vendredi 25 décembre 2015

Parole de lumière




Ésaïe 52, 7-10 ; Psaume 98 ; Hébreux 1, 1-6 ; Jean 1, 1-18

Jean 1, 1-18
1 Au commencement était la Parole ; la Parole était avec Dieu ; et la Parole était Dieu.
2 Elle était au commencement avec Dieu.
3 Tout a été fait par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle.
4 En elle était vie, et la vie était la lumière des humains.
5 La lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont pas reçue.
6 Survint un homme, envoyé de Dieu, du nom de Jean.
7 Il vint comme témoin, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous croient par lui.
8 Ce n'est pas lui qui était la lumière ; il venait rendre témoignage à la lumière.
9 La Parole était la vraie lumière, celle qui éclaire tout humain ; elle venait dans le monde.
10 Elle était dans le monde, et le monde est venu à l'existence par elle, mais le monde ne l'a jamais connue.
11 Elle est venue chez elle, et les siens ne l'ont pas accueillie ;
12 mais à tous ceux qui l'ont reçue, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu
— à ceux qui mettent leur foi en son nom.
13 Ceux-là sont nés, non pas du sang, ni d'une volonté de chair, ni d'une volonté d'homme, mais de Dieu.
14 La Parole est devenue chair ; elle a fait sa demeure parmi nous, et nous avons vu sa gloire, une gloire de Fils unique issu du Père ; elle était pleine de grâce et de vérité.
15 Jean lui rend témoignage, il s'est écrié : C'était de lui que j'ai dit : Celui qui vient derrière moi est passé devant moi, car, avant moi, il était.
16 Nous, en effet, de sa plénitude nous avons tous reçu, et grâce pour grâce ;
17 car la loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ.
18 Personne n'a jamais vu Dieu ; Dieu Fils unique, qui est dans le sein du Père, nous l'a dévoilé.

*

La lumière est venue dans un enfant. La lumière créatrice. Avant le verset 14, on est avant l'Incarnation, avant la venue en chair de Jésus. L'allusion à l'Incarnation et à sa lumière sera ce dont témoignera Jean le Baptiste, lui qui est le dernier témoin avant la venue du Royaume en cet enfant, Parole de lumière faite chair, justement, car son témoignage est bien porté avant, bien que comme il le dit, la Parole soit avant lui.

La Parole, créatrice, au commencement de toute chose, Genèse de toute chose — au commencement — est celle qui vient à nous à Noël — au commencement, nouvelle Genèse —, graine de lumière, pour ensemencer toute chose, pour mener le monde, la Création, à son achèvement. C'est à cette Parole des origines, créatrice, que renvoie ce commencement de l’évangile de Jean, et à la lumière qui en est le premier effet. Une lumière qui précède toute lumière, vraie lumière, qui éclaire tout humain venant dans le monde.

La lumière est celle de la vie, elle est celle de Noël. Elle nous illumine, dès l’instant où nous venons à la vie. C'est en elle que nous apparaissons quand la Parole qui nous fait exister est prononcée, toutes choses qui précèdent donc son Incarnation, sa venue en chair. Et lorsque nous venons au jour, notre naissance, le jour naturel qui nous éclaire est alors symbole de cette lumière qui le précède de toute l'éternité, et qui vient à nous à Noël.

La Parole est au commencement, en vis-à-vis de Dieu, tournée vers Dieu. Tournée vers Dieu, en vis-à-vis comme l'image est en vis-à-vis dans le miroir qui réfléchit cette image. Dans le vis-à-vis de sa Parole, Dieu réfléchit, la Parole est Dieu même réfléchissant ; « la Parole était Dieu » — le mot pour Parole qu'emploie l’Évangile de Jean étant en grec le même mot que pour « raison » ; c'est le mot — logos — qui a donné « logique ». Dieu réfléchit, réfléchit en lui-même, Dieu raisonne, puis il parle, exprimant ce raisonnement — parole de lumière.

« En cette Parole est la lumière du monde », avant même la lumière naturelle, donc. Lorsqu'elle s'exprime, la lumière, apparaît : « Dieu dit : que la lumière soit, et la lumière est ». Cette vraie lumière est la lumière spirituelle dans laquelle le monde prend forme.

En cette lumière qui est celle de Noël, le monde de la résurrection est alors répandu comme un graine de lumière. Le déroulement de la création est le développement de cette illumination du monde, de sa sortie du chaos et des ténèbres.

C'est de la sorte que graine de lumière et de résurrection, cette même Parole qui nous fait venir à l'être peut aussi nous faire venir à la vie de Dieu, pourvu que nous l'accueillions. Car la Création, le monde, dès lors qu'il ne reçoit pas la Parole par laquelle il existe, est dans les ténèbres, selon que c'est cette Parole, qui sépare la lumière des ténèbres. Parole, et lumière.

Comme lorsque les Apôtres disent au paralytique : « lève-loi et marche » —, « ceux qui ont reçu la Parole ont reçu le pouvoir de devenir enfants de Dieu ». Cette Parole, qui est aussi celle de Jean-Baptiste, un témoignage, est donnée en premier lieu comme Loi par Moïse.

La grâce venue par Jésus-Christ est la force, le pouvoir de se lever à l'écoute de la Parole venue sous forme de Loi donnée par Moïse, premier témoin. La Loi est le premier témoin, où Jean le Baptiste, représentant les Prophètes, est le dernier de ceux-ci avant l'incarnation de la Parole, avant le devenir chair de la Parole reçue.

Allusion est faite à tous les témoins, à tous ceux qui reçoivent cette Parole. Allusion bien sûr à Marie, en qui la Parole est faite chair, Jésus, quand elle la reçoit dans sa chair, comme nous tous sommes appelés à le faire. Allusion à Marie bien sûr, qui à nouveau apparaît a la fin de l'Évangile de Jean, à la croix, nouvel enfantement. Allusion à Marie puisque la venue en chair suit immédiatement le verset sur la réception de la Parole.

C'est pourquoi, ce texte — plus précisément au fond que ceux de Luc et Matthieu, qui sont donnés comme récits figurés — enseigne la naissance virginale.

Quant à nous aussi, à ceux qui ont reçu la Parole, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, comme autant de porteurs de cette Parole qui fait venir à la vie, lesquels ne sont pas nés de la chair, mais de la volonté de Dieu. Recevoir la Parole qui fait advenir a la vie. Et juste après : la Parole a été faite, chair... Jésus.

Jésus : l'expression par excellence de ce raisonnement en Dieu, de ce vis-à-vis éternel de Dieu et de sa Parole, comme son reflet, sa réflexion, est Jésus-Christ, sa Parole faite chair (Jean 1, 14). Lorsqu'il l’exprime, le monde prend forme et s'éclaire (voir Colossiens ch. 1, concernant Jésus-Christ : "tout a été fait en lui, par lui et pour lui").

Face à cela, les ténèbres naturelles sont le signe qu'il est une limite à la pénétration de la lumière : ne pas la recevoir. Ne pas accueillir la lumière dans laquelle nous venons à l'être est une possibilité, mystérieuse, aussi pour les créatures intelligentes que nous sommes, devenant par là stupides.

Mais que de possibilités s'ouvrent au contraire par cet accueil : le pouvoir de devenir enfants de Dieu, juste par l'accueil, dans la foi, de cette Parole et de sa lumière, par l'accueil de cette Parole donnée d'abord dans le ministère de Moïse à Jean-Baptiste, Loi et Prophète, qui pour être témoins de la lumière, ne donnent pas le pouvoir de la vivre en vérité, dans la chair. La grâce seule peut faire franchir ce pas de la vérité incarnée. Elle est venue en Jésus-Christ, qui fait connaître celui que seul il connaît : le Père.

Car le connaître ne se fait que dans l'accueil de la Parole dans la chair, dans le fait de vivre de la Parole qui fait vivre, de voir de la lumière qui illumine nos yeux. Connaître, c'est être en communion. Connaître c'est être dans l'amour... Cette possibilité nous est donnée par Jésus-Christ, communion vivante avec Dieu, rencontre pleine de Dieu. De cette plénitude nous recevons tous. C'est là le cadeau de Noël. La réception de la Parole, son accueil, la grâce de la vivre, a donné celle même parole faite chair, croissant jusqu'en la résurrection.

Que cette Parole, qui est née en Marie il y a deux mille ans, Jésus, Parole éternelle qui nous a créés, Parole éternelle qui nous illumine - naisse en chacun de nous pour nous rendre féconds en Dieu. Qu'elle fasse germer en nous la grâce de l'accueillir d 'où qu'elle vienne ; de ne pas endurcir notre cœur lorsque nous l'entendons par la bouche de tous ses témoins, de Moïse à Jean-Baptiste, puis aux Apôtres et à tous les anonymes que nous côtoyons peut-être sans le savoir…

Et tous ceux, qui jusqu’aux confins du monde sont témoins des possibilités qu’ouvre cette parole — en étant comme autant de terres nouvelles à même d’être ensemencées des graines de cette lumière semée à Noël. Accueillir la Parole créatrice, illuminatrice, source de la vie nouvelle. Cette Parole est le Fils unique de Dieu, en qui demeure pour nous le pouvoir de devenir nous aussi enfants de Dieu.


RP, Poitiers 25.12.15


dimanche 20 décembre 2015

Dans le secret...



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Michée 5, 1-5 ; Psaume 80 ; Hébreux 10, 5-10 ; Luc 1, 39-45

Luc 1, 39-45
39 En ce temps-là, Marie partit en hâte pour se rendre dans le haut pays, dans une ville de Juda.
40 Elle entra dans la maison de Zacharie et salua Élisabeth.
41 Or, lorsque Élisabeth entendit la salutation de Marie, l'enfant bondit dans son sein et Élisabeth fut remplie du Saint Esprit.
42 Elle poussa un grand cri et dit : « Tu es bénie plus que toutes les femmes, béni aussi est le fruit de ton sein !
43 Comment m'est-il donné que vienne à moi la mère de mon Seigneur ?
44 Car lorsque ta salutation a retenti à mes oreilles, voici que l'enfant a bondi d'allégresse en mon sein.
45 Bienheureuse celle qui a cru : ce qui lui a été dit de la part du Seigneur s'accomplira ! »

*

Nous sommes au jour d'un secret, un secret qui se trame dans le sein d'une jeune fille, entre Dieu et elle, puis partagé ici entre deux femmes, secret qui caractérise ce qu'est un cadeau de Dieu. Un cadeau de Dieu est de l'ordre du secret ! Mais qui sait le voir ? L'enfant d’Élisabeth enceinte, qui tressaille dans le sein de sa mère, et Élisabeth, qui devine et s'exclame : « Tu es bénie plus que toutes les femmes, béni aussi est le fruit de ton sein ! »

*

Secret. Toujours et nécessairement secret le vrai don de Dieu, appelé à germer dans nos vies. Le secret ! Eh bien figurez-vous que c'est cela que signifie le père Noël, venant la nuit... à la veille de la naissance d'un enfant venant dans les ténèbres de l'humilité — la nuit, donc, dans le temps angélique — pour couvrir de lumière un monde enténébré (Es 9).

Il enseignera, ce Messie, que les plus petits que nous croisons sont lui-même venus dans le secret. C'est là ce qu'a très bien compris un évêque de l'Antiquité, nommé Nicolas, devenu saint Nicolas parce qu'il ne supportait pas, lui disciple d'un enfant pauvre, de voir la misère, plus particulièrement celle des enfants. Alors en secret, il leur faisait des cadeaux qui allégeaient leur peine.

Plus tard, la réforme luthérienne — fructueuse en pays scandinave, pays des premières apparitions de l'ange père Noël (car c'est un ange) avec ses allures de lutin des cultes scandinaves — la réforme luthérienne découvrait que saint Nicolas, dans son humilité, dévoilait des actions angéliques. Derrière saint Nicolas, un simple homme, s'ouvre le monde des anges, dévoilant la réalité de Dieu que personne n'a jamais vu.

Un ange est derrière saint Nicolas, ange qui sera figuré sous les traits des anges scandinaves, elfes et lutins. C'est la figure du père Noël que dévoile saint Nicolas, présence angélique du don gratuit.

Alors contrairement à ce que s'imaginent ceux qui sont lents à comprendre, le père Noël existe, manifestation angélique de l'art, appris secrètement de Dieu, de donner dans le secret, art de donner de la joie à ceux qui ressemblent au Messie nouveau-né dans sa crèche.

Car derrière cette figure angélique, il y a au plus haut des cieux, comme le déclament les anges effectivement présents à Noël selon les Évangiles — il y a la présence du don suprême, le grand cadeau de Dieu par lequel la paix vient sur la terre, — don de Dieu réconciliant le monde avec lui-même, le cadeau par lequel il prouve définitivement son amour envers nous.

*

Jean, dans le sein de sa mère, tressaille en la présence du secret du don de Dieu : caché dans la vie de la mère enceinte du Messie. Et la mère de Jean traduit, selon l'Esprit saint, précise le texte, le sens de ce tressaillement : « Tu es bénie entre les femmes et le fruit de ton sein est béni. Cela m'est un privilège que tu me visites ! » — « Bienheureuse celle qui a cru. »

« Bienheureuse parce que tel est le fruit de ton sein. » On retrouve plus tard, en Luc 11 (v. 27-28), une bénédiction semblable prononcée par une autre une femme, anonyme, celle-là : « Une femme, élevant la voix du milieu de la foule, dit à Jésus : Heureux le sein qui t’a porté ! Heureux les seins qui t’ont allaité ! Et il répondit : Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui la gardent ! »

Bénédiction similaire à celle d'Élisabeth, prononcée d'abord par Élisabeth dans l'intimité des commencements.

*

L'épisode du ch. 11 renvoie donc à ce ch. 1, à notre passage, et au v. 48, où Marie y fait elle-même écho : « toutes les générations me diront bienheureuse », disait Marie. Makaria, le même mot : la femme du ch. 11 entame l'accomplissement de la parole l’Élisabeth, et la parole de Marie sur elle-même : « toutes les générations me diront bienheureuse ».

Et Jésus, lui, la renvoie à cette autre bénédiction que prononçait Élisabeth sur sa mère : en Luc 1, 45, elle prononçait : « heureuse celle qui a cru ». Et voilà qui nous renvoie aussi à toutes les grandes ancêtres, et en premier lieu à Sara, et à la promesse à Abraham. Espérer contre toute espérance, écouter la parole de Dieu et la garder pour la voir germer. « Heureux ceux qui écoutent la Parole et la gardent ». Et plus encore, ici : c'est le Fils de Dieu que Marie a porté.

Ici Dieu a renversé tous les impossibles : on croirait savoir que les stériles n'enfantent pas, pas plus que les vierges ; on croirait savoir que les morts ne ressuscitent ni que les prophètes ne marchent sur les eaux ou que les pains se multiplient pour les pauvres !

*

Et voilà que Dieu intervient ! Secrètement. Voilà que s'approche le temps où les souffrances prennent fin. Voilà que l'on découvre dans l'intimité de la rencontre de deux femmes, que Dieu, discrètement, dans le secret, prépare ce grand moment de façon cachée dans le sein d'une femme.

Cela, Jean dans le sein de sa mère et Élisabeth à son tour, le pressentent : le jour de la délivrance approche. Ce jour que nous fêtons à Noël. Et Élisabeth a perçu le comment de l'accueil de cette délivrance : « heureuse celle qui a cru à l'accomplissement de la promesse. » Et elle est bien placée pour savoir, Élisabeth, elle, stérile mais qui a bénéficié pour sa part du miracle de l'enfantement.

Mais le miracle fondamental, c'est bien sûr le mystère de la Parole. Cette Parole non seulement a fait germer le sein d'Élisabeth, et le sein de Marie —, mais c'est cette Parole-même que Marie porte en son sein, c'est le Messie par qui vient la délivrance. Élisabeth l'a compris. Son miracle à elle est là comme signe, comme tout autre miracle, jamais fin en soi.

Marie, elle, porte une toute autre réalité. En elle la Parole se fait chair, pour porter toutes nos délivrances. Cette Parole est la Parole qu'il faut écouter et recevoir. Cette même Parole que Marie recevait et qui faisant fructifier son sein vierge, cette Parole est ainsi annoncée comme une semence, qui, contre tous les malheurs, est destinée à germer jusque dans le Royaume.

L'intervention de Dieu n'est pas tant de l'ordre du coup d'éclat que du type de la semence. La semence d'une parole qui, reçue et gardée, produira des fruits inimaginables depuis le cœur de nos malheurs. La semence de la parole de Dieu dans le sein de Marie est celle du corps du Christ ressuscité.

Cette Parole engendre par le Christ des enfants qui ne sont pas nés de la chair ni de la volonté de l'homme, mais de Dieu. Au cœur des impossibles, c'est la Parole de Dieu seul qui fait germer son Royaume.

Impossible ! Mais c'est précisément ça, l’Évangile ! Dieu, dans le secret, fait ce qui est impossible, ce que les sages ne peuvent pas admettre, ce que vient souligner l'ange père Noël : il n’existe pas disent les sages et les intelligents ! Mais les fous de l’impossible, du Dieu de l'impossible, savent le secret. Comme l'enseigne l'ange Père Noël donnant secrètement, le don gratuit se fait dans le secret. Le don de Noël, le Fils de Dieu, est venu dans le secret.


RP, Châtellerault, 20.12.15


dimanche 13 décembre 2015

Des Mages à Bethléem




Textes du jour : Sophonie 3, 14-18 ; Esaïe 12 ; Philippiens 4, 4-7 ; Luc 3, 10-18

Du mont Sinaï à la terre entière : suite du trajet de notre paroisse pour l'Avent 2015... Etant partis du Sinaï et du don de la Loi, nous rejoignons à présent les Mages venus à Bethléem, témoins de la signification universelle de l'Alliance. Quand Jean (Luc 3, 10-18 / Mt 3, 1 sq.) appelle à l'accomplissement de la prophétie d'Esaïe (ch. 40 sq.) par la mise en pratique de la justice qu'annonce le prophète, c'est à un texte annonçant l’élargissement de l'Alliance qu'il se réfère, un texte où la tradition a appris à lire l'importance du roi perse Cyrus (Esaïe 42), roi de la dynastie zoroastrienne des Achémédides dont les prêtres sont... les Mages, ancêtres de ceux de Matthieu 2, référant pour sa part à la Bible grecque des LXX pour lire (citant Esaïe 7) l'annonce de l'enfantement d'une vierge - cette même Bible des LXX qui se termine par la version grecque du livre de Daniel (14, 41) qui cite Cyrus disant : "Tu es grand, Dieu de Daniel ! et il n'y a pas d'autre Dieu que toi"... Quelques siècles après, Matthieu nous présente des Mages, à nouveau, prêtres de la religion perse, inscrits, dans la ligne de la proclamation de Cyrus, dans la proximité des traditions juive et perse...

*

Matthieu 2, 1-12
1 Jésus étant né à Bethléhem en Judée, au temps du roi Hérode, voici des Mages d’Orient arrivèrent à Jérusalem,
2 et dirent : Où est le roi des Judéens qui vient de naître ? car nous avons vu son étoile en Orient, et nous sommes venus pour l’adorer.
3 Le roi Hérode, ayant appris cela, fut troublé, et tout Jérusalem avec lui.
4 Il assembla tous les principaux sacrificateurs et les scribes du peuple, et il s’informa auprès d’eux où devait naître le Christ.
5 Ils lui dirent : A Bethléhem en Judée ; car voici ce qui a été écrit par le prophète:
6 Et toi, Bethléhem, terre de Juda, Tu n’es certes pas la moindre entre les principales villes de Juda, Car de toi sortira un chef Qui paîtra Israël, mon peuple.
7 Alors Hérode fit appeler en secret les Mages, et s’enquit soigneusement auprès d’eux depuis combien de temps l’étoile brillait.
8 Puis il les envoya à Bethléhem, en disant : Allez, et prenez des informations exactes sur le petit enfant ; quand vous l’aurez trouvé, faites-le-moi savoir, afin que j’aille aussi moi-même l’adorer.
9 Après avoir entendu le roi, ils partirent. Et voici, l’étoile qu’ils avaient vue en Orient marchait devant eux jusqu’à ce qu’étant arrivée au-dessus du lieu où était le petit enfant, elle s’arrêta.
10 Quand ils aperçurent l’étoile, ils furent saisis d’une très grande joie.
11 Ils entrèrent dans la maison, virent le petit enfant avec Marie, sa mère, se prosternèrent et l’adorèrent ; ils ouvrirent ensuite leurs trésors, et lui offrirent en présent de l’or, de l’encens et de la myrrhe.
12 Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner vers Hérode, ils regagnèrent leur pays par un autre chemin.

*

« Les Mages se mirent en route ; et voici que l'astre, qu'ils avaient vu à l'Orient, avançait devant eux jusqu'à ce qu'il vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était l'enfant. » (Matthieu 2, 9)

Une prophétie de l'Avesta, le livre saint des Mages, prêtres de Ahura Mazda – selon le nom du Dieu unique dans la religion du prophète Zoroastre, en Perse d'où viennent les Mages – ; je cite : « À la fin des siècles, Ahura Mazda [Dieu] engagera une lutte décisive contre Ahriman [Le Mal] et l'emportera grâce à l'archange Sraoscha (l'obéissant), vainqueur du démon Ashéma. Une Vierge concevra alors un Messie, le Victorieux, le second Zoroastre qui fera ressusciter les morts ». En regard de cette prophétie, les Mages d'Iran oriental se recueillaient trois jours par an sur une montagne y guettant « l'étoile du grand roi », devant initier la nouvelle ère.

Matthieu fait bien référence à cette prophétie ! Ses mots l'indiquent : l'étoile « vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était l'enfant ».

Comme on voit les Mages se rendant selon Matthieu au palais d'Hérode, on peut imaginer entre temps des Mages s'attendant d'abord à une naissance au palais royal de la Perse et ne trouvant rien de ce côté : pas d'héritier royal né en ce temps-là... Puis réfléchissant à leur conviction que le Sauveur, le « Saoshyant », le second Zoroastre, sera roi de tout l’univers, pas seulement de la Perse étant celui qui inaugurera l'ère de la résurrection, on peut élargir les investigations. Or, depuis plusieurs siècles, leurs pères et eux partagent leurs connaissances avec un autre peuple, les juifs, qui comme eux attendent un futur Messie – ils vont donc chez Hérode...

Il s'agit bien dans Matthieu d'un tournant qui a lieu dans les repères des Mages : ce qu'ils reçoivent comme le signe du passage à la nouvelle ère prend fin à ce moment là : l'ère nouvelle, celle de la résurrection, commence et celui qui l'introduit se trouve ici : Jésus. L'astre les a conduits en Judée, à Jérusalem, chez le roi, Hérode, la prophétie biblique les mène à Bethléem. Et quand ils y sont, le phénomène qui les a menés en Judée pour y percevoir la nouvelle ère « s'arrête ».

*

Tout le récit s’explique alors. On comprend en passant qu'il ne s'agit pas de l'astrologie des horoscopes modernes. L'organisation du calendrier, le repère des ères, en regard des prophéties de l'Avesta, est d'un autre ordre : on ne décèle pas un destin fixé des individus en fonction de leurs « signes ». On est dans l’ordre du calendrier – cycles très courts : les jours solaires, cycles courts : semaines et nouvelles lunes, grandes ères : la lecture par les Mages du calendrier des constellations les induit à fixer aussi ces grands cycles. Le tout est, en regard de l'astrophysique, aussi arbitraire que la fixation des semaines à sept jours. On est dans le symbolique... Comme le nombre de trois Mages, absent chez Matthieu, viendra ensuite symboliser les « trois continents » d'alors, correspondant aux trois cadeaux de l'évangile... Les Mages de Matthieu eux, cherchent selon leur rite et ses recoupements dans l’influence réciproque avec les juifs, le signe de l'ère nouvelle dans un roi des Judéens.

Le message de Dieu a rompu les frontières : c'est ce qui est au cœur de ce récit : Dieu est manifesté au monde. D'une façon surprenante. Car voilà que face à la recherche de la sagesse, Dieu a opposé la folie de sa présence dans un enfant pauvre ; la foi miraculeuse à la faiblesse d’un enfant. À ce point, c’est à nous d’emboîter le pas des Mages et de leur histoire étrange. Voilà des Mages arrivés dans la ville royale, Jérusalem, s’attendant au palais d’Hérode — et qui se retrouvent dans un village pauvre. Les voilà qui, loin des honneurs royaux, repartent par un autre chemin.

Nous n’avons pas eu les mêmes routes que les Mages. Nous avons eu chacun nos chemins, ceux de nos espérances, de nos étoiles confuses, de nos religiosités, de nos soucis, de nos fardeaux, jusqu’à l’enfant, qui mystérieusement, nous a guidés et accompagnés jusqu'à lui. À présent l’étoile s’arrête, dévoilant l’enfant, nouveau chemin, lumineux, qui commence devant nous...


RP, Poitiers 12-13;12;15


dimanche 6 décembre 2015

Le Décalogue - suite : quelle observance chrétienne ?




Esaïe 60, 1-11 ; Psaume 120 ; Philippiens 1, 4-11 ; Luc 3, 1-6 - « Préparez le chemin du Seigneur, Aplanissez ses sentiers. Toute vallée sera comblée, Toute montagne et toute colline seront abaissées ; ce qui est tortueux sera redressé, Et les chemins raboteux seront aplanis », prêche Jean (Luc 3, 4-5). Qu'est-ce d'autre qu'un appel au retour aux exigences de la Loi ?...

*
1) Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai libéré de l’esclavage.
2) Tu n’auras pas d’autres dieux que moi ;
tu ne te feras pas d’images pour te prosterner devant elles
et pour les servir, car je suis le Seigneur ton Dieu.
3) Tu ne prononceras pas à tort le nom du Seigneur ton Dieu.
4) Souviens-toi du jour du repos pour le sanctifier.
5) Honore ton père et ta mère.
6) Tu ne commettras pas de meurtre.
7) Tu ne commettras pas d’adultère.
8) Tu ne commettras pas de vol.
9) Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain.
10) Tu ne convoiteras rien de ce qui appartient à ton prochain.

(d’après Exode 20 – cf. Deutéronome 5)

*

Matthieu 5, 18-19 : « je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu’à ce que tout soit arrivé. — Celui donc qui supprimera l’un de ces plus petits commandements, et qui enseignera aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les observera, et qui enseignera à les observer, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. »

C’est ce qui suit le propos de Jésus disant « ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir » (Matthieu 5, 17).

Où il apparaît qu’accomplir la Loi ne l’abolit pas ! Contrairement à la tentation commune qui revient à considérer que Jésus ayant accompli la Loi, il n’y aurait plus à l’observer ! Si l’on ne réintroduit pas subrepticement l’idée d’abolition de fait sous le terme d’accomplissement, si donc on lit le propos jusqu’au bout, une question se pose : Quid de l’observance chrétienne de la Loi de Moïse ?

La réponse la plus connue passe par le Décalogue, qui semble conservé, via une lecture de la Bible hébraïque orientée vers la venue du Christ. Vraiment observés ces « dix commandements » ?

L’observance chrétienne du Décalogue en soi s’avère problématique dès qu’on l’aborde de façon concrète. Quid d’une observance chrétienne du Shabbath, par exemple ?

La difficulté apparaît à travers le débat qui s’est levé dans certains courants du protestantisme anglo-saxon, où l’on s’est attaché à observer le dimanche comme un Shabbath, ce que le dimanche n’est pas. Le débat a débouché pour certains sur la décision d’observer vraiment le Shabbath, et cela le jour du Shabbath, le samedi.

On pourrait aussi mentionner le commandement sur les représentations (« tu ne te feras pas d’images cultuelles »), que plusieurs courants du christianisme historique (courants majoritaires) estiment ne pas concerner les chrétiens et leurs images du Christ et des personnages historiques de la tradition.

Quid donc de l’observance du Décalogue, en tout cas en son aspect cérémoniel. — Je fais par ce mot allusion à des distinctions qui vont apparaître (je vais y venir) entre différents plans (moral et judiciaire) de signification des commandements, outre leur plan cérémoniel, proprement religieux, qui manifestement est peu retenu par le christianisme.

Le rapport chrétien à la Bible est largement de l’ordre de la transposition. Le texte biblique renvoie à une réalité éternelle, ce qui est dans le texte lui-même — cf. Exode 25, 40 : « Regarde, et fais d’après le modèle qui t’est montré sur la montagne ». Cf. la lecture qu’en fait l’Épître parlant du culte biblique comme « image et ombre des choses célestes, selon que Moïse en fut divinement averti lorsqu’il allait construire le tabernacle : Aie soin, lui fut-il dit, de faire tout d’après le modèle qui t’a été montré sur la montagne. » (Hébreux 8, 5)

La question de l’observance de Loi demeure, qui a débouché sur une distinction, formalisée par Calvin et dans sa lignée, en trois aspects de la Loi : l’aspect moral, l’aspect cérémoniel et l’aspect judiciaire.

L’aspect judiciaire est cet aspect de la Loi qui, selon sa primauté par rapport aux pouvoirs, se concrétise dans une vie de la Cité gérée de façon jurisprudentielle, donc souple. Il en ressort que cet aspect est perçu, quant à la lettre de la Loi, comme correspondant à des temps et à une culture donnée : par exemple les formes de gouvernements, qui sont variables selon les lieux.

On en dira la même chose quant à l’aspect cérémoniel (les cérémonies religieuses de la Loi) perçu lui aussi, quant à sa lettre, comme correspondant à un temps et à une culture donnée. Dans cette perspective la pratique varie selon les lieux, les temps et les circonstances. Ainsi, quant à l’aspect cérémoniel, on ne pratique pas aujourd’hui de sacrifices d’animaux dans le Temple de Jérusalem — de toute façon détruit (sacrifices correspondant pourtant à des mitsvoth cérémonielles). Une perspective calviniste considère que cela vaut pour tout commandement en son aspect cérémoniel — lié à des temps, des lieux, des cultures. À l’instar de l’aspect judiciaire.

En revanche l’aspect moral, comme norme idéale, comme visée de perfection, n’est pas sujet aux variations culturelles, même si son application s’adapte aux circonstances. L’aspect moral peut être considéré comme se déployant en vertus, rejoignant la morale naturelle et contribuant à l’établissement d’une morale universelle commune, une éthique partagée par juifs et nations. Une seule citation pour illustrer cela : Paul aux Galates (5, 22) : « le fruit de l’Esprit, c’est l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la bénignité, la fidélité », écrit-il. Voilà tout simplement des vertus commune, que l’on retrouve chez les stoïciens, les aristotéliciens, etc. comme vertus dites naturelles — avec cependant cette caractéristique, dans la perspective chrétienne, qui est d’être enracinées dans une nature perçue, en regard de la Torah, comme création, qui trouve écho jusque dans le Décalogue sous son angle cérémoniel : « en six jours le Seigneur a fait les cieux, la terre et la mer, et tout ce qui y est contenu, et il s’est reposé le septième jour : c’est pourquoi le Seigneur a béni le jour du repos et l’a sanctifié » (Exode 20, 11).

La loi naturelle est « corrigée » — en regard de la Loi biblique. Ce qui nous conduit à postuler la nécessité de la pérennité d’Israël pour que l’Église, les Églises, ne soient pas bancales !

L’aspect cérémoniel de la Loi s’avère en effet premier, comme fondement céleste. C’est le sens du culte : dessiner la dimension verticale de nos vies, la dimension de la relation avec Dieu, qui occupe fortement les quatre premières paroles du Décalogue. Car la dimension verticale de nos vies se dessine pour nous via des rites et des cérémonies, que ces rites soient chrétiens, juifs, ou autres. Il se trouve que pour Jésus, ce sont des rites juifs, ceux de la Torah. C’est aussi le cas pour le Nouveau Testament et le rituel chrétien qui en est issu.

Alors quid d'une observance chrétienne de la Loi de Moïse ? Eh bien, son observance pour les chrétiens est le fait d’Israël ! L’observance juive vivante. Le christianisme des nations sans Israël est tout simplement bancal. Cela nous conduit à réaliser la nature relationnelle du christianisme : sa nature est d’être en relation, en vis-à-vis d’Israël.

Quant à sa pratique universelle, Calvin distingue trois usages de la Loi : l’usage pédagogique, l’usage politique et l’usage normatif. Trois usages :

- Selon son usage pédagogique, la Loi produit en l’homme la conscience de son incapacité à accomplir ce qu’elle prescrit ou défend (exemple classique : l’interdit de la convoitise — qui peut dire être exempt de convoitise ? Son interdiction est pourtant un précepte du décalogue). Sous cet angle, la Loi sert de « pédagogue » pour nous conduire à recourir à la grâce de Dieu: reconnaissant n’être pas à la hauteur de ses exigences, j’en appelle à Dieu. Où l’on retrouve le « près de toi » (Deutéronome 30, 14) que Paul lira comme référant à la proximité, la présence, de la parole de Dieu en Jésus.
- Selon son usage politique ou civil, la Loi a pour but de restreindre le mal dans la Cité et de promouvoir la justice. Elle fournit des principes, qui s’appliquent de façon analogique selon les temps et les lieux dans la vie civile et politique.
- Selon son troisième usage, la Loi devient chemin de libération. Notre libération est effectivement mise en œuvre par ce que produit en nous l’injonction de la Loi. Exemple : le commandement donné à Abraham, ou au peuple libéré de l’esclavage : « quitte ton pays », « sors de l’esclavage ». La libération qui est dans le recours à la grâce ne produit son effet que si elle reçue et donc mise en œuvre.

La liberté donnée à la foi seule qui reçoit la grâce — ce seul recours, selon l’usage pédagogique de la Loi — ; cette liberté ne devient effective que lorsque l’exigence de la Loi donnée comme norme suscite, parce qu’elle est entendue, la mise en route obéissante.

Où il faut répondre à une question que la fidélité selon la pratique juive pourrait voir apparaître : mais on ne sache pas que les chrétiens protestants, et calvinistes, pratiquent les mitsvoth — les 613 commandements de la Loi biblique — ?! Pas plus que les autres chrétiens…

Où il faut revenir, à côté de trois usages de la Loi, aux trois aspects de la Loi : l’aspect moral, l’aspect cérémoniel et l’aspect judiciaire.

L’aspect moral, comme norme idéale, comme visée de perfection, devient le fondement d'une transposition analogique pour une observance intégrale de la loi mais de façon transposée, donc, via une reconduction méditée à son fondement éternel dont les textes sont l’expression temporelle, dans un temps donné, un enracinement donné, dont Israël demeure le témoin aussi longtemps que subsistent le ciel et la terre.

Le troisième usage de la Loi, l’usage normatif, apparaît alors comme mise en œuvre de son aspect moral, comme injonction libératrice. Où l’on retrouve les préceptes comme « lève-toi et marche » commandement adressé par Pierre au paralytique ; « sors de ta tombe » ; commandement adressé par Jésus à Lazare, « va pour toi » (Lekh lekha) commandement adressé par Dieu à Abraham — et « tu choisiras la vie », l’injonction libératrice que nous donne Moïse au Deutéronome.

Telle est alors la parole de Dieu donnée comme Loi, parole libératrice, créatrice d’impossible. C’est là le Dieu créateur de la Bible — et non pas une hypothèse en concurrence avec les laboratoires de recherche ! C’est devant un Dieu vivant que nous sommes placés… Dieu vivant et vivificateur par la Parole qui nous fonde comme êtres pour la liberté : « Tu choisiras la vie ».

Alors, « toute chair verra le salut de Dieu » (Luc 3, 6).


RP, Poitiers, 6/12/15 / cf. ici.


dimanche 29 novembre 2015

Le Décalogue




Textes de ce premier dimanche de l'Avent : Jérémie 33, 14-16 ; Psaume 25 ; 1 Thess 3, 12 - 4,2 ; Luc 21, 25-36. Textes qui nous conduisent au cœur de la Loi via l'appel à la vigilance (Luc 21, 36)...

Du mont Sinaï à la terre entière. Tel est le thème du trajet de notre paroisse pour l'Avent 2015. Partant du Sinaï et du don de la Loi, nous rejoindrons, en fin de parcours de l'Avent, les Mages venus à Bethléem, témoins de la signification universelle de l'Alliance. Aujourd'hui : le Décalogue.

*

1) Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai libéré de l’esclavage.
2) Tu n’auras pas d’autres dieux que moi ;
tu ne te feras pas d’images pour te prosterner devant elles
et pour les servir, car je suis le Seigneur ton Dieu.
3) Tu ne prononceras pas à tort le nom du Seigneur ton Dieu.
4) Souviens-toi du jour du repos pour le sanctifier.
5) Honore ton père et ta mère.
6) Tu ne commettras pas de meurtre.
7) Tu ne commettras pas d’adultère.
8) Tu ne commettras pas de vol.
9) Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain.
10) Tu ne convoiteras rien de ce qui appartient à ton prochain.


(d’après Exode 20 – cf. Deutéronome 5)

*

Dix paroles pour résumer la Loi de Dieu, qui se résume encore en deux paroles : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force » (Deutéronome 6, 5). « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique 19, 18), puis en une, aimer le prochain (cf. Galates 5, 14), qui se décline en : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux, car c'est la loi et les prophètes. » (Matthieu 7:12 ; cf. Luc 6, 31) – « Ce que tu ne voudrais pas que l'on te fît, ne l'inflige pas à autrui. C'est là toute la Torah, le reste n'est que commentaire. Maintenant, va et étudie » (Hillel, Talmud de Babylone, traité Shabbat 31a).

*

1) Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai libéré de l’esclavage. C'est Dieu le libérateur, pas un homme, fût-ce Moïse, et c'est Dieu qui est la source de la Loi qui libère, pas un homme qui en serait source et garant, comme Hammourabi en Babylonie ou Pharaon en Égypte. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, est donnée une Loi qui n'a pas d'auteur humain, et à laquelle par conséquent tout humain, fût-il roi ou empereur, doit se tenir (cf. David, pourtant roi, soumis à la Loi, et qui se repend quand il la transgresse – Ps 51). C'est cela qui se développera dans la suite de l'histoire en Droits de l'Homme où tous sont égaux devant la Loi, même les gouvernants, même les rois.

2) Tu n’auras pas d’autres dieux que moi ; tu ne te feras pas d’images pour te prosterner devant elles et pour les servir, car je suis le Seigneur ton Dieu. Ce Dieu libérateur, que personne n'a vu, est irreprésentable. Il est le seul Dieu et il est au-dessus de tout ce qu'on peut en imaginer, et donc en représenter. Quelque image qu'on en fasse, image visible ou image mentale, en est une représentation fausse.

3) Tu ne prononceras pas à tort le nom du Seigneur ton Dieu. Cf. la prière juive qui est celle de Jésus : « Que ton Nom soit sanctifié », sanctifié c'est-à-dire mis à part, ne pouvant être mêlé à nos affaires. Un nom qu'on ne peut pas s'approprier. Un Nom qui est au-dessus de tout ce qu'on peut prononcer. Le judaïsme s'en tient à dire « mon Seigneur », disant simplement notre relation, il est notre Seigneur, avec celui qui est au-dessus de tout ce qu'on peut en dire.

4) Souviens-toi du jour du repos pour le sanctifier. C'est d'abord un précepte religieux, dont le judaïsme reste jusqu'à aujourd'hui le témoin : un espace mis à part dans le temps pour dire que Dieu est au-delà de l'agitation de nos temps et de nos « faire » dans le temps. Le commandement a aussi une portée sociale et morale (enviée dans l'Antiquité par les peuples qui n’avaient pas ce privilège) : chacun a droit au repos, y compris au repos intérieur, ce qui est en rapport avec la parole d'accueil et de pardon et de grâce : « je t'aime d'un amour éternel et je te garde ma miséricorde » – Ésaïe 54, 10.

5) Honore ton père et ta mère. Il s'agit de donner à ceux à qui l'on est redevable de ce que l'on est tout leur poids et leur dignité, c'est cela « honorer ». À commencer par les parents, mais ça vaut aussi de tous ceux dont on a reçu, comme les maîtres, intellectuels ou spirituels, etc. Cela suppose aussi reconnaissance, et reconnaissance de la nécessité d'un vécu digne (dans la vieillesse) incluant accompagnement financier (nos caisses de retraite en sont nées) et affectif. Cela ne veut pas dire qu'ils sont parfaits ! Ils peuvent être coupables de fautes – éventuellement graves. Eux aussi sont sujets à la Loi au-dessus de laquelle n'est personne. Eux aussi sont sujets de recevoir le pardon.

6) Tu ne commettras pas de meurtre. Le commandement semble évident. Mais il ne faut pas négliger sa dimension intérieure, son enracinement et son commencement, que rappelle Jésus : « Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens : Tu ne tueras point [...]. Mais moi, je vous dis que quiconque se met en colère contre son frère [...] » (Matthieu 5, 21-22). Le commandement se rattache aussi à l'atteinte à la créature faite à l'image de Dieu, l'humain : il est déshonorant pour le Nom de Dieu de porter atteinte à celui, l'humain, qui en porte l'image.

7) Tu ne commettras pas d’adultère. Il est ici question d'atteinte au prochain dont on méprise et trahit les attachements et les sentiments. Il est question aussi de la blessure infligée envers celui ou celle avec avec qui on s'est engagé, à qui on a donné sa promesse, ne serait-ce qu'en prononçant « je t'aime » : « si le "je t’aime" est toujours, à beaucoup d’égards, l’annonce d’un "je t’aime pour toujours", c’est qu’en effet il fixe le hasard dans le registre de l’éternité. [...] Une des rares expériences où, à partir d’un hasard inscrit dans l’instant, vous tentez une proposition d’éternité. "Toujours" est le mot par lequel, en fait, on dit l’éternité. » (Alain Badiou, Éloge de l'amour, p. 53-54). Ici aussi, comme pour le meurtre, l’enracinement est intérieur : « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras point d’adultère. Mais moi, je vous dis que quiconque regarde une femme pour la convoiter a déjà commis un adultère avec elle dans son cœur » (Matthieu 5, 27-28) – renvoyant chacun à lui-même.

8) Tu ne commettras pas de vol. On peut traduire le mot pour « vol » par « rapt ». Il s'agit d'abord de « vol » de personne. Mais cela peut bien sûr s'entendre de vol de ce à quoi une personne est attachée, jusqu'à des biens. On sait l’impression de viol que ressent une personne qui a été cambriolée. Porter atteinte à autrui, à sa personne, à ses proches, à ses biens, est une façon de porter atteinte à l'intégrité de l'humain fait selon l’image de Dieu.

9) Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain. À ne pas traduire trop vite par « tu ne mentiras pas ». Le précepte est plus précis : il vise le mensonge contre son prochain, visant éventuellement à le faire condamner. C'est une atteinte à son honneur, pour laquelle la Torah prévoit de donner à celui qui veut faire condamner son prochain faussement la punition qu'il aurait encouru. Le commandement ne vise pas, par exemple, le mensonge qui serait proféré pour protéger son prochain (par exemple en le cachant en cas de persécution). Le commandement ne vise pas non plus à culpabiliser un enfant qui se cache derrière un mensonge pour se protéger, même si ce travers, commun à tous les âges, demande à n'être pas encouragé et à être pardonné, comme toute expression de notre tortuosité.

10) Tu ne convoiteras rien de ce qui appartient à ton prochain. Ce commandement (qui a parfois été divisé en deux : ne pas convoiter les personnes et ne pas convoiter les biens, pour faire dix paroles quand la première parole du décalogue – Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai libéré de l’esclavage – est reçue comme préambule) ; ce commandement ramène tous les autres à l'intériorité, et souligne la portée pédagogique de la Loi : nous amener à reconnaître que nous en sommes tous transgresseurs : qui n'a pas convoité ? Ici il n'y a pas de sanction légale possible : on ne met pas en prison quelqu'un qui a convoité sans être passé à l'acte ! Mais il y a un appel à chacun à faire retour sur soi, se savoir pécheur pour obtenir de Dieu le pardon, la parole de la grâce : « je t'aime d'un amour éternel et je te garde ma miséricorde » (Ésaïe 54, 10), au-delà de ce que tu peux avoir fait ou avoir été tenté de faire. « Celui qui écoute ma parole et qui croit en celui qui m'a envoyé a la vie éternelle. Il ne vient pas en jugement, mis il est passé de la mort à la vie » (Jean 5, 24).


RP, Poitiers, 29/11/15


dimanche 22 novembre 2015

"Ma royauté n'est pas de ce monde"




Daniel 7, 13-14 ; Psaume 93 ; Apocalypse 1, 5-8 ; Jean 18, 33-37

Daniel 7.13-14
13 Je regardais pendant mes visions nocturnes,
Et voici que sur les nuées du ciel
Arriva comme un fils d'homme ;
Il s'avança vers l'Ancien des jours,
Et on le fit approcher de lui.
14 On lui donna la domination, l'honneur et la royauté ;
Et tous les peuples, les nations et les hommes de toutes langues le servirent.
Sa domination est une domination éternelle
Qui ne passera pas,
Et sa royauté ne sera jamais détruite.

Jean 18.33-37
33 Pilate rentra donc dans la résidence. Il appela Jésus et lui dit : « Es-tu le roi des Judéens ? »
34 Jésus lui répondit : « Dis-tu cela de toi-même ou d'autres te l'ont-ils dit de moi ? »
35 Pilate lui répondit : « Est-ce que je suis Judéen, moi ? Ceux de ta nation, les grands prêtres, t'ont livré à moi ! Qu'as-tu fait ? »
36 Jésus répondit : « Ma royauté n'est pas de ce monde. Si ma royauté était de ce monde, les miens auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux pouvoirs judéens. Mais maintenant ma royauté n'est pas d'ici. »
37 Pilate lui dit alors : « Tu es donc roi ? » Jésus lui répondit : « Tu dis que je suis roi. Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. »

*

L'actualité nous a placés devant une violence aveugle qui prétend s'autoriser du Dieu d'Abraham, référence commune des juifs, des chrétiens et des musulmans !

Mais un des moments fondateurs (Genèse 22) dans les textes concernant Abraham est précisément le refus radical de voir donner la mort au nom de Dieu ! C'est tout le trajet du récit qui nous conduit du moment où Abraham croit devoir sacrifier son fils à celui où Dieu arrête son geste. Ce moment qui se trouve aussi dans le Coran a pour fin de dire que pour le Dieu d'Abraham tuer en son nom déshonore son nom. C'est un moment commun aux trois traditions issues d'Abraham, le judaïsme qui y fonde son éthique, le christianisme qui relit le récit comme préfigurant la mort injuste de l'innocent en Jésus, l'islam qui commémore ce tournant religieux par l'aïd el-kébir. En commun, le refus de voir déshonorer le nom de Dieu en s’imaginant qu'il serait assoiffé de sang humain !

Face à la violence aveugle qu'a connue Paris ce vendredi, le deuil enduré, les traumatismes subis, un croyant au Dieu d'Abraham ne peut que se joindre aux larmes des victimes et de leurs proches et condamner une telle cruauté.

*

N'est-ce pas ce qui déshonore le nom de Dieu, tuer en son nom, qui est blasphème ? Voilà qui nous conduit de plain-pied dans le texte de l’Évangile de ce jour.

D’un côté une proclamation de la royauté de Dieu (Ps 93, 1 : « Le Seigneur est roi. Il est vêtu de majesté »), de l’autre l’affirmation que cette royauté se déploie dans un homme, dans l’image de Dieu comme vis-à-vis humain (Dn 7, 14 — l’Humain selon l’image de Dieu : « On lui donna la domination, l'honneur et la royauté ») ; — et en écho Jésus qui affirme que la royauté dont il est question — et dont il se présente comme le témoin par excellence, témoin de la vérité (Jean 18, 37) —, cette royauté n’est pas de ce monde (Jn 18, 36).

Entre le règne éternel de Dieu et celui qui manifeste la façon dont l’homme en porte la marque et la délégation, se déploie la façon dont Dieu se connaît et se présente à nous : dans l’humilité.

*

Selon la liturgie luthérienne, ce dimanche est le dimanche de l’éternité. Éternité du Dieu qui ne se donne que dans la radicale humilité de celui dont le règne n’est pas de ce monde — connaissance de la vérité comme vis-à-vis : « je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. » Le règne d’éternité, le règne du Fils de l’homme, n’est pas de ce monde. C’est l’affirmation à laquelle nous conduit l’Évangile de ce jour.

*

Jésus aux prises avec Pilate, celui qui précisément représente le règne de ce monde, celui de César. Et qui donc — ça fait partie de sa tâche — entend tout comme parlant de ce monde : le règne dont il est question dans la parole de Dieu dont il a eu écho est donc pour lui forcément de ce monde : tu es le roi des Judéens m’ont dit d’aucuns — qui parlent pour cela de « blasphème ». On imagine l’œil ironique de Pilate : voilà en effet un roi, voire un « Fils de Dieu » qui n’a pas belle allure !

Avant d’aller plus loin dans ce texte, rappelons à nouveau qu’il n’y est pas question de querelle entre juifs et chrétiens. D’abord les chrétiens n’existent pas encore. Jésus est juif. Ensuite la traduction commune de la question de Pilate donnée en grec sur Jésus « roi des juifs » est vraiment sujette à caution : il n’y a pas de roi d’une religion, mais d’un pays ! Aussi le terme grec, qui a un double sens : Judéen, habitant de la Judée, ou juif, membre de la religion juive, doit évidemment ici être traduit par Judéen : on peut être présenté comme roi de la Judée, mais pas comme roi du judaïsme !

Bref, Pilate demande à Jésus s’il entend prendre la place d’Hérode, roi des Judéens en titre, oui ou non ?! Hérode étant l’allié des Romains, la puissance dominante, et de fait garante de l’ordre, on comprend que Pilate puisse être concerné. Mais comme il doute des capacités de ce… roi, qui ressemble si peu à un roi, à mener à bien un coup d’État, il invite Jésus à se prononcer lui-même sur ses prétentions politiques… Et n’obtient pas de réponse ! Le quiproquo est total !

D’un côté une question politico-diplomatique, le vrai motif de la condamnation de Jésus, en complicité entre autorités judéennes et romaines, malgré le scepticisme de Pilate qui cherche à se débarrasser cette affaire, et de l’autre l’affirmation juive, car le propos du juif Jésus est bien juif, sur la réalité, à une tout autre mesure, du règne de Dieu, ici dans un soulignement radical de l’humilité de Dieu.

Où l’on est renvoyé à un autre vis-à-vis : le vis-à-vis de l’éternité de Dieu et de son humanité, qui trouve dans l’histoire écho dès le Nouveau Testament dans un autre vis-à-vis, celui du judaïsme et de ce qui deviendra le christianisme : car il n’y a pas de christianisme sans judaïsme, sans judaïsme vivant. Jésus devant Pilate rend témoignage à la vérité, la vérité exprimée dans la Bible juive.

Le livre de Daniel nous donne une vision du règne de Dieu, règne décrit comme celui d'un fils d'homme, règne reçu auprès de l'Ancien des jours, Dieu. Dans l’Évangile de Jean, l’homme Jésus apparaît dans la faiblesse au jour où il comparait devant Pilate ; apparemment loin de l'éternité, l'Évangile de Jean nous parle d'un temps sombre. Il nous parle du présent, de notre présent, où ce règne éternel du Fils de l'Homme est voilé sous la douleur, sous l'humiliation, sous tout ce que l'on confronte d'inhumain et de douloureux. Là, Dieu se montre faible, dans le silence.

Et j’entends l’écho du théologien juif Hans Jonas nous interrogeant sur « le concept de Dieu après Auschwitz ». Tout sauf régnant, comme le Dieu dont Jésus nous présente le visage devant Pilate. Le voilà en proie à un destin, aujourd’hui celui de Jésus devant Pilate, qui apparemment lui échappe ! Ici, ce sont les pouvoirs humains, particulièrement en la personne de Pilate, qui sont forts. Ici Dieu est voilé dans le Christ sous son apparente impuissance. Voilé, et révélé. Car précisément, là est la façon dont Dieu règne, d’un règne qui n’est pas de l’ordre des règnes de ce monde…

*

… Il est celui qui nous a rejoints, qui a revêtu notre humanité. Toujours le vis-à-vis de l’infini et de l’humilité, présent dans le Christ.

Un vis-à-vis intime de Dieu et de l’humanité dans le Christ. Où l’on sait que dans le Christ humilié, l'image de Dieu est de l’ordre du dévoilement de celui qui est voilé devant Pilate dans l'humanité blessée de celui dont le règne n'est pas de ce monde.

Où l’on retrouve Daniel (7, 13-14) : « Arriva comme un fils d'homme ; Il s'avança vers l'Ancien des jours, Et on le fit approcher de lui. On lui donna la domination, l'honneur et la royauté ; Et tous les peuples, les nations et les hommes de toutes langues le servirent. Sa domination est une domination éternelle Qui ne passera pas, Et sa royauté ne sera jamais détruite. »

Une royauté qui n’est pas de ce monde : c’est bien un fils d’homme, dans toute l’humilité qui est dans ce nom-même en hébreu comme en français : humain, humus – qui dévoile l’éternité de celui dont le règne a été dévoilé dans l’humilité du Fils de l’Homme.


RP, Châtellerault, 22.11.15


dimanche 8 novembre 2015

Le nécessaire et le superflu




1 Rois 17, 10-16 ; Psaume 146 ; Hébreux 9, 24-28 ; Marc 12, 38-44

1 Rois 17, 10-16
10 [À la parole du Seigneur, Élie] se leva, partit pour Sarepta et parvint à l'entrée de la ville. Il y avait là une femme, une veuve, qui ramassait du bois. Il l'appela et dit : « Va me chercher, je t'en prie, un peu d'eau dans la cruche pour que je boive ! »
11 Elle alla en chercher. Il l'appela et dit : « Va me chercher, je t'en prie, un morceau de pain dans ta main ! »
12 Elle répondit : « Par la vie du Seigneur, ton Dieu ! Je n'ai rien de prêt, j'ai tout juste une poignée de farine dans la cruche et un petit peu d'huile dans la jarre ; quand j'aurai ramassé quelques morceaux de bois, je rentrerai et je préparerai ces aliments pour moi et pour mon fils ; nous les mangerons et puis nous mourrons. »
13 Élie lui dit : « Ne crains pas ! Rentre et fais ce que tu as dit ; seulement, avec ce que tu as, fais-moi d'abord une petite galette et tu me l'apporteras ; tu en feras ensuite pour toi et pour ton fils.
14 Car ainsi parle le Seigneur, le Dieu d'Israël :
Cruche de farine ne se videra, jarre d'huile ne désemplira
jusqu'au jour où le Seigneur donnera la pluie à la surface du sol. »
15 Elle s'en alla et fit comme Élie avait dit ; elle mangea, elle, lui et sa famille pendant des jours.
16 La cruche de farine ne tarit pas, et la jarre d'huile ne désemplit pas, selon la parole que le SEIGNEUR avait dite par l'intermédiaire d'Élie.

Marc 12, 38-44
38 Dans son enseignement, il disait: "Prenez garde aux scribes qui tiennent à déambuler en grandes robes, à être salués sur les places publiques,
39 à occuper les premiers sièges dans les lieux de culte et les premières places dans les dîners.
40 Eux qui dévorent les biens des veuves et affectent de prier longuement, ils subiront la plus rigoureuse condamnation."
41 Assis en face du tronc, Jésus regardait comment la foule mettait de l'argent dans le tronc. De nombreux riches mettaient beaucoup.
42 Vint une veuve pauvre qui mit deux petites pièces, quelques centimes.
43 Appelant ses disciples, Jésus leur dit: "En vérité, je vous le déclare, cette veuve pauvre a mis plus que tous ceux qui mettent dans le tronc.
44 Car tous ont mis en prenant sur leur superflu; mais elle, elle a pris sur sa misère pour mettre tout ce qu'elle possédait, tout ce qu'elle avait pour vivre."

*

Deux piécettes dans un des troncs du Temple de Jérusalem…

« Assis vis-à-vis du tronc, Jésus regardait comment la foule y mettait de l'argent ». Voilà qui permet de mesurer à quel point l’argent ne le gêne pas. Voilà aussi de quoi comprendre comment Jésus dérange. Imaginez-le en train de se pencher sur le panier d'offrandes et de regarder combien vous mettez ! Eh bien, c'est exactement ce qui se passe au moment de l'offrande ! « Ton Père qui voit dans le secret » voit aussi le secret de ton aumône (Mt 6:4)…

Prenons toutefois garde à ne pas faire de ces textes des armes à culpabiliser en en déplaçant le sens. Ceux à qui s'en prend Jésus sont ceux qui font de l'exhibition en s'arrangeant pour que tous sachent combien ils sont pieux et quelle belle offrande ils donnent : « ils ont déjà leur récompense », nous dit-il.

Et il donne en exemple la veuve — c’est-à-dire à l’époque, sans ressources financières — qui vient de mettre quelques piécettes ; elle veuve spoliée, finalement, en quelque sorte, par les donneurs de leçons de piété, en ce sens qu’elle donne en fait beaucoup (même si ça semble peu), puisque cela empiète sur son nécessaire, son minimum vital : « gardez-vous des gens à la piété exemplaire... » (v.38, 40). Certes ils font de belles offrandes — c'est qu'ils ont les moyens, contrairement à la veuve ; comme de belles prières, signe d’une belle aisance qui se voit jusque dans les dîners. Ils ont déjà leur récompense : avoir brillé.

C'est contre cela que Jésus intervient : pour toi « que ton offrande se fasse dans le secret », « que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite », ce qui ne signifie pas un retour à la case départ ! Jésus n'en regarde pas moins dans le panier d'offrandes, indiquant ce que Dieu seul voit.

*

Une veuve spoliée par ceux qui brillent au cœur d'une institution devenue injuste... et qui donne quand même...

Il faut, pour éclairer le propos, se rappeler le sens précis du mot « aumône » dans la tradition biblique. Le terme traduit ainsi renvoie au mot hébreu signifiant « justice ». L'aumône devient la restitution d'un équilibre qui a été rompu. La richesse, sous l’angle où elle est productrice de déséquilibres, est mal notée par les auteurs bibliques.

Elle devient mauvaise si elle n'est pas purifiée par l' « aumône », par la justice, qui corrige le déséquilibre qu’elle produit naturellement, puisqu’il est dans sa nature de croître exponentiellement (voir la parabole des talents). Et c’est même en cela qu’elle est signe de bénédiction ! Mais à terme cela mène au déséquilibre si ce n’est pas purifié par l’ « aumône » qui ne signifie rien d’autre que la « justice ».

Ne pas le voir est pour nous tout simplement une façon subtile de nous masquer qu'il est un certain déséquilibre, accepté, jugé normal ou fatal, mais qui relève tout simplement du péché. « Malheur à ceux qui ajoutent champ à champ » criait le prophète — ce qui est pourtant censé être signe de bénédiction ! Exemple concret, pourtant, de la liberté devenant celle du plus fort d'opprimer le plus faible. Où l'accumulation des uns spolie les autres. Ce que dénonce à nouveau Jésus.

Et cette question, que pose la Bible à travers la dénonciation de l'accumulation, a pris de nos jours la taille d'un problème qui atteint des proportions internationales aux conséquences considérables, internationales elles aussi.

*

L’Évangile libérant de la peur de manquer, est à même de déboucher la source commune de tous biens, comme la veuve de Sarepta, et comme celle des piécettes du Temple.

C'est un éloge de ce qui nous semblerait être du gaspillage qui nous est donné ici. La veuve livre sa richesse, ces piécettes, sans calcul, à une institution à vue humaine déplorable, mais dont c'est peut-être là une fonction : nous libérer par le gaspillage. Qu'est-ce donc que l'holocauste d'un animal, brûlé entièrement, qui se pratique au temple ? Économiquement aberrant ! Sans compter que Dieu n'en a pas besoin ! Une belle leçon de gratuité, sans calcul, comme on offre des fleurs. Sans doute le sens profond de l'offrande, qui s'en prend directement à la peur de manquer.

Cette peur de manquer qui signe l’avarice comme captivité, fruit de la peur comme manque de foi. Ce mal, fruit de cette peur, est la cupidité, désir d’argent mentionné explicitement par le Nouveau Testament comme péché-racine — ou péché capital, c’est-à-dire qui en fait essaimer d’autres. 1 Timothée 6, 10 : « l’amour de l’argent est une racine de tous les maux ; et quelques-uns, en étant possédés, se sont égarés loin de la foi, et se sont jetés eux-mêmes dans bien des tourments. »

Cette peur parle en ces termes : « Dieu pourvoira-t-il à mon lendemain ? Alors au cas où, je m’assure moi-même, je thésaurise ». Or, voilà une attitude assez commune. Qui n’a pas été l’attitude des veuves de nos textes. Et donc Jésus loue aussi la rareté de l’attitude de la veuve du Temple : elle n’a pas craint de donner de son nécessaire. Cela contre l’attitude assez commune de thésauriser que l’on pardonne peu aux autres. Car l’avarice, on le sait, suscite peu la compassion, et pourtant elle est souffrance.

C’est ce qui permet de dire que l’Évangile du pardon libérateur est peu passé dans ce domaine. On a peu reçu de pardon sur un domaine où l’on a peu confessé, et où donc on pardonne peu. « Celle à qui il a été beaucoup pardonné a beaucoup aimé », dit ailleurs Jésus, d’une autre femme.

C'est peut-être là la source de l'offrande, du don : recevoir le don, le pardon, de Dieu pour notre manque de foi, qui nous fait — et thésauriser, et être sévères sur la pingrerie des autres, qui n’est jamais qu’une autre captivité qui demande aussi libération !

Où il s’agit de découvrir une autre richesse, juste celle-là : « Apportez la dîme... mettez-moi ainsi à l'épreuve, dit Dieu, et vous verrez si je n'ouvrirai pas pour vous les écluses du ciel, si je ne déverse pas sur vous la bénédiction au-delà de toute mesure » (Ml 3:10).

Et la veuve de Sarepta n’a pas manqué !

« Voir s'ouvrir les écluses des cieux », telle est la promesse que Dieu fait à qui ouvre son cœur et ce qui le recouvre... les veuves de nos textes sont alors bien plus riches qu’on ne croit…


R.P. Poitiers, 08.11.15


dimanche 25 octobre 2015

"Que je retrouve la vue"




Jérémie 31, 7-9 ; Psaume 126 ; Hébreux 5, 1-6 ; Marc 10, 46-52

Marc 10, 46-52
46 Ils arrivèrent à Jéricho. Et, lorsque Jésus en sortit, avec ses disciples et une assez grande foule, le fils de Timée, Bar-Timée, mendiant aveugle, était assis au bord du chemin.
47 Il entendit que c’était Jésus de Nazareth, et il se mit à crier ; Fils de David, Jésus aie pitié de moi !
48 Plusieurs le reprenaient, pour le faire taire ; mais il criait beaucoup plus fort ; Fils de David, aie pitié de moi !
49 Jésus s’arrêta, et dit : Appelez-le. Ils appelèrent l’aveugle, en lui disant : Prends courage, lève-toi, il t’appelle.
50 L’aveugle jeta son manteau, et, se levant d’un bond, vint vers Jésus.
51 Jésus, prenant la parole, lui dit : Que veux-tu que je te fasse ? Rabbouni, lui répondit l’aveugle, que je retrouve la vue.
52 Et Jésus lui dit : Va, ta foi t’a sauvé.
(10-53) Aussitôt il recouvra la vue, et suivit Jésus dans le chemin.

*

Texte du jour en ce dimanche de la Réformation… Confiance… « Ta foi t’a sauvé ». On ne peut pas mieux dire. Nous voilà au cœur du message de l’Évangile tel que proclamé par Martin Luther et qui a bouleversé et comme fait renaître l’Europe du XVIe siècle.

Cela en réponse à une formulation claire du problème : « que veux-tu que je te fasse ? » a demandé Jésus à l’aveugle. Mais… que je voie ! Lumière que l’on espère, et reçoit enfin…

Seize siècle après le cri de l'aveugle de Jéricho… Un témoin, Gérard Roussel, proche de Lefèvre d’Étaples et réfugié en 1525 à Strasbourg avec lui, rapporte ce qu’il y voit. Le culte du dimanche :

« [Près de la table de la Cène] le ministre […] lit quelques prières tirées des Écritures et […] tout le monde chante un psaume. […] Le ministre ayant encore prié, il monte en chaire, et lit d’abord de façon à être compris de tous, l’Écriture qu’il veut expliquer… Le sermon fini, le ministre revient à la table. Tout le monde chante le symbole. Après quoi il est expliqué au peuple pour quel usage le Christ nous a donné la Cène… (…) Le ministre prend la Cène en dernier et achève le reste [approche luthérienne selon toute apparence]. Après quoi chacun se retire dans sa maison, pour revenir au grand temple, après dîner, environ à midi, et entendre le sermon que le pasteur adresse au peuple. »

Faim de la parole de vie et soif de lumière. La Réforme a produit ces effets en l’espace de quelques mois, bouleversant tant Strasbourg comme dans ce texte, que tout le continent, des bouleversements au cœur religieux du XVIe siècle.

La parole a germé à temps — et à contretemps, comme à Genève, d’où on a chassé Calvin… pour le rappeler, après qu’il ait été à Strasbourg et y ait, à ses dires, beaucoup reçu de la Réforme qui y a lieu de la façon que l’on vient d’entendre.

La Réforme est née de la parole de Dieu. L’Église en tout temps naît de la parole de Dieu, parole prêchée et confirmée par les sacrements. C’est ce qu’on vient d’entendre de l’Église de Strasbourg au XVIe siècle, une parole prêchée que les fidèles veulent réentendre l’après-midi. Et pourtant le matin la prédication a déjà duré une heure en moyenne ! Manifestement on a faim, non seulement de pain, mais de toute parole de Dieu.

Le sentiment est prégnant que de là naît la vie, de là jaillit la lumière, dont on sent avoir été privé, comme pour l’aveugle de Jéricho — Bar-Timée — au nom mélangé d’araméen — Bar, « fils de » — et du nom grec de son père, Timée : fils de Timée, de celui qui est digne d’honneur…

Cette histoire de Bar-Timée en ce jour de fête de la Réformation m’a fait penser à la devise des vaudois italiens, recherchant la parole de lumière dès longtemps avant la Réformation, devise tirée du prologue de l’évangile de Jean : lux lucet un tenebris : « la lumière luit dans les ténèbres » (Jean 1, 5) : « Jésus dit à Bar-Timée : Va, ta foi t’a sauvé ». Parole de la Réforme que la parole de la foi, jaillie de la Bible pour Luther comme Évangile de la libération ; parole de la foi seule qui jaillit comme lumière du cœur des Écritures, comme prédication — proclamation — de la parole de Dieu.

Cinq siècles après Luther, vingt siècles après Bar-Timée nous savons-nous encore affamés et aveugles ? Ou serait-ce à dire qu’on a perdu le sens de la soif de lumière, le sens de la source de la lumière qui fait crier l’aveugle ?… Et qui rassemble les Strasbourgeois pour une journée d'écoute de la parole prêchée…

Autres temps, autre capacité d’attention sans doute — mais même aveuglement pourtant, même faim, même soif. On est avec Bar-Timée à l’époque de la parole annoncée de témoin en témoin, au XVIe siècle on est à celle de la diffusion de la Bible par écrit grâce à l’imprimerie, chose inquiétante pour plusieurs, comme Socrate s'inquiétait en son temps des ravages de l'écriture sur la mémoire des peuples... et comme aujourd’hui on peut s’inquiéter de l’effet la diffusion de l’image et du numérique sur la capacité d’attention.

Mais la même vérité demeure, celle qui a rendu la vue à l’aveugle, et qui aujourd’hui ouvre toujours les yeux qui se savent aveugles : la parole de Dieu est parole de vie, elle seule peut vivifier l’Église — en toutes ses confessions.

Aujourd'hui résonne toujours cette certitude intime qui est celle de Bar-Timée quant à la source de la vie nouvelle, source du recouvrement de la vue, la foi seule qui naît de la présence de Jésus : « ta foi t’a sauvé ». Foi qui sourd de la parole de Dieu : « là où la parole de Dieu est droitement prêchée et reçue, et où les sacrements sont administrés selon l’institution du Christ, là est l’Église ».

Pour que cette conviction se concrétise pour le salut du monde, il reste à chacun de nous de se savoir aveugle, comme Bar-Timée, et de crier vers celui qui passe : « Jésus, Fils de David, aie pitié de moi », même si comme Bar-Timée, on veut nous faire taire. Du cœur de nos ténèbres, du cœur de notre nuit, ne savons-nous pas qu’il est la source de la lumière ?

Ne connaissons-nous pas, comme lui, notre problème ? « Que veux-tu que je te fasse ? » lui demande Jésus — nous demande Jésus. « Mon maître, lui répondit l’aveugle, que je recouvre la vue. Et Jésus lui dit : Va, ta foi t’a sauvé. » Confiance !

« Que je retrouve la vue » — que telle soit notre prière, à laquelle Jésus a répondu : « Ta foi t’a sauvé. »

Ils appellent l’aveugle, en lui disant — en nous disant : « Prends courage, lève-toi, il t’appelle » — pour faire résonner tout à nouveau en toi la parole de la vie : « ta foi t’a sauvé ».


RP,
Châtellerault, dimanche de la Réformation, 25.10.15


dimanche 18 octobre 2015

La demande des Zébédée




Ésaïe 53, 10-12 ; Psaume 33 ; Hébreux 4, 14-16 ; Marc 10, 35-45

Marc 10, 35-45
35 Jacques et Jean, les fils de Zébédée, s’approchent de Jésus et lui disent : "Maître, nous voudrions que tu fasses pour nous ce que nous allons te demander."
36 Il leur dit : "Que voulez-vous que je fasse pour vous ?"
37 Ils lui dirent : "Accorde-nous de siéger dans ta gloire l’un à ta droite et l’autre à ta gauche."
38 Jésus leur dit : "Vous ne savez pas ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire, ou être baptisés du baptême dont je vais être baptisé ?"
39 Ils lui dirent : "Nous le pouvons." Jésus leur dit : "La coupe que je vais boire, vous la boirez, et du baptême dont je vais être baptisé, vous serez baptisés.
40 Quant à siéger à ma droite ou à ma gauche, il ne m’appartient pas de l’accorder: ce sera donné à ceux pour qui cela est préparé."
41 Les dix autres, qui avaient entendu, se mirent à s’indigner contre Jacques et Jean.
42 Jésus les appela et leur dit : "Vous le savez, ceux qu’on regarde comme les chefs des nations les tiennent sous leur pouvoir et les grands sous leur domination.
43 Il n’en est pas ainsi parmi vous. Au contraire, si quelqu’un veut être grand parmi vous, qu’il soit votre serviteur.
44 Et si quelqu’un veut être le premier parmi vous, qu’il soit l’esclave de tous.
45 Car le Fils de l’homme est venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude."

*

Au temps de notre épisode, on approche de l’entrée à Jérusalem, et donc du triomphe des Rameaux. Contre un roi, Hérode, rendu impopulaire par les excès et la licence que lui permet, croit-il, le pouvoir — des extravagances du luxe à la licence sexuelle que dénonçait Jean le Baptiste en rappelant que la loi commune vaut aussi pour les puissants — ; contre cela Jésus semble de plus en plus proche d’accéder au trône.

D'où la question des frères Zébédée : les frères Zébédée cherchent naturellement des porte-feuilles ministériels, selon le népotisme commun dans les cercles du pouvoir d’alors. Comme membres de l'entourage du futur dirigeant, ils sont en proie à « la fièvre des sondages » ; et s’inquiètent de savoir qui parmi eux est le plus grand, c'est-à-dire à qui seront distribués les meilleurs postes. De jour en jour, la fièvre monte.

Le texte d'aujourd'hui nous montre que la réponse de Jésus quelques chapitres auparavant ne les a pas apaisés : contrairement à ce qu’il en est dans ce monde, dans le Royaume de Dieu le premier est le dernier, leur avait-il dit après avoir placé un enfant au milieu d'eux. Et revoilà quelques épisodes plus loin, suite à une annonce renouvelée et précisée par Jésus de sa mort et de sa résurrection, à Jérusalem, la même interrogation par deux disciples, mais précisée, elle-aussi ; explicite cette fois.

Deux parmi les disciples, décidément persévérants, les fils de Zébédée, posent la question directement : « donne-nous d'être assis l'un à ta droite, l'autre à ta gauche dans ta gloire » (Mc 10, 37) : Premier ministre et ministre des finances.

D’emblée la demande des frères Zébédée provoque l'indignation des dix autres disciples : indignation qui peut-être n’a pas d’autre sens que la demande des Zébédée, d’ailleurs. Signifie-t-elle en effet autre chose que : « et nous alors ? » Décidément, on apprend difficilement. Évidemment les disciples n'ont sans doute pas clairement compris, ici comme dans l'épisode précédent, que Jésus vient de leur parler de lui en mentionnant le Fils de l'Homme. Et ils n'ont pas reçu ses annonces de sa propre crucifixion, présentée comme la coupe et le baptême qu'il doit boire, de façon littérale.

Mais Jésus vient ainsi de leur donner une réponse, apparemment obscure, il est vrai. Elle concerne sa prochaine persécution. Pourront-ils la partager ? Plutôt que le triomphe, c’est le rejet qui les attend. Ils le partageront, il est vrai, chacun à sa façon, comme tous les disciples. Mais ce qu'ils demandent, ils l'ignorent, leur répète Jésus. On va y revenir, pour saisir mieux de quoi il s'agit en fait dans les « positions » à droite et à gauche de Jésus.

Comme tout au long de l'évangile, les disciples ont de la peine à comprendre et à accepter que Jésus va mourir, et mourir ainsi, crucifié — selon le châtiment que pratiquent les Romains — par des Romains que eux s’attendaient sans doute à voir renversés. Il leur semble tellement invraisemblable que Dieu veuille que celui en qui ils voient le Messie meure ainsi qu'ils n'arrivent pas à l'entendre même quand Jésus le leur répète de façon explicite. C'est qu'ils attendent un règne, l’élévation de Jésus dans la gloire divine, pas une vie humiliée, « brisée par la souffrance » ; pas une vie donnée en rançon pour beaucoup, pour reprendre les termes des prophètes (comme ici Ésaïe) que Jésus s’applique.

Évidemment donc, une fois encore les disciples n'ont pas compris ce que Jésus donnait en réponse aux frères Zébédée. Alors, il les éclaire à nouveau — un peu plus : le plus grand dans son Royaume est celui qui est serviteur de tous…


Mais que cela est lourd, sinon à saisir, du moins à vivre ! Et nous ? Quel poste revendiquons-nous dans les ministères de ce Royaume où il n'y a ni juif ni païen, ni homme ni femme, ni esclave ni libre ? Quel service attendons-nous de celui ou celle vers qui Dieu nous envoie pour servir ?

Mais voilà — en un monde où prime la compétition — voilà qu’une autre dimension est offerte par le Christ, mystérieuse et cachée — la source d’un vrai apaisement ! Laisser à Dieu le soin de savoir ce qui revient à chacun. Et puis, ce que nous sommes vraiment, Dieu le sait, Dieu qui nous envoie servir, simplement, tel que nous sommes.

En attendant le Royaume donc, être simplement serviteurs : le trône du Christ est sa croix, sa couronne est d'épines. La coupe qu'il doit boire est son supplice, son baptême est son engloutissement dans les eaux sombres de la mort.

Voilà certes qui semble peu enviable, quand on espère des postes similaires à ceux des royaumes de ce monde. Mais mon Royaume n’est pas de ce monde dira bientôt Jésus à Pilate. Et du cœur de cela, je vous donne ma paix. Vous recevrez ce que Dieu vous prépare, le meilleur pour vous.

Il est donc vrai que les disciples recevront bien la place qui leur est réservée dans le Royaume. Mais comme Dieu l'entendra — en fait à travers la souffrance partagée du Christ.

Concrètement il est aussi question des épreuves courantes de nos vies, mais transfigurées par lui ; ce qui n’est évidemment pas nécessairement dans un martyre personnel. Bien que, quant aux places à sa droite et à sa gauche, on saura bientôt ce qu’il en est : celles des brigands crucifiés de part et d’autre de Jésus (cf. Mc 15, 27).

Et puisque les postes à sa droite et à sa gauche sont ceux de ces hommes en rien exemplaires qui l'entourent sur la croix, il est encore ici question d’humilité ; pas question non plus dès lors pour les disciples d’entrer dans cette folie qui ferait de la mort une gloire désirable ; au prix des pleurs et de la souffrance d’autrui.

Quoiqu’il arrive, c’est Dieu qui décide, et pour nous aussi ; pour certains disciples, comme pour Jésus (il parle à quelques jours du moment tragique que l’on sait) ; pour lui, pour certains aussi de ceux qui ont lutté par la suite pour notre liberté d’aujourd’hui, il faudra certes mourir. Mais rien à arracher dans je ne sais quel orgueil. Servir simplement…

Calvin le dit en ces termes : « Cependant que j'avais toujours ce but de vivre en privé sans être connu, Dieu m'a tellement promené et fait tournoyer par divers changements, que toutefois il ne m'a jamais laissé de repos en lieu quelconque, jusqu'à ce que malgré mon naturel il m'a produit en lumière, et fait venir en jeu, comme on dit. »

Pour nous aussi il nous appartient simplement de servir, et c’est au fond cela qui est difficile s’agissant de suivre Jésus : servir, non être servis, quelle qu’en soit la façon. C’est bien sûr le programme pour lequel nous sommes appelés s’agissant de le suivre. Et nous en sommes bien incapables.

D’où cette consolation du passage de l’épître aux Hébreux dans les lectures de ce jour — Hé 4, 14-16 : « il a été éprouvé en tous points comme nous. »

« Avançons-nous donc avec pleine assurance vers le trône de la grâce, afin d’obtenir miséricorde et de trouver grâce, pour être aidés quand nécessaire » : il a été à notre place.


R.P., Poitiers, 18.10.15


dimanche 11 octobre 2015

L'homme riche




Proverbes 3.13-20 ; Psaume 90 ; Hébreux 4.12-13 ; Marc 10.17-30

Marc 10, 17-30
17 Comme il se mettait en route, quelqu’un vint en courant et se jeta à genoux devant lui; il lui demandait: "Bon Maître, que dois-je faire pour recevoir la vie éternelle en partage?"
18 Jésus lui dit: "Pourquoi m’appelles-tu bon? Nul n’est bon que Dieu seul.
19 Tu connais les commandements: Tu ne commettras pas de meurtre, tu ne commettras pas d’adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage, tu ne feras de tort à personne, honore ton père et ta mère."
20 L’homme lui dit: "Maître, tout cela, je l’ai observé dès ma jeunesse."
21 Jésus le regarda et se prit à l’aimer; il lui dit: "Une seule chose te manque; va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel; puis viens, suis-moi."
22 Mais à cette parole, il s’assombrit et il s’en alla tout triste, car il avait de grands biens.
23 Regardant autour de lui, Jésus dit à ses disciples: "Qu’il sera difficile à ceux qui ont les richesses d’entrer dans le Royaume de Dieu!"
24 Les disciples étaient déconcertés par ces paroles. Mais Jésus leur répète: "Mes enfants, qu’il est difficile d’entrer dans le Royaume de Dieu!
25 Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu."
26 Ils étaient de plus en plus impressionnés; ils se disaient entre eux: "Alors qui peut être sauvé?"
27 Fixant sur eux son regard, Jésus dit: "Aux hommes, c’est impossible, mais pas à Dieu, car tout est possible à Dieu."
28 Pierre se mit à lui dire: "Eh bien! nous, nous avons tout laissé pour te suivre."
29 Jésus lui dit: "En vérité, je vous le déclare, personne n’aura laissé maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou champs à cause de moi et à cause de l’Evangile,
30 sans recevoir au centuple maintenant, en ce temps-ci, maisons, frères, sœurs, mères, enfants et champs, avec des persécutions, et dans le monde à venir la vie éternelle.

*

Renvoyé à Dieu seul ! L'homme riche en appelle à Jésus qu'il sait à juste titre pouvoir considérer comme « bon Maître ». Jésus le renvoie à Dieu seul en lui rappelant le résumé de la Loi : ses responsabilités à l'égard de ses prochains. Seul responsable devant Dieu.

Voilà qui semble ne pas l’aider ! Et l'homme d’affirmer alors s'en être tenu aux commandements dès sa jeunesse ; ce qui renvoie au temps où il a appris à connaître la Loi, le temps de la bar mitsvah, âge de la responsabilité devant Dieu.

Matthieu et Luc l'ont souligné en parlant d'un jeune homme riche, le titre courant de notre passage. Marc, lui, ne parlant pas de l'homme comme d’un jeune homme, malgré ce que suggèrent nos habitudes, nous pouvons bien saisir que cela nous concerne évidemment tous, quel que soit notre âge. Cela dit, la jeunesse de l’homme semble indiquée par sa remarque-même, empreinte d’une certaine candeur, propre à la jeunesse : « j’ai observé tout cela » dit-il des commandements — signe de jeunesse effectivement que de se croire si parfaitement en règle, signe propre à émouvoir le regard attendri de Jésus : « Jésus se prit à l’aimer ».

Nous connaissons la loi de Dieu, source de la libération, nous connaissons l'Évangile de la liberté, et nous savons pourtant que nous en sommes souvent bien loin, poursuivant cette liberté par nos façons de nous évertuer à l’obtenir par nous-mêmes quand elle est don gratuit, promesse de la parole initiale de la Loi : « je suis le Seigneur qui t’ai libéré ». Dieu ne cesse de nous appeler hors de notre esclavage pour nous accorder une liberté qui nous coûtera nécessairement cher — le texte parlera carrément de persécutions —, cher donc, à commencer par le plan strictement financier — laisse tous tes biens…

*

Et là on va passer du premier plan de notre texte, la relation aux commandements qui nous placent dans la responsabilité, la capacité de répondre par le service, à un second plan, celui où en même temps le commandement nous dépouille de notre volonté d'être servis, comme des riches ; un plan où il nous met dans l'humilité devant Dieu, en nous disant l'exigence de l'obéissance.

Face au commandement reconnu, nous sommes à nu, dans une radicale humilité, disponibles à être aimés. Où la remarque « Jésus se prit à l’aimer » trouve un deuxième aspect. Dépouillés, seuls devant Dieu. C'est ce que Dieu nous demande à tous. Rompre d'avec tout ce qui nous fait exister à nos propres yeux. Rupture d’avec nos prétentions, qui nous font croire que telle ou telle chose nous est due. Rupture aussi, donc, d'avec nos biens, mais aussi d’avec nos proches et puis d’avec nous-mêmes.

Au devant de cela, il est question de nos biens. C'est là le test décisif. C'est là que Jésus rend le problème de son interlocuteur visible. Les parents, les proches, il y revient après, avec ses disciples. C'est fondamental, mais plus difficilement visible.

La question de ses biens rend l'esclavage de l'homme clairement visible : il n'est pas face à Dieu, comme l'exige la bar mitsvah, mais face à son statut social, à ce que l'on pense de lui, à la façon dont on le regarde, ou en termes de biens, face au crédit que lui donne sa richesse.

Où le respect des commandements, réel, et utile — rien à dédaigner dans ce comportement de cet homme, que Jésus apprécie — s’avère fonder son vrai sens, quant à la liberté.

Car en regard de ce qu’il en est pour cet homme de son statut et de son prestige, où ce respect des commandements devenait un des éléments du prestige social — s’il n’est question que de cet angle-là, l’homme y perd sa liberté, ou plutôt il ne l'a pas acquise : il a reçu du commandement non pas l'humilité qui libère et que crée l'exigence de l'obéissance, mais la prestance de celui qui est donné pour être en règle.

Où il perd la liberté de considérer les autres autrement que de haut ; dans notre texte, celle de considérer les pauvres comme dignes de bénéficier eux aussi de sa richesse, puisqu’il s’agit de la leur distribuer ; mais elle a trop d'importance pour sa vie !

Où l’on touche au cœur des choses ! Quand on devient concret à ce point, celui du coût de la grâce gratuite… Eh bien précisément l’Évangile est là et nulle part ailleurs ! Il ne nous rencontre que là. Ailleurs, il est abstrait, n’engage pas. Ce qu’a bien perçu l’homme de notre texte, d’où sa tristesse.

La grâce coûtera tout. Voilà ce que dit Jésus par ses propos à notre homme. Et c’est là ce que l’on évite en permanence, se contentant de l’Évangile comme scandale pour la raison — quand on aura dit les miracles et la résurrection — ; si encore on n’atténue pas même cela !

Mais le vrai scandale est plus que celui de la seule raison qui refuse ce qui n’est pas raisonnable. Le scandale de l’Évangile est en ce qu’il faut abandonner ! Prendre sa croix est suivre Jésus en abandonnant jusqu’à sa propre vie. On l’a à nouveau à la fin de notre texte, lorsque Jésus explique aux disciples ce qui s’est passé avec ce pauvre riche, riche devenu tout triste. Tout abandonner, et cela concrètement…

Car les disciples ont compris l’enjeu : qui peut être sauvé, à ce compte ?

*

Revenons à notre homme. Il vit dans le mensonge de sa propre justice — apparente, quoique réelle. Il n'est dès lors pas libéré — non plus que de la dépendance des hommes, à commencer par le regard de ses proches. Il est, comme l'ont relevé Matthieu et Luc, un jeune homme, un perpétuel jeune homme, dont la vie devant Dieu manque toujours de sa conséquence : la liberté.

L’homme est à présent face au Christ auquel il s'est adressé au départ, mais frustré. C'est qu'il n'est d'être à l'image du Christ, d'être vrai, que devant Dieu seul, seul bon. Et cela suppose, tôt ou tard, l'abandon de tout ce dont notre vie serait censée dépendre, à commencer bien sûr par les parents et tous les proches — Jésus le dira à ses disciples, et jusqu'à tout ce qui peut donner un statut social, et notamment par la richesse. Et là c’est concret. Que cela paraît difficile !

Mais il n'est en dehors de cela pas de liberté possible, pas de libération évangélique, pas d'être digne du Christ.

Pas plus d'entrée dans le Royaume de Dieu qu'il n'est pour un chameau de passage à travers un trou d'aiguille. Impossible, donc, comme le remarquent les disciples. Impossible aux hommes !… mais pas à Dieu. Encore le même retour : se placer sous son regard, hors du mensonge.

Sans quoi reste la tristesse d'être toujours dépendant, toujours frustré, de passer sa vie à s'en repartir tout triste.

Il faut en fait « abandonner père, mère, ses biens, etc., pour être digne de moi », dit Jésus. Cela pour mettre fin à la frustration de n'être jamais soi-même. Et Jésus l’a dit concrètement à l’homme triste : « tes biens ! » Car ça, c’est concret, pour lui. On sait en effet très bien qu’abandonner ses proches ne veut pas dire partir au désert et les laisser se débrouiller. Ici l’abandon est en quelque sorte symbolique : par exemple se préparer à l’inéluctable. Comme pour sa propre vie : il faudra partir… Mais en son temps. Donc tout va bien pour le moment.

Mais pour notre homme, Jésus a eu l’occasion de dire ce qu’il en est concrètement : la grâce gratuite te coûtera tout, tôt ou tard. Tu devras tout laisser, et donc le savoir, l’accomplir, dès maintenant. Ce à quoi tu veux t’engager en me posant ta question, celle du salut, je te dis à présent ce qu’il en est. Tu veux connaître le salut ? Mais ça va tout te coûter. Tout. Dieu ne te laissera rien. Alors va, vends tout, distribue tout.

« Ce salut est impossible », ont dit les disciples. « C’est vrai ! » répond Jésus. Alors, « comptez sur Dieu… Suivez son appel avec confiance, jour après jours, sachant que cela vous coûtera tout. » Tout ! Et cela nous vaudra de recevoir dès cette vie, au centuple ce qu'il nous a semblé si dur de lâcher. Cela coûte tout, jusqu'à la persécution : déjà celle de subir la moquerie, pour prix de n'être pas comme un mouton.

Il n'est pas facile de se résoudre à recevoir ce qui ressemble à sa propre mort, renoncer à toute possession ; mort à soi-même indispensable pour la naissance d'en haut, la naissance à la liberté.

*

Alors seulement, un monde nouveau, prémisse des nouveaux cieux et de la nouvelle terre, peut advenir. Un monde de relations humaines basées sur la reconnaissance de l'autre pour lui-même, être créé selon l'image de Dieu manifestée en Christ. Où l’on voit que c’est bien là l’Évangile, ou sa réception concrète.

S’ouvre alors une réelle possibilité d'accueil du prochain (n’oublions pas, il est question des commandements dans ce texte) ; accueil du prochain, celui qui s’approche, tel qu'il nous est donné sous le regard de Dieu, tel qu'il est, un regard qui nous en dévoile la valeur infinie. Les proches, Jésus y revient avec ses disciples. Un prochain radicalement autre, personnellement à l'image de Dieu, c'est-à-dire irréductible à ce à quoi nous voudrions le limiter. Le fruit de ce que dit Jésus au riche : « distribuer ses biens aux pauvres ». Qu'elle est dure, la liberté !

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Voilà tout un programme, et qui n'est pas facultatif — un programme qui est le salut. Qui permet une réelle découverte de Dieu et de notre prochain ! Cette découverte de ce prochain, riche en Dieu face à nous-mêmes — à commencer par ces prochains que sont nos conjoints, nos enfants, nos parents… —, découverte de nous-mêmes finalement, ne se fera qu'à travers la rupture que le Christ opère entre nos proches et nous, entre nous et nous. À travers notre abandon à Dieu ! Et concrètement, il s’agit d’abord bel et bien, de nos biens, de tous nos biens.


R.P., Poitiers, 11.10.15


dimanche 4 octobre 2015

Alliance




Genèse 2.18-24 ; Psaume 128 ; Hébreux 2.9-11 ; Marc 10.2-16

Genèse 2, 18-24
18 Le SEIGNEUR Dieu dit : "Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Je veux lui faire un soutien qui lui soit accordé."
[…]
21 Le SEIGNEUR Dieu fit tomber dans une torpeur l’homme qui s’endormit ; il prit l’un de ses côtés et referma les chairs à sa place.
22 Le SEIGNEUR Dieu transforma le côté qu’il avait pris à l’homme en une femme qu’il lui amena.
23 L’homme s’écria : "Voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair, celle-ci, on l’appellera femme car c’est de l’homme qu’elle a été prise."
24 Aussi l’homme laisse-t-il son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et ils deviennent une seule chair.

Marc 10, 2-16
2 Des Pharisiens s’avancèrent et, pour l'éprouver, ils lui demandaient s’il est permis à un homme de répudier sa femme.
3 Il leur répondit : "Qu’est-ce que Moïse vous a prescrit ?"
4 Ils dirent : "Moïse a permis d’écrire un certificat de répudiation et de renvoyer sa femme."
5 Jésus leur dit : "C’est à cause de la dureté de votre cœur qu’il a écrit pour vous ce commandement.
6 Mais au commencement du monde, Dieu les fit mâle et femelle ;
7 c’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme,
8 et les deux ne feront qu’une seule chair. Ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair.
9 Que l’homme donc ne sépare pas ce que Dieu a uni."
10 A la maison, les disciples l’interrogeaient de nouveau sur ce sujet.
11 Il leur dit : "Si quelqu’un répudie sa femme et en épouse une autre, il est adultère à l’égard de la première ;
12 et si la femme répudie son mari et en épouse un autre, elle est adultère."
13 Des gens lui amenaient des enfants pour qu’il les touche, mais les disciples les rabrouèrent.
14 En voyant cela, Jésus s’indigna et leur dit : "Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas, car le Royaume de Dieu est à ceux qui sont comme eux.
15 En vérité, je vous le déclare, qui n’accueille pas le Royaume de Dieu comme un enfant n’y entrera pas."
16 Et il les embrassait et les bénissait en leur imposant les mains.

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Dans les années 1930 et 1940, le célèbre résistant allemand au nazisme, le pasteur Dietrich Bonhoeffer — un des deux plus célèbres témoins protestants du XXe siècle, avec le pasteur Martin Luther King vingt ans plus tard, de l’engagement concret, jusqu’à leur mort, pour la foi du Christ — Dietrich Bonhoeffer dénonçait ce qu'il appelait « la grâce à bon marché », laquelle se caractérise par ce qu'elle nous épargne les implications coûteuses de l'Évangile.

La grâce à bon marché voudrait nous épargner l'effort sérieux en vue de l’abandon de soi, voudrait nous épargner le travail réel qui est d'entrer dans la grâce du Christ, bref, l’engagement qui est de recevoir la Parole vraie de la vie éternelle, Parole vraie de ce qu'elle confronte vraiment le règne de l'illusion et du mensonge, de ce qu’elle coûte, donc.

Eh bien, c’est la réponse que Jésus donne — à côté, apparemment, de la question qui lui est posée sur la répudiation. Engagement — ici l’un envers l’autre — comme Dieu s’engage envers nous. Engagement comme signe de ce Dieu qui s’engage envers nous : c'est un engagement dont lui seul est garant — au-delà de la faiblesse des hommes, notre « dureté » (littéralement « sclérose du cœur »), qui est ce qu’elle est, et que Jésus ne nie pas. Dieu s’engageant pour nous devient en Christ une seule chair avec nous, comme homme et femme deviennent ce qu’ils sont, une seule chair.

Soulignons que la question posée à Jésus est celle de la répudiation ; pas du divorce — de la répudiation que Moïse a permis d’organiser en divorce : et c’est bien ce dont a parlé Moïse. Mais ce n’est pas ce dont parle Jésus. Un peu comme quand on vient lui soumettre une question d’héritage — Luc 12, 13-14 : « Quelqu’un dit à Jésus, du milieu de la foule : Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage. Jésus lui répondit : Ô homme, qui m’a établi pour être votre juge, ou pour faire vos partages ? » Ici de même il ne répond pas à ce qui lui est demandé. « Pour cela, voyez la Loi, qui rend les choses humaines : "Qu’est-ce que Moïse vous a prescrit ?" demande-t-il. Si Moïse vous a donné la procédure concernant ce que vous me demandez, moi je suis venu pour autre chose ».

Au-delà des questions d’organisation concrète du quotidien (non que Jésus dédaigne ces questions, mais pour cela il renvoie à Moïse — et sa réponse implique une interprétation des plus humaines de la loi de Moïse) — au-delà de ces questions, est celle de la grâce.

La grâce est grâce qui coûte — qui coûte tout mais qui est grâce, gratuité, don miraculeux de Dieu ; qui est gratuite et qui coûte cependant, qui coûte tout.

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Telle sera, à bien y regarder, la réponse de Jésus à une question apparemment d’une autre nature, sur les dispositions de la Loi de Moïse concernant la répudiation.

La controverse dans laquelle on tente de faire entrer Jésus est connue — controverse entre les disciples de Hillel et ceux de Chammaï, deux figures rabbiniques célèbres représentant deux courants d’interprétation : plus souple d’un côté, mais pouvant, à force de sembler le faciliter, aller jusqu’à rapprocher le divorce d’un renvoi pur et simple — façon de retour à la répudiation — ; interprétation plus rigoureuse de l’autre. Il est clair que pour Jésus, Moïse a visé à humaniser la répudiation, en l’organisant comme divorce, donnant des droits à la partie répudiée. « Je hais la répudiation » disait Dieu par les prophètes (Malachie 2, 16). Les dispositions juridiques envisagées par Moïse visent à mettre de l’humanité face à la dureté du cœur humain, à donner des droits dans une situation qui pourrait être catastrophique pour la répudiée, pouvant sans cela être réduite à la plus sombre misère.

Mais c’est une réponse à un tout autre plan que Jésus donne, dépassant la question humaine et concrète qu’on lui pose (retournant même, devant ses disciples, l'argument des plus rigoureux des commentateurs de Moïse qui ne toléraient de divorce qu'en cas d'adultère : celui qui prend l'initiative de la répudiation est dans la même situation !). On lui parle répudiation, il répond alliance : « que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni ». Ce qui renvoie à l’Alliance que Dieu scelle avec les êtres humains, dite à travers une alliance très concrète entre un homme et une femme.

Alliance. C’est le thème qui est au cœur de l’histoire biblique, qui nous présente l'amour de Dieu pour son peuple comme similaire à celui d'un homme et d'une femme. Du coup, un amour humain, qui fonde une Alliance — le mariage —, est appelé à dire en signe ce qu'est cette autre Alliance, l’Alliance que Dieu a scellée avec nous. Comme Dieu tout Autre. De même que rien n'est plus autre, plus étranger qu’un homme et une femme. Au point qu'homme et femme semblent n'être pas faits pour vivre ensemble — même s'ils ne peuvent se passer l'un de l'autre ! Trop différents ! Comme Dieu et homme ! Là s'origine le mariage ; scellement entre deux êtres radicalement étrangers, deux côtés, se sentant incomplets sans l'autre, vis-à-vis d’une même chair scindée, avant de devenir la seule chair dont ils sont issus.

Dans cette perspective, on ne se marie pas parce qu’on se ressemble, mais précisément parce qu’on est deux êtres scindés, et en ce sens radicalement différents avant de se retrouver comme chair unique ; sans quoi il n’y aurait même pas besoin d’un tel lien, nécessaire entre des différences insurmontables ; et ainsi, sachant cela, on mesure un peu combien l’engagement coûte.

Radicalement étrangers, venant de deux mondes radicalement étrangers, serait-on voisins de palier. D’où la rupture de chacun d’avec ce qu’il fut. Et cela, c’est difficile. Difficile comme un accouchement l’est pour une mère. Difficile, voire impossible ! Et pourtant, c’est par là que le monde se crée. Le monde n’est fécond que de ses différences.

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C’est comme l’union, l’Alliance entre Dieu et les hommes, finalement scellée en Jésus Christ Dieu et homme, fils de Dieu venu en chair. Apparemment l’alliance de la carpe et du lapin ! Impossible ! Mais ce qui est impossible à l’homme est possible à Dieu.

Ainsi, Dieu s’est uni à l’humanité, sorte de mariage — une Alliance — pour une seule chair, de sorte que désormais, l’homme ne peut pas séparer ce que Dieu a uni. On est au cœur de la parole chair donnée en Jésus. Et ça c’est le salut, pourvu que nous y entrions, car il n’est point question ici, on l’a compris, de grâce à bon marché.

Voilà une Alliance qui coûte tout aux deux parties. Un abandon. Qui a tout coûté à Dieu, en Jésus devenu vrai homme, jusqu’aux épreuves des hommes, jusqu’à une mort d’homme — Héb 2, 9, texte de l’Épître du jour : « celui qui a été abaissé quelque peu par rapport aux anges, Jésus, se trouve, à cause de la mort qu’il a soufferte, couronné de gloire et d’honneur. Ainsi, par la grâce de Dieu, c’est pour tout homme qu’il a goûté la mort. » Cela a tout coûté à Dieu… et nous coûtera tout : celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais celui qui l’abandonne la trouve pour l’éternité.

Alors perce la récolte de la fécondité du monde : « Des gens lui amenaient des enfants pour qu’il les touche, mais les disciples les rabrouèrent. En voyant cela, Jésus s’indigna et leur dit: "Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas… » (Marc 10, 13-14)

Il s’agit bien d’accueillir le Royaume, qui naît — comme l’enfant — de la fécondité de l’impossible : « le Royaume de Dieu est à ceux qui sont comme eux », nés de l’impossible qui coûte tout, qui a tout coûté à Dieu.


RP, Poitiers, 4.10.15