mercredi 25 décembre 2013

Noël : entre l'immensité et l'infime




Ésaïe 52.7-10 ; Psaume 98 ; Hébreux 1.1-6 ; Jean 1.1-18

Jean 1, 1-18
1 Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.
2 Elle était au commencement avec Dieu.
3 Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle.
4 En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes.
5 La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue.
6 Il y eut un homme envoyé de Dieu : son nom était Jean.
7 Il vint pour servir de témoin, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui.
8 Il n’était pas la lumière, mais il parut pour rendre témoignage à la lumière.
9 Cette lumière était la véritable lumière, qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme.
10 Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a point connue.
11 Elle est venue chez les siens, et les siens ne l’ont point reçue.
12 Mais à tous ceux qui l’ont reçue, à ceux qui croient en son nom, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu,
13 (1-12) lesquels sont nés, (1-13) non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu.
14 Et la parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la gloire du Fils unique venu du Père.
15 Jean lui a rendu témoignage, et s’est écrié : C’est celui dont j’ai dit : Celui qui vient après moi m’a précédé, car il était avant moi.
16 Et nous avons tous reçu de sa plénitude, et grâce pour grâce ;
17 car la loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ.
18 Personne n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est celui qui l’a fait connaître.

*

Nous parlions hier, en regard de l’Évangile de Luc, du contraste immense entre le pouvoir de l’empereur César Auguste et l'humilité de l'enfant de la crèche.

L’Évangile de Jean, reprenant le récit de la Genèse, démultiplie ce contraste à la dimension de l’Univers ! Au début du récit de la Genèse : « Dieu dit que la lumière soit, et la lumière fut »... En écho et relecture — « Au commencement était la Parole — "Dieu dit" —, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. Elle était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle. En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes »… Les hommes : vers la fin du récit de la Genèse, l’être humain, homme et femme, arrive comme au terme d'un projet divin…

« La vie était la lumière des hommes » : aux origines la lumière, et presque au terme du récit… les hommes — Genèse 1, 26-28 : « Dieu dit : "Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre, et toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre." Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa. Dieu les bénit, et Dieu leur dit : "Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre, et dominez-là. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, et toute bête qui remue sur la terre !" »

Une Création bouleversante, sur laquelle s'étonne déjà le Psaume 8 :
3 Quand je contemple les cieux, ouvrage de tes mains, La lune et les étoiles que tu as créées :
4 Qu’est-ce que l’homme, pour que tu te souviennes de lui ? Et le fils de l’homme, pour que tu prennes garde à lui ?
5 Tu l’as fait de peu inférieur à Dieu, Et tu l’as couronné de gloire et de magnificence.
6 Tu lui as donné la domination sur les œuvres de tes mains, Tu as tout mis sous ses pieds.

*

« Quand je contemple les cieux » : c'est peu de le dire au temps du Psalmiste ! Aujourd'hui, on estime que l'Univers observable compte quelques centaines de milliards de galaxies de « masse significative », c’est-à-dire contenant quelques centaines de milliards d’étoiles. Ce nombre n’est toutefois pas limitatif, puisque le nombre d’étoiles des galaxies dites « naines », c’est-à-dire ne comptant « que » quelques millions d'étoiles, est difficile à déterminer du fait de leur masse et de leur luminosité « très faibles », et qu’en outre d’autres, trop lointaines, échappent à notre observation.

L'Univers dans son ensemble, dont l'extension réelle n'est pas connue, est susceptible de compter un nombre immensément plus grand de galaxies. Bref, quelques centaines de milliards de galaxies de masse significative sans compter les galaxies moins grandes, et donc plus difficilement observables, et les autres qui nous échappent !

Notre galaxie, la Voie lactée, est une des centaines de milliards de galaxies observables, et de masse dite « significative ». La Voie lactée a une extension de l'ordre de 100 000 années-lumière. C’est-à-dire que l’on perçoit les étoiles lointaines de notre seule galaxie comme elles étaient il y a 100 000 ans. Et notre galaxie est donc une seule de ces galaxies de quelques centaines de milliards d'étoiles.

Le soleil est une des centaines de milliards d’étoiles de cette galaxie, elle-même une parmi quelques centaines de milliards de galaxies semblables observables. Le soleil est donc l’étoile de notre système solaire, autour duquel tourne la terre — sur laquelle nous nous questionnons sur tout cela aujourd’hui.

Lorsqu’on lit de nos jours : « Au commencement Dieu créa les cieux et la terre », on est renvoyé, en tout cas pour la partie visible « des cieux et la terre », à cette dimension-là des choses. Voilà qui met les choses en perspective, et qui semble bien vertigineux en regard de nos préoccupations ! Troublant en un sens, car on pourrait se dire, en considérant ce que je viens d’essayer de résumer très brièvement, que tout ça est le fait du hasard, la vie terrestre un mini-bouillon de culture hasardeux dans l’Univers.

*

… Mini-bouillon de culture débouchant sur une civilisation humaine. Puisque donc il y a une civilisation terrestre, et puisqu’on y parle de Dieu, à l’origine de tout ce qui existe et dévoilé comme tel aux êtres humains qui ont développé, outre une civilisation humaine, pas mal de réflexions sur ces questions, posons-nous, en toute humilité, la question de ce que nous faisons ici.

*

Une tradition du judaïsme envisage qu’avant d’en venir à la Création que nous connaissons, avec des êtres humains qui travaillent, se reposent, s’agitent, se marient, procréent etc., Dieu a fait une série d’essais finalement non-concluants. C’est parmi ces essais que certains modernes placent par exemple l’ère des dinosaures… On pourrait y voir aussi l'infini des galaxies, et leur point de départ dans le Big bang !...

Mais laissons les dinosaures et les galaxies, pour simplement poser la question des essais en question, en rapport non plus avec un lointain passé de notre planète, mais en rapport avec la dimension apparemment infiniment minuscule de celle-ci dans l’univers.

Dans l’hypothèse « essai », façon laboratoire de la Création, l’infiniment minuscule pourrait ne l’être pas tant que ça ! Une des avant-gardes d’un projet à l’échelle du projet de Dieu, plus vaste que l’Univers. Selon la Bible, Dieu a toujours procédé comme ça. De l’infime… Un individu, un couple : Abraham et Sarah, d’où part une Alliance qui va emporter la Création, à commencer par être en bénédiction à une échelle plus que surprenante, bénédiction pour toutes les nations…

Et vint Jésus, d’abord cet enfant inconnu dans une obscure étable, cela dans une obscure province éloignée aux marges de l’Empire romain, ce moment de l’histoire infime de cette infime planète dans l'Univers.

Et si l’expérience humaine — cette sorte de laboratoire — était de cet ordre, dans le projet de Dieu — trouvant son aboutissement en cet enfant — bientôt ressuscité — en qui la parole créatrice, la lumière des origines, nous rejoint alors — parole faite chair ? Où ce qui se vit de minuscule peut prendre une signification surprenante ! Dévoilement de Dieu comme celui qui est autre, dans une gloire inaccessible, et qui est notre vis-à-vis — donné dans la plus humble des humilités.

*

C'est de cette façon que dans un coin infime de l’Univers, est donné à notre foi dans un enfant naissant dans la plus humble des humilités, parole de lumière faite chair, ce qui est de l’ordre du dévoilement du projet qui est à l’origine de l’Univers. Là est donné de façon mystérieuse le cœur du projet des origines, précédant la création des univers.


RP,
Poitiers, Noël, 25/12/13


dimanche 22 décembre 2013

Presque rien pour la paix et le salut du monde




Ésaïe 7, 10-17 ; Psaume 24 ; Romains 1, 1-7 ; Matthieu 1, 18-25

Matthieu 1, 18-25
18 Voici quelle fut l'origine de Jésus Christ. Marie, sa mère, était accordée en mariage à Joseph ; or, avant qu'ils aient habité ensemble, elle se trouva enceinte par le fait de l'Esprit saint.
19 Joseph, son époux, qui était un homme juste et ne voulait pas la diffamer publiquement, résolut de la répudier secrètement.
20 Il avait formé ce projet, et voici que l'ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit : "Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse : ce qui a été engendré en elle vient de l'Esprit saint,
21 et elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés."
22 Tout cela arriva pour que s'accomplisse ce que le Seigneur avait dit par le prophète :
23 Voici que la vierge concevra et enfantera un fils auquel on donnera le nom d'Emmanuel, ce qui se traduit : "Dieu avec nous".
24 À son réveil, Joseph fit ce que l'ange du Seigneur lui avait prescrit : il prit chez lui son épouse,
25 mais il ne la connut pas jusqu'à ce qu'elle eût enfanté un fils, auquel il donna le nom de Jésus.

*

Voilà un récit qui nous met en butte à l’inexplicable. Mais précisément, c’est le Dieu de l’inexplicable que Jésus nous fait rencontrer…

Ce récit de Noël de l'évangile de Matthieu, si connu, nous dit tout d'abord que la contribution de Joseph à la grossesse de Marie, se résume à un mot : rien…

Joseph n'y est pour rien, nous dit Matthieu. Ce pourquoi il envisage de rompre : rappelons qu'à l'époque, les fiançailles étaient un contrat que normalement on ne rompait pas. C'était déjà un mariage, en quelque sorte, d'où le « Joseph son époux [de Marie] (v. 19 ; cf. v. 20 & 24) ». On était déjà promis l’un à l’autre, et cela ne se rompait pas. Cela dit, il était inconcevable qu'avant le mariage proprement dit, le fiancé s’approche de sa promise. D'où le problème qui se pose à Joseph : s'il ne rompt pas, on va le soupçonner lui de — comment dire ?... de s'être approché, et d’avoir... « devancé l'appel », manqué de respect à sa promise ; ou alors, plus probablement, d'avoir déjà « des cornes » !... Mais s'il rompt, il expose Marie à l'humiliation publique, et par là-même à un avenir des plus sombres : ce que Joseph veut lui épargner. « Homme de bien », dit le texte, il envisage donc une voie moyenne : la rupture secrète.

C'est un ange, perçu en songe, qui le retient de mettre son projet de rupture à exécution. (Joseph nous sera montré trois fois dans son sommeil rencontrant des anges. Le songe est le lieu de communication entre notre monde et les mondes supérieurs.) Joseph accepte la parole angélique ; et fait confiance à Marie. La parole mystérieuse de son songe rejoint l'espérance de la venue prochaine du Messie, sauveur du peuple — porteur de la paix et du salut pour son peuple — « c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. » Et voilà que c'est à lui qu'il est confié, selon l'ange du songe. C'est alors un Joseph reconnaissant qui, à son réveil, obéit à la vision et reconnaît l'enfant — qu'il nommera selon le songe — Jésus.

Revenons à présent à notre « rien » de départ : Joseph n’est pour rien à ce qui lui arrive, il n’a rien apporté. Et il recevra en abondance ! Qu’est-ce que Joseph, en effet, reçoit de Dieu ce jour-là ? Jésus. Comme le nom même de Jésus l’indique (1, 21), il porte le shalom du Seigneur ; le nom Jésus signifiant « le Seigneur sauve » ; cet enfant est lui-même, venue en chair, notre paix : le projet de Dieu pour nous.

Alors, quant au « rien » de Joseph, il commence à prendre forme, si l’on y regarde bien. Joseph a reconnu, adopté Jésus comme son enfant — c'est ce qui fait la vraie paternité, pour chaque père. Voilà déjà qui est moins rien… Et voilà qui nous rejoint tous. Or recevoir, comme Joseph l’a reçu, ce don miraculeux de Dieu, c’est cela être sauvé. C'est de cela qu’il s’agit pour nous aussi. Adopter le salut de Dieu, son projet pour nous — pour que s’accomplisse la promesse selon laquelle Dieu sera avec nous : Emmanuel.

*

Cela part d'un rien. Rappelez-vous la parabole du bon Samaritain. On la trouve rapportée chez Luc (ch. 10, 30-37). Elle n'en fournit pas moins une clé du « rien » de Joseph. La parabole du bon Samaritain est cette parabole étrange où l'on trouve d'abord un homme qui n'a rien, un blessé qui n'a pas même la force de se relever ; et où Jésus nous invite à la fin à nous faire comme le Samaritain qui lui est venu en aide des débiteurs à qui remettre leur dette : « va et toi fais de même », dit Jésus. Un peu comme les débiteurs de la parabole de « l'intendant infidèle » (Luc 16, 1-13). Au point qu'entendues littéralement, ces paraboles peuvent choquer, et choquent régulièrement ! N'est-il pas malsain d'imposer à autrui — comme Jésus semble y encourager — des dettes financières, ou, pire, morales ?! Fût-ce pour les remettre ! Sauf que ce n'est pas de dettes financières, ni a fortiori de dettes morales, dont il est question ! Mais de dettes de grâce gratuite ! — grâce déployée alors comme reconnaissance qui renvoie comme telle non pas au créancier apparent — mais vers le monde à qui Dieu lui-même nous envoie. Dieu n'a pas besoin de vos sacrifices, proclamaient les prophètes, mais il vous veut libres de vous tourner librement vers un monde à enrichir de votre liberté : puisque vous ne pouvez pas rembourser ce que Dieu ne vous demande pas de rembourser, alors tournez-vous vers le monde comme Dieu s'est tourné vers vous et enrichissez-le du « rien » dont Dieu vous a enrichis : la gratitude fonde la gratuité, qui déborde non pas de ce qui serait notre surabondance, mais de nos mains assez vides pour recevoir le don qui rend apte à offrir.

Joseph, nous dit Matthieu, n'est pour rien dans ce que Dieu lui confie. Il y reconnaît simplement, instruit par la parole angélique, un don immense, qu'il ne pourra pas rembourser, et qu'il offre alors au monde, silencieusement. Matthieu répond ici à Luc qui (ch. 2) nous montre Marie acceptant déjà, en « méditant ces choses dans son cœur », le don de son enfant, de l'enfant de Dieu, au monde — « une épée te transpercera l'âme », lui annoncera au temple le prophète Siméon.

Rien donc : pour Joseph, et pour nous, adopter, recevoir, simplement. Un rien, mais qui n’est finalement pas si « rien » que ça — presque rien, mais chargé de la puissance de Dieu. Comme Joseph ne peut rien, rien du tout, à la venue de celui qui demeure auprès de Dieu avant même sa propre naissance ; comme ce rien prend sens, un rien déjà lourd de sens pour Joseph : adopter le Fils de Dieu — nous ne pouvons rien non plus à ce que nous recevons de Dieu. Mais Dieu montre rétroactivement ce que, sans le qu'on le sache, contient ce rien : il est ce à partir quoi Dieu crée le monde, et crée le monde pacifié et nouveau.

*

On voit bien ce qu’a reçu Joseph au bout du compte. Joseph a reçu énormément. Il a reçu celui qui est le salut, le libérateur de toutes les dettes et esclavages, celui qui libère le peuple, le sauve de ses péchés, celui qui est la paix de Dieu. Cette paix appelée à se répandre en ce monde, pour se déployer en vie éternelle. C'est lui, celui qui vient, qui est la paix, la lumière et la Parole de Dieu, notre vie éternelle, le projet de Dieu pour le monde et pour nous.

Joseph a ainsi vu multiplier jusqu’à nous les effets de son rien, ou presque rien, ce seul « oui » de la foi qu’il a apporté, au fond la confiance en la parole qui lui a été adressée : « ne crains pas » ; un accueil qui est lui même don de Dieu. Joseph a donc peu, en apparence, et rien à lui : il n’a que sa confiance en ce que Dieu peut faire du « rien » qu’elle lui permet d’offrir… Un « rien » chargé d’un infini de richesse, dans le shalom de la paix et du salut du monde.

*

Au départ la parole de l’inexplicable, celle donnée à Joseph. Mais précisément, c’est le Dieu de l’inexplicable que Jésus nous fait rencontrer. Le Dieu de l’inexplicable fait entrer son fils dans le monde via le presque rien qu’est le « oui » de la foi qu'apporte Joseph, un « oui » reconnaissant de se voir confier le sauveur du monde, un « oui » de la foi, lui-même don de la grâce. Entre dans le monde ce fils qui est est la paix du monde et dont la parole s’étend au monde entier à présent par l’intermédiaire du rien, le « oui » confiant de la foi, que nous apportons devant Dieu, que nous plaçons en lui.

À nous d’apporter à notre tour notre rien, qui, repris par Dieu, n’est rien moins que le matériau par lequel il déploie sa force créatrice et la promesse du monde nouveau, enfin pacifié.


RP,
Poitiers, 4e dimanche de l'Avent, 22/12/13


dimanche 15 décembre 2013

"Ni mal, ni destruction"




Ésaïe 35, 1-10 ; Psaume 146 ; Jacques 5, 7-10 ; Matthieu 11, 2-17

Ésaïe 11, 8-9
8 Le nourrisson s’amusera sur le nid du cobra. Sur le trou de la vipère, le jeune enfant étendra la main.
9 Il ne se fera ni mal, ni destruction sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance du SEIGNEUR, comme la mer que comblent les eaux.

Matthieu 11, 2-11
2 Or Jean, dans sa prison, avait entendu parler des œuvres du Christ. Il lui envoya demander par ses disciples :
3 « Es-tu “Celui qui doit venir” ou devons-nous en attendre un autre ? »
4 Jésus leur répondit : « Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez :
5 les aveugles retrouvent la vue et les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres ;
6 et heureux celui qui ne tombera pas à cause de moi ! »
7 Comme ils s’en allaient, Jésus se mit à parler de Jean aux foules : « Qu’êtes-vous allés regarder au désert ? Un roseau secoué par le vent ?
8 Alors, qu’êtes-vous allés voir ? Un homme vêtu d’habits élégants ? Mais ceux qui portent des habits élégants sont dans les demeures des rois.
9 Alors, qu’êtes-vous allés voir ? Un prophète ? Oui, je vous le déclare, et plus qu’un prophète.
10 C’est celui dont il est écrit : Voici, j’envoie mon messager en avant de toi ; il préparera ton chemin devant toi.
11 En vérité, je vous le déclare, parmi ceux qui sont nés d’une femme, il ne s’en est pas levé de plus grand que Jean le Baptiste ; et cependant le plus petit dans le Royaume des cieux est plus grand que lui.

*

« Qu'êtes-vous allés voir au désert ? » — Celui qui préparera le chemin devant le Seigneur, selon le prophète Malachie (3, 1) ; celui qui annonce la lumière mais qui n'est pas lui-même la lumière, selon les mots par lesquels commence l’Évangile de Jean... « Qu'êtes-vous allés voir au désert ? » — Un grand prophète, dit Jésus : Jean le Baptiste, à présent emprisonné.

Immense prophète, Jean le Baptiste n'est pourtant pas la lumière, mais il annonce celui, Jésus, en qui est venue la parole de lumière — « en elle était la vie et la vie était la lumière des hommes », lumière de la parole créatrice : « rien n’a été fait sans elle — tout ce qui a été fait a été fait par elle » (Jean 1, 3-4 sq.).

« Qu'êtes-vous allés voir au désert ? »

Que voit-on de la Création, au désert, sinon ce qui semble avoir été fait sans la parole, sans la lumière ? Le chaos où gît la nature en souffrance — jusqu’à ce que « Celui qui doit venir » prenne sur lui cette souffrance et la mène — elle d’abord désert et souffrance — au statut de Création accomplie dans la lumière de la parole éternelle.

De la souffrance à la gloire. C'est ce que la Création découvre en Jésus, par le regard de la foi des disciples : ainsi, « allez raconter à Jean ce que vous voyez ». Voilà que nous est annoncé un monde sauvé et achevé ; à la question des disciples de Jean, Jésus répond : « allez raconter à Jean ce que vous voyez »…

Et de citer Ésaïe 35 :
5  les yeux des aveugles verront et les oreilles des sourds s’ouvriront.
6 Alors, le boiteux bondira comme un cerf et la bouche du muet criera de joie.
[Et puis,] Des eaux jailliront dans le désert, des torrents dans la steppe.
7 La terre brûlante se changera en lac, la région de la soif en sources jaillissantes. Dans le repaire où gîte le chacal, l’herbe deviendra roseau et papyrus.

*

Ce sont les premiers signes de ce qui s'annonce selon le même Ésaïe comme la réconciliation de l'univers entier.

Ésaïe 11, 1-11
1 Un rameau sortira de la souche de Jessé, un rejeton jaillira de ses racines.
2 Sur lui reposera l’Esprit du SEIGNEUR : esprit de sagesse et de discernement, esprit de conseil et de vaillance, esprit de connaissance et de crainte du SEIGNEUR
3 — et il lui inspirera la crainte du SEIGNEUR. Il ne jugera pas d’après ce que voient ses yeux, il ne se prononcera pas d’après ce qu’entendent ses oreilles.
4 Il jugera les faibles avec justice, il sera juste envers les pauvres du pays. De sa parole, comme d’un bâton, il frappera le pays, du souffle de ses lèvres il fera mourir le méchant.
5 La justice et la fidélité seront la ceinture de ses hanches.
6 Le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau. Le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira.
7 La vache et l’ourse auront même pâture, leurs petits, même gîte. Le lion, comme le bœuf, mangera du fourrage.
8 Le nourrisson s’amusera sur le nid du cobra. Sur le trou de la vipère, le jeune enfant étendra la main.
9 Il ne se fera ni mal, ni destruction sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance du SEIGNEUR, comme la mer que comblent les eaux.

*

« J’estime, écrit Paul, que les souffrances du temps présent ne sauraient être comparées à la gloire à venir qui sera révélée pour nous. Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. Car la création a été soumise à la vanité, — non de son gré, mais à cause de celui qui l’y a soumise, avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption, pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Or, nous savons que, jusqu’à ce jour, la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement » (Romains 8, 18-22).

Un naturaliste connu, Théodore Monod, parle d’un crapaud croisé dans son enfance, et dont il se souvient, en notant : « la nature est emplie d’horreur, de souffrance et de sang. Jeune encore, lorsque je commençais à m’intéresser à l’histoire naturelle, j’ai rencontré [...] un malheureux crapaud, dont le visage, la face était partiellement détruite par la croissance d’une larve de [mouche]. Certaines pondent dans les fosses nasales des crapauds ; la larve, en se développant, détruit une partie de la tête de ce malheureux animal. [...] Les parasites composent un monde incroyable. Il s’en trouve partout. Il n’est pas une espèce animale qui ne connaisse ses parasites externes ou internes. Ces derniers peuvent causer des ravages physiques considérables, provoquant des souffrances qui ne le sont pas moins. »

Et auparavant Th. Monod a évoqué les fauves… C’est là la nature. Qui relève d’un présent inabouti, ou en termes bibliques, d’un projet déchu. Ce qui s’ouvre en réponse à la question des disciples de Jean comme annonce de la nouvelle Création, c’est la porte et l’espace d’un monde nouveau. Le passage de la nature à la Création nouvelle.

Lorsque les disciples du Baptiste envoient demander à Jésus s'il est celui qui est annoncé, la réponse est : dites ce que vous voyez. Comme l’annonçait le prophète Ésaïe, « les aveugles retrouvent la vue et les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres. » « Des eaux jailliront dans le désert, des torrents dans la steppe. » S’annonce alors la réconciliation de l'univers entier, par la révélation des enfants de Dieu : la promesse de la résurrection de l'univers. « Le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau. Le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira... Etc. Sur le trou de la vipère, le jeune enfant étendra la main. Il ne se fera ni mal, ni destruction sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance du SEIGNEUR, comme la mer que comblent les eaux. »

Cela échappe à notre compréhension. Mais telle est l’ampleur de la promesse : un monde ressuscité, amené à la plénitude du projet créateur de Dieu, d'où toute violence est bannie. Une création entière enfin apaisée... et cela commence par de toutes petites choses, par de simples gestes et paroles d'apaisement — « la bonne nouvelle annoncée aux pauvres ». De cela, le pouvoir nous a été donné par celui l'a fait dire au Baptiste dans sa prison. Il donne pour notre foi à chacun de nos gestes de paix la plénitude de sa force de résurrection.


RP,
Poitiers, 3e dimanche de l'Avent, 15/12/13


dimanche 8 décembre 2013

“Engeance de vipères et poils de chameau”




Ésaïe 11:1-10 ; Psaume 72 ; Romains 15, 4-9 ; Matthieu 3, 1-12

Matthieu 3, 1-12
1  En ces jours-là paraît Jean le Baptiste, proclamant dans le désert de Judée :
2  "Repentez-vous : le Règne des cieux s’est approché !"
3  C’est lui dont avait parlé le prophète Ésaïe quand il disait : "Une voix crie dans le désert : Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers.
4  Jean avait un vêtement de poil de chameau et une ceinture de cuir autour des reins ; il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage.
5  Alors Jérusalem, toute la Judée et toute la région du Jourdain se rendaient auprès de lui ;
6  ils se faisaient baptiser par lui dans le Jourdain en confessant leurs péchés.
7  Comme il voyait beaucoup de Pharisiens et de Sadducéens venir à son baptême, il leur dit : "Engeance de vipères, qui vous a montré le moyen d’échapper à la colère qui vient ?
8  Produisez donc du fruit qui témoigne de votre repentance ;
9  et ne vous avisez pas de dire en vous-mêmes : Nous avons pour père Abraham. Car je vous le dis, des pierres que voici, Dieu peut susciter des enfants à Abraham.
10  Déjà la hache est prête à attaquer la racine des arbres ; tout arbre donc qui ne produit pas de bon fruit va être coupé et jeté au feu.
11  "Moi, je vous baptise dans l’eau en vue de la repentance ; mais celui qui vient après moi est plus fort que moi : je ne suis pas digne de lui ôter ses sandales ; lui, il vous baptisera dans l’Esprit Saint et le feu.
12  Il a sa pelle à vanner à la main, il va nettoyer son aire et recueillir son blé dans le grenier ; mais la bale, il la brûlera au feu qui ne s’éteint pas."

*

Deux questions : Première question : Pourquoi donc Jean le Baptiste traite-t-il d’ « engeance de vipères » des gens qui ont l’humilité de venir se faire baptiser par lui ? Ne semble-t-il pas leur reprocher cette démarche visant à faire éviter à ceux qui s’y plient ce qu’il appelle « la colère à venir » ? Deuxième question : quel besoin a Mathieu de donner ce détail : Jean était « vêtu de poils de chameau et avait une ceinture de cuir autour des reins » !?... En précisant : « Alors Jérusalem, toute la Judée et toute la région du Jourdain se rendaient auprès de lui » Est-ce parce que Jean portait « un vêtement de poil de chameau et une ceinture de cuir autour des reins ; et se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage » que les foules accourent ?... Et cela pour se faire traiter d' « engeance de vipères » ! Les prédicateurs savent-ils donc désormais donc ce qu'il leur reste à faire pour remplir les temples ?...

Allons un peu plus avant — Malachie 4, 5 (3, 23) : « Voici : moi-même je vous enverrai Le prophète Élie Avant la venue du jour du SEIGNEUR, Jour grand et redoutable. »

Au temps du Baptiste, on attend le jour du Seigneur, veille et inauguration d'une ère où l'enfant jouera avec la vipère et le loup avec l’agneau, mais — « avant la venue de ce jour du SEIGNEUR, grand et redoutable je vous enverrai le prophète Élie »…

« Jean était vêtu de poils de chameau et portait une ceinture de cuir autour des reins ». Pour les connaisseurs de la Bible de l’époque, un tel détail n’est pas sans écho. C’est à cela précisément que se reconnaît le prophète Élie dans le 2ème Livre des Rois : 2 R 1, 2-8 :

2 [Le Roi] Akhazias tomba du balcon de sa chambre haute à Samarie et se blessa grièvement. Il envoya des messagers en leur disant : "Allez consulter Baal-Zeboub, le dieu d’Eqrôn, pour savoir si je me remettrai de mes blessures !"
3 Alors l’ange du SEIGNEUR parla à Élie le Tishbite : "Lève-toi! Monte à la rencontre des messagers du roi de Samarie et dis-leur : N’y a-t-il pas de Dieu en Israël, que vous alliez consulter Baal-Zeboub, le dieu d’Eqrôn ?
4 C’est pourquoi, ainsi parle le SEIGNEUR : Le lit sur lequel tu es monté, tu n’en descendras pas, car tu mourras certainement. Et Élie s’en alla.
5 Les messagers revinrent auprès du roi, qui leur dit : "Pourquoi êtes-vous revenus ?"
6 Ils lui répondirent : "Un homme est monté à notre rencontre et nous a dit : Allez, retournez auprès du roi qui vous a envoyés et dites-lui : Ainsi parle le SEIGNEUR : N’y a-t-il pas de Dieu en Israël que tu envoies consulter Baal-Zeboub, le dieu d’Eqrôn ? C’est pourquoi, le lit sur lequel tu es monté, tu n’en descendras pas, car tu mourras certainement.
7 Le roi leur dit : "Comment était cet homme qui est monté à votre rencontre et qui vous a dit ces paroles ?"
8 Ils lui répondirent : "C’était un homme qui portait un vêtement de poils et un pagne de peau autour des reins." Alors il dit : "C’est Élie le Tishbite !"

Élie. C’est bien Élie que représente dans le Nouveau Testament Jean le Baptiste et son message. Jésus le dira explicitement un peu plus loin (cf. Mathieu 17, 10-13). Voilà pourquoi les foules accourent ! Ici s’annonce le Royaume, en des termes souvent… tonnants comme chez tous les prophètes ; et pour un avènement toujours surprenant. Et des termes qui quoique surprenants, souvent menaçants, valent pourtant, au fond, consolation. Les évangiles ne présentent-ils pas ce Jean impétueux comme la voix de la consolation annoncée par le livre du prophète Ésaïe ? — Ch. 40 :

1 Consolez, consolez mon peuple, Dit votre Dieu.
2 Parlez au cœur de Jérusalem et criez-lui Que son combat est terminé, Qu’elle est graciée de sa faute, Qu’elle a reçu de la main du SEIGNEUR Au double de tous ses péchés.
3 Une voix crie dans le désert : Ouvrez le chemin du SEIGNEUR, Nivelez dans la steppe Une route pour notre Dieu.
4 Que toute vallée soit élevée, Que toute montagne et toute colline soient abaissées ! Que les reliefs se changent en terrain plat Et les escarpements en vallon !

C'est bien ce que prêche Jean en guise de consolation : un appel au repentir ; cela non sans avoir traité au passage ceux qui viennent à lui d' « engeance de vipères » !

Voilà un prophète qui a bien mauvais caractère, peut-on penser ! Après tout c’est bien lui qui prêche ce repentir. C’est lui qui invite les foules à venir confesser leurs péchés en se faisant baptiser, laver, d’urgence, avant le jugement ! C’est lui qui souligne qu’il n’y a pas d’alternative : sans retour sur soi pour un retour vers Dieu, bref sans repentance, il n’est d’avenir que mortifère, que repli individuel, collectif ou communautaire sur un passé dont on ne fait que regretter qu’il soit passé : « nous avons Abraham pour père »… Un passé glorieux ! « Engeance de vipères » réplique Jean.

*

Le judaïsme connaît déjà, avant Jean, une pratique du baptême, et cela jusqu’à aujourd’hui. Le judaïsme l’appelle, du mot hébreu, le miqvé. Un lavement rituel, symbole de purification. Le miqvé est pratiqué, entre autres, lorsqu’une famille non-juive vient au judaïsme : outre la circoncision des mâles, hommes, femmes et enfants passent par le rite du miqvé familial qui signifie que leur passage à la religion d’Abraham et de Moïse porte la purification de cette famille, par son exode, comme celui d’Abraham — de la Chaldée, terre de Babylone, vers la promesse — ; ou celui de Moïse et de son peuple — d’Égypte à la Terre promise, — exode qui se terminait chaque fois par la traversée du Jourdain — où Jean baptise. Le baptême, le lavement familial, est alors le rappel de cette traversée du Jourdain.

Car le repentir est dans la Bible le mouvement par lequel Dieu fait revenir le peuple. Pour « repentir », ou « repentance », on pourrait aussi dire « retour ». Et historiquement, il s'agit d’abord du retour d'exil. Parmi les textes sur lesquels Jean a pu fonder son baptême, on trouve par exemple Ézéchiel ch. 36, annonçant le retour du peuple exilé à Babylone. On y lit que c’est Dieu qui prend l’initiative de faire revenir son peuple d’exil en le sanctifiant par une « aspersion d’eau pure » et une effusion de son Esprit. Il est important de remarquer que la grâce de Dieu précède le retour du peuple. Et le retour a vraiment lieu.

Le baptême qui accompagne la prédication de Jean le Baptiste relève bien du miqvé, et pour tous. Jean, selon le Nouveau Testament, proclame l’urgence et la nécessité de la repentance, de faire retour — techouva en hébreu —, « changer d’intelligence » selon le terme grec du Nouveau Testament (métanoïa). En français : le repentir, ou la conversion.

En son cœur le baptême de Jean rappelle alors que tous, quelles que soient nos origines ou notre passé, y compris religieux, fût-il authentiquement de l’ascendance d’Abraham, « le père de l’Alliance » — ou de quelque autre grand ancêtre ou peuple au passé glorieux, fût-ce de galériens pour la foi, tous avons besoin de faire retour à Dieu.

Nous avons tous quelque participation à la tortuosité commune — « engeance de vipères » dit Jean. Où il faut remarquer l’humilité des pharisiens qui viennent à Jean. Car il reste quand même de leur geste, se faire laver, que leur baptême marque une véritable humilité, dans la confession de son indignité. Et quand on se confesse indigne, on ne se sent pas si fier que l’on ose poser des exigences. On demande si des fois il serait possible...

Et là Jean prononce la parole de la grâce et de la consolation, et la promesse de l’Esprit qui est octroyé de façon invisible et préalablement même, par celui qui en est porteur, le Messie, Jésus. Cela, donc, non sans avoir au préalable traité d’abord le candidat, pour qu’il ne s’imagine pas être exempt d’une réelle repentance, d’ « engeance de vipères ».

*

Il est toujours temps de produire du fruit de repentance, tout de suite. Pour cela, il faut recourir à la grâce, au don gratuit de Dieu, par la foi, en fonction d'une désespérance de soi-même dans l'exil loin de Dieu. Tout cela est désespérant ? Il n’y a un recours : demander grâce. C’est la demande du baptême. Cela se fonde sur la prise au sérieux de la Loi de Dieu, qui révèle la culpabilité ; et met le doigt ce qu'est cet exil dont Dieu promet la fin dans le Messie.

C'est là la fonction du précurseur Jean le Baptiste sur lequel ce temps de l'Avent nous invite à méditer : la justice sera établie, « les collines abaissées et les vallées comblées » ; c’est-à-dire : les fiers seront humiliés et les humbles seront relevés. La Loi est l'instrument de cette justice : qui la transgresse connaît le jugement dont l'exil est déjà l'expression. Or, tous la transgressent : « engeance de vipères » dit Jean le Baptiste à ces enfants d'Abraham. Dans sa vigueur, ces paroles indélicates soulignent qu'il n'y a ni excuse, ni exception face à cette exigence de prise au sérieux de la Loi, c’est-à-dire de repentir.

On retrouve bien là l’œuvre de Jean relative au repentir et au baptême, ainsi que l'annonce que le prophète fait de l’œuvre du Messie qui « baptisera d'Esprit ». Dieu y précède tout mouvement. Le temps définitif de ce retour d'exil, de cet exode hors du péché est le temps du Messie, le temps du Royaume. C'est ce temps que prépare Jean, et qu'annonce Jésus... temps de paix de réconciliation — « Je vous enverrai Élie, le prophète — annonçait Malachie (4, 5-6) —, avant que le jour du Seigneur arrive, Ce jour grand et redoutable. Il ramènera le cœur des pères à leurs enfants, et le cœur des enfants à leurs pères ». Temps où s'ouvre tout grand la promesse du jour où la vipère joue avec le nourrisson (Esaïe 11, 1-10).


RP,
Poitiers, 2e dimanche de l'Avent, 8/12/13


dimanche 1 décembre 2013

Veiller — qu'est-ce à dire ?




Ésaïe 2:1-5 ; Psaume 122 ; Romains 13:11-14 ; Matthieu 24,37-44

Matthieu 24, 37-44
37 Tels furent les jours de Noé, tel sera l'avènement du Fils de l'homme ;
38 car de même qu'en ces jours d'avant le déluge, on mangeait et on buvait, l'on se mariait ou l'on donnait en mariage, jusqu'au jour où Noé entra dans l'arche,
39 et on ne se doutait de rien jusqu'à ce que vînt le déluge, qui les emporta tous. Tel sera aussi l'avènement du Fils de l'homme.
40 Alors deux hommes seront aux champs : l'un est pris, l'autre laissé ;
41 deux femmes en train de moudre à la meule : l'une est prise, l'autre laissée.
42 Veillez donc, car vous ne savez pas quel jour votre Seigneur va venir.
43 Vous le savez : si le maître de maison connaissait l'heure de la nuit à laquelle le voleur va venir, il veillerait et ne laisserait pas percer le mur de sa maison.
44 Voilà pourquoi, vous aussi, tenez-vous prêts, car c'est à l'heure que vous ignorez que le Fils de l'homme va venir.

*

« Soyez prêts dit Jésus à ses disciples, car le Fils de l'Homme viendra à l'heure où vous n'y penserez pas » (Mt 24, 44). Veillez, soyez prêts à ouvrir à votre Maître, qui viendra comme un voleur dans la nuit. Voilà qui est troublant : le Seigneur viendra comme un voleur, il viendra à l'heure où nous n'y penserons pas.

*

Chaque fois que des lendemains sombres s’annoncent sur le monde, non seulement on ne sait pas le reconnaître, mais on a même tendance à en rajouter dans le déni — dans l'agitation, la distraction et des fêtes.

« Comme aux jours de Noé ». La seconde épître de Pierre rappelle que comme un ancien monde a été détruit par l’eau, ce monde-ci est gardé en réserve pour le jugement par le feu. Et « comme aux jours de Noé », on est tenté en tout temps de balayer les signes sombres à l’horizon d’un revers de main.

Je cite la seconde épître de Pierre (ch. 3, v. 3-10) :
3  […] Dans les derniers jours viendront des sceptiques moqueurs marchant au gré de leurs propres désirs
4  qui diront : "Où en est la promesse de son avènement? Car depuis que les pères sont morts, tout demeure dans le même état qu’au début de la création."
5  En prétendant cela, ils oublient qu’il existait, il y a très longtemps, des cieux et une terre tirant origine de l’eau et gardant cohésion par l’eau, grâce à la Parole de Dieu.
6  Par les mêmes causes, le monde d’alors périt submergé par l’eau.
7  Quant aux cieux et à la terre actuels, la même Parole les tient en réserve pour le feu, les garde pour le jour du jugement
/ i.e. de la crise / et de la perdition des impies.
8  Il y a une chose en tout cas, mes amis, que vous ne devez pas oublier : pour le Seigneur un seul jour est comme mille ans et mille ans comme un jour.
9  Le Seigneur ne tarde pas à tenir sa promesse, alors que certains prétendent qu’il a du retard, mais il fait preuve de patience envers vous, ne voulant pas que quelques-uns périssent mais que tous parviennent à la repentance.
10  Le jour du Seigneur viendra comme un voleur, jour où les cieux disparaîtront à grand fracas, où les éléments embrasés se dissoudront et où la terre et ses œuvres seront mises à découvert.

Mais, comme en tous temps, et comme en l'an 70 pour le monde auquel s’adresse d’abord Jésus — qui avertissait : la catastrophe adviendra dans « cette génération » (v. 34) —, quand la menace est prégnante, on préfère ignorer, voire faire taire les prophètes de malheur ; et on continue à se confondre en festivités et à vaquer à ses affaires. « Comme aux jours de Noé ».

Et le déluge les emporte tous...

Tous, ou plus précisément, dans l’avertissement de Jésus quant à la menace imminente, il emporte ceux qui se comportent comme si tout ici-bas était éternel, mais « laisse » ceux qui, conscients de ce que tout cela a de provisoire, s’ancrent dans la vigilance, en vue de ce qui seul ne passe pas et qui s’apprête à se manifester dans la présence du Fils de l’Homme.

La venue du Seigneur est ainsi présentée dans le texte d’aujourd’hui comme la surprise de l’incursion d’un voleur dans la nuit. Ou plus loin comme l’attente de l’époux par des jeunes filles à marier munies de lampes à huile. Il vient de toute façon au milieu de la nuit de ce monde, de façon surprenante, et il s’agit de rester vigilant, de veiller. « Tenez-vous prêts. »

Quand l’horizon s’assombrit, quand les catastrophes s’annoncent, quand la crise est là, alors risque de s’accentuer une tendance à la fuite en avant, entre distractions et agitation des affaires — la tentation de s’assoupir au lieu de veiller, c’est-à-dire le repli sur soi, qui est l’inverse de la vocation humaine. Cela précisément au moment où il faudrait au contraire lever la tête. Or, puisque les temps sont durs… voilà que s’accentue la tendance à se replier sur soi, et à vouloir vivre encore comme au temps où tout semblait rose. Comme aux jours de Noé… Vaquant aux habitudes dont on voudrait qu’elles perdurent, faisant la noce, des affaires et des fêtes. Et pourtant les jours sont sombres. Jésus vient de parler des signes qui annoncent les temps et les saisons, les lendemains de chaleur, de pluie ou de tempête.

*

Un prophète récent, Kierkegaard, « nous demande d'imaginer un très grand navire confortablement aménagé. C'est vers le soir. Les passagers s'amusent, tout resplendit. Ce n'est que liesse et réjouissance. Mais sur le pont, le capitaine voit un point blanc grossir à l'horizon et dit : "La nuit sera terrible". Il distribue les ordres nécessaires aux membres de l'équipage. Puis, ouvrant sa Bible, il lit juste ce passage : "Cette nuit-même, ton âme te sera redemandée". Pendant ce temps. Dans les salons on continue de festoyer. Les bouchons de champagne sautent. L’orchestre joue de plus en plus fort. On boit à la santé du capitaine. Et "La nuit sera terrible".

« Kierkegaard imagine alors une situation plus effrayante encore. Les conditions sont exactement les mêmes avec cette différence que, cette fois-ci, le capitaine est au salon, rit et danse, il est même le plus gai de tous. C'est un passager qui voit le point menaçant à l'horizon. Il fait demander au capitaine de monter un instant sur le pont. Il tarde ; enfin il arrive. Mais il ne veut rien entendre et plaisantant, il se hâte de rejoindre en bas la société bruyante et désordonnée des passagers qui boivent à sa santé dans l'allégresse générale. Et il adresse ses remerciements chaleureux".

« Le monde occidental en général et ses Églises en particulier
— commente le professeur Jean Brun qui cite Kierkegaard en 1976, deux ans après le premier « choc pétrolier » — ressemblent de plus en plus à ce navire que le point menaçant à l'horizon engloutira lorsqu'il deviendra typhon. Tout le monde danse dans les salons. Les capitaines sablent le champagne et maudissent les pessimistes qui scrutent l'horizon et qui n'ont confiance ni dans le dieu Progrès ni dans les capacités des Grands Timoniers qui prétendent tenir solidement la barre et diriger fermement le navire social alors qu'ils ne font que l'infléchir selon les courants définis par les sondages d'opinions, cette boussole sans Nord prise aujourd'hui comme compas suprême. » (S. Kierkegaard, Note du Journal de 1855, dans L'Instant, trad. P.-H. Tisseau, 1948, p. 247 — cité par J. Brun, « Sablons le champagne », Foi et vie, Janvier-Février 1976.)

*

Mais c’est là notre temps ! — en 1976 déjà !, date de cet avertissement... — Comment ne pas le reconnaître ? Ne savez-vous pas reconnaître les signes des temps, résonnant ici depuis plusieurs décennies, vous qui savez reconnaître les signes de la venue des saisons ? C’est alors, nous dit Jésus, le moment où il faut redoubler d’attention.

Un signe du même ordre est souligné plus loin : l’huile des vierges folles qui s'endorment en attendant l'époux. Une huile qui brûle pour entretenir une flamme — et qui se consume comme pétrole en 1976. Une huile que l’on ne peut garder à la place d’autrui, et dont il n’est plus temps d’en acheter. Image donnée par Jésus appelant à la vigilance dans le désir de vérité, toujours susceptible d’être vacillant, cette vigilance toujours de mise, qui ne peut être que fruit de l’Esprit dont l’huile est le symbole, et qui sourd au cœur de nos êtres…

Veiller — car c'est quand tout est apparemment bouché que l'Esprit ouvre de toutes nouvelles possibilités. Mais pour les voir, il faut ne pas se résoudre au repli, et rester ouvert et attentif : c'est là savoir veiller pour saisir le renouveau qui s'annonce quand tout semble irrémédiable. Ainsi que « le Fils de l'Homme viendra à l'heure que vous ignorez ».

Et de quelle façon doit-on exercer notre vigilance ? Si on lit la suite du passage, on peut voir que c’est déjà en étant attentifs à ceux que Dieu place sur notre chemin — une ouverture solidaire donc (v, 45-46) : « Quel est donc le serviteur fidèle et prudent, que son maître a établi sur ses gens, pour leur donner la nourriture au temps convenable ? Heureux ce serviteur, que son maître, à son arrivée, trouvera faisant ainsi ! » dit Jésus — c'est juste après son avertissement sur les jours de Noé. Redoubler d’attention : être attentif, et attentionné. « Suis-je le gardien de mon frère ? » avait demandé Caïn, meurtrier d’Abel. La réponse est donnée par Jésus : la vigilance ici est précisément être attentif à son frère, l’inverse du repli sur soi favorisé par les temps sombres — et qui semble caractériser les jours actuels, au prétexte juste et raisonnable que « c'est la crise ». Mais précisément dit, Jésus, c'est là au contraire qu'il s'agit de veiller — pour voir s'ouvrir de tout nouveaux possibles !

Heureux celui ou celle qui s’attache à ce service fidèle — et avisé… — v. 46 : « Heureux ce serviteur que son maître en arrivant trouvera faisant ainsi ! ».

Il ne s’agit donc pas, parlant de vigilance, de rester les yeux levés vers le ciel et replié quand même sur soi, mais ancrés en Jésus, de se tourner vers le monde pour l’enrichir des talents (toujours un des passages qui suit notre texte : la parabole des talents) que nous a confiés le Seigneur qui s’est absenté et dont on attend la venue…

Bref, si le Messie vient demain, il s’agit on pas de se replier dans la peur, mais de planter un arbre ! — comme le disait Rabbi Yohanan Ben Zaccaï selon le Talmud, aussi bien que Martin Luther : « si Jésus revient demain, aujourd’hui je plante un arbre »…

Voilà ce à quoi nous sommes appelés : veiller — rester ouverts à de nouveaux possibles et attentifs aux plus petits — et poser ainsi les pierres du Royaume.


RP,
Niort, 1er dimanche de l'Avent, 01/12/13