dimanche 29 mai 2016

Du Notre Père à la sainte Cène




Genèse 14, 18-20 ; Psaume 110 ; 1 Corinthiens 11, 23-26 ; Luc 9, 11-17

Luc 9, 11-17
11 […] ayant su [où se trouvait Jésus], les foules le suivirent. Jésus les accueillit ; il leur parlait du Règne de Dieu et il guérissait ceux qui en avaient besoin.
12 Mais le jour commença de baisser. Les Douze s’approchèrent et lui dirent : « Renvoie la foule ; qu’ils aillent loger dans les villages et les hameaux des environs et qu’ils y trouvent à manger, car nous sommes ici dans un endroit désert. »
13 Mais il leur dit : « Donnez-leur à manger vous-mêmes. » Alors ils dirent : « Nous n’avons pas plus de cinq pains et deux poissons… à moins d’aller nous-mêmes acheter des vivres pour tout ce peuple. »
14 Il y avait en effet environ cinq mille hommes.
Il dit à ses disciples : « Faites-les s’installer par groupes d’une cinquantaine. »
15 Ils firent ainsi et les installèrent tous.
16 Jésus prit les cinq pains et les deux poissons et, levant son regard vers le ciel, il prononça sur eux la bénédiction, les rompit, et il les donnait aux disciples pour les offrir à la foule.
17 Ils mangèrent et furent tous rassasiés ; et l’on emporta ce qui leur restait des morceaux : douze paniers.

*

Lire la multiplication des pains en regard du Notre Père — « donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour » — et de la tentation de Jésus au désert — « change ces pierres en pain », selon ce que lui propose le satan —, c'est ce à quoi peuvent nous ouvrir les textes de ce jour. En arrière-plan, le peuple au désert, en marche vers le règne de Dieu espéré dans les Psaumes comme cœur des prières d'Israël relisant la Torah, une prière que l'on retrouve dans le judaïsme, donnée aux « dix-huit bénédictions » priées quotidiennement. Ainsi la 2ème bénédiction :

Notre pain de ce jour, donne-le nous aujourd’hui. Tu nourris les vivants par amour, tu ressuscites les morts par grande miséricorde, tu soutiens ceux qui tombent, tu guéris les malades et délivres les captifs. Qui est comme toi, Maître des puissances ?

Un pain de ce jour, ce jour comme jour du règne de Dieu — pain de demain, de ce fait, mais un « demain » si urgent, qu’il en devient un « aujourd’hui » — car « c’est aujourd’hui le jour du salut ».

Une parole donnée à Israël comme rappel du désert et comme promesse que, comme alors, Dieu pourvoit dans tous les déserts. Comme lors de la multiplication des pains, il reste douze paniers pour signifier les douze tribus.

*

Le pain de ce jour fait ainsi écho à la manne, donnée au jour le jour comme nourriture du peuple en marche, à la fois concrète et, en signe, spirituelle. Jésus se présente alors comme redisant la présence du Dieu qui est prié dans les dix-huit bénédictions juives — dont il reprend et souligne les implications en termes de responsabilité humaine.

Et tout cela renvoie à lui, homme et signe de l’action de Dieu.

*

On a là le signe du règne de Dieu présent en Jésus alors que déjà le jour baisse (v. 12), comme l’approche de ce règne semble s’éloigner au temps du désert (v. 12) ; comme au lendemain de l’Exode, il s’agit de recevoir le don de Dieu pour le temps de la traversée du désert — après la traversée de la mer, ici apaisée par Jésus peu avant (Luc 8, 22-25), figurant le baptême —, traversée du désert dans lequel on se trouve à présent en charge d’une foule qui a faim…

Les disciples inclus dans la mission en vue du Royaume (Luc 9, 1-6) et dans la manifestation du don de Dieu pour son peuple, sont dès lors aussi interrogés par ce geste auquel ils participent, et qui ne peut pas ne pas être perçu en écho, lorsqu’il est relaté dans les évangiles, comme renvoyant au repas du Seigneur.

Avec la question déjà récurrente : quelle signification en ce signe du Royaume dans un monde divisé, religieusement et socialement, jusqu’au sein de l’Église ?

Cf. 1 Corinthiens 11, 17-26 :
17 […] vos réunions, loin de vous faire progresser, vous font du mal.
18 Tout d'abord, lorsque vous vous réunissez en assemblée, il y a parmi vous des divisions, me dit-on, et je crois que c'est en partie vrai :
19 il faut même qu'il y ait des scissions parmi vous afin qu'on voie ceux d'entre vous qui résistent à cette épreuve.
20 Mais quand vous vous réunissez en commun, ce n'est pas le repas du Seigneur que vous prenez.
21 Car, au moment de manger, chacun se hâte de prendre son propre repas, en sorte que l'un a faim, tandis que l'autre est ivre.
22 N'avez-vous donc pas de maisons pour manger et pour boire ? Ou bien méprisez-vous l'Église de Dieu et voulez-vous faire affront à ceux qui n'ont rien ? Que vous dire ? Faut-il vous louer ? Non, sur ce point je ne vous loue pas.
23 En effet, voici ce que moi j'ai reçu du Seigneur, et ce que je vous ai transmis : le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain,
24 et après avoir rendu grâce, il le rompit et dit : « Ceci est mon corps, qui est pour vous, faites cela en mémoire de moi. »
25 Il fit de même pour la coupe, après le repas, en disant : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang ; faites cela, toutes les fois que vous en boirez, en mémoire de moi. »
26 Car toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne.
27 C’est pourquoi celui qui mangera le pain ou boira la coupe du Seigneur indignement, sera coupable envers le corps et le sang du Seigneur.
28 Que chacun donc s’éprouve soi-même, et qu’ainsi il mange du pain et boive de la coupe ;
29 car celui qui mange et boit sans discerner le corps du Seigneur, mange et boit un jugement contre lui-même.
30 C’est pour cela qu’il y a parmi vous beaucoup d’infirmes et de malades, et qu’un grand nombre sont morts.
31 Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés.
32 Mais quand nous sommes jugés, nous sommes châtiés par le Seigneur, afin que nous ne soyons pas condamnés avec le monde.
33 Ainsi, mes frères, lorsque vous vous réunissez pour le repas, attendez-vous les uns les autres.
34 Si quelqu’un a faim, qu’il mange chez lui, afin que vous ne vous réunissiez pas pour attirer un jugement sur vous. […]

Voilà qui contraste avec la 2e bénédiction que nous avons entendue : « tu ressuscites les morts par grande miséricorde, tu soutiens ceux qui tombent, tu guéris les malades et délivres les captifs », y lit-on, dans une reprise de la promesse du livre d'Ésaïe annonçant le règne de Dieu : « L’esprit du Seigneur, l’Eternel, est sur moi, Car l’Eternel m’a oint pour porter de bonnes nouvelles aux malheureux ; Il m’a envoyé pour guérir ceux qui ont le cœur brisé, Pour proclamer aux captifs la liberté, Et aux prisonniers la délivrance » (És 61, 1). Voilà donc que la Cène, annonce de la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne, est annonce et promesse du règne de Dieu, où la souffrance, la maladie et la mort-même sont vaincues. Or qu'en est-il en Église ? Non seulement la souffrance et la maladie n'ont pas disparu, non seulement on meurt : nul n'y échappe ; mais même ce minimum en forme de signe du règne de Dieu qu'est l'établissement de la justice demeure à venir.

Alors Paul ramène le signe à ce qu'il est : non plus un repas comme celui auquel le Christ participera avec nous au jour de sa venue, mais un signe, qui se limite donc aux signes du pain et du vin, signes de son corps rompu et de son sang répandu. Et nous sommes invités donc à nous savoir indignes en nous-mêmes — lui seul est notre dignité : jugez-vous vous-mêmes, et ainsi, vous sachant indignes en vous-même, à la différence du monde qui a la manie de se croire digne et qui est incapable de discerner la souffrance que partage le Christ — que chacun se juge, et qu'ainsi il mange et boive en participation à la coupe du Christ dans l'espérance du règne de Dieu.

Nous voilà bien en chemin d’Exode en un temps de dépendance de Dieu pour le pain, un pain d’aujourd’hui auquel Dieu pourvoit, et qui est désormais, en signe, celui de demain… Un lendemain auquel Dieu pourvoit aussi, dans le ministère de ses disciples, de l’Église, comme antan par le ministère de Moïse, pour les douze tribus, dans les cinq livres de la Torah (selon Augustin) — il pourvoit à partir d’une quantité infime (5 pains, 2 poissons).

Avec une seule exigence : ne pas perdre de vue la visée qui demeure notre flambeau dans le désert : « vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne. » Ce qui inclut de viser l’unité — devenir un seul peuple uni, au-delà de nos « scissions » (1 Co 11, 18-19), et la justice en un monde si plein de déséquilibres où les uns sont rassasiés — succombant à la tentation à laquelle Jésus n'a pas succombé — quand les autres n'ont rien, contre l’espérance du règne de Dieu où tous sont un et où les abîmes des disparités de ce monde sont comblés — « ou bien méprisez-vous l'Église de Dieu et voulez-vous faire affront à ceux qui n'ont rien ? »

Où notre participation au repas de Seigneur prend tout son sens comme geste prophétique : d’où la sévérité de Paul : sans cette souffrance prophétique, quel sens cela a-t-il ? Souffrance du crucifié qui nous élève à sa vie de résurrection.


RP, Poitiers, 29.05.16


dimanche 22 mai 2016

"Il vous fera accéder à la vérité tout entière"




Proverbes 8, 22-31 ; Psaume 8 ; Romains 5, 1-5 ; Jean 16, 12-15

Jean 16, 12-15
12 J’ai encore bien des choses à vous dire mais vous ne pouvez les porter maintenant ;
13 lorsque viendra l’Esprit de vérité, il vous fera accéder à la vérité tout entière. Car il ne parlera pas de son propre chef, mais il dira ce qu’il entendra et il vous communiquera tout ce qui doit venir.
14 Il me glorifiera car il recevra de ce qui est à moi, et il vous le communiquera.
15 Tout ce que possède mon Père est à moi ; c’est pourquoi j’ai dit qu’il vous communiquera ce qu’il reçoit de moi.

*

« L’Esprit de vérité vous fera accéder à la vérité tout entière ». Il s’agit de l’Esprit promis par Jésus à ses disciples. Jésus s’adresse ici à ses Apôtres. C’est une parole qui cependant, concerne aussi ceux qui suivront, recevant la parole des Apôtres — parmi lesquels nous sommes.

« L’Esprit de vérité vous fera accéder à la vérité tout entière ». Cela, bien sûr, ne préjuge en rien de ce qu’il en est de notre participation effective à cet accès à la vérité : celui qui aime en paroles et non en action et en vérité n’a pas connu Dieu, et ment en prétendant l’avoir connu, de même que ment celui qui prétend n'avoir pas de péché (1 Jean 2, 4 ; 3, 18). Celui qui pèche n’a pas connu Dieu et celui qui prétend n’avoir pas de péché ne l’a pas connu non plus et n'est pas dans la vérité (1 Jean 1, 8). Le don de la vérité est appelé à se déployer.

C’est que, si la vérité est tout proche de nous, nous sommes loin d’elle : ces choses Dieu les a « cachées aux sages, et les a révélées aux tout-petits » (Matthieu 11, 25). Psaume 8, 2-3 :

SEIGNEUR, notre Seigneur,
Que ton nom est magnifique par toute la terre !
Mieux que les cieux, elle chante ta splendeur !
Par la bouche des tout-petits et des nourrissons,
tu as fondé une forteresse contre tes adversaires,

*

Au jour où Jésus s’adresse à ses disciples dans le texte de Jean 16 que nous avons lu, la croix s’approche, chose incompréhensible à toutes nos sagesses. Celui qui est annoncé comme le Bien-aimé de Dieu, le maître du Royaume, peut-il mourir de la sorte ?

Voilà qui est incompréhensible et qui pourtant est le don de la vérité, qui se dévoilera comme telle au matin du dimanche de Pâques, sans qu’alors tout le sens n’en ait été saisi par les disciples. C’est Esprit saint, l’Esprit du Père qui vit en Jésus qui leur dévoilera la signification de la croix du Ressuscité : qui le glorifiera ! Le glorifiera ! De quoi est-il question sous ce terme dans l’évangile de Jean ? De la croix ! (Cf. Jean 12, 23 & 32-33.)

Et cela, au jour où Jésus parle, les disciples ne peuvent le saisir. Et même le simple événement du dimanche de Pâques, comme événement, n’est que la première ouverture vers un dévoilement dans lequel l’Esprit saint va conduire les disciples, et avec eux, nous tous. Ce qui doit venir, à commencer par la croix au jour où Jésus parle, va être dévoilé.

Un dévoilement qui dit cette vérité entière inaccessible comme telle à nos intelligences. La vérité de Dieu se donne dans l’humilité du Fils, une révélation qui vaut pour toute la vie humaine de Jésus, de Pâques à la Croix et à Noël, ce premier moment d’humilité du Fils de Dieu rendu infiniment proche de nous par une vérité dont nous sommes très loin mais qui porte pour nous toute consolation et à laquelle seul l’Esprit consolateur peut nous conduire.

Une vérité pleinement révélée aux Apôtres dans le Nouveau Testament, et par eux, à nous, mais qui devra être reçue et vécue par chacun dans la suite des temps et jusqu’à nous. Cela commence par le don de l’Esprit qui conduit les plus sages dans l’humilité de la vérité.

Hors cela, la Croix est incompréhensible, tout comme la venue en chair de la Parole éternelle — choses cachées aux sages et aux intelligents, mais révélées à l’humilité, ce don des plus petits.

*

Autant de choses incompréhensibles à commencer par la Croix et à continuer par Noël et par toute la vie du Christ, que l’Esprit saint fait découvrir comme sagesse plus sage que le monde. Une vérité inaccessible comme telle aux plus hautes intelligences tant l’humilité de Dieu est au-delà de tout attente, comme il était incompréhensible que Jésus mourût.

Au jour où Jésus prononce ces paroles annonçant l’Esprit de vérité à ses disciples, il est à la veille de sa mort, qu’ils ne pourront pas comprendre avant que l’Esprit ne les y guide, ne leur fasse découvrir que Dieu se donne où on ne l’attend pas : dans ce qui est humble.

À présent, la vérité, dont nous sommes loin, s’est approchée, rendue toute proche de nous, venue parmi nous et en nous par l’Esprit de vérité, pour nous ouvrir à toute consolation : notre faiblesse, celle de notre intelligence qui ne peut saisir tous les paramètres de ce qui fonde nos êtres, celle de nos maigres vertus, est la faiblesse dans laquelle s’accomplit la puissance de Dieu.

Car sa puissance s’accomplit dans la faiblesse, pour que nous le recherchions dans ce qui est humble, cette sagesse cachée dans l’humilité de notre prochain, dévoilée à nous en Jésus humble et mourant, lui parole éternelle glorifiée de la sorte, de sorte que tout genou fléchisse devant le Crucifié !

Or, c’est Dieu même qui est manifesté ici. Ce dimanche est appelé traditionnellement dimanche de la Trinité. Notre texte de Jean, proposé à notre méditation en ce dimanche, nous dit ce qu’il est en de cette manifestation de Dieu, ce que veut dire ce terme de Trinité : l’Esprit nous conduit dans la vérité entière, qui est que Dieu, Père d’éternité, se dévoile pleinement dans l’humilité, vécue jusqu’en son cœur par son Fils.

Dans le terme Trinité, et c’est pour cela qu’on en dit qu’il est un mystère, Dieu se manifeste comme celui que l’on attendrait en aucun cas de cette façon : donné dans celui qui a pris forme d’esclave, nous rejoignant jusqu’à la mort pour être déployé en nous par l’Esprit dans tout ce qui doit venir. Il nous précède dans tous nos lendemains et nous y ouvre la vérité entière.


R.P., Châtellerault, 22.05.16


dimanche 15 mai 2016

Pentecôte - "Il demeure éternellement avec vous"




Nombres 11.11-12, 14-17, 24-25 ; Actes 2.1-11 ; Psaume 104 ; Romains 8.8-17 ; Jean 14.15-26

Nombres 11
16 Le SEIGNEUR dit à Moïse : « Rassemble-moi soixante-dix des anciens d’Israël, des hommes dont tu sais qu’ils sont des anciens et des scribes du peuple. Tu les amèneras à la tente de la rencontre ; ils s’y présenteront avec toi.
17 J’y descendrai et je te parlerai ; je prélèverai un peu de l’esprit qui est en toi pour le mettre en eux ; ils porteront alors avec toi le fardeau du peuple, et tu ne seras plus seul à le porter.

24 Moïse sortit de la tente et rapporta au peuple les paroles du SEIGNEUR ; il rassembla soixante-dix des anciens du peuple qu’il plaça autour de la tente.
25 Le SEIGNEUR descendit dans la nuée et lui parla ; il préleva un peu de l’esprit qui était en Moïse pour le donner aux soixante-dix anciens. Dès que l’esprit se posa sur eux, ils se mirent à prophétiser, mais ils ne continuèrent pas.

Actes 1, 3-5
3 Après qu’il eut souffert, il leur apparut vivant, et leur en donna plusieurs preuves, se montrant à eux pendant quarante jours, et parlant des choses qui concernent le royaume de Dieu.
4 Comme il se trouvait avec eux, il leur recommanda de ne pas s’éloigner de Jérusalem, mais d’attendre ce que le Père avait promis, ce que je vous ai annoncé, leur dit-il ;
5 car Jean a baptisé d’eau, mais vous, dans peu de jours, vous serez baptisés du Saint-Esprit.

Actes 2, 1-5
1 Lorsque arriva le jour de la Pentecôte, ils étaient tous ensemble en un même lieu.
2 Tout à coup, il vint du ciel un bruit comme celui d'un violent coup de vent, qui remplit toute la maison où ils étaient assis.
3 Des langues leur apparurent, qui semblaient de feu et qui se séparaient les unes des autres ; il s'en posa sur chacun d'eux.
4 Ils furent tous remplis d'Esprit saint et se mirent à parler en d'autres langues, selon ce que l'Esprit leur donnait d'énoncer.
5 Or des Juifs pieux de toutes les nations qui sont sous le ciel habitaient Jérusalem.
6 Au bruit qui se produisit, la multitude accourut et fut bouleversée, parce que chacun les entendait parler dans sa propre langue.

*

« Jean a baptisé d’eau, mais vous, dans peu de jours, vous serez baptisés du Saint-Esprit. »
(Actes 1, 5)

Lorsque Jean baptisait, il annonçait : « Moi, je vous baptise d’eau ; mais il vient, celui qui est plus puissant que moi, et je ne suis pas digne de délier la courroie de ses souliers. Lui, il vous baptisera du Saint-Esprit et de feu » (Luc 3, 16). Jésus l'annonce dix jours avant Pentecôte : « dans peu de jours, vous serez baptisés du Saint-Esprit » —, le jour est à présent venu...

Pentecôte — Shavouoth, en hébreu. Ce jour est aussi celui du souvenir du don de la Torah, traité de l’Alliance. Célébration du don de la Torah, la loi — dont les Prophètes annonçaient qu’elle est appelée à s’inscrire dans le cœur des croyants par le don de l'Esprit — « celui qui a mes commandements et qui les garde », en dit Jésus (Jean 14, 21) promettant l'Esprit saint.

Dans la promesse de la fidélité de Dieu, l’Esprit nous précède, précède même notre naissance… Et il précède notre baptême. Comme Jean, nous baptisons d'eau ; si le signe est différent : Jean baptise pour le repentir, nous baptisons en Christ, — le moyen est aussi l'eau, et l'Esprit annoncé par Jean est la vérité de ce que nous signifions par l'eau.

Dieu nous précède, son Esprit qui scelle en nous la promesse nous précède. Depuis Abraham, Isaac et Jacob, et quelle que soit l’infidélité des enfants, notre infidélité, Dieu demeure fidèle et n'abroge jamais rien de ce qu'il a dit et promis. Dieu est fidèle à Israël du fait de sa promesse aux pères, dit Paul (Ro 11.28-29). Et « si nous sommes infidèles, lui demeure fidèle car il ne peut se renier lui-même » (2 Ti 2:13).

Car en outre, c'est ce que dit le miracle des langues lors de cette Pentecôte... En Jésus Christ ressuscité, inaugurant le Royaume promis, le Royaume qui commence par la Résurrection, Dieu nous dévoile que cette précédence de l’amour de Dieu concerne plus que les seuls descendants d’Abraham par l’observance de la Torah. La promesse s’étend à tous ceux qui ont la foi d'Abraham. Jésus prie pour tous ceux qui croiront par la Parole des Apôtres, juifs comme Grecs, et autres nations jusqu'aux extrémités de la Terre.

L'événement de Pentecôte ne signifie pas que les Pères d’avant la venue de Jésus ignoraient la communion de Dieu qui est dans l’Esprit saint. Le contraire est même certain. Comment en effet auraient-ils pu vivre de la foi qui était la leur, leur faisant préférer, selon l’Épître aux Hébreux, l’exil et la pérégrination, à des gratifications immédiates ? Il est bien question de participation à l’Esprit dans la Torah (Nb 11.24-30), dans les Prophètes (Éz 37.1), dans les Psaumes (Ps 51.13)…

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En Nombres 11, 25 : « Le SEIGNEUR descendit dans la nuée et lui parla ; il préleva un peu de l’esprit qui était en Moïse pour le donner aux soixante-dix anciens. »

70 anciens (chiffre rond, ou 72 si on compte les deux de plus Eldad et Medad dans le même récit — car selon le Talmud Dieu a accordé à Moïse que le nombre d'anciens représente chaque tribu par nombre égal : 6 anciens pour chacune des douze tribus, ce qui fait 72). Ces 70 / 72 deviendront la préfiguration de toutes les étapes vers le Royaume étendu aux nations (70 nations selon la Genèse — chiffre symbolique pour dire toutes les nations). Ces 70 anciens recevant l'Esprit deviendront le modèle du sanhédrin, en quelque sorte témoin de la parole de Moïse et de sa loi au sein du peuple, composé de 70 anciens + 1, représentant les nations et Israël. Puis ils donneront leur titre, 70 — septante — à la version de la Bible destinée à tous les peuples, la traduction grecque du même nom : Septante.

Puis 70 disciples (ou 72 si l'on n'arrondit pas) seront choisis par Jésus pour préfigurer en Israël la prochaine mission universelle de l’Église. Toujours l’élargissement de la promesse à toutes les nations. Écho à l’événement, la prophétie bien connue de Joël : « Après cela, je répandrai mon Esprit sur toute chair ; Vos fils et vos filles prophétiseront, Vos anciens auront des songes, Et vos jeunes gens des visions » (Joël 3, 1). On sait que c’est cette prophétie qui sera reprise au livre des Actes, lors de l’événement de Pentecôte, premier signe décisif de l’élargissement de l’Alliance à toutes les nations. Écho encore à Ésaïe : mon Esprit couvrira la terre comme l’eau couvre le fond des mers.

Voilà une prophétie qui est bien celle de la perte contrôle, de notre perte de contrôle par le don de l'Esprit. Dieu seul prend l’initiative.

*

Désormais, selon la promesse, l’Alliance avec sa consolation s’est élargie à tous les peuples. C’est ce que nous fêtons à Pentecôte. Le miracle des langues étrangères comprises de tous, rapporté dans le texte des Actes des Apôtres, a pour fonction de nous le rappeler.

Par delà l’Alliance traitée avec son peuple, l’Esprit de Dieu est présent à la Création du monde — « il planait à la face des eaux » dit la Genèse — porteur de la Parole par laquelle tout a été fait — porteur de la lumière qui éclaire tout être humain venant dans le monde (Jean 1). L’Esprit précède ainsi non seulement les descendants historiques d’Abraham, mais tout être humain. Ainsi l’Apôtre Paul insistera pour que l’Évangile soit annoncé à tous les peuples… Comme l’Esprit lui-même signifiait à l’Apôtre Pierre que la famille romaine de Corneille, non circoncis, devait aussi être baptisée. L’Esprit de Dieu l’y avait précédé.

Le signe de l’Alliance est alors donné par le seul baptême. Il n’est que le signe que donne l’Église, le signe de ce que Dieu lui-même a déjà donné : les disciples connaissent déjà l’Esprit qu’ils recevront. Prémisses de l’Esprit, promesse de l’Esprit.

Jean 14, 15 sq. :
15 Si vous m’aimez, gardez mes commandements.
16 Et moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre consolateur, afin qu’il demeure éternellement avec vous,
17 l’Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu’il ne le voit point et ne le connaît point ; mais vous, vous le connaissez, car il demeure avec vous, et il est en vous.
18 Je ne vous laisserai pas orphelins, je viendrai à vous.


RP, Poitiers, Pentecôte, 15/05/16


dimanche 1 mai 2016

"Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole"



(Image ici)

Actes 15. 1-29 ; Psaume 67 ; Apocalypse 21. 10-23 ; Jean 14. 23-29

Jean 14, 23-29

23 Jésus [dit] : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera ; nous viendrons à lui et nous établirons chez lui notre demeure.
24 Celui qui ne m’aime pas ne garde pas mes paroles ; or, cette parole que vous entendez, elle n’est pas de moi mais du Père qui m’a envoyé.
25 Je vous ai dit ces choses tandis que je demeurais auprès de vous ;
26 le Paraclet, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses et vous fera ressouvenir de tout ce que je vous ai dit.
27 Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Ce n’est pas à la manière du monde que je vous la donne. Que votre cœur cesse de se troubler et de craindre.
28 Vous l’avez entendu, je vous ai dit : “Je m’en vais et je viens à vous.” Si vous m’aimiez, vous avez à vous réjouir de ce que je vais au Père, car le Père est plus grand que moi.
29 Je vous ai parlé dès maintenant, avant l’événement, afin que, lorsqu’il arrivera, vous croyiez.

*

« Si vous m’aimiez, vous avez à vous réjouir de ce que je vais au Père » – difficile traduction de ce verset, qui rendu en français de façon apparemment littérale – « Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez » – semble connoter un aspect négatif, comme si Jésus sous-entendait : « si vous êtes triste, c'est que vous ne m'aimez pas, ou pas suffisamment ». Pas de ce sous-entendu dans le propos de Jésus. Le « m'aimiez », au passé, veut dire que Jésus est déjà dans la perspective de son départ : « si vous m'aimiez pendant que j'étais avec vous en ce temps-ci, alors à présent que je ne serai plus, que je ne suis plus dans ce temps, vous avez tout pour vous réjouir : le Père, auquel je vais, est plus grand que moi, et que moi dans ce temps : ma présence auprès de vous est dès à présent, puisque je vais au Père, plus intense que jamais, et ça, c'est un sujet de joie, au cœur même de votre tristesse de me voir partir. L'amour que vous avez pour moi va déjà porter son fruit ».

« Ce fruit est celui de votre foi » : « Je vous ai parlé dès maintenant, avant l’événement, afin que, lorsqu’il arrivera, vous croyiez ». Fruit de la foi, le texte est suivi de la parabole du cep et des sarments : « Que vous demeuriez en moi et que vous portiez beaucoup de fruit ».

Là se dévoile le début de notre texte : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera ; nous viendrons à lui et nous établirons chez lui notre demeure. » Il s'agit d'un rapport à la parole de Jésus, parole du Père (v. 24), d'une relation à cette parole telle qu'elle correspond à la présence de Jésus et du Père au cœur de la vie de celui qui la garde parce qu'il l'aime, la chérit, chérit celui qui la porte. C'est déjà la présence de l'Esprit saint par lequel cette parole vit en celui qui la reçoit, devient parole vivante qui produit son fruit d'amour.

Avez-vous noté que chez Jean le double commandement du Deutéronome et du Lévitique n'est pas cité ? – « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur de toute ton âme, de toute ton intelligence, de tous tes moyens », et « tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Il est cité chez Matthieu, Marc, Luc, mais pas chez Jean. À la place, on a « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » et « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole ». Cela revient sans doute à une citation du double commandement – mais tout d'abord pas littérale, et de ce fait présenté sous un autre angle, d'une façon précisée, un peu comme quand Jésus commente la Loi, chez Matthieu, en termes de « moi je vous dis. » Il ne contredit jamais la Loi, mais en offre un vécu personnel, une lecture intimement personnelle : non pas dans le « on », mais dans le « je », « moi je ». Eh bien ici, chez Jean, il en est de même pour Jésus, mais de façon explicite, pas simplement pour Jésus seul, mais pour les disciples, par le don de l'Esprit saint, du Paraclet, du Consolateur qui vient combler le vide de sa mort à l'avantage de ses disciples : « réjouissez-vous de ce que je vais au Père ».

Il s'agit d'une relation toujours nouvelle à la parole du Père qui est celle de Jésus, c'est-à-dire donnée comme un vécu : je vous ai donné un exemple vient-il de dire après avoir lavé les pieds de ses disciples : c'est quelques versets plus haut. Ici nous comprenons que ce n'est pas d'une imitation comme celle d'une recette qu'il s'agit, mais au contraire d'un exemple de ce que le vécu de la loi doit être toujours nouveau, toujours chargé d'imagination et de surprise, rien de l'ordre de la routine ou de la recette. Le commandement est toujours nouveau, il l'a toujours été, depuis le Lévitique, et même depuis la création du monde.

Ce n'est pas un autre commandement, puisqu'il est très ancien, le plus ancien même, comme le rappellent les épîtres de Jean. Il est nouveau en ce qu'il est toujours nouveau, qu'il l'a toujours été quant à son application, qui n'est jamais de l'ordre de la répétition, de l’imitation, de la recette, mais toujours créateur, fruit de la Parole créatrice. Celui qui m'aime garde ma Parole – qui est à l'origine de toute chose –, cette Parole créatrice qui devient créatrice en celui qui la garde, et en qui de ce fait demeure Jésus qui la donne comme parole unique, et le Père dont c'est la Parole.

Voilà donc la lecture intime qui est faite de la parole du Deutéronome – « tu aimeras le Seigneur ton Dieu ». Cet amour de Dieu qu'on ne voit pas consiste à garder sa parole. Quelque chose de très classique au fond, et de toujours radicalement nouveau. Et qui est la présence aimante de Dieu en nous. « Mon Père aimera celui qui garde ma parole. Et par cette parole gardée le Père et moi demeurerons en lui, en elle ».

Et cela, c'est le don de l'Esprit saint qui « vous enseignera toutes choses par le rappel, la concrétisation en vous, de tout ce que je vous ai enseigné ». C'est là au fond quelque chose de classique dans le judaïsme, où aussi, c'est toujours nouveau : garder les commandements, les observer à son humble mesure et contribuer ainsi à la réparation du monde, de ce monde blessé.

Et il n'y a rien d'angoissant à ce que nous ne sommes pas à la mesure de la hauteur des paroles et des actes de Jésus. Chacun sa mesure, précisément. C'est pourquoi, « que votre cœur cesse de se troubler et de craindre » – « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. » Ma parole portera son fruit, par mon Esprit, l'Esprit du Père, qui est l'amour qu'il vous porte par sa parole, ma parole qui habite en vous – et porte son fruit en amour du prochain.

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Cet amour dont Jésus nous a donné l'exemple est trop pour que nous le pratiquions comme lui ? Certes. On n'aime pas jusqu'à la mort – comme il a aimé. À preuve, ce qui est encore loin d'être la mort, on ne donne pas tous ses biens. On ne donne que de son superflu. Par exemple, on ne remédie pas aux écarts de revenus faramineux de notre société. Celui qui a infiniment plus estime l'avoir mérité face à celui qui n'a rien. Faut-il un autre signe de ce qu'on n'aime pas comme Jésus a aimé ?

« Celui qui m'aime garde ma parole ». La parole qu'il nous faut garder est à vivre par chacun comme il est, chacun à sa mesure, par le don de l'Esprit consolateur – déjà un peu, à la mesure de l'humilité de chacun –, « aimez-vous comme je vous ai aimés », chacun comme il est, à la mesure de l'humble possibilité d'empathie de chacun. Se mettre à la place d'autrui dans une humble mesure, ne pas en vouloir à celui, celle, que Jésus a aimé – « pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font » (Luc 23, 34). C'est ce que le romancier Albert Cohen a appelé « tendresse de pitié » – comme une ouverture à la bonté. D'autant que la vie est brève et que comme toi, dit-il, ton prochain est voué à la mort.

Et puis, « si tu sais que l'autre [, écrit-il,] ne peut être que ce qu'il est, comment lui en vouloir, comment ne pas lui pardonner ? […] Tu considéreras alors cet innocent avec une tendresse de pitié, et tu n'y auras nul mérite » (Albert Cohen, Carnets 1978, p. 174).

Cette façon humble de suivre Jésus, déjà de loin, comme ceux des disciples présents à la croix, est la voie de ce qui a été appelé l'Imitatio Dei, l’imitation de Dieu, qui a compassion de toi, qui fait pleuvoir sur tous et briller son soleil sur tous, sans aucun mérite.

Alors la parole gardée commence à porter son fruit, « comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres ». Ce n'est pas un fardeau accablant que garder sa parole – « je vous donne ma paix »  : c'est juste apprendre que dans la brièveté de la vie, faite de tant de misères, il n'y a pas de place ni de temps pour ne pas s'ouvrir à la bonté.


RP, Poitiers 01/05/16