dimanche 25 juin 2017

Séduction divine...



(photo ici)
Jérémie 20, 10-13 ; Psaume 69 ; Romains 5, 12-15 ; Matthieu 10, 26-33

Jérémie 20, 7-18
7 Tu m’as séduit, Éternel, et je me suis laissé séduire ; Tu m’as saisi, tu m’as vaincu. Et je suis chaque jour un objet de raillerie, Tout le monde se moque de moi.
8 Car toutes les fois que je parle, il faut que je crie, Que je crie à la violence et à l’oppression ! Et la parole de l’Éternel est pour moi Un sujet d’opprobre et de risée chaque jour.
9 Si je dis : Je ne ferai plus mention de lui, Je ne parlerai plus en son nom, Il y a dans mon cœur comme un feu dévorant Qui est renfermé dans mes os. Je m’efforce de le contenir, et je ne le puis.
10 Car j’apprends les mauvais propos de plusieurs, L’épouvante qui règne à l’entour : Accusez-le, et nous l’accuserons ! Tous ceux qui étaient en paix avec moi Observent si je chancelle : Peut-être se laissera-t-il surprendre, Et nous serons maîtres de lui, Nous tirerons vengeance de lui !
11 Mais l’Éternel est avec moi comme un héros puissant ; C’est pourquoi mes persécuteurs chancellent et n’auront pas le dessus ; Ils seront remplis de confusion pour n’avoir pas réussi : Ce sera une honte éternelle qui ne s’oubliera pas.
12 L’Éternel des armées éprouve le juste, Il pénètre les reins et les cœurs. Je verrai ta vengeance s’exercer contre eux, Car c’est à toi que je confie ma cause.
13 Chantez à l’Éternel, louez l’Éternel ! Car il délivre l’âme du malheureux de la main des méchants.
14 Maudit soit le jour où je suis né ! Que le jour où ma mère m’a enfanté Ne soit pas béni !
15 Maudit soit l’homme qui porta cette nouvelle à mon père : Il t’est né un enfant mâle, Et qui le combla de joie !
16 Que cet homme soit comme les villes Que l’Éternel a détruites sans miséricorde ! Qu’il entende des gémissements le matin, Et des cris de guerre à midi !
17 Que ne m’a-t-on fait mourir dans le sein de ma mère ! Que ne m’a-t-elle servi de tombeau ! Que n’est-elle restée éternellement enceinte !
18 Pourquoi suis-je sorti du sein maternel Pour voir la souffrance et la douleur, Et pour consumer mes jours dans la honte ?

*

La chouette vit la nuit, parce que le soleil lui brûle les yeux. Qui de nous osera vivre le jour ?

Le texte de Jérémie que nous avons lu est peut-être une des clefs du mystère de notre relation avec celui auprès de qui le soleil n'est qu'une loupiote, une lampe contre le plafond de notre ciel si bas. Le texte de Jérémie dévoile quelque chose de notre relation à Dieu.

*

Tout le malheur du prophète vient de ce qu'il a été, à son propre dire, séduit par Dieu (v. 7). De tous les pores de la Création, de chaque lettre de la Loi, la beauté de Dieu, sa sainteté, a transpiré à ses yeux. Séduit par Dieu ! C'en est fini de Jérémie, c'en est fini de sa paix ; c'en sera à terme fini, pour lui, de la saveur de sa vie. C'est face à cette splendeur dévorante, la sainteté de Dieu, que le prophète perçoit désormais de façon incontournable la malédiction qu’est l'inéluctable douleur de sa propre existence ; le manque qui est le sien et que rien en ce monde sans sainteté, impur, ne peut combler. « Malheur à moi, car je suis un homme aux lèvres impures, au milieu d'un peuple aux lèvres impures », dira Ésaïe face à une expérience similaire (És 6).

C’est là le fondement de la parole que Jérémie sera voué à adresser à Jérusalem : c’est dans le miroir de la sainteté divine qu’apparaît la condamnation de Jérusalem et l’exil prochain vers Babylone.

La misère de Jérusalem n'éclate que dans le miroir de la sainteté divine qui a séduit le prophète. Car le péché vient par la loi, selon Paul aux Romains (ch. 5), la loi, ce reflet du Dieu saint. Le péché nous entraîne en effet par le désir de combler le manque de sainteté que la loi de Dieu a révélé en nous. Le prophète l'a su, la séduction de Dieu est aussi la révélation d'un manque. Le péché vient du refus de ce manque ; il naît dans la poursuite effrénée de toutes les nourritures frelatées, de toutes les sources polluées dont on voudrait étancher sa faim et sa soif. Les idoles, les fausses spiritualités et autres mensonges. À propos des idoles, des faux dieux, des dieux et modèles qu’on s’invente, Jérémie parle de citernes crevassées où le peuple s’empoisonne au lieu de se de désaltérer à la parole pure du vrai Dieu, cette parole que porte Jérémie pour son malheur. Jérémie le vit jusqu'en son cri de révolte : « qu'a-t-il fallu que je naisse ! »

Mais il sait aussi que face à Dieu, le monde qui n'est pas à la mesure de Dieu, est insipide, vidé de goût. Un monde de faux-semblants et de masques, qui n’arrivent pas à cacher son manque. Dieu seul peut combler ce manque. La poursuite au mauvais endroit de ce qui ne peut pas le combler ne fait que produire une frustration de plus en plus irrémédiable. Alors Jérémie doit parler, il ne peut pas se taire.

*

De là naît la malédiction de la vocation de Jérémie, le bien nommé « prophète de malheur ». Car comment Jérusalem à laquelle il prêche, qui, comme la plupart des vivants, n'a pas perçu la source éternelle de ses joies passagères, comment pourrait-elle accueillir de telles jérémiades ? Comment pourrait-elle accepter la parole de son malheur ?

Alors tout plutôt que cela : jusqu'à payer des faux prophètes ; mais surtout faire taire ce rabat-joie. Et la suite du livre rappelle qu’on l’a bien fait : on a payé des faux prophètes pour qu’ils donnent des paroles rassurantes, mais creuses, fausses, pour remplacer la parole du prophète qui dérange parce qu’elle est vraie. Remarquez que lui aussi serait le premier à vouloir se taire, à voir cesser sa honte, le mépris qu’on lui porte. Car c’est à cause de sa vocation qu’on le méprise. Pensez : il dit la vérité.

Mais comment accepter cette parole qui nous dérange tant ? On veut être flatté. Or la vérité ne sait pas flatter ! Alors, à moins de se rendre à l'acceptation de la douleur qui tenaille le prophète, on préférera s’illusionner : j'ai faim, je veux des citernes crevassées, je veux des courges et des cailles, je préfère l’Égypte et l'infantilisme de son esclavage, plutôt que le désert de la Vérité.

Mais pour Jérémie, Dieu l'a saisi, et il ne pourra pas se taire. Il se trouve pris et tiraillé entre les contradictions de sa vocation. Entre la Splendeur dont il sait qu'il ne l'atteint pas, et que le péché et la laideur demeurent, et la paix qui serait dans cette impossible atteinte.

Un spirituel musulman, Hallâj, mis à mort par les siens pour cela, a dit ce tiraillement en des termes qu'aurait sans doute bien compris Jérémie : « prétendre le connaître, c'est de l'ignorance ; persister à le servir, c'est de l'irrespect ; s'interdire de le combattre, c'est folie ; se laisser endormir par sa paix, c'est sottise » (Akhb. 14).

Ignorance que prétendre le connaître, car qui aura les yeux assez grand pour y engloutir le soleil ? Irrespect que de persister à le servir, car comment vouloir parler de Dieu correctement quand je ne connais de sa lumière que la pâle image d'une lampe sur un plafond et quand je sais n’être pas à la mesure de la sainteté que j’ai entrevue ? Comment s'interdire de le combattre, quand toute vraie prière est combat contre un malheur qui vient d’avoir été séduit par Dieu ? Combattre pour survivre face à Dieu, survivre plutôt que de s'endormir dans sa paix, par une sottise qui voudrait me faire oublier que la chouette ne saurait trouver la paix dans le soleil qui la brûle.

C'est dès lors bien cela qui reste à Jérémie : combattre Dieu, dans un combat bien sûr perdu d'avance, pour parvenir, si possible à se taire, à s'endormir dans sa paix, cette paix impossible, pour échapper à la honte d'un service dont il voit bien par-dessus le marché, qu'il est de l'irrespect (cf. v. 8-9).

*

Mais le comble du désespoir de Jérémie est en ce que sa justice est au cœur même de ses tiraillements, dans les paroles épouvantables de sa honte, dont le tout Jérusalem voudrait qu'il les étouffe — comme lui aussi, d'ailleurs, le voudrait bien (v. 10-11).

Puis, pourtant, c'est au cœur de sa détresse d'être au monde que Jérémie reçoit de Dieu la parole de sa justice. C'est pour celui qui a l'outrance de dire le malaise infini que creuse la sainteté de Dieu entre le désir inassouvi qu'elle a suscité et un vécu blafard — c'est pour celui qui dit ce malaise, et en quels termes, — que Dieu prend parti ; et point pour les désespérés joyeux dont le sommeil aveugle voudrait sceller la bouche qui menace leur trop sotte paix. C'est alors que Jérémie invoque contre Lui-même le Dieu qui le voit autrement (v.11-13).

*

Ici, le malheur de Jérémie se transfigure : quelle que soit l'incongruité de la parole qu'il a à porter, elle est la parole du relèvement de Jérusalem, au cœur de son malheur. Dans cette certitude d'un manque que rien ne peut assouvir, perce alors le regard de Dieu. Les hommes méprisent les Jérémie parce qu’ils disent ce que Dieu les envoyés dire ? Eh bien, « Dieu connaît chacun de ses moineaux… vous valez plus que beaucoup de moineaux » (Mt 10, 29-31).

Lisons Matthieu 10, 26-33 :
26 Ne les craignez donc point ; car il n’y a rien de caché qui ne doive être découvert, ni de secret qui ne doive être connu.
27 Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le en plein jour ; et ce qui vous est dit à l’oreille, prêchez-le sur les toits.
28 Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme ; craignez plutôt celui qui peut faire périr l’âme et le corps dans la géhenne.
29 Ne vend-on pas deux passereaux pour un sou ? Cependant, il n’en tombe pas un à terre sans la volonté de votre Père.
30 Et même les cheveux de votre tête sont tous comptés.
31 Ne craignez donc point : vous valez plus que beaucoup de passereaux.
32 C’est pourquoi, quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père qui est dans les cieux ;
33 mais quiconque me reniera devant les hommes, je le renierai aussi devant mon Père qui est dans les cieux.

Quelle qu'en soit la douleur, le poids de déchirement, Jérémie ne reniera pas, il continuera donc à dire, « quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père » (Mt 10, 32), nous dit Jésus. Peut-être la grâce de Dieu, ici attestée, aura-t-elle le prix d'un visage inquiet, le visage d'un Jérémie qui a su, hélas, discerner derrière les sourires figés de sa Jérusalem joyeuse, le désespoir sans nom qui est dans ce qui sera le détournement du visage torturé du Christ fondant le monde.

*

Alors nous voilà comme la chouette condamnée à vivre la nuit pour avoir perçu la Splendeur du soleil, pour en avoir deviné la brûlure. Une chouette aux yeux immenses, ses yeux qui mangent sa figure, ses yeux écarquillés par leur désir de se gorger de lumière, ses yeux qui dès lors et parce qu'ils sont rendus immenses par ce désir de lumière, condamnent la chouette à vivre la nuit, et à porter malgré elle témoignage au soleil, face aux moqueries des êtres dont les petits yeux ne savent pas même deviner sa brûlure.


R.P., Châtellerault, 25.6.17


dimanche 18 juin 2017

Des signes de mémoire




Deutéronome 8, 1-16 ; Psaume 147 ; 1 Corinthiens 10, 16-17 ; Jean 6, 51-58

Deutéronome 8, 14-16
14 Prends garde que ton cœur ne s’enfle, et que tu n’oublies l’Eternel, ton Dieu, qui t’a fait sortir du pays d’Egypte, de la maison de servitude.
15 qui t’a fait marcher dans ce grand et affreux désert, où il y a des serpents brûlants et des scorpions, dans des lieux arides et sans eau, et qui a fait jaillir pour toi de l’eau du rocher le plus dur,
16 qui t’a fait manger dans le désert la manne inconnue à tes pères, afin de t’humilier et de t’éprouver, pour te faire ensuite du bien.

1 Corinthiens 10, 16-17

16 La coupe de bénédiction que nous bénissons, n’est-elle pas la communion au sang de Christ ? Le pain que nous rompons, n’est-il pas la communion au corps de Christ ?
17 Puisqu’il y a un seul pain, nous qui sommes plusieurs, nous formons un seul corps ; car nous participons tous à un même pain.

Jean 6, 51-58
51 Je suis le pain vivant qui est descendu du ciel. Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra pour le siècle d’éternité ; et le pain que je donnerai, c’est ma chair, que je donnerai pour la vie du monde.
52 Là-dessus, les Judéens disputaient entre eux, disant : Comment peut-il nous donner sa chair à manger ?
53 Jésus leur dit : En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez son sang, vous n’avez point la vie en vous-mêmes.
54 Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang a la vie du siècle d’éternité ; et je le ressusciterai au dernier jour.
55 Car ma chair est vraiment une nourriture, et mon sang est vraiment un breuvage.
56 Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang demeure en moi, et je demeure en lui.
57 Comme le Père qui est vivant m’a envoyé, et que je vis par le Père, ainsi celui qui me mange vivra par moi.
58 C’est ici le pain qui est descendu du ciel. Il n’en est pas comme de vos pères qui ont mangé la manne et qui sont morts : celui qui mange ce pain vivra pour le siècle d’éternité.

*

Voilà un texte, Jean 6, des textes, Deut 8 et 1 Co 10, qui parlent d’une mémoire qui se noue jusqu’au cœur de nos chairs (en communion au corps et au sang du Christ, 1 Co 10 / en mémoire de lui, 1 Co 11, 24-25 ; « garde-toi d’oublier », Dt 8). Une mémoire commune se noue, comme pour notre jumelage avec Bearsden. Une mémoire partagée où se constitue un peuple, une mémoire commune fondée sur la mémoire de Dieu devenant constitutive de nos êtres, comme chair de Dieu (Jn 6) !… qui nous rejoint au cœur nos êtres, de nos chairs (« c’est ma chair, que je donnerai pour la vie du monde »), puisque c’est là que se noue la mémoire, et la mémoire partagée, mémoire qui sourd du plus profond de nos êtres.

Pour donner… chair à cela, une citation que vous allez reconnaître :
« […] Un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi.
[…]
Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas […].
[…]
Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin […], ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul.
[…]
Quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des autres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »

Vous avez reconnu cette citation de Marcel Proust, dans À la recherche du temps perdu.

*

« Prends garde que ton cœur ne s’enfle, et que tu n’oublies l’Eternel, ton Dieu, qui t’a fait sortir de la maison de servitude […] qui t’a fait manger dans le désert la manne inconnue à tes pères ». — « La coupe de bénédiction que nous bénissons, n’est-elle pas la communion au sang de Christ ? Le pain que nous rompons, n’est-il pas la communion au corps de Christ ? » demande Paul aux Corinthiens, qui n’ont connu ni le Christ ni l’institution de la Cène au premier jeudi saint. — « Vos pères ont mangé la manne et sont morts » — d’autres, ensuite, ont mangé le pain multiplié aussi, et pour plusieurs ils sont morts depuis, ils ont même, pour les Douze, participé à l’institution de la Cène, puis sont morts — mais « celui qui mange ce pain vivra dans le siècle d’éternité. »

Signes pour nos sens et notre souvenir : comme cette fameuse madeleine de Proust. Le « faire mémoire », le souvenir du désert prescrit au Deutéronome, le souvenir de la faim réactivé par chaque faim, le souvenir de la manne, ou la sainte Cène que nous allons célébrer.

Signes qui provoquent un déplacement en nous, qui transportent, et qui disent que quelque chose demeure, sous la forme d’un souvenir demeuré vif, et même : souvenir d’un temps qui nous a échappé !, ou qui n’a pas même été le nôtre !, et qui revient là, signe pour nos sens que Dieu lui-même se souvient, Dieu se souvient pour nous, Dieu se souvient en nous — Dieu se souvient de son Alliance, dit la Bible.

Dieu a-t-il besoin d’un signe pour se souvenir ? Ou ces textes nous indiquent-ils qu’il se souvient pour nous ? Ou même : en nous ? Voilà des textes qui disent ce qu’est un signe — un sacrement ! c’est-à-dire « la forme visible d’une réalité invisible », selon les termes de saint Augustin —, signe, à la manière évoquée par Proust avec sa madeleine.

J’aime à me souvenir que le nom de ce petit gâteau vient du nom d’une toute autre Madeleine, celle du tombeau vide, premier témoin de la résurrection de Jésus. Celle qui pleure comme une… Madeleine, justement, la mort de son Seigneur, avant d’éclater de la joie de la résurrection, pour transmettre un témoignage, qui de témoin en témoin viendra jusqu’à nous, réactivé parce que Dieu se souvient dans les signes qu’il nous donne.

*

Une autre citation :
« Sur le point de mourir, le bien aimé Baal Shem Tov [un maître spirituel dans le judaïsme d’Europe de l’Est du XVIIIe siècle] envoya chercher ses disciples. "J’ai servi pour vous d’intermédiaire, mais quand je ne serai plus là, vous allez devoir agir par vous-mêmes. Vous connaissez l’endroit de la forêt où j’invoque Dieu ? Tenez-vous en ce lieu et faites de même. Vous savez allumer le feu. Vous savez dire la prière. Faites tout cela et Dieu viendra."
Après la mort du Baal Shem Tov, la première génération suivit ses instructions à la lettre et Dieu vint à chaque fois. À la deuxième génération, toutefois, nul ne se souvenait de la manière dont le Baal Shem Tov avait appris à allumer le feu, mais les gens se tenaient à l‘endroit dit dans la forêt et récitaient la prière. Et Dieu venait.
À la troisième génération, tout le monde avait non seulement oublié la façon d’allumer le feu, mais l’endroit où prier dans la forêt. Néanmoins, ils récitaient la prière. Et Dieu continuait à venir.
À la quatrième génération, il n’y avait plus personne pour se remémorer la façon d’allumer le feu, ni le lieu où se rendre dans la forêt et l’on avait oublié jusqu’à la prière. Mais quelqu’un se souvenait de l’histoire et la racontait à voix haute. Et Dieu venait toujours. »
(in Clarissa Pinkola Estés, Le don de l’histoire, Conte de sagesse à propos de ce qui est suffisant, éd. Grasset, p. 10-11)

*

Lorsqu’il est donné à notre foi de percevoir le signe d’Alliance, d’y percevoir que là se noue un souvenir commun, même oublié, et dont Dieu est le garant — Dieu se souvient — lorsqu’on a reçu ce don dans la foi, on l’a reçu pour la vie d’éternité, « celui qui mange ce pain vivra dans le siècle d’éternité », dès aujourd’hui.

En effet ce que je reçois dans le signe de l’Alliance dont Dieu se souvient peut être vécu pour quiconque, même ayant oublié, ou croyant avoir oublié, et même absent à ce moment ! Le souvenir de Dieu, qui se souvient, qui, se souvenant, faisait libérer du joug de la servitude le peuple de l’Alliance lors de l’Exode (même si le peuple avait oublié) — peut valoir pour quiconque espère une libération et invoque le Dieu qui vient avec nous au désert : Dieu se souvient, se souvient pour nous, se souvient en nous.

Croyant au Dieu de l’Alliance, ma foi à l’Alliance scellée un jour d’antan, vaut aujourd’hui force d’éternité parce que Dieu lui-même se souvient.

Et cette rencontre de mon humanité ; cette rencontre de mon souvenir de ce qu’un jour Dieu a rencontré la foi d’une Madeleine au tombeau vide ; cette rencontre de ce souvenir et du souvenir de Dieu — c’est cela que la venue de Jésus dans notre humanité dit en plénitude. Dieu se souvient — d’un souvenir activé pour nos sens qu’il a partagés en Jésus.

C’est le message de l’Évangile de la multiplication des pains, de la manne au désert : en Jésus, Dieu nous rejoint jusque dans nos déserts, les déserts de nos exils, au cœur de nos chairs. Ce n’est pas le pain ingéré dont il s’agit — comme la vérité de la mémoire n’est pas dans le morceau de madeleine de Marcel Proust (« Je bois une seconde gorgée, écrit-il, où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas ») —, ce n’est pas du pain ingéré (pas plus que d’un morceau de la madeleine) qu’il s’agit mais de la vérité d’éternité dont il réactive la mémoire, aujourd’hui, mémoire de la chair, mémoire dans la chair.

Dieu nous a rejoints jusque dans nos sens où s’active notre mémoire d’éternité ; il a scellé Alliance avec nous, et dans les signes qu’il nous donne Dieu lui-même se souvient pour nous et en nous. Ne craignez donc pas : Dieu lui-même se souvient aujourd’hui de son Alliance. « C’est ici le pain descendu du ciel. » — « Moi, je suis le pain vivant descendu du ciel. Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra pour le siècle d’éternité ; et le pain que je donnerai, c’est ma chair, pour la vie du monde. »


RP, Poitiers, 18/06/17


dimanche 4 juin 2017

Le don de l’Esprit




Psaume 104 ; Actes 2, 1-11 ; 1 Corinthiens 12, 3-13 ; Jean 20, 19-23

Actes 2, 1-8
1 Lorsque arriva le jour de la Pentecôte, ils étaient tous ensemble en un même lieu.
2 Tout à coup, il vint du ciel un bruit comme celui d'un violent coup de vent, qui remplit toute la maison où ils étaient assis.
3 Des langues leur apparurent, qui semblaient de feu et qui se séparaient les unes des autres ; il s'en posa sur chacun d'eux.
4 Ils furent tous remplis d'Esprit saint et se mirent à parler en d'autres langues, selon ce que l'Esprit leur donnait d'énoncer.
5 Or des Juifs pieux de toutes les nations qui sont sous le ciel habitaient Jérusalem.
6 Au bruit qui se produisit, la multitude accourut et fut bouleversée, parce que chacun les entendait parler dans sa propre langue.
7 Étonnés, stupéfaits, ils disaient : Ces gens qui parlent ne sont-ils pas tous Galiléens ?
8 Comment se fait-il que chacun de nous les entende dans sa langue maternelle ?

Jean 20, 19-23
19 Le soir de ce même jour qui était le premier de la semaine, alors que, par crainte des Judéens, les portes de la maison où se trouvaient les disciples étaient verrouillées, Jésus vint, il se tint au milieu d’eux et il leur dit : "La paix soit avec vous."
20 Tout en parlant, il leur montra ses mains et son côté. En voyant le Seigneur, les disciples furent tout à la joie.
21 Alors, à nouveau, Jésus leur dit : "La paix soit avec vous. Comme le Père m’a envoyé, à mon tour je vous envoie."
22 Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et leur dit : "Recevez l’Esprit Saint ;
23 ceux pour qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis."

*

« Pentecôte » signifie cinquantième jour après la fête de la Pâque. C'est, dans la Bible hébraïque, la fête des « semaines », Shavouoth, sept semaines (cinquante jours) après la Pâque. Il s'agit de la fête des « prémisses », la récolte des premiers fruits. C'est aussi le souvenir du don de la Torah.

Pour le christianisme, ce sera la commémoration des premières récoltes des nations dans l'Alliance que Dieu a passée avec son peuple ; et la célébration du don de la Torah qui s'inscrit dans le cœur des croyants par le don de l'Esprit saint.

Fête des premiers fruits qui mûrissent déjà, la Pentecôte signifie alors les premiers temps de ce fruit de l’histoire du peuple de Dieu : le temps est mûr pour l’entrée des nations dans l'Alliance.

C'est le sens du miracle des langues. Voilà que l'Esprit saint donne aux disciples de célébrer Dieu dans les langues de toutes les nations, d’où viennent les juifs présents à Jérusalem pour la fête. Dieu annonce ainsi que le culte est appelé à se célébrer dans les langues de tous les peuples.

Ce sont les premières récoltes du temps où l'Alliance scellée d'abord avec Israël s'élargit à toutes les nations, dans leurs langues.

Ce n'est pas que les Pères d'avant la venue de Jésus ignoraient l'Esprit saint ! Le contraire est même certain. Comment en effet auraient-ils pu vivre de la foi qui était la leur, leur faisant préférer, selon l’Épître aux Hébreux, le désert plutôt que les joies faciles ? Il est bien question de l'Esprit dans la Torah (Nombres 11, 24-30), dans les Prophètes (Ézéchiel 37, 1), dans les Psaumes (Psaume 51, 13)…

L'Esprit qui animait les anciens rend ainsi témoignage à la Parole de Dieu, venue en Jésus : l'Esprit « rendra témoignage de moi », dit-il (Jean 15, 26). C'est ce que les Prophètes, depuis Abraham (Jean 8, 56), ont espéré. Le temps de la venue à l'Alliance élargie à toutes les nations.

Quel est le cœur de cette alliance unique, scellée d'abord avec Israël, celle qui dit la présence de Dieu au milieu de son peuple, qui nous confirme sa fidélité, ce qui nous est rappelé en ce jour de confirmations : « il me feront un temple et je demeurerai au milieu d’eux ». Comment demeure-t-il au milieu de nous ? Une petite histoire pour l’illustrer…

*

« Le roi Salomon avait hérité de son père David de grandes richesses qu'il avait su, grâce à la sagesse de son gouvernement, faire prospérer. Chacun de ses desseins était toujours mené à bien, et sa gloire se répandait dans le monde entier. Mais, au fond de son cœur, Salomon demeurait attristé.

"A quoi me servent tous ces trésors, si les années s'écoulent sans que soit remplie la promesse faite à mon père ? pensait-il avec amertume. J'ai fait édifier des dizaines de palais, mais le Temple en l'honneur de Dieu n'est toujours pas bâti. Le Seigneur m'est témoin que ce n'est pas mauvaise volonté de ma part si j'en diffère la construction. Comment cependant reconnaîtrais-je l'emplacement qui lui convient le mieux ? La terre d'Israël est tout entière sainte, mais le sol où s'élèveront les murs du Temple devrait être le plus précieux à Dieu."

Une nuit, Salomon songeait de nouveau à l'emplacement où il devait construire l'édifice. Son ancienne promesse lui pesait, et c'est en vain qu'il cherchait le sommeil. A minuit, ne dormant toujours pas, il décida de se lever et d'aller faire un tour. Il s'habilla rapidement et, sans bruit, afin de n'être pas vu des serviteurs, il se glissa hors du palais.

Il marcha dans Jérusalem endormie, passa à proximité de vastes jardins)et de bosquets qui murmuraient dans le vent et arriva finalement au pied du mont Moria. C'était juste après la moisson, et sur le flanc sud de la montagne se dressaient des gerbes de blé coupé.

Salomon s'adossa au tronc d'un olivier, ferma les yeux et dans son esprit se mirent à défiler les lieux les plus divers de son royaume. Il revit des collines, des vallées et des bois qui lui avaient semblé destinés au Temple, ainsi que des dizaines d'autres lieux où il était arrivé plein d'espoir, mais qu'il avait quittés déçu.

Soudain Salomon entendit des pas. Il ouvrit les yeux et aperçut dans le clair de lune un homme portant dans ses bras une gerbe de blé. "Un voleur !" pensa-t-il tout de suite.

Il s'apprêtait à sortir de sa cachette, dans l'ombre de l'arbre, mais se ravisa au dernier moment. "Attendons plutôt de voir ce que l'homme mijote", se dit-il.

Le visiteur nocturne travaillait vite et sans bruit. Il déposa la gerbe au bord du champ voisin, puis retourna en chercher d'autres, et continua ainsi jusqu'à ce qu'il eût cinquante gerbes. Puis, jetant un coup d’œil hésitant autour de lui pour s'assurer que personne ne l'avait vu, il s'en alla.

— "Charmant voisin, pensa Salomon. Le propriétaire du champ ne sait sans doute pas
pourquoi sa moisson diminue la nuit."

Mais il n'eut pas le temps de réfléchir à la façon de punir le voleur : déjà, non loin de l'olivier sous lequel il se trouvait, un autre homme arrivait. Il contourna les deux champs prudemment et, croyant être seul, prit une gerbe de blé qu'il emporta sur l'autre champ.
Il fit exactement comme le premier visiteur nocturne, si ce n'est qu'il portait le blé en sens inverse. Il reprit ainsi les cinquante gerbes, et repartit sans bruit.

"Ces voisins ne sont pas meilleurs l'un que l'autre, se dit Salomon. Je pensais qu'il n'y en avait qu'un qui volait, mais en fait le voleur lui-même est volé."

Dès le lendemain, Salomon convoqua les deux propriétaires des champs. Il fit attendre le plus âgé dans une pièce contiguë et interrogea le plus jeune sévèrement : — Dis-moi de quel droit tu prends le blé du champ de ton voisin.

L'homme regarda Salomon avec surprise, et rougit de honte : — Seigneur, répondit-il, jamais je ne me permettrais pareille chose. Le blé que je transporte m'appartient, et je le dépose sur le champ de mon frère. Je souhaitais que personne ne le sache, mais puisque j'ai été surpris, je te dirai la vérité. Mon frère et moi avons hérité de notre pète un champ qui fut partagé en deux moitiés égales, bien que lui soit marié et ait trois enfants, alors que moi je vis seul. Mon frère a besoin de plus de froment que moi, mais il n'accepte pas que je lui donne le moindre épi. C'est pourquoi je lui apporte secrètement les gerbes. À moi, elles ne manquent pas, tandis que lui en a besoin.

Salomon fit passer l'homme dans la pièce contiguë et appela le propriétaire du second champ : — Pourquoi voles-tu ton voisin ? s'enquit-il d'un ton rude. Je sais que tu lui prends du blé pendant la nuit.
— Dieu me garde de faire pareille chose, protesta l'homme, horrifié. C'est en vérité tout le contraire, Salomon. Mon frère et moi avons hérité de notre père deux parts égales d’un champ; mais, dans mon travail, je suis aidé par ma femme et mes trois enfants, tandis que lui est seul. Il doit faire venir le faucheur, le lieur et le batteur, de sorte qu'il perd plus d'argent que moi et sera plus tôt dans le besoin. Il ne veut pas accepter de moi un seul grain de blé ; c'est pourquoi je lui apporte au moins ces quelques gerbes en secret. À moi, elles ne manquent pas, tandis que lui en a besoin.

Alors Salomon rappela le premier homme et, serrant avec émotion les deux frères dans ses bras, il dit : — J'ai vu bien des choses dans ma vie, mais jamais je n'ai rencontré de frères aussi désintéressés que vous. Pendant des années, vous vous êtes témoigné une bonté réciproque, que vous avez gardée secrète. Je tiens à vous exprimer toute mon affection et vous prie de me pardonner de vous avoir soupçonnés d'être des voleurs, quand vous êtes les hommes les plus nobles de la terre. À présent, j'ai une prière à vous adresser. Vendez-moi vos champs, que je fasse construire sur ce sol sanctifié par l'amour fraternel le Temple de Dieu. Aucun lieu n'en est plus digne, nulle part le Temple ne trouvera de fondements plus solides. […] » (D’après Contes juifs, éditions Grund.)

Signe de ce que l’Alliance est solide, quoiqu’il arrive, son fondement symbolisé par ce conte est cette promesse : « Quand les montagnes s’effondreraient, dit Dieu, Quand les collines chancelleraient, Ma bonté pour toi ne faiblira point et mon alliance de paix ne sera pas ébranlée. Je t’aime d’un amour éternel, et je te garde ma miséricorde » (Ésaïe 54,10).

*

Reste à savoir comment cela se concrétise. Cela se concrétise par le pardon !… Jésus souffla sur eux et leur dit : « Recevez l’Esprit Saint ». « La paix soit avec vous » — don de l’Esprit saint. Et il est question de pardon, à recevoir et à octroyer : « ceux pour qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis ».

Deux faces de la libération de l’amour — qui pardonne, qui est pardon. Remettre les péchés, c’est pardonner ; soumettre les péchés, c’est permettre de les dominer. Être libéré du fruit du péché. C’est en rapport étroit avec le pardon.

Souvenons-nous de l’épisode de Caïn. L’inverse des deux frères de notre petite histoire. Genèse 4, 6-8 : « Le Seigneur dit à Caïn : "Pourquoi t’irrites-tu ? Et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu agis bien, ne le relèveras-tu pas ? Si tu n’agis pas bien, le péché, tapi à ta porte, te désire. Mais toi, domine-le." Caïn parla à son frère Abel et, lorsqu’ils furent aux champs, Caïn attaqua son frère et le tua. »

« Le péché est tapi à ta porte… Mais toi, domine-le. » Caïn ne l’a pas dominé. Caïn n’a pas reçu le pardon, la rémission de ses péchés — fût-ce par le vain sacrifice par lequel il cherchait à satisfaire Dieu. Et il jalousait son frère. Il n’a pas perçu le pardon, l’élargissement de son cœur et la capacité de pardonner ; et de soumettre le péché et son fruit, à savoir ses péchés, fruits du péché : le péché l’a vaincu, Caïn ne l’a pas dominé…

Mais voici le fruit de l’Esprit saint : « ceux pour qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis ». « La paix soit avec vous ». La paix de se savoir pardonné. Pleinement pardonné : vos péchés vous sont remis, l’Esprit saint vous les soumet. La liberté qui est dans le fait d’être pardonnés nous libère du poids d’avoir à ne pas pardonner. Nous voilà donc devant le Ressuscité, présent au milieu de nous, soufflant sur nous : recevez l’Esprit saint.


RP, Poitiers, Pentecôte, confirmations, 4/06/17