dimanche 24 janvier 2016

Jubilé




Psaume 19, 8-15 ; Néhémie 8, 1-10 ; 1 Corinthiens 12, 12-30 ; Luc 1, 1-4 & 4, 14-21

Luc 1, 1-4 & 4, 14-21
1 1 Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements accomplis parmi nous,
2 d’après ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et qui sont devenus serviteurs de la parole,
3 il m’a paru bon, à moi aussi, après m’être soigneusement informé de tout à partir des origines, d’en écrire pour toi un récit ordonné, très honorable Théophile,
4 afin que tu puisses constater la solidité des enseignements que tu as reçus.

4 14 Alors Jésus, avec la puissance de l’Esprit, revint en Galilée, et sa renommée se répandit dans toute la région.
15 Il enseignait dans leurs synagogues et tous disaient sa gloire.
16 Il vint à Nazara où il avait été élevé. Il entra suivant sa coutume le jour du sabbat dans la synagogue, et il se leva pour faire la lecture.
17 On lui donna le livre du prophète Ésaïe, et en le déroulant il trouva le passage où il était écrit :
18 L’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a conféré l’onction pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en liberté,
19 proclamer une année d’accueil par le Seigneur.
20 Il roula le livre, le rendit au servant et s’assit ; tous dans la synagogue avaient les yeux fixés sur lui.
21 Alors il commença à leur dire : "Aujourd’hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l’entendez."

*

Nous assistons avec ce texte de Luc, à la proclamation par Jésus du Jubilé, « an de grâce du Seigneur », une institution — qui n'avait pas vraiment l'habitude d'être respectée. Il s'agit de cette loi biblique qui voulait que tous les cinquante ans les compteurs soient remis à zéro. On devait alors libérer les esclaves, ne pas travailler pendant un an, redistribuer les terres acquises au cours des cinquante années précédentes. Une véritable révolution périodique, qui n'avait pas vraiment eu l'heur d'être appliquée, tout comme les simples années sabbatiques, d'ailleurs — qui mettaient en place tous les sept ans des bouleversements très importants aussi.

Je cite — Lévitique 25, 10-18 :
10 vous déclarerez sainte la cinquantième année et vous proclamerez dans le pays la libération pour tous les habitants ; ce sera pour vous un jubilé ; chacun de vous retournera dans sa propriété, et chacun de vous retournera dans son clan.
11 Ce sera un jubilé pour vous que la cinquantième année : vous ne sèmerez pas, vous ne moissonnerez pas ce qui aura poussé tout seul, vous ne vendangerez pas la vigne en broussaille,
12 car ce sera un jubilé, ce sera pour vous une chose sainte. Vous mangerez ce qui pousse dans les champs.
13 En cette année du jubilé, chacun de vous retournera dans sa propriété.
14 Si vous faites du commerce — que tu vendes quelque chose à ton prochain, ou que tu achètes quelque chose de lui, que nul d’entre vous n’exploite son frère :
15 tu achèteras à ton prochain en tenant compte des années écoulées depuis le jubilé, et lui te vendra en tenant compte des années de récolte.
16 Plus il restera d’années, plus ton prix d’achat sera grand ; moins il restera d’années, plus ton prix d’achat sera réduit : car c’est un certain nombre de récoltes qu’il te vend.
17 Que nul d’entre vous n’exploite son prochain ; c’est ainsi que tu auras la crainte de ton Dieu. Car c’est moi, le SEIGNEUR, votre Dieu.
18 Mettez mes lois en pratique ; gardez mes coutumes et mettez-les en pratique : et vous habiterez en sûreté dans le pays.

En regard de l’exil, en guérison de la tragique déportation à Babylone, le livre du prophète Ésaïe annonçait un an de grâce du Seigneur, an qui verrait l'exil prendre fin.

Ésaïe 61, 1-3 :
1 L’Esprit du Seigneur, l’Éternel, est sur moi, car le Seigneur m’a donné l’onction. Il m’a envoyé pour porter de bonnes nouvelles à ceux qui sont humiliés ; pour panser ceux qui ont le cœur brisé, pour proclamer aux captifs leur libération et aux prisonniers leur élargissement ;
2 Pour proclamer une année favorable de la part du Seigneur et un jour de vengeance de notre Dieu ; pour consoler tous ceux qui sont dans le deuil ;
3 Pour accorder à ceux de Sion qui sont dans le deuil, pour leur donner de la splendeur au lieu de cendre, une huile de joie au lieu du deuil, un vêtement de louange au lieu d’un esprit abattu, afin qu’on les appelle térébinthes de la justice, plantation de l’Éternel, pour servir à sa splendeur.

Et voilà que Jésus lisant ce texte d'Ésaïe, pour la prédication inaugurale de son ministère, annonce l'accomplissement de la Parole du prophète ; il se présente lui-même comme celui qui accomplit cette parole.

Aujourd'hui s'inaugure l'année jubilaire, l'an de grâce du Seigneur, avec toutes ses conséquences : tel est bien le propos de Jésus.

Voilà une parole bien étrange que les auditeurs de Nazareth auront de la peine à recevoir. On sait qu’ils lui demanderont, comme il est coutume dans les évangiles, un miracle, pour croire. Et on peut les comprendre. Ce Jubilé, cet an de grâce, on en voudrait tout de même des signes pour le croire.

Et si ce Jubilé est bien la guérison des yeux aveugles de ceux qui baignent dans les ténèbres de l'esprit de la captivité, on n'hésitera pas à attendre comme signe que les aveugles recouvrent la vue, selon la lettre de la traduction grecque de la parole du prophète : après tout le Royaume de Dieu n'implique-t-il pas la guérison totale de toutes nos souffrances ; d'où la façon dont les habitants de Nazareth apostropheront Jésus : « médecin guéris-toi toi-même » (Luc 4, 23), et ton peuple avec toi.

Car le Jubilé annoncé par Ésaïe est bien l'inauguration du Royaume. Le Jubilé marque l'espérance de ce jour où le Shabbath devient éternel, ce jour à partir duquel il devient définitivement possible de dire : « c'est aujourd'hui de jour du Shabbath », selon l’Épître aux Hébreux, ch. 4. Cela étant appelé à être chargé de sens en ce qui concerne les relations humaines, enfin empreintes de sagesse et de grâce. Aujourd'hui commence le monde nouveau, s'ouvre le ciel nouveau d'où apparaît la Jérusalem nouvelle sur la nouvelle terre du monde à venir, inauguré ce jour-là.

Mais voilà que comme face à la recherche de la sagesse, Dieu a opposé la folie de la prédication, voilà, en ce qui concerne la grâce, que face à la recherche de miracles — il n’y a pas eu de miracle ce jour-là à Nazareth —, Dieu a opposé la foi à la faiblesse de la croix, où le Christ rejoint le souffrance de l’humanité, la souffrance de son peuple.

Sans autre signe que la faiblesse du Christ dévoilée bientôt à la croix Jésus annonce aujourd’hui l’accomplissement de cette parole du prophète Ésaïe : ici commence le Jubilé, le grand Shabbath, l'an de grâce qui inaugure le Royaume de Dieu. Même si cela ne se voit pas, ne relève pas de la vue… Parole donnée à la foi seule. Accomplissement qui ne se voit pas.

Cette parole relève de cette folie de Dieu plus sage que les hommes et cette faiblesse de Dieu plus forte que les hommes, folie et faiblesse selon lesquelles Dieu a choisi les choses folles et faibles de ce monde pour confondre les sages et fortes (1 Co 1). Or ces choses folles et faibles sont ceux et celles qui sont appelés par l'Évangile pour être sagesse et justice en Jésus-Christ. C'est nous qui entendons ce que Jésus dit aujourd’hui.

*

Nos années se datent en autant d'ans de grâce : « an de grâce 2016 », disons-nous ! Autant d’années de Jubilé ! Si le nous croyons, si nous croyons que le Jubilé est advenu, si nous sommes dans l'an de grâce du Seigneur, plus rien ne manque pour que nous en appliquions les modalités : libérés de tout esclavage, être libres de remettre les dettes, de pardonner, puisque c’est là le Jubilé, libres parce ce que la délivrance des captifs a eu lieu...

Chacun à notre humble mesure : nous qui sommes au bénéfice de la remise des dettes avons dès lors tous le pouvoir de remettre les dettes à notre égard ; comme nous le prions dans le Notre Père — « remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs. » (Ça vaut comme pardon des offenses concernant ces dettes que sont les fautes ; ça vaut aussi à tous les autres plans — Jésus n’a pas commis de péché, mais outre sa solidarité avec nous, il n’en était pas moins débiteur de sa vie envers son Père, ce qu’il savait lorsqu’il enseignait cette prière : « remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs. »)

Si nous ne faisons pas de miracles spectaculaires, comme Jésus n’en a pas fait à Nazareth (comme pour nous dire : vous aussi vous pouvez beaucoup de choses sans que cela ne soit spectaculaire) — nous avons la possibilité de mettre en place les modalités essentielles de l’an de grâce — comme remise à notre mesure des compteurs à zéro.

Dieu nous appelle aujourd’hui à entrer avec humilité, au regard de l’histoire, mais de plain-pied tout de même, dans ce temps de la grâce, en place dès à présent. « Aujourd’hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l’entendez. »


RP, Châtellerault, 24.01.16


dimanche 17 janvier 2016

À Cana... Des noces éternelles





Esaïe 62.1-5 ; Psaume 96 ; 1 Corinthiens 12.4-11 ; Jean 2.1-12

Jean 2, 1-12
1 Or, le troisième jour, il y eut une noce à Cana de Galilée et la mère de Jésus était là.
2 Jésus lui aussi fut invité à la noce ainsi que ses disciples.
3 Comme le vin manquait, la mère de Jésus lui dit: "Ils n’ont pas de vin."
4 Mais Jésus lui répondit: "Que me veux-tu, femme? Mon heure n’est pas encore venue."
5 Sa mère dit aux serviteurs: "Quoi qu’il vous dise, faites-le."
6 Il y avait là six jarres de pierre destinées aux purifications rituelles; elles contenaient chacune de deux à trois mesures.
7 Jésus dit aux serviteurs: "Remplissez d’eau ces jarres"; et ils les emplirent jusqu’au bord.
8 Jésus leur dit: "Maintenant puisez et portez-en au maître du repas." Ils lui en portèrent,
9 et il goûta l’eau devenue vin-il ne savait pas d’où il venait, à la différence des serviteurs qui avaient puisé l’eau, aussi il s’adresse au marié
10 et lui dit: "Tout le monde offre d’abord le bon vin et, lorsque les convives sont gris, le moins bon; mais toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à maintenant!"
11 Tel fut, à Cana de Galilée, le commencement des signes de Jésus. Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui.
12 Après quoi, il descendit à Capharnaüm avec sa mère, ses frères et ses disciples; mais ils n’y restèrent que peu de jours.

*

Rien de plus sain qu'une fête, des noces, la joie. On a souvent remarqué cet aspect de ce passage, et il faut le rappeler. Jésus ne dédaigne pas les réjouissances d'une fête tout humaine. Un repas de noces, que le texte nous présente comme célébré parmi des proches ou des amis de sa mère (v.1) ; et qui va illustrer la joie à la résurrection (v.1 : le troisième jour), renvoyant donc à Pâques et aux noces de l’agneau.

Voilà donc dans notre texte une fête de mariage où Jésus est invité aussi, ainsi que ses disciples. Les noces sont alors un événement considérable, qui dure toute la semaine ; et on n’invite pas seulement les amis, mais les amis des amis, qui se trouvent naturellement en pareille circonstance être eux-mêmes des amis et avoir aussi des amis qui du coup accèdent aussi au cercle des amis. La joie s'étend aux cercles les plus larges.

Société du partage, qui déborde tout particulièrement dans la joie ; un peu comme celle que donne l'Esprit saint, et qui ne connaît pas de calculs ni de lendemains, surtout, précisément, dans la joie. Jésus fera allusion à cela en évoquant, dans la parabole des noces, les invités du bord du chemin.

La famille en joie veut du monde pour partager sa joie. Et veut y prendre du temps. Ici la fête a beaucoup duré. Et voilà que le vin vient à manquer. Et la famille se sent au bord de l’humiliation. Les convives sont en passe de ne pas être honorés comme il se doit. Non pas que le maître ait été chiche, ou plus pauvre qu'il aurait voulu le laisser paraître, mais plutôt que la joie ayant été très grande, le vin a coulé, coulé, coulé. À cette fête que Jésus n'a pas dédaigné d'honorer de sa présence.

Fête tout humaine : il ne s’agit pas d’une bénédiction nuptiale — la bénédiction, chose qui n’existera pas dans l’Église avant le Ve siècle, concerne dans le rite juif uniquement le premier jour, qui précède les sept jours de fête —, mais de la suite — la fête qui suit, où l'on trouve Jésus — un temps tout à fait profane ; moment qui n’en réfère pas moins au précepte de la Genèse sur l’homme et la femme : soyez féconds et multipliez-vous — d’où le signe de l’abondance de la fête…

Il y a un temps pour tout, y compris pour la fête, qui n'a pas à être bridée parce que ce n'est pas tous les jours la fête, au contraire précisément, et tant pis pour les lendemains. Le Dieu qui pourvoit à la joie pourvoit à plus forte raison au quotidien. "Ne vous inquiétez pas pour vos lendemains, remettez cela à Dieu", dit Jésus.

… Et le vin vient à manquer avant qu'il n'ait suffisamment réjoui le cœur des participants. La nouvelle du problème commence à courir. On s'informe l'un l'autre : la fête risque bien d'être abrégée. Marie informe son fils. Et voilà de la part de Jésus une réaction étrange.

*

Jésus apparemment, perçoit cette information comme une interpellation. Venu en ce monde pour ce monde, ce qui l'entoure l'interpelle. Combien de fois ne le voyons-nous pas faire des miracles par compassion, apparemment à côté du sens qui est celui de tous ses miracles. Apparemment seulement, parce que fussent-ils œuvres de compassion, les miracles de Jésus sont toujours chargés d'une plénitude de sens qui en fait autant de portes ouvertes sur la vie spirituelle. Ce sens est d'ailleurs sans doute fort lié à ce que le monde l'interpelle, — comme on dit —, ne le laisse pas indifférent.

La fin de la fête, la fin qui s'annonce, ne le laisse pas non plus indifférent. La fin de nos fêtes. Pourquoi faut-il que nos fêtes, nos joies, se terminent toujours ? Pourquoi faut-il que ce qui commence par des chants se termine dans la frustration, dans la tristesse, en manque du vin qui réjouit le cœur de l'homme ? Cette noce, par exemple, se terminera.

À regarder plus loin, plus tard, elle se terminera mal comme toute noce, de toute façon par un deuil — il faudra se quitter lorsque, au mieux après la vieillesse, la mort viendra frapper. Il faudra bien quitter ce monde, se quitter l'un l'autre, arraché l'un à l'autre par la douleur de la mort, la joie tournera en deuil, comme la fête tourne court dans le manque de vin.

Alors Jésus donne le signe de ce qu'il est lui-même la fête éternelle, le fête où le vin ne vient jamais à manquer. Dans sa conscience du malheur du deuil prochain qui est au cœur de toutes nos fêtes, Jésus s'interpose ; il s'interpose contre le scandale du fatal manque de vin. Alors son sang bientôt coulera, vin de joie de la fête éternelle.

Qu'en savent les hommes, qu'en sait sa mère ? D'où sa façon de lui répondre : qu'y a-t-il entre toi et moi ? Toi tu es de la terre ; quant à moi qui sais le remède à la douleur des fêtes passagères, des noces promises au deuil, mon heure n'est pas encore venue, l'heure où mon sang coulera comme un vin nouveau pour le salut du monde.

C'est ce que Jésus va signifier par son miracle, attestant qu'il vit lui-même au-delà des fêtes passagères, et qu'il fait entrer dans cet au-delà ceux qui, au cœur de leur fête, savent goûter le vin de l'alliance renouvelée, alliance nouvelle et éternelle, qui purifie mieux que l'eau de toutes les aspersions dont sont remplies les jarres des purifications.

Car c'est bien de jarres de purification qu'il s'agit. Changer cette eau-là en vin, cette eau qu'il fait verser dans ces jarres-là, n'est pas le fait du hasard de la part de Jésus. Par lui prend place la joie éternelle de l'Alliance, où le meilleur des vins de fête ne vient jamais à manquer. C'est là la dimension où Jésus resitue la question de sa mère. On est dans un autre monde, où l'on vient par le mystère de la foi (v.11).

*

C'est que dès lors tout est à double sens.

L'étonnement de l'organisateur devant la qualité de ce vin servi en fin de fête, par exemple : au premier plan, il s'agit d'une stricte interrogation sur le pourquoi de cette façon de faire : servir le bon vin à la fin. À un autre plan, il nous est indiqué que là est l'entrée dans l'alliance du Royaume, de la joie éternelle.

La façon dont Jésus répond apparemment sèchement à sa mère est aussi à double sens pour nous : adressée à celle qui n'entre que partiellement dans la pensée de celui qui pour être son fils n'en est pas moins son Dieu, cette parole vaut aussi et a fortiori pour nous, qui n'avons pourtant pas le bénéfice d'une telle grâce.

La foi, qui permet à ses disciples de saisir dans le miracle la gloire de Jésus, relève d'un étonnement devant le Dieu qui agit par où on ne l'attendrait pas, c'est-à-dire peut-être, d'un Dieu tout à fait libre par rapport aux conseils que l'on voudrait lui donner, par rapport aux façons d'agir que l'on voudrait lui suggérer à demi-mot — "ils n'ont plus de vin, tu sais ce qu'il te reste à faire".

Prenons garde : il est des prières exaucées dont le sens sera pour nous plus dérangeant qu'une absence de réponse, des exaucements qui vont nous obliger à des bouleversements que nous ne prévoyons pas en formulant ces prières, des bouleversements tels que si nous les avions connus d'abord, nous nous serions peut-être abstenus de ces prières-là.

Et il est des façons de souffler à Dieu ce qu'il devrait nous enseigner, c'est-à-dire ce que l'on a l'habitude d'entendre — vieilles jarres comme vieilles outres.

C'est nous que Jésus appelle aujourd’hui encore à avoir part à l'ivresse spirituelle du vin nouveau. C'est toujours nous qu’il vise à travers cet attachement à des jarres que Dieu veut les remplir du vin le meilleur.

*

Là seulement est le remède à notre aveuglement, qui est cette certitude que la fête doit finir le jour où finit le vin de nos vieilles outres. Nous sommes alors appelés à goûter ce vin qui ne peut que faire éclater nos vieilles outres, emplir d'ivresse nos vieilles jarres.

Dieu a gardé ce bon vin qu'il nous dévoile — aujourd'hui, — car il y a encore un aujourd'hui. Il nous le dévoile aujourd'hui encore en Jésus pour nous enivrer de sa présence qui ne finit jamais, pour nous préparer aux noces éternelles.


R.P, Poitiers, 17.01.16


dimanche 10 janvier 2016

Jésus, baptisé lui aussi




Ésaïe 40, 1-11 ; Psaume 104 ; Tite 2, 11-14 & 3, 4-7 ; Luc 3, 15-22

Luc 3, 15-22
15 Le peuple était dans l’attente et tous se posaient en eux-mêmes des questions au sujet de Jean : ne serait-il pas le Messie ?
16 Jean répondit à tous : “Moi, c’est d’eau que je vous baptise; mais il vient, celui qui est plus fort que moi, et je ne suis pas digne de délier la lanière de ses sandales. Lui, il vous baptisera dans l’Esprit Saint et le feu;
17 il a sa pelle à vanner à la main pour nettoyer son aire et pour recueillir le blé dans son grenier ; mais la bale, il la brûlera au feu qui ne s’éteint pas.”
18 Ainsi, avec bien d’autres exhortations encore, il annonçait au peuple la Bonne Nouvelle.
19 Mais Hérode le tétrarque, qu’il blâmait au sujet d’Hérodiade, la femme de son frère, et de tous les forfaits qu’il avait commis,
20 ajouta encore ceci à tout le reste : il enferma Jean en prison.
21 Or comme tout le peuple était baptisé, Jésus, baptisé lui aussi, priait; alors le ciel s’ouvrit ;
22 l’Esprit Saint descendit sur Jésus sous une apparence corporelle, comme une colombe, et une voix vint du ciel : “Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré.”

*

« Jésus, baptisé lui aussi » (v. 21). C'est le temps de la venue de cette bonne nouvelle que Jean annonçait et accompagnait d'exhortations, comme nous dit le texte (v.18).

Au-delà des rappels de la Loi en vue du repentir que portait Jean, il y a la consolation du peuple exilé dans le péché, qu'il annonce selon Ésaïe, et la miséricorde de Dieu, dont l'éminent signe public est ce baptême du Christ.

Miséricorde étonnante qui est dans le partage, dans la solidarité qui se dit dans ce baptême. Car quel besoin de repentir, de baptême de repentir, pour un homme sans péché ? C'est là un geste de solidarisation avec le peuple exilé dans le péché. Le Seigneur partage l'exil du peuple, vient dans l'exil avec le peuple afin de l'en ramener — baptisé lui aussi « comme tout le peuple était baptisé » (v. 21).

Être Fils de Dieu, ainsi que le dit de Jésus la voix venue du ciel avec l'Esprit saint apparu comme une colombe, est pleinement lié à la réalisation du bon plaisir de Dieu par ce baptême de solidarité. Être Fils de Dieu, réalité intemporelle, s'exprime dans le temps : dans son humanité, Jésus est le Fils éternel de Dieu, et il le signifie dans son baptême. Dans ce geste, se faire baptiser, qui le solidarise avec le peuple, Jésus reçoit de l'Esprit, publiquement, sa consécration pour entrer dans son ministère de Messie, de Sauveur du peuple, ce qui marque le temps de la fin de l'exil du peuple dans le péché. Par ce geste, il exprime sa prise en charge, en obéissance au Père, de son rôle de serviteur, celui qui se solidarise avec le peuple exilé, toujours selon Ésaïe.

C'est l'œuvre de la seule grâce de Dieu, qui vient nous rejoindre dans les lieux de nos égarements pour nous placer devant lui, dans la liberté de l'Esprit, fin de tous les exils, liberté fondée sur la confiance en sa faveur, sa grâce.

*

Lorsque avec l'Esprit venu comme une colombe, la voix déclare ainsi Jésus Fils de Dieu, c'est, en vertu de la solidarité qu'il montre à notre égard en se faisant baptiser, notre adoption comme fils et fille à notre tour qui est aussi prononcée. Le baptême, qui est en premier lieu un geste d'humilité, un geste de repentir, devient aussi le signe d'une régénération. Ici, il nous est dit aussi : « toi qui est pécheur comme le dit en premier lieu ton baptême, tu reçois aussi la force de l'Esprit de Jésus par lequel en se solidarisant avec les pécheurs, il a sanctifié, rempli d'Esprit, ce geste d'humilité. »

Dieu a dit une fois pour toutes en Jésus : « tu es mon fils, moi, aujourd'hui, je t'ai engendré. » Et cela signifie aussi ce partage de l'Esprit du Christ, ce don de son Esprit, dont le baptême est désormais un signe. Ce don d'affermissement, de force, est ce qui nous qualifie, nous donne capacité de grandir dans la liberté.

*

Qu'est-ce à dire ? On connaît le reste de la prédication de Jean, celui qui baptise Jésus, les fameuses exhortations avec lesquelles il accompagne la Bonne Nouvelle : comblez les abîmes, abaissez les montagnes, redressez ce qui est tordu. Notre texte nous rappelle qu'il est emprisonné pour cela, par le roi Hérode, qui n'aime pas qu'on lui rappelle trop publiquement qu'il est un pécheur public.

Cet appel de Jean à la justice, Jésus vient de l'assumer par son baptême, l'assumer pour l'accomplir par solidarité. Car la solidarité n'est pas un vain mot. Il s'agit d'être concrets. Jésus l'est. Et ce que le Baptiste nous appelle tous à faire, Jésus le fait. L'Esprit l'investit pour cela, et puisqu'il nous donne aussi cet Esprit, il nous donne aussi, comme le dit notre liturgie, la force de la faire. C'est là la liberté.

*

Le temps annoncé par Jean le Baptiste s’est approché ; le temps de combler les fossés creusés par la richesse et la corruption. Un temps toujours actuel bien sûr, tant que dure le temps — « vous aurez toujours les pauvres avec vous », rappellera Jésus. Face à l'énormité du déséquilibre, on est pris d'un sentiment de malaise, et d'impuissance. Et dès lors, à terme, de culpabilité. Ce qui est inutile, comme toute impuissance ou culpabilité, mais le Christ libère de la culpabilité en donnant du même coup la force qui est dans la liberté qu'il octroie.

Car être libéré de la culpabilité suppose recevoir aussi la parole qui fait se lever, et la force de se lever. Lazare n'est libéré de son tombeau que parce qu'il entend et reçoit la Parole qui lui dit : sors. Et il ne sort que par la force de cette Parole, par l'Esprit qui l'accompagne et la porte. La liberté que nous donne le Christ se traduit, comme toute liberté, en don. Qui ne sait que se replier, et ne sait pas donner, n'est pas libre. Un Lazare qui entendant la parole qui lui dit « Sors », et qui ne sortirait pas donnerait à se demander s'il l'a bien entendue. Paul parle (Ro 12, 3) de la mesure de foi accordée à chacun, et qui se jauge en liberté, et donc en don.

Si l'Esprit nous est donné, si tout est don, qu'en est-il d'une liberté qui ne débouche pas sur le don mais laisse dans le repliement et la peur ? Le don de temps, de présence, d'attention, et de ce qui est proche du cœur, d'argent.

Rappelons-nous aujourd'hui encore que, avec ses faibles moyens, mais avec l’affermissement de l’Esprit, l'Église a aussi pour vocation de lutter contre les déséquilibres dénoncés par Jean, et qui n'ont peut-être fait qu'augmenter ; puisqu’on continue d’assister à l'augmentation apparente du déséquilibre que dénonçait Jean.

Le Christ est apparu au baptême de Jean pour se solidariser avec nous et nous donner la force, pour nous rendre libres. « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libre », vous qui vous dites enfants d'Abraham, dira Jésus — Abraham à qui Dieu suscite des enfants depuis des pierres, selon ce même Jean le Baptiste. Puisque l'Évangile n'est rien d'autre que la parole qui libère.

Ma Parole, dit Dieu, ne revient pas à moi sans effet. Elle demeure éternellement. Et le souffle de l'Esprit qui la porte libère ce qui est appelé à la liberté et dessèche ce qui n’a pas lieu d’être : « il vous baptisera dans l'Esprit Saint et le feu »… « recueillant le blé dans son grenier ; mais la bale, il la brûlera ». Tout comme « l'herbe sèche, la fleur se fane quand le souffle du Seigneur vient sur elles... Oui, le peuple, c'est de l'herbe : l'herbe sèche, la fleur se fane, mais la parole de notre Dieu subsistera toujours ! »

Alors que l'Esprit saint nous libère de ce qui doit être desséché et nous fasse entendre cette Parole par laquelle Jésus nous est donné : « Tu es mon fils, moi, aujourd'hui, je t'ai engendré. »

Alors la liberté jaillira comme un fleuve qui donne sans cesse l'eau qu'il reçoit, comme ce fleuve au-dessus duquel la colombe désignait l'Esprit par lequel nous aussi pouvons devenir fils et filles, c'est-à-dire libres.


RP, Poitiers, 10.01.16


dimanche 3 janvier 2016

"Lève-toi, brille, car ta lumière paraît"




Ésaïe 60, 1-6 ; Psaume 72 ; Éphésiens 3, 2-6 ; Matthieu 2, 1-12

Ésaïe 60, 1-5
1 Lève-toi, brille, car ta lumière paraît,
Et la gloire du Seigneur se lève sur toi.
2 Car voici que les ténèbres couvrent la terre
Et l'obscurité les peuples ;
Mais sur toi le Seigneur se lève,
Sur toi sa gloire apparaît.
3 Des nations marcheront à ta lumière
Et des rois à la clarté de ton aurore.
4 Porte tes yeux alentour et regarde :
Tous ils se rassemblent,
Ils viennent vers toi ;
Tes fils arrivent de loin,
Et tes filles sont portées sur les bras.
5 A cette vue tu seras radieuse,
Ton cœur bondira et se dilatera,
Quand les richesses seront détournées de la mer vers toi,
Quand les ressources des nations viendront vers toi.
6 Tu seras couverte d'une foule de chameaux,
Ainsi que de dromadaires de Madian et d'Épha ;
Ils viendront tous de Saba ;
Ils porteront de l'or et de l'encens
Et annonceront les louanges du Seigneur.

*

« Lève-toi, brille, car ta lumière paraît, et la gloire du Seigneur se lève sur toi. Car voici que les ténèbres couvrent la terre et l'obscurité les peuples ; mais sur toi le Seigneur se lève, sur toi sa gloire apparaît. »

La lumière de Jérusalem ne vient pas d'elle-même, mais de celui qui sur elle resplendit. Sa gloire, sa beauté, n'a pas sa source en elle, et c'est ce qui en fait le symbole du salut pour tous les peuples, faisant accourir vers elle les rois de toute la terre, à la suite des Mages venu vers l'enfant Jésus, et qui seront ainsi par la suite élevés au statut royal que les traditions leur ont donné — puisque Jésus dans son humilité symbolise ce que dit le livre d'Ésaïe parlant d'une gloire toute d'humilité : une gloire que Jérusalem n'a pas par elle-même, mais par celui qui rayonne sur elle.

Le teint solaire et rayonnant de Jérusalem lui est donné par son Seigneur, par le regard de lumière de son Seigneur sur elle.

*

C'est là précisément ce que le Cantique des Cantiques dit de la Sulamite, qui peut ainsi nous fournir comme une clé de lecture… via une petite digression pour revenir à Ésaïe...

« Je suis noire et belle… ». Ainsi s’ouvre le Cantique des Cantiques (chapitre 1, verset 5). « Je suis noire et belle… », selon la traduction correcte — et la seule possible — de ce verset rendu depuis des siècles de façon malencontreuse — pour ne pas dire malveillante — par : « Mais belle » ! Il n’y a pas de « mais » en hébreu. Il n’y a pas de « mais » non plus dans la version grecque des Septante. Mais une remarquable illustration de ce que la lumière qui brille sur Jérusalem comme sur la Sulamite vient de la source de toute lumière. La première version célèbre où apparaît le « mais » est la Vulgate.

Remarquable illustration aussi et tout d'abord, avec l’habitude de ce « mais » inséré dans le Cantique, de la mise en garde de Jésus contre le travers d’attenter au « iota » dans les Écritures ! Ici, on en mesure les conséquences ! La couleur noire serait-elle en opposition à la beauté ?!

La noirceur de la Sulamite du Cantique est en réalité comme un symbole de beauté, précisément, en tant que la beauté se reçoit d’ailleurs, d’un regard extérieur, de Dieu ultimement : la couleur noire, on le sait, est captatrice de lumière, de la lumière qui en contraste dévoile la beauté.

Beauté donc dans toute son intensité, mais qui n’a pas sa source en elle : le noir indique alors un vis-à-vis, signe d’altérité irréductible — qui est entre la beauté et sa source éternelle.

Aux origines, c’est ce vis-à-vis que signale la beauté de la Sulamite, le vis-à-vis de la Bien-Aimée et de son Aimé, Dieu finalement.

« Je suis noire et belle… ». C’est le soleil, rayonnement du regard de mon Bien-Aimé, et de mon éternel Bien-Aimé sur ma beauté, qui m’a donné ma couleur (Cantique ch. 1, v. 6), signe du désir de mieux capter sa lumière, source de toute beauté.

D'où, en regard du contraste du noir et de la lumière, on a considéré aussi la beauté comme en contraste : signe du péché — qui est de se croire source de sa propre beauté —, puis en conséquence de cette propension — ici pour Jérusalem — à se croire source de sa propre beauté, de sa propre gloire, de l'exil dans l'obscurité et de la souffrance du peuple…

Le « mais », qui n'est pas dans le texte, devient alors nuance d'humilité : je suis rayonnante de la lumière du soleil qui donne son éclat à mon teint, comme par une brûlure, « mais », c'est à-dire « mais précisément », c'est du soleil de mon Dieu que je tient ma beauté, ma gloire. Lui est ma lumière, qui resplendit sur moi et qui me fait rayonnante. Départ sans doute du glissement vers le « mais » (qui n’est donc pas dans le texte)…

Puis, on le sait, l’habitude d'ajouter ce « mais » s’est perpétuée dans les traductions, jusqu'à — concernant le français — la traduction de Chouraqui, puis la Nouvelle TOB, qui ont emboîté le pas à Léopold Sédar Senghor, pour donner les premières traductions françaises à ma connaissance à avoir repris l’original : « Je suis noire et belle… »

Cela dit, la dimension symbolique est importante et annoncée dans ce rapport soleil / noirceur : une dépendance réciproque des deux figures du Cantique qui restent toujours à distance d'une troisième jamais nommée — et Dieu n'est jamais nommé dans le Cantique.

L'ultime apparaît comme en creux dans cette permanente non rencontre des deux figures du Cantique à la recherche de l'ultime d'eux-mêmes l'un par l'autre (avec l'injonction à la fiancée : va vers toi — 2, 13). L'absence est décisive dans le Cantique. Lorsqu'il semble que l’union va advenir, l'absence se pose (cf. ch. 2 à 3, 1-2 ; ch. 5, 6 ; ch. 6 à 7, 1 sq.).

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Où l'on retrouve le texte du livre du prophète Ésaïe comme parlant du regard de Dieu sur Jérusalem, de ce que sa gloire, sa beauté, vient de la lumière qu'elle ne détient pas, mais qui se révèle par le rayonnement de la lumière divine.

Alors sa lumière fait venir toutes les nations à la recherche de la source de sa splendeur, à commencer par… les Mages, selon Matthieu, qui se rendent… à Jérusalem, la rayonnante, comme la Sulamite du Cantique, pour découvrir, dans l'humilité de l'enfant, la source de son rayonnement et de sa gloire : sous l'humilité, la source infinie de sa lumière et de son rayonnement, qui l'invite à se relever. C'est, sous l'humilité où nous sommes appelés à chercher la source de toute lumière, un appel qui est alors lancé à chacun de nous : « Lève-toi, brille, car ta lumière paraît, et la gloire du Seigneur se lève sur toi. Car voici que les ténèbres couvrent la terre et l'obscurité les peuples ; mais sur toi le Seigneur se lève, sur toi sa gloire apparaît. »


RP, Poitiers, 3.1.16