dimanche 28 septembre 2014

Deux fils. "Non" et "Oui"




Ézéchiel 18, 21-32 ; Psaume 25 ; Philippiens 2, 1-11 ; Matthieu 21, 28-32

Matthieu 21, 28-32
28 Qu’en pensez-vous ? Un homme avait deux fils ; il s’adressa au premier et dit : (Mon) enfant, va travailler aujourd’hui dans ma vigne.
29 Il répondit : Je ne veux pas. Ensuite, il se repentit, et il y alla.
30 Il s’adressa alors au second et donna le même ordre. Celui-ci répondit : Je veux bien, Seigneur, mais il n’y alla pas.
31 Lequel des deux a fait la volonté du père ? Ils répondirent : Le premier. Et Jésus leur dit : En vérité je vous le dis, les péagers et les prostituées vous devanceront dans le royaume de Dieu.
32 Car Jean est venu à vous dans la voie de la justice, et vous n’avez pas cru en lui. Mais les péagers et les prostituées ont cru en lui, et vous, qui avez vu cela, vous ne vous êtes pas ensuite repentis pour croire en lui.

*

Expérience toute quotidienne que celle à laquelle réfère Jésus. On l’imagine ayant observé, ou ayant entendu la plainte, l’agacement, d’un père dont l’un des enfants lui aurait fait faux bond de cette façon, se défilant adroitement à ses demandes. « Va dans ma vigne — oui papa » ; et le père de découvrir à la fin de la journée qu'il n'y est pas allé !

Si l’on tarde encore, encore un faux bond comme cela, et la récolte risque d’en subir les conséquences, voire d’être gâtée !

Et quand ce second fils était le recours après que le premier fils, au début de la journée, lui ait dit carrément « non, je n’y vais pas ! », on conçoit l’agacement du père. De quoi être désabusé !

Heureusement pour la vigne, dans notre parabole, ce premier qui a d’abord refusé, a fini par changer d’avis…

Mais qu’est-ce que signifie cette vigne, puisqu’il s’agit d’une parabole, d’une comparaison ? À quoi Jésus compare-t-il cette vigne et ces deux fils ?

La leçon finale de la parabole, « les péagers et les prostituées vous devanceront dans le Royaume de Dieu », indique que le travail à la vigne débouche sur le Royaume de Dieu ; qu’il y a donc un rapport entre les deux — la vigne et le Royaume ; la vigne s’apparentant aussi à un chemin, à un préalable, à un temps de préparation censé déboucher sur le Royaume. Car en attendant le Royaume, le travail à la vigne est un travail plutôt pénible.

On sait cela dans cette civilisation agricole ; et le fait que l’on puisse être porté à rechigner à y aller, n’en laisse pas de doute pour le lecteur. Et pourtant, un auditeur de l’époque, instruit dans les livres des prophètes, le savait aussi : il y a un rapport entre cette vigne fatigante et le Royaume des réjouissances promises. Car ce à quoi il s'agit d'obéir n'est pas n'importe quoi ! Va dans ma vigne, va dans ta vie. Où apparaît, avec l’obéissance à Dieu et à sa Loi tout autre chose que des obéissances pour la frustration, mais l’entrée dans la mission qu’il nous confie. Et l’envoi que Jésus adresse à l’Église.

Mais à ce point, puisqu’il est question du projet de Dieu en vue du Royaume, on peut franchir un pas supplémentaire : chose qui n’est pas sans lien avec la mission de l’Église qui entre dans la lignée de celle d’Israël, on a peut-être en vue la Création elle-même. Une interrogation à laquelle nous invite la période de Roch Ha-Shannah, le Nouvel an juif, période dans laquelle nous entrons cette semaine.

Ce qui, en regard de la parabole, pourrait évoquer ce thème, que l’on retrouve dans la spiritualité juive, qui est celui de la réticence à venir à l’être, la réticence à choisir la vie — « afin que tu vives » ; cela demande du courage. La spiritualité juive ultérieure le dit en ces termes : lorsque, avant sa venue à l’être, Dieu envoie une âme dans le monde, celle-ci trépigne, résiste, supplie, bref, fait tout pour éviter de s’incarner.

Bref : « va travailler aujourd’hui dans ma vigne. Non ! Je ne veux pas ! » dit le premier fils. Remarquons en passant que cette parabole inverse ce que l’on trouve dans beaucoup d’autres paraboles. Ici, c’est le premier fils, l’aîné, qui a eu au bout du compte le bon comportement. Voilà qui pourrait ressembler à un avertissement à l’Église, qui, jouant régulièrement les seconds fils des autres paraboles, se targue peut-être un peu légèrement de sa spontanéité à répondre « oui » ! Répondre « oui », mais pour quel résultat concret ?

Le « non » qui précède l’acceptation quand même et malgré tout, s’inscrit dans la spiritualité juive en écho au livre de l’Ecclésiaste : « Moi, je déclare les morts plus heureux d’être déjà morts que les vivants d’être encore vivants, mais mieux encore que les uns et les autres celui qui n’a pas encore existé et qui n’a pas vu l’œuvre mauvaise qui se fait sous le soleil. » (Ecc 4, 2-3)

En regard de la sagesse de l’Ecclésiaste, donc, l’autre fils, le second, celui qui dit « oui » d’emblée, serait ou un naïf, ou un inconscient, ou un distrait — quelqu’un qui n’a pas pris la mesure des choses. Pardonnons-lui, car il ne sait pas ce qu’il dit ! — et du coup, son « oui » apparemment enthousiaste, est d’emblée voué à tourner court. Vendangeur dans la vigne, il s’assiéra pour s’endormir sous un cep ; homme de religion, il se contentera de l’extériorité des rites. Il n’avait pas mesuré ce à quoi il disait « oui » !

Et du coup au fond, avait-il vraiment dit oui, ou plutôt, alors, n’aurait-il pas mieux fait de s’abstenir — que de finir ainsi. C’est bien là une des questions que pose notre parabole.

Le « non », lui, est réaliste : la vigne, c’est fatigant, c’est ingrat, c’est dur. Les rangées de cep, au milieu du jour, sous le soleil brûlant, ça prend des allures d’infini. C’est un peu comme l’espérance du Royaume. Il est des temps de l’histoire, de l’individu ou d’un peuple, des temps chargés de douleurs dont on ne voit pas la fin, où l’on se demande.

Et selon la tradition légendaire, l’âme l’a bien pressenti avant de venir au monde et — selon, j’allais dire, notre expérience —, en témoigne dès la naissance : en général l’enfant hurle à ce moment-là (et je ne parle pas de la douleur de sa mère !). L’enfant semble manifester assez peu d’enthousiasme à débarquer dans la vigne ! Or cette tradition, les responsables religieux auxquels s’adresse Jésus la connaissaient. D’où cette question : et si Jésus leur disait en sous-entendu : au fond, nous dit Jésus, vous le savez bien : qui dit « oui » ? Qui dirait « oui » s’il savait à quoi il s’expose ? La réponse a été donnée par l’Ecclésiaste : en tout cas, pas un sage !

Bref, sauf l'insensé, nous avons dit « non » (et l'insensé a finir par un « non » lui aussi) — ce pourquoi le texte renvoie à Jean le Baptiste : repentir. Maintenant que nous y sommes de toute façon, eh bien ! il faut faire avec, vers le Royaume.

Tous avons dit « non » d'emblée ou après réflexion (comme l’insensé) ? Une nuance tout de même. Il y en a bien un qui a dit « oui ». un « oui » ferme et définitif. Il a dit « oui » jusqu’à la croix, dessinée depuis — non pas la crèche — mais l’Éternité : l’agneau de Dieu égorgé depuis la fondation du monde (Apoc 12, 8).

Et c’est ici que tout est renversé, ici que tout devient possible, à commencer pour ceux qui ne se leurrent pas sur la qualité de leur « oui », ce pourquoi « les péagers et les prostituées vous devanceront dans le royaume de Dieu ».

Nous voici donc tous avec notre « non » appelés à un acte de confiance en celui-là seul qui a dit « oui » en connaissance de cause — et qui rend ainsi possible ce retour auquel il invite, le retour à Dieu qu’annonçait Jean le Baptiste.

Tout est dès lors ouvert pour devenir ce que Dieu sait de nous, contre les illusions qui nous figent dans ce que nous croyons savoir ; tout devient possible pour entrer dans la vie avec ses risques, mais pour la vérité dans la liberté.

Certes le travail à la vigne n’est pas facile, ce chemin du devenir soi en vérité, mais c’est le chemin du Royaume de toute consolation sur lequel est venu nous précéder, en toute connaissance de ce qui est ouvert en Dieu, celui qui nous y appelle aujourd’hui. Dieu s’est approché. La proximité de Dieu est celle d’aujourd’hui : « Je ne prends pas plaisir à la mort de celui qui meurt — oracle du Seigneur Dieu ; revenez donc et vivez ! » (Ézéchiel 18, 32)


RP, Poitiers/Villiers, 28/09/14


dimanche 21 septembre 2014

Ouvriers de la onzième heure




Ésaïe 55, 6-9 ; Ps 145 ; Phil 1, 12-30 ; Matthieu 20, 1-16

Matthieu 20, 1-16
1 "Le Royaume des cieux est comparable, en effet, à un maître de maison qui sortit de grand matin, afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne.
2 Il convint avec les ouvriers d’une pièce d’argent pour la journée et les envoya à sa vigne.
3 Sorti vers la troisième heure, il en vit d’autres qui se tenaient sur la place, sans travail,
4 et il leur dit: Allez, vous aussi, à ma vigne, et je vous donnerai ce qui est juste.
5 Ils y allèrent. Sorti de nouveau vers la sixième heure, puis vers la neuvième, il fit de même.
6 Vers la onzième heure, il sortit encore, en trouva d’autres qui se tenaient là et leur dit: Pourquoi êtes-vous restés là tout le jour, sans travail? —
7 C’est que, lui disent-ils, personne ne nous a embauchés. Il leur dit: Allez, vous aussi, à ma vigne.
8 Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant: Appelle les ouvriers, et remets à chacun son salaire, en commençant par les derniers pour finir par les premiers.
9 Ceux de la onzième heure vinrent donc et reçurent chacun une pièce d’argent.
10 Les premiers, venant à leur tour, pensèrent qu’ils allaient recevoir davantage; mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d’argent.
11 En la recevant, ils murmuraient contre le maître de maison:
12 Ces derniers venus, disaient-ils, n’ont travaillé qu’une heure, et tu les traites comme nous, qui avons supporté le poids du jour et la grosse chaleur.
13 Mais il répliqua à l’un d’eux: Mon ami, je ne te fais pas de tort; n’es-tu pas convenu avec moi d’une pièce d’argent?
14 Emporte ce qui est à toi et va-t’en. Je veux donner à ce dernier autant qu’à toi.
15 Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de mon bien? Ou alors ton œil est-il mauvais parce que je suis bon?
16 Ainsi les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers."

*

Dieu ne semble-t-il pas donner plus aux uns qu'aux autres ? Et, croyons-nous aisément, donner plus à ceux qui en ont moins fait, ou en termes moraux, qui sont moins bons, ou encore, en termes religieux, moins pieux ?

À cela Jésus donne une réponse certes satisfaisante, mais qui laisse pourtant au palais de plusieurs, un reste de goût d'amertume. Bien sûr, dans la parabole de Jésus, le maître de la vigne, qui représente bien sûr Dieu, n'a pas lésé ceux à qui il avait promis le salaire de la journée de travail qu'ils ont effectuée. Mais tout de même, tant de fatigue pour recevoir la même chose que ceux qui n'ont quasiment rien fait ! N’est-ce pas donner envie d'arriver plus tard la prochaine fois ?...

Il nous est facile d’imaginer les circonstances de la parabole quand on a eu l’occasion de faire les vendanges. C’est du poids de la chaleur du jour que se plaignent les vignerons ; chose normale en temps habituel.

Concernant les vendanges, les premiers auditeurs de la parabole connaissent probablement d'expérience pour la plupart : ils savent combien au bout de plusieurs heures elles deviennent pénibles, surtout sur les derniers moments ; moments des plus pénibles parmi les autres moments pénibles de la journée de vendange.

Ceux à qui Jésus s'adresse savent. Il résume donc. Il aurait pu parler du froid et de l’humidité du petit matin, quand par-dessus le marché, les moustiques de la nuit sortent des feuilles humides et froides pour vous piquer les mains et vous dévorer le sang. Et la journée qui avance, le soleil qui monte et qui très vite assomme, jusqu’à cette heureuse pause casse-croûte, qui elle-même a quelque chose de désespérant : elle ne débouchera pas sur la sieste, mais trop courte, sur la reprise sous le soleil brûlant. Et les reins qui tirent de plus en plus.

Le maître de la vigne a fait des embauches à toutes les heures d’une journée, qui, pour les premiers, a commencé à six heures du matin. Pour eux, au moment où ils voient l’heureuse fin de la journée se profiler, ce moment où on peut enfin se détendre, prendre un repas rapide et s’allonger enfin — plus qu’une heure —, le maître embauche encore : jusqu’à la onzième heure, c’est-à-dire dix-sept heures.

Et voilà les nouveaux venus, frais et dispos, qui coupent les grappes avec entrain. On les imagine imposant à tous un rythme alerte pour avancer dans les rangées de vignes. Le maître, d’ailleurs, n’est peut-être pas mécontent : voilà une main d’œuvre vivifiée. Et les premiers venus qui redressent le dos de temps en temps pour détendre leurs reins...

Enfin, la journée se termine : il est dix-huit heures. On s’approche alors du maître et de son intendant, pour recevoir la paye à la journée. Un salaire correct : un denier, un peu moins d’un franc or, très convenable pour l’époque. Et voilà que tous reçoivent le plein salaire.

N’est-ce pas décourageant pour les premiers ?... En fait, à y regarder de près, on les imagine quand même mal en train de s’irriter. Demain est un nouveau jour, et les ouvriers de la onzième heure d’aujourd’hui, commenceront à l’aube, à moins qu’ils n’arrêtent complètement, mais les mêmes ne pourront pas se présenter à nouveau à cinq heures de l’après-midi !

En fait l’irritation ne concerne pas les vignerons, elle nous concerne. À ce point, on a déjà quitté la parabole. Car, évidemment, c’est une parabole, qui n’est pas là que pour nous parler de vignes et de frustrations d’ouvriers fatigués.

Dans un premier temps, le temps où Jésus énonce la parabole, l’allusion vise évidemment les relations entre les bons croyants, les pharisiens, sans oublier les disciples, ou plusieurs d’entre eux, d’un côté, et les patachons les plus divers de l’autre : prostituées, publicains (qui dans cet Israël occupé collectent les impôts pour les Romains !)... j’en passe et des pires.

Et voilà que Jésus annonce aux bons croyants, aux fidèles, aux gens honnêtes, que dans la perspective de leur venue au Royaume, leur entrée dans la mission de l’Église, fût-elle tardive, les pécheurs et autres patachons ne sauraient pas lésés devant Dieu, par rapport à eux, qui ont un comportement honnête. Sachant donc ce qu’est le comportement des autres, il y a apparemment de quoi être irrité.

Et à cela on comprend qu’on est passé au-delà de la parabole, avec cette irritation des ouvriers, voyant les derniers arrivés dans leur premier jour de vendanges toucher un plein salaire pour les encourager. Illustration de ce que les fidèles peuvent s’irriter de voir la façon dont Jésus accueille les pécheurs.

La parabole est alors, selon ce que signifie ce mot, comparaison. Plusieurs d’entre vous, leur fait comprendre Jésus, seraient d’accord avec la leçon de la parabole : il serait anormal de s’irriter parce que les derniers venus à la vigne sont biens payés. Vous n’avez donc pas à vous irriter de ce que les derniers venus au travail du Royaume aient autant que les autres. Et même, vous avez tout pour vous en réjouir. Le bonheur d’autrui est bon pour vous.

Dans un deuxième temps, la relecture de la parabole par la communauté chrétienne, la parabole peut être entendue dans le cadre du trouble suscité par l’entrée en masse des païens dans l’Église. Dans la communauté chrétienne naissante, on n’est peut-être pas la toujours favorable à cette façon d’entrée des nations dans l’Église, à cette subversion que promeut la mission que, disent certains, s’est arrogée Paul. Quand même : avoir porté le fardeau de la fidélité à la Torah pendant des générations, pour préparer le Royaume, et maintenant qu’il s’est approché, voir octroyer ses privilèges aux nouveaux qui se contentent d’en profiter sans avoir eu à porter le poids du fardeau des siècles, c’est un peu fort de café.

*

Le rappel d’une telle parabole dans une communauté, celle à laquelle s’adresse Matthieu, réputée peu ouverte à la mission de Paul, est d’autant plus significatif : on est prêt justement, dans l’entourage de Matthieu, même à ce qui bouleverse et qui trouble. Aujourd’hui pour nous, aucune des deux situations n’est apparemment à l’ordre du jour. Et pourtant !...

Pensons ne serait-ce qu'à la façon dont les pays aisés ont tendance à se fermer de sorte que ceux qui vivent dans des pays plus pauvres ne puissent pas bénéficier de leurs biens — comme les frères de Joseph — esclave étranger vendu par ses frères, grâce à qui l’Égypte a ensuite été sauvée de la famine ; ces frères arrivant ensuite en Égypte comme réfugiés économiques. L'histoire de Joseph et de ses frères, et de l’accueil des étrangers et réfugiés est ici une autre parabole des ouvriers de la onzième heure : car il s'agit ici au fond du royaume et de la mission libératrice de l’Église.

*

Car il s'agit bien sûr de la façon dont, nous, dans l’Église depuis longtemps, voire des générations, vivons sur un acquis, voire celui de nos ancêtres, de sorte que le rythme plus alerte qui pourrait nous vivifier est bloqué — comme le travail dans les vignes se fait moins allègrement en fin de journée.

*

Et si, comme le dit le prophète Ésaïe, les voies de Dieu étaient infiniment au-dessus des nôtres ? Si ce qui nous parait injustice n'était que signe d'une sagesse infiniment plus profonde, et même comme le dit Jésus, signe, simplement, de bonté : « vois-tu d'un mauvais œil que je sois bon ? » (Mt 20, 15), ou comme le disait Ésaïe, regrette-tu que « Dieu pardonne abondamment » (És 55, 7) ?

Dieu connaît les besoins de chacun, au plan matériel immédiat, bien sûr — comme pour la vigne ou les frères de Joseph, ou les réfugiés. Mais aussi au plan auquel conduit la parabole. Un besoin de vie, de plénitude de vie qui est rempli ipso facto par le maître de la vigne, du Royaume donc, pour quiconque y entre. Un besoin de plénitude de joie du don, dont se prive quiconque ayant commencé plus tôt que les derniers, ne voit pas qu'il a lui-même le plein salaire dans les mains et qui au lieu de s'en réjouir, grogne de ce que d’autres qui apparemment en ont moins fait reçoivent le même bonheur... finalement au bénéfice de tous ! C'est ce qu'il faut savoir. La plénitude de vie et de bonheur ne nuit à personne, au contraire, elle est cadeau pour tous !

Et, ironie, ne pas voir cela revient à voir d'un mauvais œil que Dieu soit bon — non pas à l'égard d'autrui finalement, comme le penseraient les premiers ouvriers, mais à leur égard aussi ! Car c'est aujourd'hui le jour de la plénitude du Royaume, aujourd'hui qu'est versé le salaire, pour quiconque sait l'accueillir et regarder sa journée de vendanges comme pas si désagréable que ça au fond ! Chargée de moments de joie elle aussi, à bien y regarder. Le salaire, le don de la vie, c'est aussi cela ! On garde de très bons souvenirs des vendanges, du partage qui s'y vit : c'est déjà là un avant goût du Royaume, vigne du Seigneur.

Saurez-nous, demande la parabole, être reconnaissants au Maître de la vigne pour une sagesse qui vous dépasse, et qui pour tous est grâce ; ou bien, à force d'une impatience insensée, en arriverez-nous à cesser de partager la route du Christ, sur laquelle il conduit chacun au salaire qu'il lui destine — qu'il nous destine : la liberté du Royaume ? Que chacun se confie donc à la sagesse du Maître sans amertume ni arrière-pensée… Là se trouve l'immense cadeau qui nous est donné.


R.P., Poitiers, 21.09.14


dimanche 14 septembre 2014

Le prix du pardon




Genèse 50, 15-21 ; Psaume 103 ; Romains 14, 7-9 ; Matthieu 18, 21-35

Genèse 50, 15-21
15 Quand les frères de Joseph virent que leur père était mort, ils dirent : Si Joseph nous prenait en haine, et nous rendait tout le mal que nous lui avons fait !
16 Et ils firent dire à Joseph : Ton père a donné cet ordre avant de mourir :
17 Vous parlerez ainsi à Joseph : Oh ! pardonne le crime de tes frères et leur péché, car ils t’ont fait du mal ! Pardonne maintenant le péché des serviteurs du Dieu de ton père ! Joseph pleura, en entendant ces paroles.
18 Ses frères vinrent eux-mêmes se prosterner devant lui, et ils dirent : Nous sommes tes serviteurs.
19 Joseph leur dit : Soyez sans crainte; car suis-je à la place de Dieu ?
20 Vous aviez médité de me faire du mal : Dieu l’a changé en bien, pour accomplir ce qui arrive aujourd’hui, pour sauver la vie à un peuple nombreux.
21 Soyez donc sans crainte ; je vous entretiendrai, vous et vos enfants. Et il les consola, en parlant à leur cœur.

Matthieu 18, 21-22
21 Alors Pierre s’approcha de lui, et dit : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère, lorsqu’il péchera contre moi ? Sera-ce jusqu’à sept fois ?
22 Jésus lui dit : Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à septante fois sept fois.

*

Joseph est devenu l'homme du pardon. Mais — un petit résumé de son histoire — avant d'être l'homme du pardon, Joseph avait d'abord été pour ses frères l'enfant à la tunique multicolore que son père lui avait offerte. C'est que son père l'aimait bien le petit Joseph, le fils de sa bien-aimée. Alors il le gâtait. Et ses frères sont jaloux.

Tout un symbole que cette tunique multicolore. Superbe ! Aux yeux de ses frères, Joseph avec sa tunique, est un paon. À leurs yeux, Joseph, encouragé par son vieillard de papa gâteau, fait la roue, il se pavane. Eux, ont eu une autre éducation, à la dure. Et voilà le petit à qui on les passe toutes, jusqu'à cette tunique... Pas étonnant qu'il ne se sente plus tout à fait, et qu'il ait des rêves de gloire, car Joseph fait des rêves de gloire, où il surpasse tous ses frères. À force, Joseph agace, suscite les jalousies.

C'est vrai qu'il est doué, mais il le sait un peu trop, pensent ses frères, son père pourrait lui apprendre la modestie. Oui, apparemment, il a tous les dons, jusqu'au charme, ce charme qui émoustille les dames et auquel succombera Mme Putiphar, l'épouse de son maître.

La tunique de Joseph, tout un symbole, celui du bien que Joseph pense de lui-même. Quel orgueilleux pensent ses frères ! Mais là où ses frères se trompent, c'est en ce que Joseph a un talent à la mesure de l'idée qu'il s’en fait. Il est vraiment doué. Et sa haute opinion de ses propres dons n'est d'ailleurs sans doute pas étrangère à sa réussite.

Et eux, à travers leur agacement, montrent qu'ils sont vraiment aussi méchants que leurs crimes — jusqu’à vendre leur frère comme esclave ! Envieux comme Caïn. Vous êtes moins doués ? Votre père vous a moins gâtés ? Vous êtes moins beaux, moins forts, moins bons à l'école et finalement moins diplômés, avec moins de perspectives d'avenir ? Tout cela doit-il en outre vous rendre moins bons ?

Car si les frères de Joseph sont alors plus amers, cela les regarde. Là s'introduit le péché, la jalousie, qui débouchera sur le crime, et qui, mieux que les jolies tuniques, explique leur incapacité à égaler Joseph. N’auraient-ils pas plutôt dû apprendre à regarder à Dieu, devant qui tous sont égaux et chacun unique. Mais ils ont souhaité que Joseph s'humilie, qu'il s'excuse de ce qu’ils ont pris pour de l'orgueil. À tort ! Tout au plus était-ce naïve roucoulade d'un Joseph qui y exprimait des restes de pureté d'enfance.

Et c'est eux qui bientôt recevront de lui un pardon dont ils comprendront qu’ils n'avaient pas à l'exiger, même si ils peuvent être encore portés à penser qu'il leur est dû — et à plus forte raison si ils ont demandé pardon, — car enfin : Dieu lui-même exige que nous pardonnions, alors ne pouvons-nous pas exiger d'autrui qu'il nous pardonne ? Dieu l'exige, mais cela ne nous en donne pas le droit à nous, pas plus qu’aux frères de Joseph.

Dieu en a le droit et il en connaît le prix. Pardonner pour lui, se fera comme dans le sang — signe : celui du Christ finalement. Mais nous, non plus que les frères de Joseph, connaissons-nous le commencement du prix du pardon ?

*

Il n'y a rien de gratuit dans le pardon, rien qui soit dû par Joseph à ses frères. Son pardon est d'un prix considérable, pour Joseph, et d'ailleurs finalement aussi pour ses frères ; pour eux, le prix de l'humiliation finale. Pour Joseph, le pardon a coûté l'exil, la perte de son père pendant plusieurs années, avec ce que cela peut supposer de troubles psychologiques, de cauchemars, d'amertume, de blessures, peut-être insurmontables pour l'adolescent qu'il était — sans compter les blessures de son père aussi.

Mais à travers tout cela, détail important, Joseph n'a jamais succombé à la tentation de tout envoyer par dessus bord et de transgresser la Loi de Dieu. Contrairement à ses frères amers à cause de leur jalousie, lui n'est pas devenu un criminel pour autant. Différence de taille !

Il n'a même pas voulu user malhonnêtement de ses dons, comme de son charme, pour réussir plus vite. Il aurait pu essayer, se donnant à lui-même la propre excuse de son malheur. Les occasions n'ont pas manqué. Pensons à la belle Mme Putiphar, l’épouse de l’homme à qui il a été vendu comme esclave — par suite des manœuvres de ses frères, Mme Putiphar qui se met à le désirer.

Pourquoi ne pas succomber devant ses avances ; pourquoi ne pas manœuvrer avec elle contre Putiphar, et par exemple, à terme, prendre sa place ? Mais le malheur ne fait pas de Joseph un pécheur, un homme qui froisse et blesse autour de lui. Contrairement à ses frères, le sentiment de l'injustice ne le conduit pas à transgresser la Loi de Dieu, à blesser autrui.

Pourtant Joseph est devenu ce que la méchanceté de ses frères a contribué à faire de lui. Le soleil n'aura pour lui plus jamais la clarté et la pureté du temps de l'innocence et de la naïveté qui le faisait roucouler et faire le paon avec sa jolie tunique ; cette naïveté qu'ont définitivement brisée ceux qui ont voulu l'opprimer, le détruire, y compris parmi ceux-là, ceux qui, soi-disant, n'ont fait que ne pas oser s'opposer à l'avis des plus forts. Le pardon coûte toutes ces blessures. Et le prix du pardon ne disparaît pas avec l'octroi du pardon.

De même la capacité pour Joseph d'accorder le pardon n'est pas en ce que le temps aurait rendu ce pardon plus facile. Il peut même au contraire l'avoir rendu plus difficile. Car les frères de Joseph lui ont aussi appris la rancune, ce sentiment qui lui était auparavant étranger. Pensez à la façon dont il leur fait faire des allers-retours agrémentés de pièges et d'épreuves entre l’Égypte et Canaan avant de se dévoiler à eux. Il n'y a pas que de la méfiance dans son attitude.

Dans ce prince d’Égypte, les frères de Joseph ne retrouvent pas le petit adolescent innocent qu'ils avaient vendu, antan, aux caravaniers arabes. Ils retrouvent un homme marqué par la vie, au point qu'ils ne le reconnaissent pas. Le gâchis est là, et bien là.

Mais Joseph a compris que c'est à travers la douleur que Dieu conduit le monde. Et le prix que coûte à Joseph son pardon, il comprend qu'il ressemble au prix qu'il coûte pour Dieu aussi. Son peuple, élu pour porter son Nom au monde, qui se comporte ainsi ! Onze des douze pères du peuple ! (Dix en fait : Benjamin, le tout dernier, n'est pas dans le coup.)

Dieu pourrait les écarter… Mais pour les remplacer par quoi, par qui ?

Des pans entiers de chrétiens bornés, aveugles sur eux-mêmes, plus méchants que les frères de Joseph, ont clamé pendant des siècles à partir de ce genre de textes que Dieu avait remplacé Israël (censé être ici les frères sauf Joseph !) par les chrétiens, par l’Église. Si c'était vrai, ce serait pour quoi faire ? L’Église a fait pire ! Non, la naissance de l'Église n'est en aucun cas un remplacement d'Israël, mais un élargissement de l'Alliance à des nations qui jusque là l'ignoraient.

*

Et Joseph déjà avait compris cela, endurci par ses épreuves, marqué par l'amertume : Dieu ne trouvera pas de quoi remplacer ceux qu'il a envoyés et qui soient meilleurs. L’histoire le prouvera — Joseph le sait déjà. C'est pourquoi il pardonne, épuisé par l'épreuve, lassé par l'hypocrisie de ses frères, qui ne trouvent qu'à invoquer le souvenir de ce vieux père qu'ils ont privé de voir grandir son fils.

Mais au temps qu'il est, la légitime colère de Joseph est tarie, il est lassé, et alors, alors seulement, Dieu peut le convaincre. Il constate à présent que c'est le bras de Dieu pourvoyant au salut de son peuple qui se dessine derrière ses malheurs et sa douleur, un Dieu aussi douloureux que lui.

*

Le pardon a coûté cher à Joseph. Ses frères le comprennent bien. Aussi, s'ils l'implorent, certes, ils ne sauraient exiger le pardon. Et eux aussi, même s'ils ne comprennent que ça, que le prix de leur honte, le pardon de leur frère leur a coûté.

On en a fait du chemin, depuis le jour où on était fier, où on pavoisait, sûr de son élection de fils de Jacob. Et où on était irrité et jaloux des dons du petit à la jolie tunique. Oh, oui certes, ses rêves étaient irritants comme ceux d'un enfant trop sûr de lui, trop gâté par son père.

On est loin du temps de ce qu'on jugeait comme autant d'irritantes vantardises d'enfant. Que de chemin des rêves d'avenir de l'enfant à leur réalisation.

Et que de honte à présent. Les voilà à la merci de l'enfant qu'ils ont méprisé. Les voilà qui ont contraint leur père à une vieillesse de douleur. Joseph, lui, en pleure. Et les voilà à genoux, misérables, réfugiés économiques, à la merci du châtiment de ce prince d'Égypte.

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Et nous, comme on est loin de nos pardons à bon marché, des pardons que l'on exige d'autrui, ou à partir desquels on juge la qualité de la spiritualité d'autrui.

Voilà le vrai pardon, avec son goût d'amertume, son goût de « n'y reviens pas », mais que Dieu, et lui seul, exige parce que le monde qu'il construit est un Royaume de pécheurs, et donc est bâti sur son propre pardon, et sur le prix du sang. Il n'y en a pas d'autre, et le chemin qui y conduit est celui de Joseph, ou celui de ses frères. Celui de la douleur et de l'exil par lequel on apprend à pardonner. C'est là un chemin mystérieux, dont nul en ce monde n'a atteint le bout.

Bout du chemin avant lequel l’exigence de pardon n’exclut pas que dans certaines circonstances, il faille résister au mal toutefois, parfois dans la violence exercée contre les auteurs du mal. L’exigence de pardon n’est en aucun cas exigence d’angélisme. Joseph l’a appris, lui et ceux qui dans l’Histoire biblique, et par la suite, devront lutter et combattre. Dieu change en bien le mal qu’a subi l’offensé. Mais jusqu’où ? On sait, peut-être mieux que jamais après le XXe siècle, qu’il est dès abîmes de violence qui laissent le monde définitivement boiteux.

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Le pardon est un chemin. Chemin cependant sur lequel Dieu exige que nous marchions, nous-même, comme son fils, à l'infini — 70 fois 7 fois — car l'infini est le vrai prix du pardon. « Alors Pierre vint lui demander : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère, lorsqu'il péchera contre moi ? Jusqu'à sept fois ? Jésus lui dit : Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix fois sept fois. » (Mt 18, 21-22)

C'est pour avoir perçu cette exigence de Dieu seul que Joseph a pardonné à ses frères : suis-je à la place de Dieu ? « Vous aviez formé le projet de me faire du mal, Dieu l'a transformé en bien » (Gn 50, 19-20).


RP, Poitiers, 14/09/14


dimanche 7 septembre 2014

Qui est le « frère qui a péché » ?




Ézéchiel 33, 7-9 ; Psaume 95 ; Romains 13, 8-10 ; Matthieu 18, 15-20

Matthieu 18, 15-20
15  "Si ton frère vient à pécher, va le trouver et fais-lui tes reproches seul à seul. S’il t’écoute, tu auras gagné ton frère.
16  S’il ne t’écoute pas, prends encore avec toi une ou deux personnes pour que toute affaire soit décidée sur la parole de deux ou trois témoins.
17  S’il refuse de les écouter, dis-le à l’Église, et s’il refuse d’écouter même l’Église, qu’il soit pour toi comme le païen et le collecteur d’impôts.
18  En vérité, je vous le déclare: tout ce que vous lierez sur la terre sera lié au ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel.
19  "Je vous le déclare encore, si deux d’entre vous, sur la terre, se mettent d’accord pour demander quoi que ce soit, cela leur sera accordé par mon Père qui est aux cieux.
20  Car, là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux."

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Jésus vient de donner la parabole des 99 brebis plus une — où le berger laisse 99 brebis pour en récupérer une seule qui s'est égarée. Notre texte a tout d’une sorte de commentaire de cette parabole. Voilà qui lui donne peut-être une coloration inattendue : le frère qui a péché présenté comme la centième brebis qui retient toute l’attention du berger.

Un texte qui serait donc dès lors presque un manifeste contre l’excommunication — ou, en termes contemporains : contre l’exclusion : du groupe, du parti, de l’entreprise, etc. Avouons que c’est une tendance tout humaine que d’avoir l'exclusion facile. La pratique est très commode. Elle nous permet de nous défausser sur autrui qui a quand même l’air d’avoir plus à se faire pardonner que nous-même. Surtout si manifestement il a péché, comme dans l’hypothèse proposée par Jésus.

Alors Jésus, pour qui la centième brebis a un prix infini, va proposer une autre voie. Contre la tentation de pointer du doigt le fautif, éviter au maximum de faire du bruit autour de l’affaire : reprends seul à seul ton frère qui a péché. Remarquons déjà la dimension exagérée, presque ironique peut-être, de l’exemple de Jésus : il ne cherche pas à parler de tort partagé, ce qui est presque toujours de cas. Jésus donne le cas hypothétique où celui qui accuse son frère serait parfaitement intègre : « si ton frère a péché » — à savoir « contre toi » (comme le précisent plusieurs manuscrits). Aucun tort partagé, ici.

Eh bien, même dans ce cas-là, dit Jésus, ne l’accable pas — ce qui serait pourtant possible, et qui est plutôt fréquent : c’est commode, ça a la vertu de faire apparaître en contraste la pureté irréprochable de l’offensé, de l’accusateur. Non : « reprends-le seul à seul ». Et Jésus ne précise pas : du bout des lèvres — comme en ayant déjà en tête l’étape suivante, prélude à l'exclusion.

Il s’agit bien de la centième brebis, précieuse au point que cette première étape bien négociée a de fortes chances de marcher : « tu auras gagné ton frère ».

Mais allons-y au pire, envisage cependant Jésus : ton frère est une bourrique. Alors, on connaît dans ce cas la procédure de la Torah — que Jésus cite : deux ou trois témoins. À cette étape on n’a pas encore convoqué la presse !

Notons qu’à ce point, la pureté de l’offensé, de l’accusateur, risque peut-être d’être un peu écornée : il y a tout de même besoin d’une ou deux tierces personnes pour démêler le différend éventuel — ou ce qui y ressemble. À ce point, l’offensé hypothétique s’est fait partie civile, c’est-à-dire victime collective, victime représentative — peut-être le porte-parole des 99 brebis qui n’ont pas que ça à faire qu’attendre le retour du berger sous la menace de la nuit qui approche, du loup, peut-être, que sais-je ?

Avec deux ou trois témoins, on est bien passé à une autre étape. Mais on n'en est pas à l'exclusion — qui manifestement n’enthousiasme pas Jésus qui en évoque la coutume. Certes, la communauté messianique n’a pas à se confondre avec une société d’idolâtres et de collaborateurs (les païens et les péagers — car c’est de cela qu’il est question) !

Mais Jésus, s’il a donc évoqué la possibilité réelle de l’exclusion du pécheur (v. 17), revient sur les deux ou trois témoins — pour rappeler le pouvoir de réconciliation, ce pouvoir qui est en son nom — le nom de l’exclu, Jésus, l’exclu par excellence (« là où deux ou trois »… réunis non plus pour juger l’égaré, mais pour en faire un réconcilié et être au milieu d’eux).

« Tout ce que vous lierez sur la terre sera lié au ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel ». Nous avons eu l’occasion de nous pencher sur ce fameux « pouvoir des clefs » évoqué ici. Lier – délier. Cela pour constater que Jésus n’invite en aucun cas à lier les gens ! — mais au contraire à les délier en liant le péché : « tout ce que vous lierez sur la terre (le péché) sera lié au ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre (ses victimes) sera délié au ciel ». Nous voilà donc au cœur de l’Évangile, comme dans la parabole des cent brebis. Il est une puissance aimante en Jésus, qui délie.

Revenons donc au débat entre mon frère et moi, avec témoins ou sans témoins, ou au contraire en plein public. À l’époque des reality shows, voilà qui demande quelques précisions. Il est devenu commun que l’on dise devant des millions de téléspectateurs ce qui relève de l’intimité du confessionnal ou du cabinet du psychologue. Et c’est censé avoir une fonction thérapeutique ! Voire. Ce que Jésus envisageait comme un cas qui, hélas, arrive — le dévoilement d’un problème devant toute la communauté, semble devenu une panacée ; oubliant l'importance du secret.

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Ce n’est pas pour rien que Jésus parle de lier et de délier. La connaissance de la faute, commise, ou subie ; cette connaissance lie, crée un lien, et en l’occurrence très fort. Un lien qui s’apparente à une vulnérabilité partagée : (ex. : crime guerre avoué, parfois très tard… Difficile à pardonner. Ce qui n’empêche pas qu’on a parfois plus de peine à pardonner une offense personnelle qui n'a pas une telle gravité !).

Le secret qui cache le traumatisme — qu’il ait un rapport ou non avec une faute, d’ailleurs, — ; ce secret est un rempart protecteur. Celui qui se le voit confier a dès lors noué un lien avec celui dont il partage ce secret. Et c’est redoutable pour les deux.

C’est redoutable si la confiance est totale et fiable, avec compassion, amour, partage désintéressé du secret. C’est encore plus redoutable si cette qualité de confiance, cette fiabilité, n’est pas là. Celui qui se confie pourrait percevoir alors le fait qu’il s’est mis à la merci de celui qui dès lors, sait. Où le lien peut devenir tout autre, jusqu’à de la haine.

Pensons au cas où celui qui se confie perçoit dans l’œil de celui qui l’écoute un brin d’ironie, ou de mépris, ou de dégoût. Pensons aussi à un écoutant qui n’est pas sans désir de se faire valoir au dépens du « fautif ». Voilà un lien qui peut bien tourner à la haine.

Voilà donc des liens qui se créent avec un tout éventail de significations possibles. Alors, dit Jésus, seul à seul, et si l’on sait déjà : si ton frère a péché contre toi. Ou si l’on a le privilège redoutable d’avoir été choisi pour une confidence. Seul à seul, ou si la situation l'exige, deux ou trois. Éviter à tout prix le recours ultime au dévoilement public, en sachant — Jésus revient aux deux ou trois — qu’en lui est le pouvoir de délier le pécheur et de lier le péché.

À quoi s’ajoute ainsi la vertu infiniment supérieure de la réconciliation : parlant à nouveau de deux ou trois, Jésus donne finalement cette parole d’une portée inouïe — au cœur de l’accord et de la réconciliation, cette fois : « là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux » !

La suite du texte donnera des indications sur ce pouvoir : jusqu’à combien de fois pardonnerai-je ? demandera Pierre juste après. Sans limite répond Jésus, qui ajoute une parabole signifiant : mettez-vous à la place de celui qui est en dette, notamment à votre égard. Bref : et si le frère qui a péché, c’était moi ?… Celui qui me prend seul à seul, celui qui a le pouvoir de me délier — n’est nul autre que Jésus.

Où tout le propos se retourne, en ces termes, ceux d’une prière : « Jésus, je suis ton frère qui ai péché contre toi, je suis la centième brebis, et tu me reprends, seul à seul… »


R.P., Poitiers, 07/09/2014