plupart. La prédication de Paul divise la synagogue : le chef Crispos lui-même se convertit et est remplacé par un autre, Sosthène. Paul se met donc à prêcher à côté, chez Titius Justus, après avoir prévenu — en écho à l’avertissement de Jésus — que les querelles vont tourner aux coups, voire au sang, de la part des deux partis.

Sous l’œil indifférent (pour l’instant) des autorités régionales romaines. On pressent que ce qui s’est passé à Rome pend au nez des croyants de Corinthe : trouble à l’ordre public. Une description des choses propre à faire frémir : Sosthène, chef de la synagogue, roué de coups !

À l’instar des descriptions des conflits dans les anciens livres bibliques, le livre des Actes se contente de décrire, de constater le fait et l’indifférence des autorités romaines. Les choses changeront dans la suite des temps, quand les autorités romaines finiront par appuyer les chrétiens contre les juifs.

Le débat ne saurait être autre que celui de la parole dont Paul entend user librement — « ne te tais pas », lui confirme sa vision (Actes 18. 9) —, une libre parole qu’exercent plusieurs dans les deux camps qui se forment.

Hélas déjà on glisse aux invectives et aux coups — était-ce alors évitable ? L’histoire n’a pas donné que cela soit évité.

« Je suis venu jeter un feu sur la terre », avait averti Jésus — « et qu’ai-je à désirer dès lors qu’il est allumé ? Il est un baptême dont je dois être baptisé, et combien il me tarde qu’il soit accompli !  »

La croix, signe de contradiction. Un feu sur la terre. Jésus en est conscient — « qu’ai-je à désirer dès lors qu’il est allumé ? » —, et au-delà de la souffrance qui s’annonce pour lui — « Il est un baptême dont je dois être baptisé, et combien il me tarde qu’il soit accompli ! » —, il perçoit avec douleur ce qui s’en suivra.

*

Il apparaît alors que désormais, on sera ou d’un côté de la coupure du monde, ou d’un autre ! À moins qu’on ne soit ni d’un côté ni de l’autre mais avec Jésus, au cœur de la brèche que son baptême dans la mort a opérée.

… N’être jamais d’un camp de la violence. Rappelons-nous que le camp qui se réclame du Christ a été à Corinthe de ceux qui ont roué de coups Sosthène ! — un monde divisé en deux camps qui ne s’épargnent ni l’un ni l’autre la violence.

Pourtant les deux camps ont été prévenus. Ainsi le dit le Talmud : « quand un méchant persécute un juste, Dieu est du côté du juste contre le méchant, quand un méchant persécute un méchant, Dieu est du côté du méchant persécuté contre le méchant persécuteur, quand un juste persécute un méchant, Dieu est du côté du méchant persécuté contre le juste persécuteur ». Et Paul d’abord persécuteur des chrétiens s’entendait interpeller : « je suis Jésus que tu persécutes ».

Refuser d’user de la force devenue vaine est ce qui vaudra la persécution de Jérémie (ch. 38) :
4 Les chefs dirent au roi : Que cet homme soit mis à mort ! car il décourage les hommes de guerre qui restent dans cette ville, et tout le peuple, en leur tenant de pareils discours ; cet homme ne cherche pas le bien de ce peuple, il ne veut que son malheur.
5 Le roi Sédécias répondit : Voici, il est entre vos mains ; car le roi ne peut rien contre vous.
6 Alors ils prirent Jérémie, et le jetèrent dans la citerne de Malkija, fils du roi, laquelle se trouvait dans la cour de la prison ; ils descendirent Jérémie avec des cordes. Il n’y avait point d’eau dans la citerne, mais il y avait de la boue ; et Jérémie enfonça dans la boue.

Pour l’heure Jérémie s’en sort suite à l’intercession de l’Éthiopien Ebed-Mélec. Il n’en sera pas toujours ainsi. Mais la fidélité à Dieu dans le refus des façons trop humaines de faire venir le Règne de Dieu restera à l’ordre du jour.

C’est ainsi qu’il s’agit pour nous d’être avec Jésus crucifié dans la brèche du refus de ce qui, au sein des nations, des religions, des Églises, et jusqu’au sein des familles, et fût-ce en son nom, déchire le monde…


RP,
Poitiers, 18.08.13