dimanche 25 janvier 2015

"Laissant leurs filets ils le suivirent"




Jonas 3 ; Psaume 25 ; 1 Corinthiens 7, 29-31 ; Marc 1, 14-20

Marc 1, 14-20
14 Après que Jean eut été livré, Jésus vint en Galilée. Il proclamait l’Évangile de Dieu et disait :
15 "Le temps est accompli, et le Royaume de Dieu s’est approché : convertissez-vous et croyez à l’Évangile."
16 Comme il passait le long de la mer de Galilée, il vit Simon et André, le frère de Simon, en train de jeter le filet dans la mer : c’étaient des pêcheurs.
17 Jésus leur dit : "Venez à ma suite, et je ferai de vous des pêcheurs d’hommes."
18 Laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent.
19 Avançant un peu, il vit Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère, qui étaient dans leur barque en train d’arranger leurs filets.
20 Aussitôt, il les appela. Et laissant dans la barque leur père Zébédée avec les ouvriers, ils partirent à sa suite.

*

« Le temps est accompli », proclame Jésus dès le début de son ministère. Quel est le temps, le « moment » littéralement, ou l' « instant », qui est accompli, « rempli » ? Qu’est-ce que cela signifie ? « Le Royaume de Dieu s’est approché ». Nous voilà au bout d'un instant, celui d’une marche commencée au début de la Création, comme projet de Dieu, et pour nous humains, un projet à accompagner, à développer — car c’est nous que Dieu envoie pour dire son salut au monde, ce qui — étrangement ? — ne nous enchante pas toujours. Un projet de sortie des ténèbres vers la lumière de la gloire de la Cité future.

*

« Après que Jean eut été livré », dit le texte : l'arrestation brutale de Jean le Baptiste par la police d'Hérode vient de mettre fin à sa mission. Marc emploie (dans le texte grec) le mot « livré » qu'il reprendra plusieurs fois par la suite au sujet de Jésus (« le Fils de l'Homme va être livré aux mains des hommes » — 9, 31), puis des apôtres (« on vous livrera aux tribunaux » — 13, 9). Manière de nous dire déjà : le sort du Baptiste préfigure celui de Jésus puis de ses disciples : c'est le lot des prophètes, comme l’écrivait déjà Ésaïe (Es 50-53). « Ils diront faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi », dira de même Jésus en Matthieu (5, 11), dans les Béatitudes.

C’est le coût du retour vers Dieu, pourtant indispensable pour amener le monde à sa plénitude — « le moment est rempli ».

*

Eh bien, c’est maintenant, toujours à nouveau, que « le temps est accompli », que « le moment est rempli » et que « le Royaume de Dieu s’est approché : changez votre état d'esprit et croyez à l’Évangile. » Aujourd’hui, aujourd’hui précisément. Le Royaume s’est approché. « Le temps se fait court. La figure de ce monde passe » dira Paul aux Corinthiens (1 Co 7, 29 & 31).

C’est bien ce qu’ont entendu les premiers disciples. Simon et André : « laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent ». Puis Jacques et Jean : « il les appela. Et laissant la barque de leur père, ils partirent à sa suite »… C’est en ces termes que la vocation adressée aux premiers disciples nous est adressée à notre tour : « le temps est accompli, et le Règne de Dieu s’est approché : changez votre état d'esprit et croyez à l’Évangile. »

Entendrons-nous cet appel, aujourd’hui — ou resterons nous chacun à nos préoccupations du temps ? Pour les disciples, « laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent. » — « Laissant la barque de leur père, ils partirent à sa suite »…

« Pêcheurs d’hommes » — qu’est-ce à dire ? Une transposition évidemment de leur métier à ce qu’ils feront désormais. Lancer la parole de l’Évangile : c’est leur vocation, témoins d’une parole qui agit d’elle-même, telle une graine qui germe selon les images du travail du semeur ; et, selon l’image de la pêche, parole qui emporte l’adhésion de cœur, qui captive d’une façon mystérieuse ceux qui l’entendent vraiment, mystérieusement.

R.P., Poitiers, 25.01.2015


dimanche 18 janvier 2015

“Venez et vous verrez”




1 Samuel 3, 3-19 ; Psaume 40 ; 1 Corinthiens 6, 13-20 ; Jean 1, 35-42

Jean 1, 35-42
35  Le lendemain, Jean se trouvait de nouveau au même endroit avec deux de ses disciples.
36  Fixant son regard sur Jésus qui marchait, il dit : "Voici l'agneau de Dieu."
37  Les deux disciples, l'entendant parler ainsi, suivirent Jésus.
38  Jésus se retourna et, voyant qu'ils s'étaient mis à le suivre, il leur dit : "Que cherchez-vous ?" Ils répondirent : "Rabbi — ce qui signifie Maître —,où demeures-tu ?"
39  Il leur dit : "Venez et vous verrez." Ils allèrent donc, ils virent où il demeurait et ils demeurèrent auprès de lui, ce jour-là ; c'était environ la dixième heure.
40  André, le frère de Simon-Pierre, était l'un de ces deux qui avaient écouté Jean et suivi Jésus.
41  Il va trouver, avant tout autre, son propre frère Simon et lui dit : "Nous avons trouvé le Messie !" — ce qui signifie le Christ.
42  Il l'amena à Jésus. Fixant son regard sur lui, Jésus dit : "Tu es Simon, le fils de Jean ; tu seras appelé Céphas" — ce qui veut dire Pierre.

*

« Venez et vous verrez.  » — « Vous verrez »… quoi ? De la souffrance — « l’agneau de Dieu » (v. 36) — ? de la souffrance avant la gloire. Et, avant la gloire : … du visible ! — un homme qui marche (v. 36) — qui marche à la Croix : « voici l’agneau de Dieu »… « L’agneau de Dieu ». Ou la victime sacrificielle ! — à laquelle renvoie l’évocation de l’agneau à travers plusieurs épisodes bibliques. Parmi lesquels :

- Isaac, le fils d'Abraham, dont Abraham avait cru tout d’abord que Dieu en exigeait la mort en sacrifice. Geste qu’Abraham était prêt à accomplir : c’était un acte demandé par les religions d'alors, organes de relation avec Dieu. Cela dit, quand Isaac pose à son père la question « mais où est donc l'agneau pour l'holocauste ? », Abraham répond : « C'est Dieu qui pourvoira à l'agneau pour l'holocauste ». Et au moment où il s’apprête à offrir son fils, Dieu arrête son geste, comme on sait : « ne porte pas la main sur l'enfant ! » Tandis qu’est apparu un animal pour le sacrifice. Depuis ce jour-là, en Israël, on sait que Dieu ne veut pas voir couler le sang des hommes.

- Puis l’agneau évoque, bien sûr, le rite de la Pâque, qui chaque année, rappelle au peuple que Dieu l'a libéré. La nuit de la sortie d'Égypte, on sait que Moïse avait fait pratiquer par le peuple le rite traditionnel de l'agneau égorgé : désormais, chaque année, cela vous rappellera que Dieu est passé parmi vous pour vous libérer. Le sang de l'agneau signe votre libération.

- L’agneau évoque aussi Moïse d’une autre façon. Les commentaires juifs de l'Exode comparent Moïse à un agneau : ils imaginent une balance : sur l'un des deux plateaux, toutes les forces de l'Égypte rassemblées : Pharaon, ses chars, ses armées, ses chevaux, ses cavaliers. Sur l'autre plateau, Moïse représenté sous la forme d'un petit agneau. Eh bien, face à la puissance des Pharaons, ce sont la faiblesse et l'innocence qui l'ont emporté…

- Et aussi, le mot « agneau » fait penser, bien sûr, au serviteur de Dieu du Livre d’Ésaïe, comparé à un agneau : « Brutalisé, il s'humilie ; il n'ouvre pas la bouche, comme un agneau traîné à l'abattoir, comme une brebis devant ceux qui la tondent : elle est muette ; lui n'ouvre pas la bouche » (Es 53, 7). Le serviteur du livre d’Ésaïe subit donc la persécution et la mort (le prophète parle d'abattoir) — mais il est ensuite exalté : « Voici que mon serviteur triomphera, il sera haut placé, élevé, exalté à l'extrême » (Es 53, 13).

*

Ésaïe 53 : Un homme est mis en cause, persécuté, exécuté… Quel délit présumé ? Qu’est-ce qui a mené à la situation qui voit le Serviteur du livre d’Ésaïe subir la violence persécutrice ? Le texte l’ignore ! Aucun acte d’accusation, aucun procès verbal. La cause, le prétexte de la mise à mort du Serviteur, n’ont manifestement aucune importance pour le prophète ! Apparaît ainsi comme en filigrane que quel qu’il soit, le prétexte est sans importance : c’est un prétexte, précisément ! « Nous » sommes tous concernés. « Nous » face à « lui » : lui est la victime d’une violence qu’il porte pour autrui, pour nous. De même qui est-il ? Qui est le Serviteur souffrant ? On a longuement débattu pour savoir de qui il s’agit, parlant de ce Serviteur. Voilà dès lors un texte apparemment difficilement compréhensible : sauf à le prendre comme parole — poétique — de dévoilement d’autre chose. Au-delà de l’enracinement historique, que le texte ne donne pas, ce qui est dévoilé là est un phénomène humain, trop humain, universellement humain — dévoilé et dénoncé dans toute sa réalité dans un condensé du trajet biblique « depuis Caïn et Abel jusqu’à Zacharie » (Matthieu 23, 35)…

On connaît la lecture que René Girard (cf. Le bouc émissaire, Des choses cachées depuis la fondation du monde, etc.) a faite du phénomène universel du sacrifice, et la particularité de sa reprise dans la tradition biblique : toute querelle est le dévoilement d’un désir mimétique, d’une imitation les uns des autres dans la convoitise de ce qui est jugé désirable : tous désirent la même chose et cela finit invariablement en conflit. Entre temps, l’objet de la querelle initiale a été oublié, tandis que les rivalités se sont propagées. Le conflit s’est généralisé en « guerre de tous contre tous » — que Girard appelle « crise mimétique ». Comment cette crise peut-elle se résoudre, comment la paix peut-elle revenir ? Ici, les hommes ont trouvé « l'idée » d'un « bouc émissaire » (le terme fait référence à l'animal expulsé au désert chargé symboliquement des péchés du peuple selon la Bible — Lév. 16).

C’est ainsi, précisément, qu'au moment paroxystique de la crise de tous contre tous se produit éventuellement un « mécanisme salvateur » : le conflit généralisé se transforme en un tous contre un (ou une minorité), qui n'a d'ailleurs même pas de rapport avec le problème de départ ! Si le report sur un « bouc émissaire » ne se déclenche pas, c'est la destruction du groupe. Pourquoi « mécanisme » ? C'est que sa mise en marche ne dépend de personne mais découle du phénomène lui-même.

Plus les rivalités pour le même objet s'exaspèrent, plus les rivaux tendent à oublier ce qui en fut l'origine, plus ils sont fascinés les uns par les autres. À ce stade de fascination haineuse la sélection d’antagonistes va se faire de plus en plus instable, changeante, et il se pourra alors qu'un individu (ou une minorité — nous revoilà dans l'actualité !) polarise alors l'appétit de violence. Que cette polarisation s'amorce, et par un effet boule de neige elle s'emballe : la communauté tout entière (unanime !) se trouve alors rassemblée contre un individu unique (ou une minorité).

Ainsi la violence à son paroxysme aura alors tendance à se focaliser sur une victime et l’unanimité à se faire contre elle. L’élimination de la victime éteint le désir de violence qui pouvait animer chacun juste avant que celle-ci ne meure. Le groupe — « nous » (v. 2-6) — retrouve alors son calme via « le châtiment qui nous donne la paix » (Es 53, v. 5). Cela « nous » concerne (cf. le nombre de « nous » dans les versets 2 à 6). La victime apparaît alors comme fondement de la crise et comme auteur de la paix retrouvée — par une sorte de « plus jamais ça ».

La caractéristique de la lecture du phénomène dans la Bible est de révéler que la victime est innocente, ce qu’ignorent tous les mythes de l’humanité. C’est une différence essentielle entre Caïn et Abel et Romulus et Remus : Abel n’est pas mis en cause. On est au cœur du texte d’Ésaïe 53 : le persécuté est innocent.

*

Voilà en tout cela, à ce terme d’agneau, l’évocation d’images d’abord cruelles ! Mais comme pour Moïse face à Pharaon, comme pour le serviteur du livre d’Ésaie broyé par la persécution, c’est pour un triomphe de la faiblesse sur la force.

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Notre texte suit le prologue de Jean, parlant de toute la Création : en Jésus, en la parole venue en Jésus — « était la vie et la vie était la lumière des hommes » (Jean 1, 4), lumière de la parole créatrice : « rien n’a été fait sans elle — tout a été fait par elle » (Jean 1, 3). « Cette lumière était la véritable lumière, qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme. Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a point connue » (Jean 1, 9-10)… Point connue.

Car que voit-on de la Création, sinon le « rien » qui a été fait sans la parole, la vanité, le chaos, auquel s’identifie la nature et sa souffrance ? — jusqu’à ce que l’agneau de Dieu assume sa souffrance et la mène, elle d’abord nature, au statut de Création accomplie dans la lumière de la parole éternelle. De la Croix à la gloire. Ce que la Création découvre en Jésus, par le regard de la foi des disciples : ainsi, « venez et vous verrez ».

Voilà que nous est présenté un monde en son achèvement ; dans le « vous verrez » adressé aux disciples… « J’estime en effet, écrit Paul, que les souffrances du temps présent ne sauraient être comparées à la gloire à venir qui sera révélée pour nous. Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. Car la création a été soumise à la vanité, – non de son gré, mais à cause de celui qui l’y a soumise, avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption, pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Or, nous savons que, jusqu’à ce jour, la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement » (Ro 8, 18-22).

Théodore Monod parle d’un crapaud croisé dans son enfance, et dont il se souvient, en notant : « la nature est emplie d'horreur, de souffrance et de sang. Jeune encore, lorsque je commençais à m'intéresser à l'histoire naturelle, j'ai rencontré en Normandie un malheureux crapaud, dont le visage, la face était partiellement détruite par la croissance d'une larve de diptère. Certaines pondent dans les fosses nasales des crapauds ; la larve, en se développant, détruit une partie de la tête de ce malheureux animal. […] Les parasites composent un monde incroyable. Il s'en trouve partout. Il n'est pas une espèce animale qui ne connaisse ses parasites externes ou internes. Ces derniers peuvent causer des ravages physiques considérables, provoquant des souffrances qui ne le sont pas moins. » Auparavant Monod a évoqué les fauves…

Bref, cela, c’est la nature. Qui relève d’un projet inabouti, voire d'un projet déchu. Ce qui s’ouvre depuis le Prologue de Jean et qui passe par l’appel des disciples, c’est la porte et l’espace d’un monde nouveau.

Le passage de la nature à la Création nouvelle. Depuis la marche de l’homme que présente le Baptiste, vers la Croix : « fixant son regard sur Jésus qui marchait, Jean dit : "Voici l'agneau de Dieu." » — début de l’accomplissement du Prologue, Prologue qui précède ce passage. « En lui, Jésus, parole éternelle, était la vie et la vie était la lumière des hommes ».

Et lorsque les disciples, sur cette simple parole de Jean : « Voici l'agneau de Dieu », « s'étaient mis à le suivre, et qu’il leur dit : "Que cherchez-vous ?" — tandis qu’ils répondent : "Rabbi, où demeures-tu ?" », Jésus leur dit alors : « Venez et vous verrez ». Puis le texte : « ils virent où il demeurait ». Écho au v. 18 : « Personne n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui demeure dans le sein du Père, lui seul l’a fait connaître ».

C’est là ce que nous sommes appelés à contempler et à vivre aujourd’hui : « venez et vous verrez » — un appel qui nous est adressé aussi. Puis : « ils virent où il demeurait ». Telle est la promesse qui nous est donnée tout à nouveau, et qui accomplit l’appel : « venez et vous verrez » !

RP, Poitiers, 18/01/15


dimanche 11 janvier 2015

Solidaire




Esaïe 55, 1-11 ; Esaïe 12 ; 1 Jean 5, 1-9 ; Marc 1, 7-11

Marc 1, 7-11
7 Il proclamait : « Celui qui est plus fort que moi vient après moi, et je ne suis pas digne, en me courbant, de délier la lanière de ses sandales.
8 Moi, je vous ai baptisés d’eau, mais lui vous baptisera d’Esprit Saint. »
9 Or, en ces jours-là, Jésus vint de Nazareth en Galilée et se fit baptiser par Jean dans le Jourdain.
10 A l’instant où il remontait de l’eau, il vit les cieux se déchirer et l’Esprit, comme une colombe, descendre sur lui.
11 Et des cieux vint une voix : « Tu es mon Fils bien-aimé, il m’a plu de te choisir. »

*

Avez-vous noté que ce qui se passe actuellement au cœur de cette parole de solidarité, « je suis Charlie », qui résonne dans tout notre pays et au-delà, fait remarquablement écho à Jésus disant sans mot, au moment de son baptême, « je suis chacun de vous » ?...

*

Le baptême de Jean renvoie aux bains rituels du judaïsme, il renvoie au miqvé, ce bain dans de l’eau vive, bassin non fermé ou rivière. Ici le Jourdain. Le Jourdain, et en arrière-plan la Mer Rouge, renvoient aux grandes traversées historiques des exodes et des retours d’exil — on revenait d’exil en traversant forcément le Jourdain — ; ces exils fruits de catastrophes qui ont marqué les mémoires en Israël. Baptême de « retour », et en vérité de retour à Dieu, « repentance » donc, que le baptême de Jean.

Où on a aussi une allusion au déluge ! — et par-delà le déluge aux eaux primordiales de la Genèse, comme un lieu du chaos du fond de nos âmes, dont les exils réactivent la mémoire enfouie, forgeant l’attente d’une naissance nouvelle dans un nouvel Exode.

Mais dans tous les cas : l’exil, le déluge ou les eaux primordiales, on a le vis-à-vis de l’Esprit, comme la touche d’espérance, qui « planait au-dessus des eaux » au début de la Genèse, reconnu dans la présence de la colombe au déluge. On se souvient du retour de la colombe qui annonce la fin de la catastrophe. Et puis, Jésus remonte de l’eau. Et « il vit les cieux se déchirer et l’Esprit, comme une colombe, descendre sur lui.  » (v. 10)

Où le baptême de Jésus renvoie à quelque chose de profondément inscrit dans nos angoisses. Référence à cette dimension enfouie d’un sens du chaos signifié par le déluge inscrit dans la valeur symbolique du baptême, et donc du baptême de Jésus par Jean. Jésus est descendu, il est descendu avec nous au cœur de nos peurs les plus enfouies, au cœur du chaos, au cœur du déluge — c’est aussi ce que nous dit son baptême —, mais il y est descendu pour nous en faire remonter, pour donner un sens à tout ce qui ne semble que chaos, un sens porté par l’Esprit de Dieu, le souffle de Dieu.

Une descente aux enfers, annoncée à son baptême, qui est le trajet qui sera celui de son ministère, et qui débouche de la sorte — 1 Pierre 3, 18-21 — :

18 Le Christ lui-même a souffert pour les péchés, une fois pour toutes, lui juste pour les injustes, afin de vous présenter à Dieu, lui mis à mort en sa chair, mais rendu à la vie par l’Esprit.
19 C’est alors qu’il est allé prêcher même aux esprits en prison,
20 aux rebelles d’autrefois, quand se prolongeait la patience de Dieu aux jours où Noé construisait l’arche, dans laquelle peu de gens, huit personnes, furent sauvés par l’eau.
21 C’était l’image du baptême qui vous sauve maintenant.

Le rapport entre baptême et déluge, autour de la plongée du Christ dans notre chaos, se précise bien. C’est sans doute tout le sens de la descente aux enfers de ce passage de 1 Pierre, qu’un Calvin considère comme concernant essentiellement l’agonie à Gethsémané.

Ainsi, la mort du Christ est bien un élément de sa plongée dans notre chaos, notre enfer d’ici-bas, annoncée à son baptême.

Le Christ plongeant au plus bas de l’humanité, tel est le signe de la solidarité avec chacun de nous jusqu'au cœur de son chaos, marqué par la présence de cet autre signe, la colombe, rappel de la fin du déluge, et signe de l’Esprit de Dieu qui va donner forme au chaos. Le baptême dit aussi cela, et nous conduit donc a une parole terrible sur nous-mêmes, nous-mêmes, humanité.

Pourquoi se soumettre à ce signe de repentir qu'est le baptême de Jean pour un homme qui n'a pas à se repentir, Jésus ?! Dans ce baptême de repentir Jésus nous rejoint jusqu'en ce que nous, voire nos prières, avons de plus trouble, il se repent de nos péchés. Il se solidarise avec nous à ce point !

Voilà qui nous conduit dès lors très loin dans le tragique de notre condition... — pour nous en faire enfin sortir : c’est la bonne nouvelle que porte pour nous Jésus à son baptême.

Mais en vis-à-vis de cela, en deçà de cela, nous sommes renvoyés à la parole la plus terrible prononcée par la Bible à propos de l’humanité : Genèse 6, 6 : « le Seigneur se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre. » Parole qui précède et origine le déluge.

Dieu « se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre » ! Dieu ne s’est pas repenti d’avoir fait les cafards, les crocodiles, les requins et autres animaux, mais l’homme ! — Un repentir tel qu'il débouche sur l’engloutissement du déluge !

Où l’on trouve peut-être les protestations de Job ! — auquel Dieu répond, justement, qu’il a aussi créé les monstres et autres crocodiles.

Quant à l’homme, il aurait peut-être fallu y penser avant, avant de le créer, plutôt que de se repentir après, semble dire Job, et avec lui Jérémie, et pas mal d’autres dans l’histoire : il aurait mieux valu que je ne naisse pas ! — disent-ils ! Parole insensée, parole de révolté !

Parole de sagesse aussi, selon l’Ecclésiaste : « L’avorton, celui qui n’a pas vu le jour, vaut mieux que celui qui ne se rassasie pas de bonheur » (Ecclésiaste 6, 3), mais qui à la place ne voit que le malheur qui se vit sous le soleil !

Eh bien c’est au cœur de ce chaos-là, au cœur de ce drame, que Jésus nous rejoint par son baptême, début d’un ministère qui à vue humaine laisse à se demander si la vie de cet homme, Jésus, valait bien d’être vécue ! — pour se terminer comme elle s’est terminée...

Voilà qui prend tout un sens dans l'actualité de ces derniers jours et qui justifie les slogans que l'on a beaucoup entendu : « je suis Charlie », « je suis Ahmed », « je suis juif », slogans solidaires s'il en est, solidaires de toute victime, quoiqu'il en soit par ailleurs de nos croyances, non-croyances, appartenances diverses, et sans que quiconque ne soit fondé à se sentir en supériorité par rapport à quiconque, fût-ce par rapport aux bourreaux !... À l'instar de Jésus se repentant, en solidarité humaine, y compris avec ceux qui le haïssent, de fautes qu'il n'a pas commises.

*

Puis Jésus remonta de l’eau, dit alors l’évangile... les cieux se déchirant et l’Esprit, comme une colombe, descendant sur lui. Tandis que des cieux vint une voix : « Tu es mon Fils bien-aimé, il m’a plu de te choisir. » Or cette proclamation céleste se produit au moment où Jésus vient de marquer sa solidarité avec toute l'humanité. Il est, à ce moment, chacun de nous.


RP, Poitiers, 11/01/15


dimanche 4 janvier 2015

Repartir avec les Mages par un autre chemin




Ésaïe 60, 1-6 ; Psaume 72 ; Éphésiens 3, 2-6 ; Matthieu 2, 1-12

Matthieu 2, 1-12
1 Jésus étant né à Bethléem de Judée, au temps du roi Hérode, voici que des mages venus d'Orient arrivèrent à Jérusalem
2 et demandèrent: "Où est le roi des Judéens qui vient de naître? Nous avons vu son astre à l'Orient et nous sommes venus lui rendre hommage."
3 A cette nouvelle, le roi Hérode fut troublé, et tout Jérusalem avec lui.
4 Il assembla tous les grands prêtres et les scribes du peuple, et s'enquit auprès d'eux du lieu où le Messie devait naître.
5 "A Bethléem de Judée, lui dirent-ils, car c'est ce qui est écrit par le prophète :
6 Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n'es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda : car c'est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple."
7 Alors Hérode fit appeler secrètement les mages, se fit préciser par eux l'époque à laquelle l'astre apparaissait,
8 et les envoya à Bethléem en disant: "Allez vous renseigner avec précision sur l'enfant; et, quand vous l'aurez trouvé, avertissez-moi pour que, moi aussi, j'aille lui rendre hommage."
9 Sur ces paroles du roi, ils se mirent en route; et voici que l'astre, qu'ils avaient vu à l'Orient, avançait devant eux jusqu'à ce qu'il vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était l'enfant.
10 A la vue de l'astre, ils éprouvèrent une très grande joie.
11 Entrant dans la maison, ils virent l'enfant avec Marie, sa mère, et, se prosternant, ils lui rendirent hommage; ouvrant leurs coffrets, ils lui offrirent en présent de l'or, de l'encens et de la myrrhe.
12 Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner auprès d'Hérode, ils se retirèrent dans leur pays par un autre chemin.

*

Repartir avec les Mages par un autre chemin : celui de la reconnaissance. Tout est bouleversé. Rien ne sera plus comme avant : il est temps de laisser l'hier avec reconnaissance et d'entrer dans ce qui s'ouvre et qui ouvre un autre chemin - avec reconnaissance.

*

Selon notre texte les Mages cherchent un roi des Judéens — non pas un « roi des juifs » comme le laissent penser les traductions, mais un roi des Judéens : on n’est pas roi d’une religion ! — à nouveau cette précision indispensable : Hérode règne sur la Judée, pas sur la diaspora, à laquelle correspond alors largement notre vocable de « juifs », de même qu’il ne règne pas sur la Galilée et autres régions, juives mais pas judéennes !

On vient donc en Judée rencontrer un roi des Judéens ! Et on vient bien sûr au palais royal, celui d’Hérode, qui est loin de régner sur les « juifs » ! Il est reconnu, bien sûr, mais du bout des lèvres. Placé là par les Romains, fustigé par la plupart des mouvements, lui et toute sa dynastie, fustigée par Jean le Baptiste et les disciples de Jésus comme par les pharisiens, Hérode se sait impopulaire, et comme tel, est tyrannique. C’est ainsi que le massacre des Innocents qui comme on sait suit notre épisode des Mages, a largement de quoi relever des possibilités historiques ! Hérode a perpétré plusieurs massacres des Innocents.

Il a beau avoir embelli le Temple, joué les grands monarques, il n’en est pas aimé pour autant, et il le sait.

Bref, Hérode, roi des Judéens, n’est pas aimé des juifs, et il le sait. Et il est sans doute mal vu de la plupart des juifs du monde entier. Car le judaïsme est déjà une réalité internationale, depuis l’exil à Babylone.

Le judaïsme connaît un rayonnement qui influence les autres religions du monde antique, dont celle des Mages, tribu sacerdotale en Perse, des prêtres mazdéens. Et lorsque selon leur croyance et observations des astres, ils ont investigué la naissance d’un roi des judéens, ils se sont mis en route, non pas comme rois, mais comme prêtres, annonçant cependant l’hommage de rois futurs, selon le prophète Ésaïe, le Psaume 72, etc.

L’idée a beau sembler étrange, elle n’a elle non plus rien d’invraisemblable, en ce sens que, oui, le rayonnement du judaïsme s’étend alors jusqu’en Perse. Oui, l’espérance de délivrance que portent les prophètes d’Israël habite d’autres peuples et ils y croisent volontiers leurs diverses prophéties — comme ici la naissance, annoncée selon les livres zoroastriens qui sont les leurs par une étoile, de leur « Saoshiant », sauveur de fin des temps.

*

Hérode, lui, sait bien que ce n’est pas lui qui est porteur de l’espérance messianique en Israël. Il sait en tout cas qu’il n’en est pas porteur auprès de son peuple.

Alors la venue d’une délégation de prêtres étrangers cherchant un roi des Judéens est pour lui mauvais signe. Surtout quand les théologiens juifs de sa cour lui confirment la vocation de Bethléem, ville de David, comme ville messianique qui soulève l’espoir jusqu’en ce lointain Orient. Non, ce n’est pas chez lui qu’est né ce futur libérateur !

Ce que vont découvrir les Mages, c’est un enfant humble. Rien à voir avec le puissant Hérode au service de l’ordre romain.

*

Les Mages sont donnés comme une avant-garde de ce qui est avéré depuis : c’est dans l’humilité de l’enfant de Noël qu’est la promesse de la délivrance que les rois reconnaîtront un jour.

Le texte est lourd d’une puissance prophétique… trop bouleversante sans doute pour qu’on sache en voir toute la portée !

Voilà huit jours que le nouvel an était célébré. Comme chaque année, on nous montrait au journal télévisé le passage dans l’année nouvelle, depuis l’Australie à l’extrême Est, jusqu’à l’autre bout du monde, en passant par la Chine, le monde arabe, etc.

Qu’est ce qui marque ce passage ? La date symbolique de la naissance de l’enfant qu’ont reconnu les Mages. Ou, pour être précis, la date symbolique de sa circoncision.

Et c’est même l’Empire romain, dont Hérode est garant de son ordre, qui le premier verra cette date marquer son temps, avant de devenir repère de datation universelle : la circoncision de cet enfant.

« Les voies du Seigneur sont impénétrables », comme le dit la Bible. Et ce texte relatant la venue de Mages auprès de l’enfant est d’une portée prophétique inouïe pour quiconque a des yeux pour voir.

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Mais la prophétie n’est pas encore à son terme. Aujourd’hui encore, alors que l’on a vu que l’humilité de l’enfant renversait les puissants de leur trône… Ou qu’on l’a entrevu : ce n’est pas la naissance d’Hérode qui marque nos années, ce n’est pas non plus la naissance de César Auguste. C’est celle de cet enfant inconnu qu’ont, les premiers, reconnu ces prêtres mazdéens venus lui rendre hommage. Et pourtant aujourd’hui encore, on n’a pas compris ! Aujourd’hui encore, on adore les puissants et les symboles de la puissance.

Les Mages, par leurs cadeaux d’hommage, ont reconnu la royauté de l’enfant : l’hommage de l’or. Les voilà bientôt élevés eux-mêmes par là à un statut royal — celui de rois-mages — qui n’est d’abord pas celui de ces prêtres. Ces prêtres qui lui ont fait aussi l’hommage de leur dignité sacerdotale : le symbole de l’encens.

Et ils nous ont dit que la reconnaissance de sa dignité éternelle ne serait ni aisée, ni sans que l’histoire future, à commencer par la sienne, ne soit chargée de douleurs : la myrrhe, produit d’embaumement des princes royaux pour les sarcophages.

Trois cadeaux qui seront bientôt aussi le décompte du nombre des Mages, selon les trois continents connus dans l’Antiquité, dont ils deviennent ainsi les représentants : l’Afrique, l’Asie, l’Europe.

Aujourd’hui, nous marquons nos années à la venue de ce prince royal. Aujourd’hui des temples, nos églises, lui sont dédiés sur toute la face de la terre, hommage à sa dignité sacerdotale. Et aujourd’hui encore, le royaume de paix et de bonheur dont il est porteur est embaumé comme en un sarcophage.

Alors que les Mages nous ont dit que le prince de la paix était cet enfant humble, loin de la richesse des palais royaux, des Hérode et des César Auguste, aujourd’hui quand même, alors qu’on date nos années de la venue de cet enfant, on court encore après la richesse des palais royaux et de richesses que les Mages ont laissés au pieds de l’enfant.

De palais royaux en fêtes de la consommation, à la poursuite d’un bien-être illusoire ; tandis que celui que l'on célèbre frénétiquement reste comme embaumé sous nos soucis.

Cela aussi les Mages nous l’avaient dit, avec leur troisième cadeau, la myrrhe…

Et cette année encore, ils nous invitent à repartir avec eux par un autre chemin (v. 12), qui ne soit pas celui des palais royaux et de la gloire de la possession, mais celui de la reconnaissance, dans l’humilité du prince de la paix, cette « paix que le monde ne connaît pas » et qu’il nous appelle toujours à recevoir.

RP, Poitiers, 04.01.14