dimanche 28 août 2016

Place d'honneur




Proverbes 4, 1-9 ; Psaume 68 ; Hébreux 12, 18-24 ; Luc 14, 1-14

Luc 14, 1-14

1 Un jour de shabbath, il était venu manger chez l'un des chefs des pharisiens, et ceux-ci l'observaient.
2 Un hydropique était devant lui.
3 Jésus demanda aux spécialistes de la loi et aux pharisiens : Est-il permis ou non d'opérer une guérison pendant le shabbath ?
4 Ils gardèrent le silence. Alors il prit le malade, le guérit et le renvoya.
5 Puis il leur dit : Lequel de vous, si son fils ou son bœuf tombe dans un puits, ne l'en retirera pas aussitôt, le jour du shabbath ?
6 Et ils ne furent pas capables de répondre à cela.
7 Il adressa une parabole aux invités parce qu'il remarquait comment ceux-ci choisissaient les premières places ; il leur disait :
8 Lorsque tu es invité par quelqu'un à des noces, ne va pas t'installer à la première place, de peur qu'une personne plus considérée que toi n'ait été invitée,
9 et que celui qui vous a invités l'un et l'autre ne vienne te dire : « Cède-lui la place. » Tu aurais alors la honte d'aller t'installer à la dernière place.
10 Mais, lorsque tu es invité, va te mettre à la dernière place, afin qu'au moment où viendra celui qui t'a invité, il te dise : « Mon ami, monte plus haut ! » Alors ce sera pour toi un honneur devant tous ceux qui seront à table avec toi.
11 En effet, quiconque s'élève sera abaissé, et celui qui s'abaisse sera élevé.
12 Il disait aussi à celui qui l'avait invité : Lorsque tu donnes un déjeuner ou un dîner, ne convie pas tes amis, ni tes frères, ni les gens de ta parenté, ni des voisins riches, de peur qu'ils ne te rendent ton invitation et qu'ainsi tu sois payé de retour.
13 Mais lorsque tu donnes un banquet, invite des pauvres, des estropiés, des infirmes, des aveugles.
14 Heureux seras-tu, parce qu'ils n'ont pas de quoi te payer de retour! En effet, tu seras payé de retour à la résurrection des justes.

*

Voilà un texte qui nous donne une illustration et une explication de la façon dont les derniers pourraient être les premiers et les premiers les derniers. Ça commence par le récit de la guérison d'un hydropique — un homme enflé, comme d'eau (de sérum) — guérison que Jésus effectue un jour de shabbath. Façon de provocation, en regard de considérations religieuses classiques. Entrée en matière dont il faut tenir compte pour comprendre ce que développe Jésus dans la parabole qui suit cet incident, quant à être abaissé ou élevé.


Auto-satisfaction religieuse

On sait que l'observance du shabbath n'est pas facultative, selon la Loi. L’Alliance a deux parties : Dieu et le peuple. Quant à Dieu, il a fait une promesse à Abraham pour sa descendance. Quant au peuple il s'agit de remplir sa part, c'est-à-dire observer les préceptes, mais au risque, qui nous concerne jusqu'aujourd'hui nous aussi, d’en faire ainsi une sorte de manuel d'autosatisfaction religieuse. C'est à cela que Jésus s'en prend, à sa façon radicale, par cette guérison incongrue annoncée par une question provocante.

Jésus guérit un homme atteint d'une maladie qui l'affecte depuis longtemps — c'est-à-dire que Jésus aurait pu le guérir le lendemain du shabbath : les cabinets médicaux sont fermés le week-end, sauf urgence. Et voilà que Jésus répond à ses adversaires qu'il y a là urgence.

Car en cas de réelle urgence, les pharisiens admettent la légitimité des interventions au jour du shabbath, comme les médecins le week-end — d'où le silence qui suit la question de Jésus. Dans un cas d’urgence, celui d'une question immédiate de vie ou de mort, il n'y aurait ni discussion ni contestation. Pas plus pour un être humain que pour un bœuf tombé dans un puits. Car il ne faut pas s'imaginer, à partir de la remarque de Jésus sur le bœuf tombé dans un puits — exemple que Jésus rajoute à un fils, premier exemple trop évident — ; il ne faut pas s'imaginer qu'un pharisien quel qu'il soit aurait eu l’indécence de préférer la vie de son bœuf à une vie humaine en danger immédiat ! Les choses étaient prévues, le Talmud en garde souvenir, pas de difficulté dans ce cas. Mais voilà, ici, on a affaire à une personne qui pouvait attendre un jour de plus. De quoi choquer : Jésus, méprise-t-il le shabbath ?

*

Jésus ne méprise pas le shabbath ; mais il considère le cas de ce malade comme urgent ! Mais peut-être d'une autre urgence que celle de la maladie — même si l'on convient qu'un jour de souffrance est une éternité pour celui qui en est affligé.

L'urgence en question est celle du Jour d'éternité précisément, celle du Royaume de Dieu. Le shabbath en est le signe, signe de gratuité, signe de grâce, signe et présence du Royaume de Dieu, ce jour où Dieu s'est reposé, et où tous sont invités à être délivrés et à entrer dans son repos — et pas seulement à observer scrupuleusement le rituel qui symbolise cette délivrance et la gratuité du repos de Dieu. Sans quoi on risque de n'être qu'enflé de bonne conscience, comme l'hydropique — beau symbole — était enflé. À guérir d'urgence !

Il faut avoir perçu cela pour comprendre en quoi consiste cette façon de se croire premier, cette façon de s'arroger les places d'honneur - et surtout pourquoi le Maître du repas du Royaume pourrait juger qu'il s'agit de ranger les convives autrement.


Se mettre à la première place

On peut saisir ainsi que se mettre à la première place consiste, en usant de critères soi-disant religieux — ou autres —, à établir des catégories prioritaires, et s'y placer soi-même, sur la base d'une bonne conscience qui revient à être... enflé. Maladie à guérir d'urgence !

Enflé, éventuellement — ô comble — et c'est le risque que Jésus décèle chez ses interlocuteurs, à la mesure de ce recueil de « principes pour être en règle avec Dieu » que l'on a fait de la Bible — et que la Bible n'est pas. Et voilà qu'on se fait fort de constater qu'on accomplit la plupart des rites qu'elle prescrit — ce qui est certes bel et bon — à commencer par un des plus importants — il est tout de même dans les dix commandements — le shabbath, ce signe de la gratuité de la grâce de Dieu. Or la Bible n'est pas un manuel de savoir-vivre religieux : son but n'est pas de nous faire penser que nous sommes en règle avec Dieu. Car quiconque se pense en règle avec Dieu, se mettra d'une façon ou d'une autre dans les meilleurs fauteuils, comme les convives de la parabole, carrément dans les premiers.

Voilà qui est à guérir d'urgence !... Avant que Dieu ne bouleverse un ordre indu : « quiconque s'élève sera abaissé, et celui qui s'abaisse sera élevé ».


Une autre humilité

Alors Jésus appelle celui qui l'invitait, à inviter — plutôt que les convives qui lui ressemblent, ses proches ou ceux qui lui sont proches par leur perfection morale, ceux honorent sa table de leur richesse ou de leur — réelle — honorabilité, et qui peut-être, l’inviteront en retour à leurs tables de choix — ; Jésus l'appelle à inviter ceux que l'on a l'habitude de mépriser. Avec le motif qu'ils ne pourront pas rembourser, qu'ils ne pourront pas rendre rendre l'invitation... N'ayant donc pas de quoi être enflés !

Le piège de l’orgueil, puisque c'est de cela qu'il s’agit, la prétention d'être irréprochable, à s'arroger la bonne place, se dévoile ici dans toute sa splendeur : prétention d'être d'une pureté telle qu'on pourrait la déployer, agissant entre bons par pure gratuité ! Agir par pure gratuité serait certes bel et bon si nous étions d'une telle perfection, celle d'être entre bons qui se rendent leur bonté, perfection surhumaine, perfection inhumaine.

Où l'on retrouve à son comble l'illusion d'être en règle : dans la prétention d'aimer de façon gratuite. Jésus barre cette issue illusoire par un défi : « invite donc ceux qui ne pourront pas de te rendre ». Des « débiteurs » qui ne peuvent pas rembourser ! Inaptes à la réciproque. Jésus met ici en question jusqu’à la vérité de la bonne intention : jusqu’à quel point un acte « gratuit » est-il gratuit ? C'est une véritable « dette de gratuité » qui est ainsi dévoilée via cette mise en honneur de ceux qui ne peuvent pas rembourser : tu n'as pas les moyens de tes prétentions d'être à la hauteur des exigences qui fonderaient une communauté de bons, en règle, aptes à donner. Toi le premier es un invité au festin céleste, au seul bénéfice de la grâce gratuite — don de résurrection, comme cela apparaîtra « à la résurrection des justes ».

*

Ainsi, il est un autre regard de Dieu, celui du Christ qui honore le méprisé, un regard qui mène quiconque a perçu qu'il se pose sur lui, à savoir qu'il ne saurait y avoir d'homme soi-disant apte à aimer, en règle avec Dieu, que par inconscience. Ce regard dévoile à qui a perçu que Dieu le pose sur lui que c'est là le regard qui seul fait vivre. C'est ce regard du Christ qui suscite l'attitude que Dieu agrée, et qui consiste à s'attendre à lui seul, et à ne pas se fier à toutes nos prétendues mises en règle, jusqu'à s'imaginer comme Dieu, aptes au don gratuit. C'est par la foi seule, qu'il s'agit de vivre devant Dieu, Dieu qui a seul le pouvoir de faire naître en nous, et à l'égard de nos prochains, les comportements qu'il attend de nous.


R.P., Châtellerault, 28.08.16


dimanche 21 août 2016

"N’y aura-t-il que peu de gens qui seront sauvés ?"




Ésaïe 66, 18-21 ; Psaume 117 ; Hébreux 12, 5-13 ; Luc 13, 22-30

Luc 13, 22-30
22  Il passait par villes et villages, enseignant et faisant route vers Jérusalem.
23 Quelqu’un lui dit : "Seigneur, n’y aura-t-il que peu de gens qui seront sauvés ?" Il leur dit alors :
24  "Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne le pourront pas.
25  "Après que le maître de maison se sera levé et aura fermé la porte, quand, restés dehors, vous commencerez à frapper à la porte en disant : Seigneur, ouvre-nous, et qu’il vous répondra : Vous, je ne sais d’où vous êtes,
26  "alors vous vous mettrez à dire : Nous avons mangé et bu devant toi, et c’est sur nos places que tu as enseigné ;
27  et il vous dira : Je ne sais d’où vous êtes. Éloignez-vous de moi, vous tous qui faites ce qui est injuste.
28  "Il y aura les pleurs et les grincements de dents, quand vous verrez Abraham, Isaac et Jacob, ainsi que tous les prophètes dans le Royaume de Dieu, et vous jetés dehors.
29  Alors il en viendra du levant et du couchant, du nord et du midi, pour prendre place au festin dans le Royaume de Dieu.
30  "Et ainsi, il y a des derniers qui seront premiers et il y a des premiers qui seront derniers."

*

Voilà une parole terrible, donnée comme inaugurant le jour du Royaume de Dieu et de sa porte — étroite et — désormais fermée !

Parole donnée en « vous ». Adressée donc au lecteur de l’Évangile, à chacun de nous qui lisons, donc, en réponse à la question « Seigneur, n’y aura-t-il que peu de gens qui seront sauvés ? »

Une parole annoncée comme devant entrer dans l’histoire. Quand ? Lors d’une des dates terribles dont est constellée l’histoire ? Et pourquoi pas une date apparemment anodine ? Les événements du Nouveau Testament ont alors totalement échappé à la « grande Histoire », aux « grands médias » — : la date de la porte fermée aurait tout d'une date anodine, comme une date qui signe pourtant la disparition des témoins de la parole de la grâce, par exemple. Nous sommes à quelques jours d'un nouvel anniversaire du massacre de la Saint Barthélémy, la nuit du 24 août 1572. Le protestantisme ne fut pas exterminé, même si c'était sans doute la visée de ses bourreaux — en tout cas pour la France. Ce qui renvoie à l'actualité la plus criante, où comme en Syrie, en Irak ou en Égypte, etc., les violences fanatiques débouchent sur la disparition — parmi tant d'autres persécutés — des chrétiens, fragiles témoins, de plus en plus rares, de la parole du Christ.

Le témoignage se poursuit ailleurs, pourra-t-on dire. Mais jusqu'à quand, quand les Églises se vident ? Et si la porte fermée, porte étroite devenue devenue trop étroite, c’était cela ? Cela peut s’illustrer par une autre date anodine : au hasard : 1321. Un symbole intéressant, lié à l’histoire d'un christianisme exterminé, le catharisme ; symbole intéressant pour lire notre texte. Je vous propose de nous y arrêter un instant.

Pour les cathares, l'accès au Paradis supposait que l'on soit « consolé » en recevant l’imposition des mains d'un « Parfait » — ou « Bon-Homme ». Ainsi, depuis la mort du dernier d'entre eux, Bélibaste, en 1321, pour l’Occitanie cathare en tout cas, la Jérusalem céleste serait hors de portée, sa porte fermée, l’exil dans l’enfer de ce monde est irrémédiable. Le châtiment infernal récurrent est désormais seul en marche.

Que dire dès lors ? Il est incontestable que tous ne sont pas passés par l’imposition des mains consolantes de l’un de ceux qui donnaient le signe, le sacrement du salut. Certaines âmes étaient donc destinées au châtiment infernal. Et en nombre : nous en sommes tous, depuis lors.

Le seul salut possible, la porte étroite pour le salut des âmes étant ici cette consolation octroyée par les Parfaits, les Bons-Hommes, lorsque leur tâche est accomplie, ils n'ont plus à rester dans un monde devenu enfer définitif, ils doivent donc en disparaître. Or ils ont disparu, avec leur dernier martyr. À la disparition du dernier d'entre eux, le destin de ce monde, déjà tragique en ce Moyen Âge des bûchers, n’est que plus tragique encore. Au-delà du dernier recours, seul l’enfer continue son avancée et ses ravages, nous susurre encore le souffle de Bélibaste. Et si ce symbole-là devait nous intéresser nous aussi ?

Et si les portes de Jérusalem s’étaient effectivement refermées avec ses mains, qui ne consoleront plus, avec le souffle qui le portait, murmurant jusqu'à nous que le silence se fait, que la nuit devient toujours plus épaisse, qui déjà engloutissait les survivants cathares d’alors, italiens et bosniaques ?

« Y a-t-il que peu de gens qui seront sauvés ? » demandait-on à Jésus — qui n’a pas répondu à cette question… « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne le pourront pas. » Voilà sa réponse ! « Après que le maître de maison se sera levé et aura fermé la porte, quand, restés dehors, vous commencerez à frapper à la porte en disant : Seigneur, ouvre-nous, et qu’il vous répondra : Vous, je ne sais d’où vous êtes »…

D'autres dates ont suivi celle du bûcher de Bélibaste en 1321, d'autres dates d'exil et signes de l'absurde. Moments de tout un cortège macabre débouchant sur le XXe siècle de l'horreur et du silence glacial qui pèse sur des déserts infernaux, et un XXIe siècle qui ne commence pas au mieux — quand les descendants spirituels des plus anciens témoins de l’Évangile, parlant encore la langue de Jésus, disparaissent du Proche Orient sous la persécution : quels témoins du Royaume après eux, qui pour dire la porte ouverte ?

*

La nuit s'est épaissie. En faut-il plus pour craindre que les portes ne se referment progressivement, ne se soient déjà souvent refermées, et déjà bien avant 1321 ? Une porte fermée : « Éloignez-vous de moi, vous tous qui faites ce qui est injuste. » Captivité babylonienne définitive. Pour les cathares, le cœur du pouvoir, la Babylone en question est évidemment la capitale du pouvoir d’alors, la Rome papale persécutrice. Il est intéressant de remarquer que c'est encore ce que dira quelques siècles plus tard Martin Luther, peu suspect de sympathie pour le catharisme.

Depuis, sont apparues d’autres Babylone ! D'autres lieux et dates symboliques — en nouveaux échos de la Babylone biblique et de la Rome impériale persécutrices.

Mais déjà pour Luther, plus de Parfaits à y opposer. Un pasteur n'a rien d'un Parfait !… Pour Luther comme pour nous, la captivité est définitive, elle dure autant que dure ce monde. Luther ouvre alors un recours individuel, le contact personnel avec Dieu, par la foi seule, puisque plus rien ne subsiste en matière d'intermédiaires. Pas même de purgatoire dans l'autre monde : la douleur est ici. Le purgatoire récurrent qu'était ce monde pour les cathares, dont tout le monde constatait que seul il subsistait, expliquerait alors le succès foudroyant de la Réforme : comme recours individuel à la miséricorde gratuite du Christ, par la foi seule, pour accomplir quand même ce que dans notre temps et dans notre histoire — faite de trahisons, nos trahisons, même du message dont nous nous réclamons —, nous n’avons pu, nous n’aurons pu construire.

« Vous verrez Abraham, Isaac et Jacob, ainsi que tous les prophètes dans le Royaume de Dieu, et vous jetés dehors. Alors il en viendra du levant et du couchant, du nord et du midi, pour prendre place au festin dans le Royaume de Dieu. Et ainsi, il y a des derniers qui seront premiers et il y a des premiers qui seront derniers. »

Voilà Dieu qui seul peut faire ce que ne n’avons pas su faire. Voilà un salut à une tout autre mesure, et qui laisse pourtant le goût de sable de tous nos échecs et de nos injustices, pour laisser place au seul roc de la promesse : « il en viendra du levant et du couchant, du nord et du midi, pour prendre place au festin dans le Royaume de Dieu. » La promesse de Dieu, par la foi seule : telle est ainsi la porte étroite où il nous faut passer, par laquelle seule le salut est possible. La foi seule. Cette porte qui s'ouvre aujourd'hui. Car c'est aujourd'hui le jour du salut…


RP, Poitiers, 21/08/16