dimanche 26 février 2017

"Qui de vous peut, par ses inquiétudes..."




Ésaïe 49.14-15 ; Psaume 62 ; 1 Corinthiens 4.1-5 ; Matthieu 6.24-34

Ésaïe 49.14-15
14 Sion disait : « Le SEIGNEUR m’a abandonnée,
mon Seigneur m’a oubliée ! »
15 La femme oublie-t-elle son nourrisson,
oublie-t-elle de montrer sa tendresse à l’enfant de sa chair ?
Même si celles-là oubliaient,
moi, je ne t’oublierai pas !

Matthieu 6, 19-21 & 24-34
19 Ne vous amassez pas de trésors sur la terre, où les vers et la rouille détruisent et où les voleurs fracturent pour voler.
20 Amassez-vous plutôt des trésors dans le ciel, là où ni vers ni rouille ne détruisent et où les voleurs ne fracturent ni ne volent.
21 Car là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur.
[…]
24 Nul ne peut servir deux maîtres. Car, ou il haïra l’un, et aimera l’autre ; ou il s’attachera à l’un, et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon.
25 C'est pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez pas, pour votre vie, de ce que vous mangerez ou de ce que vous boirez, ni, pour votre corps, de ce dont vous serez vêtus. La vie n'est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ?
26 Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment pas, ils ne moissonnent pas, ils ne recueillent rien dans des granges, et votre Père céleste les nourrit. Ne valez-vous pas beaucoup plus qu'eux ?
27 Qui de vous peut, par ses inquiétudes, rallonger tant soit peu la durée de sa vie ?
28 Et pourquoi vous inquiéter au sujet du vêtement ? Observez comment poussent les lis des champs : ils ne travaillent pas, ils ne filent pas ;
29 et pourtant je vous dis que pas même Salomon, dans toute sa gloire, n'a été vêtu comme l'un d'eux.
30 Si Dieu habille ainsi l'herbe des champs qui est là aujourd'hui et demain sera jetée au four, ne le fera-t-il pas à bien plus forte raison pour vous, gens de peu de foi ?
31 Ne vous inquiétez donc pas, en disant : « Qu'allons-nous manger ? » Ou bien : « Qu'allons-nous boire ? » Ou bien : « De quoi allons-nous nous vêtir ? »
32 — tout cela, c'est ce que les gens de toutes les nations recherchent sans relâche — car votre Père céleste sait que vous en avez besoin.
33 Cherchez d'abord le règne de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît.
34 Ne vous inquiétez donc pas du lendemain, car le lendemain s'inquiétera de lui-même. À chaque jour suffit sa peine.

*

« Qui de vous peut, par ses inquiétudes, rallonger tant soit peu la durée de sa vie ? »
(v. 27)

Jésus ne dit pas qu'il n'y aurait pas de problèmes qui prêtent à s'inquiéter, mais il interroge sur l'effet de l'inquiétude, qui ne rapporte rien de plus à la situation, aussi inquiétante soit cette situation… La leçon est proche de l'Ecclésiaste, qui écrivait — Ecc 9, 10-12 :

10 Tout ce que ta main trouve à faire, avec ta force, fais-le ;
car il n'y a ni activité, ni raison, ni connaissance, ni sagesse
dans le séjour des morts, où tu vas.
Le malheur arrive tout à coup
11 J'ai encore vu sous le soleil
que la course n'appartient pas aux rapides,
ni la guerre aux vaillants,
ni le pain aux sages,
ni la richesse aux intelligents,
ni la faveur à ceux qui savent,
car tous sont à la merci des temps et des circonstances.
12 L'être humain ne connaît pas plus son temps
que les poissons qui sont pris au filet, pour leur malheur,
ou que les oiseaux qui sont pris au piège ;
comme eux, les humains sont attrapés à l'heure néfaste qui s'abat sur eux à l'improviste.


Aussi, « Ne vous inquiétez donc pas du lendemain, car le lendemain s'inquiétera de lui-même. À chaque jour suffit sa peine. »

Il est manifeste, à la lecture parallèle de ces textes, que la sagesse, la philosophie de vie de Jésus est inscrite dans la lignée de l’Ecclésiaste.

Voilà qui nous permet d’approcher ce que Jésus entend par « ciel » — « Amassez-vous des trésors dans le ciel… Car là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur. » Mammon c'est le trésor terrestre, dont la loi est « agitez-vous, soyez inquiets, quitte à piétiner le prochain : tout dépend de l’accumulation » !

La clef de lecture de la philosophie de vie des évangiles est à chercher dans la lignée biblique telle que reprise par l’Ecclésiaste, plutôt que dans des envolées vers des irréalismes invitant à ne pas vivre ici-bas, en ce temps-ci… C'est l'inquiétude qui est en question, en tant qu'elle ne donne rien de plus que de l'inquiétude précisément. C'est l'inquiétude le problème, pas l'agir. Une invitation au sens du repos, du précepte du repos en sa dimension intérieure.

*

« Il était intelligent mais il avait tendance à prendre les choses au sérieux, y compris les congrès et l'univers, qui n'est peut-être lui-même qu'une plaisanterie cosmique », écrit Jorge Luis Borges, dans sa nouvelle "Le stratagème" (recueil Le livre de sable). Voilà bien le problème…

C'est quelque chose de cet ordre qui est dans la sagesse du Sermon sur la Montagne, selon que « Dieu est au ciel et toi sur la terre » comme le dit encore l’Ecclésiaste (ch. 5, v. 1).

« Toi, tu es sur la terre ». Et c'est ici plutôt qu’en de vagues arrière-mondes, que s'ancre pour toi le ciel où il s’agit de s’amasser des trésors impérissables, pour faire sous le ciel ce que ta main trouve à faire dans le temps bref qui t’est imparti…

Un ciel inaccessible par les inquiétudes, signe d’un Dieu qui nous envoie sur la terre : « les choses cachées sont au Seigneur notre Dieu, les choses révélées sont pour nous et nos enfants, pour toujours, afin que nous mettions en pratique toutes les paroles de cette loi. » (Deut 29, 28)

Où l’on retrouve la conclusion de l’Ecclésiaste : « Crains Dieu et observe ses commandements. C'est là tout l'humain. » (ch. 12, v. 13) Et ici tout particulièrement le commandement du repos, reçu en sa dimension intérieure.

La loi comme indication de ce qu’est le bonheur, en ce temps-ci : dans une certaine qualité de relation à Dieu, dans l'ignorance heureuse et confiante de ce qu'il fait — et ipso facto au prochain, sachant que le temps est bref pour l’animal social qu’est l’être humain.

Ésaïe 49.14-15
14 Sion disait : « Le SEIGNEUR m’a abandonnée,
mon Seigneur m’a oubliée ! »
15 La femme oublie-t-elle son nourrisson,
oublie-t-elle de montrer sa tendresse à l’enfant de sa chair ?
Même si celles-là oubliaient,
moi, je ne t’oublierai pas !


Quand c’est là le cœur de la philosophie enseignée par Jésus dans ces lignes du Sermon sur la Montagne, voilà qui le situe bien près de la sagesse du Qohéleth, l’Ecclésiaste, mais qu'il ancre dans la confiance…

Philosophie de Jésus que l’on spécifie souvent à juste titre par ces mots, tirés du même Sermon sur la Montagne que ceux cités plutôt haut : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent. Alors vous serez enfants de votre Père qui est dans les cieux, car il fait lever son soleil sur les mauvais et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. En effet, si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? » (Matthieu 5, 44-46)…

Ladite récompense devient alors une qualité de vie en lien avec la compréhension que cela nous est donné en ce temps-ci ; dans une parole à mettre en œuvre, une parole dont l'écoute porte son fruit — « tout ce dont le besoin peut vous peser, c'est ce que les gens de toutes les nations recherchent sans relâche ». Cela vaut jusques et y compris dans l'écoute de l'enseignement de Jésus, à recevoir en la chambre intérieure de nos êtres…

*

« Levant les yeux sur ses disciples, Jésus dit :
"Heureux, vous les pauvres : le Royaume de Dieu est à vous.
Heureux, vous qui avez faim…
Heureux, vous qui pleurez…
Heureux êtes-vous lorsque les hommes vous haïssent, lorsqu'ils vous rejettent et qu'ils insultent…" »

Alors Simon Pierre dit : "Est-ce qu'on doit apprendre tout ça ?"
Et André dit : "Est-ce qu'il fallait l'écrire ?"
Et Philippe dit : "J'ai pas de feuille".
Et Jean dit : "Les autres disciples n'ont pas eu à l'apprendre, eux !"
Et Barthélemy dit : "Est-ce qu'on l'aura en devoir ?"
Et Jacques dit : "Est-ce qu'on sera interrogé sur tout ?"
Et Marc dit : "Ça sera noté ?"
Et Mathieu quitta la montagne sans attendre et dit : "Je peux aller aux toilettes ?"
Et Simon le zélote dit : "Quand est-ce qu'on mange ?"
Et Jude dit enfin : "Y’a quoi après pauvres...?"

Alors un grand prêtre du temple s'approcha de Jésus et dit :
"Quelle était votre problématique ?
Quels étaient vos objectifs et les savoir-faire mis en œuvre ?
Pourquoi ne pas avoir mis les disciples en activité de groupe ?
Pourquoi cette pédagogie frontale ?"

Alors Jésus s'assit… et pleura !!!

*

Que dit cette petite histoire, qui résume fort bien la problématique du Sermon sur la Montagne, sinon souligner la parole finale de l'Ecclésiaste ? — « Crains Dieu et observe ses commandements. C'est là tout l'humain » (Ecc 12, v. 13). « Ne vous inquiétez donc pas », tel est le cœur du commandement du repos. Ne vous inquiétez pas : votre Père céleste sait vos besoins. Vous, cherchez d'abord le règne de Dieu et sa justice, et tout ce qui doit vous échoir vous sera donné par surcroît, pas comme fruit de vos inquiétudes !


RP, Châtellerault, 26/02/17


dimanche 19 février 2017

Si vous aimez seulement ceux qui vous aiment…



(image ici)
Lévitique 19, 1-2 & 17-18 ; Psaume 103 ; 1 Corinthiens 3, 16-23 ; Matthieu 5, 38-48

Matthieu 5, 38-48
38 Vous avez entendu qu'il a été dit : Œil pour œil, et dent pour dent.
39 Mais moi, je vous dis de ne pas vous opposer au mauvais. Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi l'autre.
40 Si quelqu'un veut te faire un procès pour te prendre ta tunique, laisse-lui aussi ton vêtement.
41 Si quelqu'un te réquisitionne pour faire un mille, fais-en deux avec lui.
42 Donne à celui qui te demande, et ne te détourne pas de celui qui veut t'emprunter quelque chose.
43 Vous avez entendu qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu détesteras ton ennemi.
44 Mais moi, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent.
45 Alors vous serez fils de votre Père qui est dans les cieux, car il fait lever son soleil sur les mauvais et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes.
46 En effet, si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les collecteurs des taxes eux-mêmes n'en font-ils pas autant ?
47 Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? Les non-Juifs eux-mêmes n'en font-ils pas autant ?
48 Vous serez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait.

*

Le contexte est celui de la domination romaine. Les Romains ont colonisé le pays et y exercent l'oppression. Il semble normal de les haïr et de vouloir se venger de toutes les exactions dont ils sont les auteurs.

Et voilà que Jésus invite à redécouvrir le sens des préceptes de la Torah. Des préceptes qui ainsi redécouverts, sont la Loi du Royaume, qu'il nous appartient de vivre dès aujourd'hui ! Et ne pas devenir par désir de vengeance semblables à ceux qui oppriment, dédaignent ceux qu'ils dominent, n'aiment que ceux qui les aiment.

Fait écho à Jésus la parole de l'Apôtre Paul citant le livre des Proverbes : "ne vous vengez pas vous-mêmes, mais laissez agir la colère". La victoire qui s'annonce, victoire sur tous les oppresseurs, n'est pas le fruit du sentiment et du désir de vengeance. Elle est le produit de la promesse de Dieu, Dieu juste à qui il s'agit de remettre l'exercice de la vengeance. Il s'agit de se décharger sur lui de tout ressentiment qui ne pourrait que nous ronger.

Quant à la réalisation de la promesse, elle advient par la mise en pratique, dès aujourd'hui, de la Loi du Royaume — qui ne doit pas ressembler aux royaumes de ce monde, avec leurs règles injustes !

*

Rappelons quelques aspects de l'oppression colonisatrice romaine, que sous-entend notre texte. Les Romains occupants pouvaient réquisitionner les populations pour telle ou telle tâche (ainsi les "mille pas" en question au v. 41). Pratique courante de la réquisition en temps de domination.

Les humiliations n'étaient pas rares, face auxquelles les dominés étaient impuissants ("si l’on te gifle") ; humiliations et spoliations, face auxquelles on n'avait de recours que devant l'ennemi lui-même, avec ses tribunaux, structurellement injustes pour les opprimés ! Dans un monde injuste, il est mal venu de se plaindre de se sentir spolié face à une justice qui n'a aucune raison d'être impartiale. Paul ne dira pas autre chose en mettant en garde contre ce qu'il appelle les plaidoiries devant les païens (1 Co 5).

Telle est la situation : un peuple sous domination étrangère, en position d'infériorité, d'humiliation, où la justice est aux mains de l'ennemi. Or, le commandement biblique "œil pour œil, dent pour dent" concerne la juste rétribution requise, concerne l'équité dont doit faire montre un juge honnête. Cela ne concerne nullement la vengeance personnelle. Et en un temps où la justice est forcément suspecte, parce que dominée par l'ennemi, la sagesse consiste à se confier en Dieu, seul juste juge, plutôt que de cultiver le ressentiment. Des jours meilleurs se préparent, qu'il nous appartient de vivre en anticipation. Il s'agit de ces jours où il n'y a plus d'ennemis, mais des prochains. Savoir déjà découvrir dans les mesquineries des oppresseurs des signes de leur immense faiblesse, des signes de leur insécurité chronique, de leur besoin de réconfort ! Savoir par là les désarmer par une force intérieure qu'ils ne soupçonnent même pas. C'est ce que Jésus enseigne de faire.

*

C'est là le "second commandement" de la Torah, semblable au plus grand, comme le rappelle Jésus. Rappelons à nouveau que ce commandement, "tu aimeras pour ton prochain comme pour toi-même", n'a pas été créé de toute pièce au temps de l'Incarnation de Jésus et du Nouveau Testament. Il se trouve déjà dans le Lévitique.

Reste apparemment une question. Elle concerne la notion-même de prochain. Le terme prochain semble désigner naturellement en premier lieu celui avec qui je vis, qui partage la même religion, la même appartenance communautaire que moi : cf. Lv 25:14. Le terme prochain ayant globalement le même sens que celui que reçoit aussi le mot frère, c'est-à-dire concitoyen, ou frère en la foi — semble ainsi exclure de la fraternité en question l'essentiel des êtres humains. C'est de cette façon de comprendre que l'on risque d'en venir à conclure du commandement "tu aimeras ton prochain" (littéralement "pour ton prochain" / vouloir pour lui ce que tu voudrais pour toi) — on en concluait aisément que l'on pouvait ne pas y inclure celui que l'on considérait comme son ennemi (cf. Mt 5:43 : "tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi" — cette seconde partie de la formule n'est pas dans la Torah, mais on la trouve à Qumran, où elle signifie sans doute juste une exigence de pureté, haïr le péché de l'ennemi du juste, mais le risque de glisser au mépris du pécheur, et à la haine de l'humain n'est pas loin).

Jésus enseigne d’inclure sous la notion de prochain, dans la fraternité, l'ennemi lui-même, la notion de "frère" étant bien sûr beaucoup plus vaste que le tout proche : Paul appelle "frères" la population de Jérusalem (Ac 22:1), Jésus invite à considérer quiconque comme tel. "Qui est mon prochain ?" demande le docteur de la Loi lorsque Jésus dit la parabole du bon Samaritain (Lc 10:25-37). La réponse de Jésus rejoint ce qu’il enseigne dans notre texte d'aujourd'hui : il ne s'agit pas d'aimer seulement ceux qui nous aiment comme font les païens ! Dans la parabole du bon Samaritain, la leçon de Jésus est que le prochain, le frère, est celui que l'on décide de considérer comme tel, tout simplement. "Fais cela, dit Jésus au docteur de la Loi, et tu vivras" (v.28).

Qui est mon prochain, mon frère ? Celui que, comme le Samaritain, et à l'exemple du Christ, je traite comme mon prochain, celui dont je fais mon frère par mon comportement, fût-il apparemment mon ennemi.

Ce faisant, Jésus n’est pas en train d’innover par rapport à la Torah, mais d’inviter à y lire ce qu’elle dit. Le Lévitique déjà, quelques versets après "tu aimeras ton prochain" (ch. 19, v. 18), a élargi cette notion que nos peurs voudraient rétrécir : "tu aimeras l'immigrant comme toi-même" (ch. 19, v. 34). On voit que Jésus n'innove pas, mais réforme, revient aux sources d'une Loi qu’on a pris l'habitude d'interpréter de façon accommodante, comme ça arrange.

*

C'est annoncer une parole vide que de ne pas faire ici comme Jésus enseigne. Car toute parole qui ne s'accompagne pas d'actes est douteuse : "n'aimons pas en paroles en avec la langue, mais en action et en vérité" dit Jean (1 Jean 3, 18).

C'est ce qui fait que la Parole de Dieu est vérité : elle a été faite chair, habitant parmi nous, pleine de grâce et de vérité. "Ma Parole ne retourne pas à moi sans effet". Nos belles paroles à nous, ne seraient-elles que des mensonges ?

Et alors s'expliquerait que selon Ésaïe (ch. 58), le droit reste loin de nous, que Dieu reste silencieux, devant nos jeûnes qui n'ont rien de ce qu'il nous demande, le long de nos sentiers tortueux ; mais nous disait Ésaïe, pratique le jeûne que je préconise… et alors tu appelleras et l'Éternel répondra, tu crieras et il dira : Me voici !

C'est élever à la dignité de frère du Christ que d'imiter le Christ, se faisant le frère et le prochain du blessé du bord du chemin — blessé jusqu’au sens de la justice, comme le Romain oppresseur, qui se croit témoin de l’ordre et de la paix : "Pax romana", clame-t-il en pratiquant l’injustice, en blessé de la justice.

Au-delà des paroles, il n'est que les soins attentionnés du Christ pour le ramener lui aussi à la vérité qui sort de Jérusalem, Cité de Dieu.

Hors cela, il n'est de comportement que celui des païens, ces ennemis romains, dont on ne fait alors qu'adopter les mœurs, montrant dès lors qu'on ne fait pas mieux qu'eux, ne faisant qu'ajouter à leur comportement un orgueil qui s'ignore. C’est là comportement de péagers, c'est-à-dire, de collaborateurs, d'alliés des Romains. "les péagers ne font-il pas de même ?"

*

Il ne reste donc qu'une possibilité. "Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait", dit Jésus, évoquant le Lévitique (ch. 19, v. 2) : "vous serez saints car je suis saint, dit le Seigneur". La "perfection" en question ne consiste pas en un état tel qu'il nous arracherait à notre humanité et à ses faiblesses, mais en une visée sérieusement poursuivie, qui se traduit en comportement accompli, — mature, pourrait-on dire selon un sens possible de "parfaits" : l'imitation, dans le cadre de nos limitations, de Dieu faisant pleuvoir ou se lever le soleil sur tous, sans conditions.

Un comportement mature, à la différence d'un comportement infantile, n'attend pas de récompense ou de reconnaissance préalable. Un comportement qui est le fruit de la liberté. La question devient, non pas : qu'est-ce que je peux recevoir de mon prochain, d’autrui, de la cité, de l'Église ? mais : qu'est-ce que peux lui donner ?


R.P., Poitiers , 19.02.17


dimanche 12 février 2017

L’Évangile, la Loi et les Prophètes




Dt 30, 15-20 ; Psaume 119, 1-32 ; 1 Co 2, 6-10 ; Matthieu 5, 17-37

Matthieu 5, 17-37
17 Ne pensez pas que je sois venu pour abolir la Loi ou les Prophètes. Je ne suis pas venu pour abolir, mais pour accomplir.
18 Amen, je vous le dis, en effet, jusqu'à ce que le ciel et la terre passent, pas un seul iota ou un seul trait de lettre de la Loi ne passera, jusqu'à ce que tout soit arrivé.
19 Celui donc qui violera l'un de ces plus petits commandements et qui enseignera aux gens à faire de même sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux, mais celui qui les mettra en pratique et les enseignera, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. […]
21 Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens : Tu ne commettras pas de meurtre ; celui qui commet un meurtre sera passible du jugement.
22 Mais moi, je vous dis : Quiconque se met en colère contre son frère sera passible du jugement. […]
23 Si donc tu vas présenter ton offrande sur l'autel, et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi,
24 laisse ton offrande là, devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec ton frère, puis viens présenter ton offrande.
25 Mets-toi vite d’accord avec ton adversaire pendant que tu es en chemin avec lui, pour éviter que ton adversaire ne te livre au juge, le juge au garde, et qu’on ne te jette en prison.
26 Amen, je te le dis : tu n’en sortiras pas avant d’avoir payé jusqu’au dernier centime.
27 Vous avez entendu qu'il a été dit : Tu ne commettras pas d'adultère.
28 Mais moi, je vous dis : Quiconque regarde une femme de façon à la désirer a déjà commis l'adultère avec elle dans son cœur. […]
33 Vous avez encore entendu qu'il a été dit aux anciens : Tu ne te parjureras pas, mais tu t'acquitteras envers le Seigneur de tes serments.
34 Mais moi, je vous dis de ne pas jurer du tout: […]
37 Que votre parole soit « oui, oui », « non, non » ; ce qu'on y ajoute vient du Mauvais.

*

Jésus s’annonce comme accomplissant la Loi, et ne l'abolissant pas !, et de ce fait comme celui par qui va être instauré le Royaume de Dieu, ou « des cieux » — selon la façon que l’on a alors, et que Jésus ne remet pas en question, d’employer des figures de style pour ne pas prononcer à tout bout de champ le nom de Dieu — pour ne pas, toujours le respect de la Torah, prononcer son nom en vain.

Ne jurez donc pas, rappelle Jésus, si c’est pour mentir, — ni par le ciel, ce mot qu’on emploie pour désigner Dieu — en ayant la prudence de ne pas l’atteindre, ni même, plus prudent encore, par la terre, marchepied de Dieu, ni encore par Jérusalem, ville de l’Envoyé royal de Dieu. Soyez seulement vrais et sincères sans mêler le ciel à tout : « Que votre "oui" soit "oui", votre "non", "non" » (v. 33-37).

En tout cela, c’est bien de notre libération qu’il est question — de notre libération dans l’instauration du Royaume, et de la restauration de la Loi comme Évangile, bonne nouvelle. Y a t-il libération plus rigoureuse que dans une prise au sérieux radicale de la Loi ? Sa réception, intérieure, au cœur de nos êtres ? Où Jésus évoque le commandement du Décalogue sur la convoitise (v. 28) : qu’est-ce que la convoitise sinon un esclavage perpétuel ? Et qu’en est-il de la colère qui gronde (v. 22), du désir de meurtre, ou de vengeance, ou du besoin permanent de se justifier et de contourner la vérité d’une parole droite et humble qui ouvrirait à la réconciliation ? Voilà que Jésus nous ramène au cœur véritable de la libération. Écouter, et entendre la Parole de Dieu.

L’Évangile est toujours un ordre qui libère, un ordre qui ne libère que si on l’exécute : « sors de ta tombe », dit-il à Lazare. La parole de l’Évangile, celle de la Torah, ne libère que si on la prend au sérieux, si on y obéit, que si on la prend radicalement au sérieux, en sortant de tout ce qui nous lie — comme les bandelettes de Lazare. Elle est un ordre qui met en marche… et ce jusqu'à ce qui nous semble ses plus petits préceptes (v. 19), qui se reçoivent dans la confiance — « Lazare sors ! » — qui garde d'être envahis par la crainte, puis la colère et la rumination du meurtre, ou de s’abandonner à la convoitise de ce qui ne nous est pas donné, au désir de vengeance, etc. La parole divine ouvre un chemin de libération, chemin d'Exode dans la confiance en celui qui a accompli ce chemin de liberté devant nous : « je suis venu accomplir ». Cette loi ne sera pas abolie, pas même ses plus petites prescriptions, c’est la même qu'aux jours de l'Exode, même si certains aspects comme les cérémonies varient d’un peuple à l’autre — ce sur quoi Paul insistait ; ou varient d’un temps à l’autre : après la destruction du Temple, les aspects du rite qui y sont liés deviennent inapplicables. Ils seront réorganisés de deux façons différentes. C’est l’origine de la séparation du peuple en deux rites, le rite talmudique et le rite chrétien. Mais la Loi n’est nullement abolie. Elle est la fin de l’esclavage, la norme de la liberté : la Loi est ainsi Évangile de notre libération.

Mais allons plus loin : là où il s'avère qu’accomplir la Loi ne l’abolit pas ! Contrairement à cet artifice, à la tentation commune qui revient à considérer que Jésus ayant accompli la Loi, il n’y aurait plus à l’observer !

Accomplir la loi, comme Jésus le fait, n'est pas l’abolir par la petite porte : elle demeure tant que dure le monde, étant en son cœur la bonne nouvelle, l’Évangile de notre libération — selon la première parole du Décalogue : « Je suis le Seigneur, ton Dieu, qui t’ai libéré de l'esclavage », de tout esclavage, jusqu'à l'esclavage du péché et de la mort !

Ainsi, si l’on ne réintroduit pas subrepticement l’idée d’abolition de fait sous le terme d’accomplissement, si donc on lit le propos de Jésus jusqu’au bout, la question reste entière : celle de notre observance de cette Loi qui vaut pour tous les temps. Cette question demeure, rappelons-le, qui a débouché sur la distinction, formalisée par Calvin et dans sa lignée, en trois aspects de la Loi : l’aspect moral, l’aspect cérémoniel et l’aspect judiciaire.

Aucun des trois aspects n'est aboli, d’autant que les trois sont strictement imbriqués, pouvant se retrouver dans le même commandement : par exemple le Shabbath est en soi cérémoniel, exprimé strictement, historiquement, en Israël, le samedi. Mais il comporte aussi une dimension sociale (relevant de l’aspect judiciaire, organisation de la Cité, et là c'est le rythme qui entre en jeu : au moins un jour par semaine) et une dimension morale (comme respect d’autrui, qui a droit au repos). C'est de la sorte qu'il n'est ni aboli, ni transgressible, au-delà des débats sur la façon d'appliquer son aspect cérémoniel.

Allons un peu plus loin encore : ce à quoi Jésus s’oppose (« vous avez entendu qu'il a été dit, mais moi je vous dis »), ce n’est pas à la Torah, c’est à une interprétation accommodante et laxiste de la Torah. Comme à l’idée que l’amour du prochain qu’elle commande s’arrêterait aux frontières de la nationalité, de la religion, que sais-je encore. C’est à cela que Jésus s’oppose, et pour ce faire, c’est à la Torah qu’il renvoie.

Jésus se veut non pas innovateur en train d’inventer une nouvelle Torah, mais réformateur d’un judaïsme que certains ne prenaient pas assez au sérieux. Et en cela, il est pleinement d'accord avec les plus attentifs des docteurs pharisiens : il suffit de lire par exemple la parabole du Bon Samaritain pour voir que c’est le pharisien lui-même qui présente à Jésus ce commandement comme central : tu aimeras pour ton prochain comme pour toi-même. Il n'est pas juste de dire que Jésus innove en ce point — et de penser pour cela que la Torah enseignait la haine des ennemis. La Torah ne dit jamais ça !

Ainsi, la Loi se trouve aussi bien dans le Nouveau Testament, Loi qui est la même que celle de la Bible hébraïque ; et par ailleurs l’Évangile sous l’angle où ce mot désigne le salut pas la foi seule, se trouve aussi dans la Bible hébraïque, Évangile qui est le même que celui du Nouveau Testament. L’Évangile est au cœur de la Loi. Sous un certain angle il est la Loi elle-même, qui est Évangile libérateur dans la mesure où elle est observée au cœur de nos êtres, selon la parole du Deutéronome (30, 15-20) :
15 Vois, je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bien, la mort et le mal.
16 Car je te prescris aujourd’hui d’aimer le Seigneur, ton Dieu, de marcher dans ses voies, et d’observer ses commandements, ses lois et ses ordonnances, afin que tu vives et que tu multiplies, et que le Seigneur, ton Dieu, te bénisse dans le pays dont tu vas entrer en possession.
17 Mais si ton cœur se détourne, si tu n’obéis point, et si tu te laisses entraîner à te prosterner devant d’autres dieux et à les servir,
18 je vous déclare aujourd’hui que vous périrez, que vous ne prolongerez point vos jours dans le pays dont vous allez entrer en possession, après avoir passé le Jourdain.
19 J’en prends aujourd’hui à témoin contre vous le ciel et la terre : j’ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie, afin que tu vives, toi et ta postérité,
20 pour aimer le Seigneur, ton Dieu, pour obéir à sa voix, et pour t’attacher à lui : car de cela dépendent ta vie et la prolongation de tes jours, et c’est ainsi que tu pourras demeurer dans le pays que le Seigneur a juré de donner à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob.

RP, Poitiers, 12/02/17