dimanche 22 février 2015

Signes dans le désert




Genèse 9, 8-15 ; Psaume 25 ; 1 Pierre 3, 18-22 ; Marc 1, 12-15

Genèse 9, 8-17
8 Dieu dit à Noé accompagné de ses fils:
9 "Je vais établir mon alliance avec vous, avec votre descendance après vous
10 et avec tous les êtres vivants qui sont avec vous: oiseaux, bestiaux, toutes les bêtes sauvages qui sont avec vous, bref tout ce qui est sorti de l’arche avec vous, même les bêtes sauvages.
11 J’établirai mon alliance avec vous: aucune chair ne sera plus exterminée par les eaux du Déluge, il n’y aura plus de Déluge pour ravager la terre."
12 Dieu dit: "Voici le signe de l’alliance que je mets entre moi, vous et tout être vivant avec vous, pour toutes les générations futures.
13 "J’ai mis mon arc dans la nuée pour qu’il devienne un signe d’alliance entre moi et la terre.
14 Quand je ferai apparaître des nuages sur la terre et qu’on verra l’arc dans la nuée,
15 je me souviendrai de mon alliance entre moi, vous et tout être vivant quel qu’il soit; les eaux ne deviendront plus jamais un Déluge qui détruirait toute chair.
16 L’arc sera dans la nuée et je le regarderai pour me souvenir de l’alliance perpétuelle entre Dieu et tout être vivant, toute chair qui est sur la terre."
17 Dieu dit à Noé: "C’est le signe de l’alliance que j’ai établie entre moi et toute chair qui est sur la terre."

Marc 1, 12-15
12 Aussitôt l'Esprit pousse Jésus au désert.
13 Durant quarante jours, au désert, il fut tenté par Satan. Il était avec les bêtes sauvages et les anges le servaient.
14 Après que Jean eut été livré, Jésus vint en Galilée. Il proclamait l'Évangile de Dieu et disait:
15 « Le temps est accompli, et le Règne de Dieu s'est approché: convertissez-vous et croyez à l'Évangile. »

*

« C’est le signe de l’alliance que j’ai établie entre moi et toute chair qui est sur la terre. » (Genèse 9, 17).

*

« […] Un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi.
[…]
Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas […].
[…]
Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin […], ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul.
[…]
[…] Quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des autres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »
(Proust, À la recherche du temps perdu).

Signes pour nos sens et notre souvenir : comme cette fameuse madeleine de Proust. L’arc-en-ciel au lendemain du déluge ; et au lendemain du baptême de Jésus dans la solidarité avec l'humanité, où le baptême nous est lui-même signe, au moment où Jésus va entrer au désert.

Signes qui provoquent un déplacement en nous, qui transportent, et qui disent que quelque chose demeure, sous la forme d’un souvenir demeuré vif, souvenir même d’un temps qui nous a échappé, ou qui n’a pas même été le nôtre, et qui revient là, signe pour nos sens que Dieu lui-même se souvient, Dieu se souvient pour nous, Dieu se souvient en nous — « Dieu se souvient de son Alliance », « avec tous les êtres » dit le texte de la Genèse.

« L’arc sera dans la nuée et je le regarderai pour me souvenir de l’alliance perpétuelle entre Dieu et tout être vivant, toute chair qui est sur la terre », dit Dieu !

Dieu a-t-il besoin d’un signe pour se souvenir ? Ou ce texte nous indique-t-il qu’il se souvient pour nous ? Ou même : en nous ? En nous, pour « toute chair qui est sur la terre » ?

Voilà un texte qui dit ce qu’est un signe — un sacrement ! c’est-à-dire « la forme visible d’une réalité invisible » — signe, à la manière évoquée par l’écrivain avec sa madeleine. J’aime à penser que le nom de ce petit gâteau vient du nom d’une toute autre Madeleine, celle du tombeau vide, premier témoin de la résurrection de Jésus. Celle qui pleure comme une… Madeleine, justement, la mort de son Seigneur, avant d’éclater de la joie de la résurrection, pour transmettre un témoignage, qui de témoin en témoin viendra jusqu’à nous, réactivé parce que Dieu se souvient dans les signes qu’il nous donne.

*

« Sur le point de mourir, le bien aimé Baal Shem Tov envoya chercher ses disciples. "J’ai servi pour vous d’intermédiaire, mais quand je ne serai plus là, vous allez devoir agir par vous-mêmes. Vous connaissez l’endroit de la forêt où j’invoque Dieu ? Tenez-vous en ce lieu et faites de même. Vous savez allumer le feu. Vous savez dire la prière. Faites tout cela et Dieu viendra."
Après la mort du Baal Shem Tov, la première génération suivit ses instructions à la lettre et Dieu vint à chaque fois. À la deuxième génération, toutefois, nul ne se souvenait de la manière dont le Baal Shem Tov avait appris à allumer le feu, mais les gens se tenaient à ‘endroit dit dans la forêt et récitaient la prière. Et Dieu venait.
À la troisième génération, tout le monde avait non seulement oublié la façon d’allumer le feu, mais l’endroit où prier dans la forêt. Néanmoins, ils récitaient la prière. Et Dieu continuait à venir.
À la quatrième génération, il n’y avait plus personne pour se remémorer la façon d’allumer le feu, ni le lieu où se rendre dans la forêt et l’on avait oublié jusqu’à la prière. Mais quelqu’un se souvenait de l’histoire et la racontait à voix haute. Et Dieu venait toujours. »
(Clarissa Pinkola Estés, Le don de l’histoire, Conte de sagesse à propos de ce qui est suffisant, éd. Grasset, p. 10-11)

*

Voilà un signe d’Alliance, universel, l’arc-en-ciel, pour une Alliance universelle — avec tout être vivant, y compris les animaux.

Mais si Dieu se souvient sans avoir besoin de signe pour se souvenir, les animaux, à l’opposé, sont-ils même capables de concevoir l’expérience du souvenir ? Perçoivent-ils la leçon de l’arc-en-ciel ? Une question, qui rejoint celle de l’Ecclésiaste (3, 21) : « Qui sait si le souffle des fils de l’homme monte en haut, et si le souffle de la bête descend en bas dans la terre ? » Nous sommes sans réponse… Sans réponse autre qu'un signe encore : « Jésus était avec les bêtes sauvages »…

Et là apparaît, à défaut de réponse, le rôle de ceux qui conçoivent l’Alliance et la reçoivent en signe : responsables du reste de la Création, ce à quoi même la Création invisible s'ordonne : « les anges le servaient ». C’est à cela que renvoie la question qui se pose pour les animaux et qui se pose aussi pour ceux qui n’ont pas vécu l’événement dont il s’agit de se souvenir…

*

Lorsqu’il est donné à notre foi de percevoir le signe d’Alliance, d’y percevoir que là se noue un souvenir commun, même oublié, et dont Dieu est le garant — Dieu se souvient — lorsqu’on a reçu ce don dans la foi, on l’a reçu pour toute la Création.

Comme le Christ, qui s'est solidarité avec nous au baptême, et avec notre soif au désert, comme il a foi pour nous, comme nous sommes sauvés avant tout par sa foi à lui, ou sa fidélité à lui, Dieu se souvient pour nous, en nous, de telle sorte qu’en écho, nous sommes témoins de l’Alliance et de sa validité non seulement pour ceux qui ne l’ont pas perçue, mais jusqu’à ceux qui ne peuvent pas la percevoir — jusqu’aux animaux : toute créature.

Je relèverai deux choses que cela implique : 1) ce que je reçois dans le signe de l’Alliance dont Dieu se souvient peut être vécu pour quiconque, même absent à ce moment. Paul le dira ainsi : ceux ont la foi d’Abraham sont enfants d’Abraham. Ce qui signifie que l’Alliance scellée en Abraham vaut pour /et par quiconque croira comme Abraham. Cela implique que le souvenir de Dieu, qui se souvient, qui, se souvenant, fait libérer du joug de l’Égypte le peuple de l’Alliance lors de l’Exode (même si lui a oublié) — peut valoir pour quiconque espère une libération et invoque le Dieu d’Abraham en exerçant la foi à l’image d’Abraham : Dieu se souvient.

Et : 2) Croyant au Dieu de l’Alliance, je suis ipso facto constitué intercesseur pour le reste de la Création, jusqu’à la Création animale, voire végétale. Ma foi à l’Alliance scellée un jour d’antan, vaut aujourd’hui force de salut universel parce que Dieu lui-même se souvient.

Et cette rencontre de mon humanité ; cette rencontre de mon souvenir de ce qu’Abraham a cru, puis de ce qu’un jour Dieu a rencontré la foi d’une Madeleine au tombeau vide ; cette rencontre de ce souvenir et du souvenir de Dieu — c’est cela que la venue de Jésus dans notre humanité dit en plénitude. Dieu se souvient — d’un souvenir activé pour nos sens qu’il a partagés en Jésus.

C’est le message de l’Évangile de ce 1er dimanche de Carême : en Jésus, Dieu nous rejoint jusque dans nos déserts, les déserts de nos exils. Jésus y subit nos tentations ; pour que nous revenions de nos déserts. Il en revient avec ce message : « repentez-vous — c’est-à-dire revenez — et croyez à la bonne nouvelle ».

Revenez de votre éloignement de Dieu, d’un Dieu étranger, inconnu, et croyez à la bonne nouvelle : Dieu nous a rejoint jusque dans nos sens où s’active notre mémoire ; il a scellé Alliance avec nous, et dans les signes qu’il nous donne, Dieu lui-même se souvient pour nous et en nous. Ne craignez donc pas : Dieu lui-même se souvient aujourd’hui de son Alliance.

RP, Poitiers, 22.02.15


dimanche 15 février 2015

"Si tu le veux, tu peux me purifier"




Lévitique 13, 1-2 & 40-46 ; Psaume 102 ; 1 Corinthiens 10, 31-11, 1 ; Marc 1, 40-45

Marc 1, 40-45
40 Un lépreux s'approche de lui ; il le supplie et tombe à genoux en lui disant : "Si tu le veux, tu peux me purifier."
41 Pris de pitié, Jésus étendit la main et le toucha. Il lui dit : "Je le veux, sois purifié."
42 A l'instant, la lèpre le quitta et il fut purifié.
43 S'irritant contre lui, Jésus le renvoya aussitôt.
44 Il lui dit : "Garde-toi de rien dire à personne, mais va te montrer au prêtre et offre pour ta purification ce que Moïse a prescrit: ils auront là un témoignage."
45 Mais une fois parti, il se mit à proclamer bien haut et à répandre la nouvelle, si bien que Jésus ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville, mais qu'il restait dehors en des endroits déserts. Et l'on venait à lui de toute part.

*

En arrière plan du texte de Marc est celui de la loi de la quarantaine ; du texte du jour du Lévitique : ch. 13, 1-2 : « Le SEIGNEUR adressa la parole à Moïse et à Aaron: "S'il se forme sur la peau d'un homme une boursouflure, une dartre ou une tache luisante, et que cela devienne une maladie de peau du genre lèpre, on l'amène au prêtre Aaron ou à l'un des prêtres ses fils." » Et ch. 13, 40-46 : « Le lépreux ainsi malade doit avoir ses vêtements déchirés, ses cheveux défaits, sa moustache recouverte, et il doit crier: Impur ! Impur ! il est impur aussi longtemps que le mal qui l'a frappé est impur; il habite à part et établit sa demeure hors du camp. »

Où il faut un peu poursuivre ! Après cela, si le lépreux guérit : (Lév. 14, 1-4) « Le SEIGNEUR adressa la parole à Moïse : "Voici le rituel relatif au lépreux, à observer le jour de sa purification : lorsqu'on l'amène au prêtre, le prêtre sort à l'extérieur du camp et procède à un examen. Si le lépreux est guéri de la maladie du genre lèpre, le prêtre ordonne de prendre pour celui qui se purifie : deux oiseaux vivants, purs, du bois de cèdre, du cramoisi éclatant et de l'hysope », etc. C’est ce rite post-purification que Jésus demande au lépreux d’accomplir.

Venons en au texte de Marc. Sous deux angles : la foi du lépreux d'une part, l'exclusion de Jésus d'autre part.

Mais voyons d'abord ce qu'on n'y trouve pas. Jésus aurait transgressé la Loi en touchant le lépreux. Or rien ne permet de dire que Jésus ait de la sorte transgressé quoi que ce soit dans le texte la Torah. C'est pourtant là une opinion assez répandue. Jésus aurait transgressé la Loi qui interdirait de toucher un lépreux. Alors j'ai essayé de vérifier cette assertion concernant la Torah. Je n'ai rien trouvé. Je n'ai rien vu dans la Bible qui dise qu'il ne faut pas toucher un lépreux. Sous peine d'impureté — provisoire —, il ne faut pas toucher un mort, il ne faut pas toucher quelqu'un qui a des pertes de sang ou autre, etc. Mais nulle part, on n'ai trouve qu'il ne fallait pas toucher un lépreux.

Jésus ne transgresse pas la Loi autrement qu’en semblant faire l’office du prêtre, auquel, pour cela, pour ne pas avoir l’air d’en usurper le rôle, il renvoie le lépreux.

Mais avant cela, Jésus s’irrite contre le lépreux qu’il vient de guérir. Pourquoi cette irritation ? Elle correspond sans doute d’abord au refus de la pub qui lui est faite ; semblable à celle que lui faisait l’esprit impur qu’il chassera (Mc 1, 21-28), puis la guérison de la belle-mère de Pierre qui l’oblige à fuir dans le désert (Mc 1, 29-39). Trop, c’est trop. Et voilà que ça recommence, et qu’en plus Jésus va avoir une réputation louche (mais injustifiée !) par rapport à la Loi. Or, c’est le genre des fausses accusations qui le mèneront à la mort.

Jésus n’est pas pressé. C’est pourquoi l’ordre de silence de Jésus (qui est fréquent) s’accompagne ici de l’envoi au prêtre — qui donne l’explication essentielle de cette colère : il ne veut pas que l’on pense qu’il usurpe un rôle sacerdotal qui n’est pas le sien !

Si Jésus n’a pas transgressé la loi de la quarantaine, en revanche, le lépreux, lui, devait se mettre lui-même en quarantaine jusqu'à ce que sa guérison soit vérifiée. Le lépreux devait faire constater son état par un prêtre, son état de maladie, et s'il y avait lieu, de guérison. Tout cela à travers plusieurs visites au prêtre.

Il devait donc, lui, se mettre à l'écart. Et c'est là qu'intervient sa transgression, et, de façon paradoxale, à travers cette transgression, sa foi en Jésus. Transgression minime dans un premier temps, est-on tenté de dire : il s'approche de Jésus, ce qui est sans doute déjà trop : il devrait rester à l'écart, mais ce qui reste peu : il ne se permet pas de le toucher, et il ne sait pas de quelle façon Jésus va exercer ce pouvoir, auquel il croit, de le purifier. Transgression plus importante dans un second temps : malgré la Torah que lui rappelle Jésus, il ne va pas faire constater son état, et rompt ainsi une quarantaine qui n'est pas légalement interrompue — seul le prêtre peut y mettre fin. Et là il met Jésus en mauvaise posture, et Jésus a pris ce risque en le guérissant.

D’où son irritation. Raison pour laquelle Jésus le tance vertement après l’avoir guéri : tais-toi maintenant ! Ne parle pas de moi. Non seulement Jésus veut entretenir à l’époque le secret sur sa messianité, mais, de plus, il ne goûte pas l’imbroglio dans lequel il risque de se retrouver avec cette histoire qu’il n’a pas cherchée.

Et voilà que loin de se taire, l’importun multiplie la pub. Certes, on peut le comprendre : il a trouvé son héros, il l’aime, il ne peut pas tenir sa langue. Mais voilà : c’est au point que Jésus ne peut plus mettre les pieds en ville !

Revenons à la Loi et à sa transgression par notre lépreux. Prise à la rigueur, la Loi pourrait laisser à penser que la lèpre était quasiment irrémédiable, l’impossibilité de contact dorénavant définitive. Or c’est précisément ce que la Loi ne dit pas ! Car enfin, comment être guéri sans contact ne serait-ce qu’avec le médecin ! Et la Loi envisage clairement la possibilité de la guérison de la lèpre, à faire constater.

Notre homme donc s’approche, en quelque sorte contre Dieu : il sort de la quarantaine imposée. Mais notre homme s’approche contre Dieu un peu comme Abraham s’est approché de Dieu contre Dieu pour intercéder en faveur de Sodome par exemple, ou Moïse lorsque Dieu était exténué de supporter le peuple à la sortie d’Égypte.

Mais c’est là l’essence de la foi : invoquer Dieu contre Dieu en quelque sorte, contre ce qu’on croit être son décret. Ou comme le roi Ézéchias connaissant le décret divin fixant sa propre mort et qui obtient cependant une prolongation de sa vie, etc. Prier Dieu contre la fatalité, la croirait-on décrétée par Dieu, c’est là le cœur de la foi et la force de la prière. Telle est la foi de notre lépreux, pour une prière que Jésus entend : si tu le veux, tu le peux. – Je le veux, répond Jésus.

Et c’est donc là que notre homme est sans doute plus transgresseur que prévu, d’une façon que Jésus pressent comme un risque : l’homme ne va pas chez le prêtre comme le prescrit la Loi. Plus transgresseur d’ailleurs peut-être pour des raisons que Jésus imagine n’être pas entièrement incompréhensibles. La façon dont il lui rappelle la Loi peut nous le faire soupçonner. Le lépreux guéri devait se présenter aux prêtres pour que cela leur serve de témoignage, dit-il. Témoignage aussi de ce que Jésus n’entend pas usurper leur rôle !...

Mais cela dit, on imagine, avant qu’ils ne célèbrent avec lui les sacrifices prévus et que Jésus rappelle, le flot de questions qui risquent d’accabler le pauvre homme guéri... Et notre ex-lépreux de transgresser une nouvelle fois la Loi, peut-être donc pour éviter un interrogatoire en règle. Mais alors, il est toujours officiellement en quarantaine. En effet, aucun sacrifice n’a été célébré, et aucun prêtre n’a proclamé en conséquence la fin de la quarantaine. Et du coup, c’est Jésus qui est mouillé dans cette affaire, et qui aux yeux de plusieurs, pourrait bien avoir contracté à son tour l’impureté du lépreux, qui est en principe toujours impur.

Tel est l’imbroglio dans lequel s’est mis Jésus pour avoir été compatissant à l’égard d’un homme certes sympathique, mais alors bien embarrassant.

C’est un tournant vers la croix qui se préfigure déjà. Jésus mis à l’écart à cause de sa compassion. Dont la mise à l’écart pour nous, la croix, est le cœur de sa compassion à notre égard. Là il nous dit, comme l’a pressenti le lépreux, combien il n’y a pas de fatalité, combien en lui et par lui, tout peut être renouvelé, combien l’impureté peut-être purifiée. Combien la compassion de Dieu est plus immense que sa colère.

C’est là ce qui a été dit pour nous ce jour-là : « Jésus-Christ est venu dans le monde pour sauver les pécheurs » (1 Tm 1, 15), écho à la promesse : « Le Seigneur Dieu est patient et d’une immense bonté. Il ne fait pas constamment de reproches, Il ne garde pas éternellement rancune. Sa bonté pour nous monte aussi haut que le ciel au-dessus de la terre. » (Ps 103)


R.P., Poitiers, 15.02.15


dimanche 8 février 2015

"C’est pour cela que je suis sorti"




Job 7, 1-7 ; Psaume 147 ; 1 Corinthiens 9, 16-23 ; Marc 1, 29-39

Job 7, 1-7
1 N’est-ce pas un temps de corvée que le mortel vit sur terre,
et comme jours de saisonnier que passent ses jours ?
2 Comme un esclave soupire après l’ombre,
et comme un saisonnier attend sa paye,
3 ainsi des mois de néant sont mon partage
et l’on m’a assigné des nuits harassantes :
4 A peine couché, je me dis : « Quand me lèverai-je ? »
Le soir n’en finit pas,
et je me saoule d'agitation jusqu’à l’aube.
5 Ma chair s’est revêtue de vers et de croûtes terreuses,
ma peau se crevasse et suppure.
6 Mes jours ont couru, plus vite que la navette,
ils ont cessé, à bout de fil.
7 Rappelle-toi que ma vie n’est qu’un souffle,
et que mon œil ne reverra plus le bonheur.

Marc 1, 29-39
29 Juste en sortant de la synagogue, ils allèrent, avec Jacques et Jean, dans la maison de Simon et d’André.
30 Or la belle-mère de Simon était couchée, elle avait de la fièvre ; aussitôt on parle d’elle à Jésus.
31 Il s’approcha et la fit lever en lui prenant la main : la fièvre la quitta et elle se mit à les servir.
32 Le soir venu, après le coucher du soleil, on se mit à lui amener tous les malades et les démoniaques.
33 La ville entière était rassemblée à la porte.
34 Il guérit de nombreux malades souffrant de maux de toutes sortes et il chassa de nombreux démons; et il ne laissait pas parler les démons, parce que ceux-ci le connaissaient.
35 Au matin, à la nuit noire, Jésus se leva, sortit et s’en alla dans un lieu désert ; là, il priait.
36 Simon se mit à sa recherche, ainsi que ses compagnons,
37 et ils le trouvèrent. Ils lui disent : "Tout le monde te cherche."
38 Et il leur dit : "Allons ailleurs, dans les bourgs voisins, pour que j’y proclame aussi l’Évangile : car c’est pour cela que je suis sorti."
39 Et il alla par toute la Galilée; il y prêchait dans les synagogues et chassait les démons.

*

Que découvrons-nous en Job, que découvre-t-il au travers de sa terrible épreuve ? Que notre temps, ce temps bref de notre passage sur terre est largement tissé de douleurs ! Où l'Ecclésiaste va jusqu'à dire : « J’ai trouvé les morts qui sont déjà morts plus heureux que les vivants qui sont encore vivants, et plus heureux que les uns et les autres celui qui n’a point encore existé et qui n’a pas vu l’œuvre mauvaise qui se fait sous le soleil. » (Ecc 4, 2-3).

Eh bien c'est pour cela, face à cela, que Jésus est sorti, comme en réponse à l'appel de Job invectivant Dieu : « Rappelle-toi que ma vie n’est qu’un souffle, et que mon œil ne reverra plus le bonheur. » Une invective, qui comme beaucoup de prières, porte en elle son exaucement, à première vue décevant, de l'ordre de l’exaucement de Paul malade et souffrant : « ma grâce de suffit », lui est-t-il répondu. Cela pour la découverte de ce pourquoi Jésus est sorti vers nous : notre exil dans la douleur en compagnie de ceux qui ont compris cela avec Job, et que Jésus est venu rejoindre, est appelé à être transformé en mission, à l'image de sa sortie vers le monde…

*

Jésus guérit la belle-mère de Simon. Suite à cela, sa réputation se répand, et il est amené à guérir beaucoup de monde, dans la localité où demeure Simon, Caper-Nahum ; puis dans les autres bourgades alentour. Il y proclame la bonne nouvelle : il faut, dit-il, « que j'y proclame aussi l’Évangile », et pas seulement chez vous, « car c'est pour cela que je suis sorti » (v. 38).

Les guérisons et divers miracles de Jésus présentent la fonction de signes : il prêchait et chassait les démons. Ministère de proclamation qui purifie et guérit ipso facto le monde de l’idolâtrie et de ses effets, selon ce que signifie d’abord le mot grec — daïmonia, référant aux idoles, désignant les divinités genre esprits tutélaires ou autres génies.

Avec, au milieu de tout cela, un petit verset important (v. 35) : il se retirait dans un lieu désert pour prier, au point qu’il fallait le chercher : « tout le monde te cherche » (v. 37).

On retrouve cela très souvent dans le ministère de Jésus. Au long de séries de guérisons qui commencent par celle de la belle-mère de Simon, ou Pierre — puisque Pierre avait une belle-mère… Ou qui commence plutôt un peu avant, dans la synagogue de Caper-Nahum où il délivre un démoniaque. C’est ainsi que l’on voit dès le début du ministère de Jésus que c’est de cela qu’il s’agit : une délivrance par rapport à tout ce qui rend captif, et qui empêche la diffusion de la parole de Dieu et la libération qu’elle porte. La simple présence de Jésus en délivre.

*

La nouvelle de la guérison de la belle-mère de Simon-Pierre se répand de sorte que chacun se presse autour de Jésus pour en être guéri, et, nous dit à plusieurs reprises l'Évangile, Jésus les guérit tous — parce qu'il a compassion d'eux, comme il a eu compassion de la belle-mère de Simon. Et comme pour celle-ci, il les élève en dignité : il la fit « lever en lui prenant la main » — il la « relève », mot qui est employé pour la résurrection.

Les gens perçoivent qu’ici, on a de la compassion, de l’attention, de l’affection, on relève chacun, et cela fait envie.

À travers cela, c’est l’Évangile proclamé qui attire, l’Évangile plutôt que les miracles, alors que les démons ont été chassés, et se sont tus — « parce qu’ils le connaissaient », littéralement : parce qu’ils le « voyaient » (v. 34).

Au-delà de l’homme Jésus, qui ne paie pas forcément de mine, les daïmonia — contrairement aux hommes aux yeux de chair —, le « voient » tel qu’il est au-delà de l’homme sans gloire visible, ils « voient » le Fils éternel de Dieu, ce qui les cantonne ipso facto dans leur silence de choses vaines.

Ce simple mot « voient », dit beaucoup de choses sur la façon dont l’Évangile de Marc, « Évangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu », selon son tout premier verset, dévoile sobrement le mystère caché en Jésus du Fils de Dieu, présent dans l’éternité… Réalité que le monde spirituel « voit », au point qu’il en est cantonné au mutisme — ce qu'est Jésus reste caché jusqu'à son triomphe au dimanche de Pâques.

*

Nous sommes aussi appelés à voir, par la foi, pour la même délivrance octroyée par Jésus quant à tout ce qui nous lie à ce qui est vain, et à nous attacher à la compassion qu’a montrée Jésus, à l’égard de tous.

Cela par et en vue de la proclamation de l’Évangile : « c’est pour proclamer l’Évangile que je suis sorti », dit Jésus. Et c’est cette parole qui fonde sa concrétisation en compassion, qui en donne autant de signes, et pas l’inverse.

« C’est pour cela que je suis sorti » (v. 38) — pas seulement sorti de la maison de Simon ! Sorti vers ce monde, sorti de l’éternité qui est celle du Fils de Dieu, et où les daïmonia ont connu leur défaite, l’ont « vue », et ont « vu » leur vainqueur.

Lorsque la parole de la liberté se répand, le monde de la vanité est toujours à même de se déchaîner : on ne reçoit aucune opposition si on ne dit rien qu’un ronron lénifiant. Quand la parole commence à porter son fruit de vérité et de liberté, la contestation se dresse. Face à cela, à cet obstacle, c’est une parole décisive qui nous dit la façon dont Jésus impose silence.

À ce moment — alors que, vient de dire le texte, les démons « étaient empêchés de parler parce qu’ils le voyaient », Jésus se retire secrètement, au cœur de la nuit, pour aller au désert (v. 35).

Jésus a commencé par faire taire les puissances de vanité. C’est une chose fatigante que cela, un combat, qui vide. Et cela, il faut le savoir. Et Jésus le sait. C’est aussi pour cela qu’il se retire souvent et longuement, seul, pour prier. Se ressourcer en Dieu, via une lutte intérieure, dans le silence, au désert, aussi longtemps qu’il le faut : la tâche qui lui est confiée, qui nous est confiée, trouve sa source, et ses ressources, en Dieu seul.

Et il nous faut apprendre aussi que comme Jésus, ses envoyés aussi, comme tout un chacun, ont besoin de se retirer — que nous ne pouvons pas, ne devons pas être toujours présents, pour pouvoir être réellement aimants à la mesure que Dieu octroie, et donc pour le bénéfice de l’Évangile.

Martin Luther prononçait, rapporte-t-on, cette parole très vraie : « j'ai aujourd'hui tellement de travail qu’il faut que je me retire d'abord deux heures pour prier avant de commencer ».

Ancrés en Dieu par son Esprit…

« Car la chair a des désirs contraires à ceux de l’Esprit, et l’Esprit en a de contraires à ceux de la chair — écrit Paul aux Galates — ; ils sont opposés entre eux, afin que vous ne fassiez point ce que vous voudriez. » (Galates 5, 17 sq.)

Pour libérer ce fruit de l’Esprit, Jésus « chassait les démons et ne les laissait pas parler » — et se retirait au désert pour prier. L’Épître de Jacques ne dit pas autre chose que Marc ou Paul aux Galates concernant le frein posé à la liberté de l’Esprit par la vanité démoniaque et ce qu'est la chair opposée à l'Esprit :

« Si vous avez dans votre cœur une fougue amère et un esprit de dispute, ne vous glorifiez pas et ne mentez pas contre la vérité. Cette sagesse n’est point celle qui vient d’en haut ; mais elle est terrestre, charnelle, démoniaque. Car là où il y a une fougue amère et un esprit de dispute, il y a du désordre et toutes sortes de mauvaises actions. La sagesse d’en haut est premièrement pure, ensuite pacifique, modérée, conciliante, pleine de miséricorde et de bons fruits, exempte de duplicité, d’hypocrisie. Le fruit de la justice est semé dans la paix par ceux qui recherchent la paix. D’où viennent les luttes, et d’où viennent les querelles parmi vous ? N’est-ce pas de vos passions qui combattent dans vos membres ? » (Jacques 3, 14 – 4, 1)

Jésus chassant ce type d’esprits en les faisant taire, apparaît la réalité du fruit l’Esprit de Dieu : « le fruit de l’Esprit, c’est l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la bienveillance, la fidélité, la douceur, la pondération »… « La sagesse d’en haut est premièrement pure, ensuite pacifique, modérée, conciliante, pleine de miséricorde et de bons fruits, exempte de duplicité, d’hypocrisie. Le fruit de la justice est semé dans la paix par ceux qui recherchent la paix. » C’est cela qui saisit ceux qui approchent alors l’Église, ce qui fait accourir les foules à Caper-Nahum.

Mais cela naît d’une seule chose. « C’est pour cela que je suis sorti » dit Jésus. C’est pour cela qu’il est venu d’auprès du père : « il faut que je proclame l’Évangile », et pas seulement chez vous, mais « aussi dans les bourgs voisins », plus loin — « c’est pour cela que je suis sorti »…

Les réformateurs ont retenu la leçon : « Là où nous voyons que la Parole de Dieu est purement prêchée et écoutée et les sacrements administrés selon l'institution du Christ — sacrements qui soulignent et concrétisent la parole proclamée — là est l’Église. » (Calvin, IC)

De cela uniquement, de la parole proclamée, naît l’Église, ainsi ancrée dans la vérité par l’Esprit quand cette parole est écoutée, pour que rayonne le fruit de l’Esprit saint qui fait taire tout autre esprit. Le souci de ce fruit de l’Esprit né de la parole proclamée et écoutée est ce que continueront de demander les disciples aux Églises quelques décennies après le moment de Caper-Nahum…

Première Épître de Jean : « L’amour de Dieu a été manifesté envers nous en ce que Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde, afin que nous vivions par lui. Et cet amour consiste, non point en ce que nous avons aimé Dieu, mais en ce qu’il nous a aimés et a envoyé son Fils, offert en sacrifice pour le pardon de nos péchés. Bien-aimés, si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons aussi nous aimer les uns les autres. Personne n’a jamais vu Dieu ; si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son amour est parfait en nous. Nous connaissons que nous demeurons en lui, et qu’il demeure en nous, en ce qu’il nous a donné de son Esprit. Et nous, nous avons vu et nous attestons que le Père a envoyé le Fils comme Sauveur du monde. » (1 Jn 4, 9-14)


R.P. Poitiers, 08/02/15