dimanche 28 juin 2015

“Jeune fille, lève-toi”



(image ici)

Ézéchiel 18, 21-32 ; Psaume 30 ; 2 Corinthiens 8, 7-15 ; Marc 5, 21-43

Marc 5, 21-43
21  Quand Jésus eut regagné en barque l'autre rive, une grande foule s'assembla près de lui. Il était au bord de la mer.
22  Arrive l'un des chefs de la synagogue, nommé Jaïros : voyant Jésus, il tombe à ses pieds
23  et le supplie avec insistance en disant : "Ma petite fille est près de mourir ; viens lui imposer les mains pour qu'elle soit sauvée et qu'elle vive."
24  Jésus s'en alla avec lui ; une foule nombreuse le suivait et l'écrasait.

25  Une femme, qui souffrait d'hémorragies depuis douze ans
26  - elle avait beaucoup souffert du fait de nombreux médecins et avait dépensé tout ce qu'elle possédait sans aucune amélioration ; au contraire, son état avait plutôt empiré,
27  cette femme, donc, avait appris ce qu'on disait de Jésus. Elle vint par-derrière dans la foule et toucha son vêtement.
28  Elle se disait : "Si j'arrive à toucher au moins ses vêtements, je serai sauvée."
29  À l'instant, sa perte de sang s'arrêta et elle ressentit en son corps qu'elle était guérie de son mal.
30  Aussitôt Jésus s'aperçut qu'une force était sortie de lui. Il se retourna au milieu de la foule et il disait : "Qui a touché mes vêtements ?"
31  Ses disciples lui disaient : "Tu vois la foule qui te presse et tu demandes : Qui m'a touché ?
32  Mais il regardait autour de lui pour voir celle qui avait fait cela.
33  Alors la femme, craintive et tremblante, sachant ce qui lui était arrivé, vint se jeter à ses pieds et lui dit toute la vérité.
34  Mais il lui dit : "Ma fille, ta foi t'a sauvée ; va en paix et sois guérie de ton mal."

35  Il parlait encore quand arrivent, de chez le chef de la synagogue, des gens qui disent : "Ta fille est morte ; pourquoi ennuyer encore le Maître ?"
36  Mais, sans tenir compte de ces paroles, Jésus dit au chef de la synagogue : "Sois sans crainte, crois seulement."
37  Et il ne laissa personne l'accompagner, sauf Pierre, Jacques et Jean, le frère de Jacques.
38  Ils arrivent à la maison du chef de la synagogue. Jésus voit de l'agitation, des gens qui pleurent et poussent de grands cris.
39  Il entre et leur dit : "Pourquoi cette agitation et ces pleurs ? L'enfant n'est pas morte, elle dort."
40  Et ils se moquaient de lui. Mais il met tout le monde dehors et prend avec lui le père et la mère de l'enfant et ceux qui l'avaient accompagné. Il entre là où se trouvait l'enfant,
41  il prend la main de l'enfant et lui dit : "Talitha qoum", ce qui veut dire : "Fillette, je te le dis, réveille-toi !"
42  Aussitôt la fillette se leva et se mit à marcher, — car elle avait douze ans. Sur le coup, ils furent tout bouleversés.
43  Et Jésus leur fit de vives recommandations pour que personne ne le sache, et il leur dit de donner à manger à la fillette.

*

Ce texte intercale un récit à un autre pour une raison bien précise. La clé de cela est dans la précision "douze ans" : la femme est atteinte d'une perte de sang depuis douze ans. La jeune fille a atteint ses douze ans. C'est l'âge où dans la tradition biblique un enfant atteint la maturité, la responsabilité, par la bar-mitsva, pour un garçon comme Jésus revendiquant à douze ans son autonomie devant Dieu face à ses parents ; l'équivalent pour une fille comme dans notre récit. Or cela est une véritable mort pour les parents, ici pour le père Jaïros, appelé à être une sorte de Jephté laissant sa fille à Dieu seul — la perdant en la consacrant, mais pour qu’elle vive ; équivalent d'Abraham élevant Isaac au mont Moriya.

Le fait que Jésus croise cette femme qui perd son sang depuis douze ans, l'âge de la jeune fille, n'est pas dû au hasard. C'est pour Jésus, en chemin vers la fillette, un signe de ce qui va se passer. Cela dans le cadre de la solidarité des êtres humains. La femme devient comme la mère, au sens large, de la fillette — à savoir pour un enfantement à la vie de résurrection. Car il s’agit de rien moins que d’une résurrection !

L'accession de la fillette de sa vie d’enfant devant Jaïros à sa vie de femme devant Dieu suppose ce signe : la guérison de la femme ; le double miracle sera pour une guérison des deux femmes de la servitude de la biologie pour accéder à la vie de l’Esprit ; et pour la fillette, libération de sa dépendance de son père, Jaïros, chef de communauté religieuse, de plus. La jeune fille revit, droite devant Dieu, exorcisée de toute peur.

Connaissez-vous le conte La belle au bois dormant ?

Il était une fois un roi et une reine qui étaient si fâchés de n'avoir point d'enfants, si fâchés qu'on ne saurait dire. Enfin pourtant la reine devint enceinte, et accoucha d'une fille : on donna pour marraines à la petite princesse toutes les fées qu'on pût trouver dans le pays (il s'en trouva sept), afin que chacune d'elles lui faisant un don, comme c'était la coutume des fées en ce temps-là, la princesse eût par ce moyen toutes les perfections imaginables.

La fée, les fées, comme un monde spirituel et mystérieux ; un monde ambigu que ce monde où la fillette n'est pas entrée, monde dangereux, qui attend le déploiement de la vie de l’Esprit dans la proclamation de la résurrection du Christ.

Après les cérémonies du baptême, la compagnie revint au palais du roi, où il y avait un grand festin pour les fées. On mit devant chacune d'elles un couvert magnifique, avec un étui d'or massif, où il y avait une cuiller, une fourchette, et un couteau de fin or, garni de diamants et de rubis. Mais comme chacun prenait sa place à table, on vit entrer une vieille fée qu'on n'avait point priée parce qu'il y avait plus de cinquante ans qu'elle n'était sortie d'une tour et qu'on la croyait morte, ou enchantée. Le roi lui fit donner un couvert, mais il n'y eut pas moyen de lui donner un étui d'or massif, comme aux autres, parce que l'on n'en avait fait faire que sept pour les sept fées. La vieille crut qu'on la méprisait, et grommela quelques menaces entre ses dents.

Voilà une fée blessée, qui ne se remet pas d'un cycle de la vie qui va bientôt l'en exclure. Elle vieillit. La naissance de la fillette en est le signe. Sa féminité est blessée. Sa féminité en saigne continuellement : on ne se guérit pas de l'irrémédiable, le temps qui blesse, se ruinerait-on auprès des médecins et souffrirait-on beaucoup de leur fait, comme le dit le texte l’évangile quant à la femme. — Exclue, impure, comme une mauvaise fée, une sorcière, son contact souille ce qu’elle touche. Mais, chose miraculeuse, le contact de Jésus, plus fort, purifie ce qu’il touche ! Jésus la guérira au prix de sa renonciation à sa blessure anonyme, renonciation qui renverse sa transgression, quant à l’impureté, en acte de foi. Elle l'a touché, il l'a su, sa guérison publiée la sort de l'anonymat de sa blessure. Mais on n'en est pas encore là.

Une des jeunes fées qui se trouva auprès d'elle l'entendit grommeler, et jugeant qu'elle pourrait donner quelque fâcheux don à la petite princesse, alla, dès qu'on fut sorti de table, se cacher derrière la tapisserie, afin de parler la dernière, et de pouvoir réparer autant qu'il lui serait possible le mal que la vieille aurait fait.
Cependant les fées commencèrent à faire leurs dons à la princesse. La plus jeune lui donna pour don qu'elle serait la plus belle du monde, celle d'après qu'elle aurait de l'esprit comme un ange, la troisième qu'elle aurait une grâce admirable à tout ce qu'elle ferait, la quatrième qu'elle danserait parfaitement bien, la cinquième qu'elle chanterait comme un rossignol, et la sixième qu'elle jouerait de toutes sortes d'instruments à la perfection. Le rang de la vieille fée étant venu, elle dit en branlant la tête, encore plus de dépit que de vieillesse, que la princesse se percerait la main d'un fuseau, et qu'elle en mourrait.


Préfiguration de la croix — au temps de la venue du sang, ici sang comme celui de la femme qui perd son sang — ou de la blessure d'un fuseau —, l'enfant meurt, ou plutôt, dit Jésus, elle dort.

Ce terrible don fit frémir toute la compagnie, et il n'y eut personne qui ne pleurât. Dans ce moment la jeune fée sortit de derrière la tapisserie, et dit tout haut ces paroles : "Rassurez-vous, roi et reine, votre fille n'en mourra pas : il est vrai que je n'ai pas assez de puissance pour défaire entièrement ce que mon ancienne a fait. La princesse se percera la main d'un fuseau ; mais au lieu d'en mourir, elle tombera seulement dans un profond sommeil qui durera cent ans, au bout desquels le fils d'un roi viendra la réveiller."

"Pourquoi cette agitation et ces pleurs ? — dit Jésus. L'enfant n'est pas morte, elle dort." L’enfant de la chair s’en va, l’enfant de Dieu qu'elle est va s'éveiller.
"Je dormais mais je m'éveille : j'entends mon bien-aimé qui frappe", dit le Cantique des Cantiques (ch.5, v.2) — "Ouvre-moi, ma sœur, ma compagne, ma colombe, ma parfaite ; car ma tête est pleine de rosée ; mes boucles, des gouttes de la nuit."

Le roi — disons Jaïros —, pour tâcher d'éviter le malheur annoncé par la vieille, fit publier aussitôt un édit, par lequel il défendait à tous de filer au fuseau, ni d'avoir des fuseaux chez soi sous peine de mort.

Que ne ferait pas un père, ou une mère, pour conserver enfant son enfant.

Mais il arriva que la jeune princesse courant un jour dans le château, et montant de chambre en chambre, alla jusqu'au haut d'un donjon, où une bonne vieille était seule à filer sa quenouille. Cette bonne femme n'avait point entendu parler des défenses que le roi avait faites de filer au fuseau.
— "Que faites-vous là, ma bonne femme ?" dit la princesse.
— "Je file, ma belle enfant" lui répondit la vieille qui ne la connaissait pas.
— "Ha ! que cela est joli" reprit la princesse, "comment faites-vous ? Donnez-moi que je voie si j'en ferais bien autant."
Elle n'eut pas plus tôt pris le fuseau, que comme elle était fort vive, un peu étourdie, et que d'ailleurs l'arrêt des fées l'ordonnait ainsi, elle s'en perça la main, et tomba évanouie.
Alors le roi se souvint de la prédiction des fées, et jugeant bien qu'il fallait que cela arrivât, puisque les fées l'avaient dit, fit mettre la princesse dans le plus bel appartement du palais, sur un lit en broderie d'or et d'argent.
La bonne fée qui lui avait sauvé la vie en fut avertie. La fée partit aussitôt, et on la vit au bout d'une heure arriver dans un chariot tout de feu, traîné par des dragons. Le roi lui alla présenter la main à la descente du chariot. Elle approuva tout ce qu'il avait fait; mais comme elle était grandement prévoyante, elle pensa que quand la princesse viendrait à se réveiller, elle serait bien embarrassée toute seule dans ce vieux château.
Voici ce qu'elle fit : elle toucha de sa baguette tout ce qui était dans ce château (hors le roi et la reine), gouvernantes, filles d'honneur, femmes de chambre, gentilshommes, officiers. Il crût dans un quart d'heure tout autour du parc une si grande quantité de grands arbres et de petits, de ronces et d'épines entrelacées les unes dans les autres, que bête ni homme n'y aurait pu passer : en sorte qu'on ne voyait plus que le haut des tours du château, encore n'était-ce que de bien loin. On ne douta point que la fée n'eût encore fait là un tour de son métier, afin que la princesse, pendant qu'elle dormirait, n'eût rien à craindre des curieux.
Au bout de cent ans, le fils du roi qui régnait alors, et qui était d'une autre famille que la princesse endormie, étant allé à la chasse de ce côté-là, demanda ce que c'était que ces tours qu'il voyait au-dessus d'un grand bois fort épais. Un vieux paysan prit la parole, et lui dit :
— "Mon prince, il y a plus de cinquante ans que j'ai entendu dire de mon père qu'il y avait dans ce château une princesse, la plus belle du monde ; qu'elle devait y dormir cent ans, et qu'elle serait réveillée par le fils d'un roi, à qui elle était réservée."
Le jeune prince résolut de voir sur-le-champ ce qu'il en était. A peine s'avança-t-il vers le bois, que tous ces grands arbres, ces ronces et ces épines s'écartèrent d'eux-mêmes pour le laisser passer :


Jésus s'en alla avec lui ; une foule nombreuse le suivait et l'écrasait. Ses disciples lui disaient : "Tu vois la foule qui te presse et tu demandes : Qui m'a touché ?

Il marche vers le château qu'il voyait au bout d'une grande avenue où il entra, et ce qui le surprit un peu, il vit que personne de ses gens ne l'avait pu suivre, parce que les arbres s'étaient rapprochés dès qu'il avait été passé. Il continua donc son chemin.
Il entra dans une grande avant-cour où tout ce qu'il vit d'abord était capable de le glacer de crainte : c'était un silence affreux, l'image de la mort s'y présentait partout, et ce n'était que des corps étendus d'hommes et d'animaux, qui paraissaient morts. Il traverse plusieurs chambres pleines de gentilshommes et de dames, dormant tous, les uns debout, les autres assis ; il entre dans une chambre toute dorée, et il vit sur un lit, dont les rideaux étaient ouverts de tous côtés, le plus beau spectacle qu'il eût jamais vu : une princesse qui paraissait avoir quinze ou seize ans — douze ans, en fait, on le sait.
Alors comme la fin de l'enchantement était venue, la princesse s'éveilla ; et le regardant avec des yeux plus tendres qu'une première vue ne semblait le permettre : "Est-ce vous, mon prince ? lui dit-elle, vous vous êtes bien fait attendre."


Ici, on quitte le conte où le prince épouse la princesse. On le quitte de la façon suivante : c’est dans un tout autre monde que celui qui était prévu par les fées que Jésus fait entrer la fillette. Jésus lui disant "Talitha qoum, jeune fille lève-toi", la fait se lever du sommeil de son enfance, de l’enfance spirituelle, à sa réalité d’enfant de Dieu, passant de la mort à l'ouverture vers la vie. Ce qu’on appelle un saut qualitatif, que même Jaïros n’avait pas prévu !

C'est à la liberté de l'Évangile à laquelle d'autres femmes ont accédé à Pâques, que Jésus nous donne, à nous tous, par ces femmes, d'accéder aujourd'hui. Il nous dépouille tous du sommeil de nos dépendances, comme la jeune fille ; de nos fausses espérances, comme celles, peut-être, de Jaïros avant ; de l'amertume de ce que nous aurions perdu, comme la femme qu'il guérit ; et nous dit à tous, dit à nos âmes ensommeillées dans l'oubli de leur Dieu, "jeune fille, lève-toi" : "Je dormais mais je m'éveille : j'entends mon bien-aimé qui frappe !" — "Ouvre-moi, ma sœur, ma compagne, ma colombe, ma parfaite; car ma tête est pleine de rosée ; mes boucles, des gouttes de la nuit."

RP, Châtellerault / Exoudun, 28.06.15


dimanche 21 juin 2015

La tempête apaisée




Job 38, 1 & 8-11 ; Psaume 107 ; 2 Corinthiens 5, 14-17 ; Marc 4, 35-41

Marc 4, 35-41
35  Ce jour-là, le soir venu, Jésus leur dit : « Passons sur l'autre rive. »
36  Quittant la foule, ils emmènent Jésus dans la barque où il se trouvait, et il y avait d'autres barques avec lui.
37  Survient un grand tourbillon de vent. Les vagues se jetaient sur la barque, au point que déjà la barque se remplissait.
38  Et lui, à l'arrière, sur le coussin, dormait. Ils le réveillent et lui disent : « Maître, cela ne te fait rien que nous périssions ? »
39  Réveillé, il menaça le vent et dit à la mer : « Silence ! Tais-toi ! » Le vent tomba, et il se fit un grand calme.
40  Jésus leur dit : « Pourquoi avez-vous si peur ? Vous n'avez pas encore de foi. »
41  Ils furent saisis d'une grande crainte, et ils se disaient entre eux : « Qui donc est-il, pour que même le vent et la mer lui obéissent ? »

*

Jésus et les disciples sont en train de traverser pour aller du côté est de la mer de Galilée, vers un territoire païen. C'est un départ en mission, en quelque sorte.

*

On sait que l'Église a souvent perçu l'épisode de la tempête apaisée comme signifiant sa propre situation : l’Église, barque du Christ sur les flots agités de ce monde.

On peut noter qu'il y a plusieurs barques. Chaque Église se perçoit volontiers elle-même comme étant la barque sur laquelle est Jésus... L'Église primitive, en ses diverses barques, prenait le large, s'embarquant, fragile, face à un Empire romain qui ne lui épargnait aucune violence, aucune persécution. Elle était évidemment fondée à trouver une consolation dans ce texte, dans le récit de ce miracle de Jésus.

Les choses étant ce qu'elles sont, l'Église a continué, en d'autres périodes, à faire sienne cette lecture du miracle. L'Église s'est rarement avouée en situation tempérée. Il est vrai que l'inconfort, la menace, la douleur, ne connaissent pas de baromètre objectif. Telle personne subira comme une véritable catastrophe un revers que telle autre jugera insignifiant. Cette subjectivité à l'épreuve est fonction de l'éducation, des influences diverses, de la culture, etc. Cela doit nous conduire à l'humilité. Nos peurs nous sont propres.

Mes peurs sont les miennes, nos peurs à chacun sont les nôtres. Ne sachant pas ce qu'endure autrui, nous sommes naturellement tentés de penser que nos épreuves à nous, quand nous en subissons, nos tempêtes, sont les plus menaçantes, assez pour nous laisser au port...

Notre Église traverse pour sa part régulièrement des périodes, peut-être pas toujours de tempête, mais de difficultés. Avec parfois une certaine propension à s'imaginer être la seule dans cette situation. Cela peut aller jusqu'à s'accompagner d'une baisse des effectifs, qui correspond à une tendance générale, face aux tempêtes ou aux épreuves, au repli cellulaire et individuel, affectif et financier. Épreuve donc, un jour, — tempête peut-être, demain. Malgré cela, il faut aussi le remarquer, aux yeux du reste du monde, l'Église en Occident et en Europe, et l'Europe en général, apparaissent comme étant dans une situation de confort extraordinaire. Combien de pays où l’on est persécuté — avec des bourreaux à l'abri du regard des médias ?

*

Jésus vient de multiplier les pains. Autre exemple d'inconfort plus significatif que le nôtre — c’est désormais connu —, la faim, avec la misère de nombreux pays du Sud, ou la persécution et la guerre. Tout cela conduit aux grands exodes qui se dessinent, et parlant de barque, on ne peut pas ne pas penser à celles, surchargées, qui s’échouent en Méditerranée.

On peut aussi penser à la crise écologique — sans doute primordiale, avec les exils écologiques en marche, outre ceux dus aux persécutions ou à la faim. Si la destruction de la planète et de ses ressources continue à ce rythme, certains avertissent que dans quelques années le basculement pourrait être irréparable.

Voilà que nous avons largement dépassé les difficultés propres de notre Église. Avec pourtant un constat : nous sommes décidément tous dans la même mer... Où Dieu semble dormir, à l'image de Jésus, ce qui nous dit ce silence de Dieu, mais aussi la confiance qui est celle de Jésus.

*

On ne sait jamais quelle sera la tempête que l’on devra affronter, comme les tempêtes sont toujours des surprises dans la mer de Galilée. Cela ramène à notre texte, pour y constater que c'est la mer, précisément, que Jésus apaise, la mer qui est la même pour tous ; il ne propose pas de ramener la barque au bord. Il apaise la tempête en lui donnant un ordre.

La mer, dans l'Antiquité, et donc à l'époque de notre récit, a toute une signification, une signification ambiguë. La mer a certes une dimension positive : par exemple les pêcheurs que sont les Apôtres en tirent leur nourriture. Mais la mer a alors surtout une signification négative, qui s'exprime dans cette tempête. Toujours menaçante, la mer signifie tout ce qui brave la Création. Seul Dieu peut la dompter et en fixer les limites. La mer a même une dimension de symbolique diabolique. C'est ainsi que, toujours symboliquement, l'Apocalypse annonce le jour où la mer ne sera plus.

La mer ramène alors symboliquement à la menace qui pèse aujourd’hui sur la survie de la planète. Menaçante, la mer n'échappe cependant pas au pouvoir de Dieu, au point-même que son Esprit n'est pas étranger à ses agitations. Rappelez-vous la Genèse, le récit de la Création : l'Esprit de Dieu planait à la surface des eaux. Notre texte, lui, parle du vent que Jésus apaise. Souffle de Dieu ou vent créé, esprit angélique ou démoniaque, esprit bon ou mauvais, souffle et vent. L'Esprit de Dieu souffle où il veut, dit Jésus, montrant aux disciples l’action de Dieu, celui qui fixe ses limites à la mer, celui qui donne l'esprit ou le retient, celui qui donne ses ordres à la mer et aux anges, esprits, souffles et vents.

*

Jésus apaise la mer, en se faisant obéir du vent et de la mer qui sont les mêmes pour tous. En montrant la puissance divine à ses disciples, Jésus leur montre aussi que si lui a pouvoir sur la tempête, pour tous, il leur serait mal venu, à eux, de limiter leur foi en son pouvoir aux frontières de l'Église, ou de leur terre d’origine. Comme Église, c'est jusqu'aux fin-fonds de l'Empire romain, mer hostile, qu'il envoie leur barque.

Voilà qui nous ramène à une tempête qui traverse le temps, jusqu’à nous à l’autre bout de vingt siècles, notre tempête elle aussi plus vaste que notre seule barque. La tempête, qui agite les flots pour tous, s'apaise aussi pour tous, montre Jésus en réduisant à l'obéissance la mer et le vent. Jésus, lui, est dans la barque, au milieu des flots agités, agités pour tout le monde. Et il calme la tempête, pour tous. Pour nous comme pour les Apôtres envoyés dans la vaste Cité humaine, la Cité romaine en leur temps, vers les païens dans cette traversée de la mer. Nous y sommes envoyés aussi. Je vous envoie dans le monde, dit Jésus.

*

Dans la situation qui est la nôtre, le miracle de Jésus est un appel :
- à lui faire confiance : il a pouvoir sur toutes les tempêtes ;
- et, sachant qu'il n'apaise la tempête que pour tout le monde et que notre barque ne peut connaître de paix que quand la tempête est apaisée pour tous, à aller courageusement dans le monde, pour notre humble part, à notre humble place, y vivre de façon responsable, concrète et réaliste, dans la solidarité, et dans un esprit de prière vraiment universelle.

Il ne nous est finalement demandé pas grand chose d'autre que la vigilance et la fidélité dans les petites choses. Avec la confiance. Avec cette promesse : prenez courage, à Dieu obéissent même le vent et la mer de toutes nos crises.


RP, Poitiers, 21.06.15


dimanche 7 juin 2015

"Serait-ce moi ?"




Exode 24, 3-8 ; Psaume 92 ; Hébreux 9, 11-15 ; Marc 14, 12-26

Marc 14, 12-26
12 Le premier jour des pains sans levain, où l'on immolait la Pâque, ses disciples lui disent : « Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour que tu manges la Pâque ? »
13 Et il envoie deux de ses disciples et leur dit : « Allez à la ville ; un homme viendra à votre rencontre, portant une cruche d'eau. Suivez-le
14 et, là où il entrera, dites au propriétaire : “Le Maître dit : Où est ma salle, où je vais manger la Pâque avec mes disciples ? ”
15 Et lui vous montrera la pièce du haut, vaste, garnie, toute prête ; c'est là que vous ferez les préparatifs pour nous. »
16 Les disciples partirent et allèrent à la ville. Ils trouvèrent tout comme il leur avait dit et ils préparèrent la Pâque.
17 Le soir venu, il arrive avec les Douze.
18 Pendant qu'ils étaient à table et mangeaient, Jésus dit : « En vérité, je vous le déclare, l'un de vous va me livrer, un qui mange avec moi. »
19 Pris de tristesse, ils se mirent à lui dire l'un après l'autre : « Serait-ce moi ? »
20 Il leur dit : « C'est l'un des Douze, qui plonge la main avec moi dans le plat.
21 Car le Fils de l'homme s'en va selon ce qui est écrit de lui, mais malheureux l'homme par qui le Fils de l'homme est livré ! Il vaudrait mieux pour lui qu'il ne soit pas né, cet homme-là ! »
22 Pendant le repas, il prit du pain et, après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit, le leur donna et dit : « Prenez, ceci est mon corps. »
23 Puis il prit une coupe et, après avoir rendu grâce, il la leur donna et ils en burent tous.
24 Et il leur dit : « Ceci est mon sang, le sang de l'Alliance, versé pour la multitude.
25 En vérité, je vous le déclare, jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu'au jour où je le boirai, nouveau, dans le Royaume de Dieu. »
26 Après avoir chanté les psaumes, ils sortirent pour aller au mont des Oliviers.

*

"L'un de vous va me livrer" (v. 18), dit Jésus au moment où il partage la cène, celle de la Pâque, avec ses disciples. Un qui met la main au plat avec moi. "Serait-ce moi ?" demande chaque disciple. Car celui qui va trahir est bien là aussi, à la cène, annonçant la suite des choses : "ils sortirent pour aller au mont des Oliviers" (v. 26). L'institution de la sainte Cène au dernier repas de Jésus est rattachée à celle de la Pâque — via sa mort. Elle se placera bientôt dans un élargissement universel, concernant aussi les païens. Au cœur d’une ambiance lourde, menaçante — signe : le secret du lieu, avec le signe de l’homme à la cruche qui y conduit…

*

Avant et après ce soir-là, aucune restriction à l'admission à la Cène, dans les Évangiles. L'Évangile de Jean nous montre Jésus référant clairement à son corps et à son sang, jusqu'à scandaliser les disciples, une multiplication des pains dont il fait bénéficier tous parmi la foule, sans écarter quiconque, ni examiner foi ou mœurs. Les disciples, eux, voudraient renvoyer la foule.

Comme dans les Évangiles, aucune restriction à la sainte Cène non plus dans le livre des Actes des Apôtres, où l'on voit les Apôtres faire nommer des diacres pour servir aux tables avec une justice égale pour les "hellénistes", c'est-à-dire les juifs grecs, et les Hébreux, juifs du pays, ainsi que pour leurs veuves respectives ; servir aux tables dont on sait qu'elles étaient le lieu de la célébration de la Cène, le pain et le vin du repas signifiant, comme au dernier repas de Jésus, son corps et son sang.

Dans ce même livre des Actes, on voit même Paul, en pleine tempête, rompre le pain dans le bateau qui menace de faire naufrage et le partager avec tous — 276 personnes en tout, dit le texte — (Actes 27:34-38), après avoir promis à tous que leur vie serait épargnée. Les termes qu'emploie Luc ici, dans les Actes — "il prit du pain, rendit grâces et le rompit" — sont les mêmes que ceux qu'il emploie pour l'institution de la sainte Cène (Luc 22:19) ou lors de l'apparition du ressuscité aux disciples d'Emmaüs (Luc 24:30).

Dans tous ces cas, l'allusion à une portée universelle, très large, de la Cène, est certaine, comme il est question dans l'institution du sang de l'Alliance répandu pour la multitude. Qu'en est-il alors de la réserve de la 1ère Épître aux Corinthiens — "que chacun s'examine afin de ne pas participer à la Cène indignement" —, plus volontiers reprise que l'ouverture des autres textes — mais peut-être pas de la bonne manière ?

*

La réserve de Paul, grand promoteur de l'extension universelle de l’Évangile, a très vite entraîné une stricte discipline de la Cène dans l'Église. La participation au repas du Seigneur est, déjà dans l'Église ancienne, un mystère réservé aux seuls baptisés, au point que dès une époque ancienne, les bâtiments seront séparés en deux parties, de même que le culte, les baptisés seuls participant à la deuxième partie du culte, et se retirant des yeux de ceux qu'on appelait alors les catéchumènes, à savoir les personnes qui n'avaient pas encore reçu le baptême, qui pouvaient d'ailleurs être parfois avancées en âge.

Il est à noter que cependant, les petits enfants ayant reçu le baptême n'étaient pas exclus, et — c'est le cas jusqu'aujourd'hui dans l'Église orthodoxe —, participaient à la sainte Cène, quel que soit leur âge. Puis au Moyen Age, la confirmation, administrée auparavant aux nourrissons lors de leur baptême, avait été déplacée à un âge, l'adolescence, où les enfants devenus grands étaient à même de professer eux-mêmes leur foi, profession de foi responsable dorénavant exigée donc, pour qu'ils puissent participer à la Cène.

Autant de restrictions successives fondées au plus probable sur la réserve de Paul dans le texte de la 1ère Épître aux Corinthiens. Réserve qu'il faut donc examiner de près, d'autant plus qu'on a peut-être ajouté à la restriction de Paul.

*

Lorsque Paul écrit aux Corinthiens et leur rapporte la tradition de l'institution de la sainte Cène agrémentée des fameux avertissements qu'il exprime, il s'adresse à une Église, celle de Corinthe qui, contrairement à ce qu'elle pense d'elle-même, est loin d'être exemplaire.

Un comportement erroné, dans l'Église de Corinthe est sous-jacent au passage sur la sainte Cène. Cet écart de comportement est mentionné au ch. 11, v. 17 à 22. Il est lié aux fameux partis que connaît alors l'Église de Corinthe — cf. 1 Co 1 : "Moi je suis de Paul, moi d'Apollos, moi de Céphas (c'est-à-dire Pierre)." Et lors des réunions de l'Église, et notamment lors des repas, au cours desquels est célébrée la sainte Cène, les divisions en question subsistent. Notre texte laisse à penser que ces divisions se situent à plusieurs niveaux : au niveau religieux, division entre chrétiens, sans compter un niveau social — division entre les catégories sociales qui composent l'Église de Corinthe (cf. v.21 et 34). Lors du repas, les divisions et les discriminations sociales éclatent : au point que certains ont priorité sur d'autres.

Une honte que la division entre chrétiens. Une honte que la discrimination, entre groupes sociaux, entre autochtone et étrangers, etc., face à laquelle Paul ne montre aucune tendresse. Il n'invite, dans un premier temps, qu'à plus de pudeur : "vous avez des maisons pour manger et pour boire" (v. 22). Ne venez donc pas étaler vos différences et vos attitudes discriminatoires jusque dans l'Église. Ce qui n'est sans doute pourtant pas sans conséquences à terme.

Ici, Paul ne fait que mentionner ce qui malheureusement, se passe en ville. Quant à l'Église, on y vit la communion avec le Christ. Le Christ n'est pas divisé, y compris sur le plan social : lorsque l'on mange de ce pain et boit de cette coupe, c'est au Christ lui-même que l'on participe. C'est donc le bafouer que de vivre cette cérémonie avec un tel comportement ; c'est carrément retarder la venue du Royaume, qui est celui de la justice pour tous quelle que soit leur provenance, où la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres, la libération aux captifs, le recouvrement de la vue aux aveugles. Dans le Royaume, il n'y a ni pauvres, ni esclaves, ni infirmes ; même la mort a disparu.

Or si les yeux de notre foi ne discernent pas le corps du Seigneur, qui se signifie ici à la Cène, le Royaume n'advient plus au milieu de nous. Nous demeurons donc dans le monde du malheur, perpétuant la maladie, l'infirmité et la mort que le Christ a détruits et qui prendront fin à l'instauration du Royaume. Sans ce discernement du corps du Christ, notre participation à une Cène réduite à l'état de casse-croûte — pâté pour les uns, mais caviar pour les autres, est pur mensonge, jugement contre soi, marque de ce vieux monde, où agit la mort.

Que chacun donc se juge soi-même, s'examine soi-même : est-ce le pain d'un casse-croûte, est-ce le vin d'une beuverie que je déguste, ou est-ce que je crois que je reçois là le corps et le sang du Christ, réconciliant les hommes et femmes de tous les milieux, de tous les peuples, de toutes origines et provenances. Ou en d'autres termes, Dieu a-t-il ouvert les yeux de ma foi pour que je sache recevoir ici son Fils qui me nourrit et me régénère ? Son Fils qui n'est pas divisé, non plus, au gré des confessions chrétiennes.

Point d'autre dignité que lui-même, Jésus, qui a abattu le mur de séparation entre les êtres humains : "en lui il n'y a plus ni juif, ni Grec, ni esclave, ni homme libre, ni homme, ni femme".

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Tous doivent se savoir accueillis. N’oublions pas que pour cela, le vin de la cène était casher : Paul vient de parler, juste avant, ch. 8 & 10, de l'attitude à avoir quant aux viandes et et au vins sacrifiés aux idoles, c'est-à-dire alors non-casher. On a un parallèle en Romains ch. 14, où Paul conclut de même que tous dans cette Église d'une époque où la rupture avec le judaïsme n'a pas eu lieu, tous, même ceux d'origine non-juive qui ne se sentent pas tenus par la casherout, doivent s'en tenir à la nourriture casher, à cause de la conscience des autres. Accueil des "faibles" par les "forts" et réciproquement, si bien qu'au bout du compte, le "faible" ou le "fort" n'est peut-être pas celui qu'on croit.

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Si je fonde ma "force", et au fond ma dignité, sur quoi que ce soit d'autre que Jésus, à commencer par ma dignité sociale, nationale, pseudo-raciale (puisqu'on sait qu'il n'y a qu'une race humaine), confessionnelle, voire plus subtilement ma vertu morale, ou celle que je m'attribue, alors me voilà participant indignement, faisant obstacle à la présence du Royaume au milieu de nous.

Le risque est grand en effet de déplacer au plan de la dignité morale la restriction de Paul, et de lui donner ainsi un sens qui n'est pas le sien. Pour Paul il n'est de dignité que celle de la foi, qui consiste simplement à savoir discerner que nous participons collectivement, par l'Esprit que nous invoquons, au corps et au sang du Christ, à savoir que ce pain et ce vin sont la communion au corps et au sang du Christ. Point question de dignité sociale, nationale, pseudo-raciale, confessionnelle ou morale des uns par laquelle ils s'arrogeraient le droit de juger les autres, voire les cœurs des autres, et de les excommunier, puisque c'est ce que signifie privation de la Cène.

C'est au strict plan de la discipline personnelle ("que chacun s'examine soi-même"), avec pour seul remède le foi, que Paul insiste ici sur la question morale impliquée dans les discriminations. "Suis-je Judas" ? Si je le pense, alors le Christ seul est mon recours et mon salut.

On a par la suite sans doute abusé de ce moyen, la Cène et l'exclusion de sa participation, que l'Église n'a utilisée dans un premier temps, bien qu'il soit difficile d'en trouver trace dans la Bible, que pour faire obstacle aux scandales évidents. Cet usage a sans doute contribué à développer la confusion entre dignité morale et dignité de foi — celle du Christ seul. Mais les critères extérieurs sont si pratiques pour en venir à juger ce que Dieu seul connaît... Il n'y a pourtant à l'origine que discipline en vue d'éviter les scandales évidents, et en premier lieu, pour Paul, le scandale des écarts sociaux, des discriminations, de la fracture sociale, éclatant jusque dans l'Église, ou même s'y renouvelant sous forme de divisions confessionnelles : "moi je suis de Paul, moi de Céphas, moi de Luther, moi du pape, moi de Calvin...".

La dignité dont il est question ici se résume au fond à se savoir indigne, point de départ vers la cessation dans l'Église du scandale des divisions de toute sorte, sociales, morales, religieuses. Et, sachant cela, à chacun de lutter pour la manifestation du Royaume par l'Église, dans ce signe qu'est le partage, le travail pour l'abolition de ce scandale qu'est l'abîme des différences sociales, ou confessionnelles, au sein du corps du Christ.

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Suis-je Judas qui trahit le Christ qui affirme que là où est l'exclu, l'étranger, le malade, c'est lui-même qui est présent ? Alors que je m'examine moi-même, pour recevoir cette seule dignité qui reste, celle de la foi. À chacun de savoir qu'en mangeant de ce pain et en buvant de cette coupe, il ne fait pas un geste vain, s'il croit que par l'Esprit saint, il a communion au corps et au sang du Christ, qui rassemble dans l'amour les êtres humains de toutes les provenances, "et qu'ainsi, comme dit Paul, il mange du pain et boive de la coupe" (1 Co 11:28).


RP, Poitiers 7.06.15