dimanche 24 juin 2018

"Quand vous priez, dites…"




Ésaïe 49.1-6 ; Psaume 139 ; Actes 13.22-26 ; Luc 1.57-80

Psaume 139
1 […] Seigneur ! tu me sondes et tu me connais,
2 Tu sais quand je m’assieds et quand je me lève, Tu pénètres de loin ma pensée ;
3 Tu sais quand je marche et quand je me couche, Et tu comprends tous mes chemins.
4 Car la parole n’est pas sur ma langue, Que déjà, ô Seigneur ! tu la connais entièrement.

*

« Enseigne-nous à prier », ont demandé les disciples — la prière, et tout particulièrement celle de Jésus, a été le thème de notre année d’école biblique et de catéchisme, qui ouvre aujourd’hui sur cette journée et ce temps de confirmations. « Voici comment vous devez prier, répond Jésus : quand vous priez, dites… Père… ». Nous lisons en Luc 11 :

2 Il leur dit : Quand vous priez, dites : Père ! Que ton nom soit sanctifié ; Que ton règne vienne !
3 Donne-nous, chaque jour, notre pain pour ce jour ;
4 pardonne-nous nos péchés, car nous aussi, nous remettons sa dette à quiconque nous doit quelque chose ; et ne nous expose pas dans l’épreuve.


Voilà qui nous place d’emblée dans l’intimité de Dieu — Père / « Abba », selon ce que rapportent de l’araméen Marc (14, 36 : Jésus au Gethsémané) et Paul (Romains 8, 15 ; Galates 4, 6). Intimité, comme Jésus qui se retire pour prier au point que les disciples ne savent pas comment il prie : souvenons-nous que Matthieu précise : « entre dans ta chambre, ferme la porte. » Où l’on reçoit du Père la loi proclamée publiquement de la chaire, déjà au Sinaï, après en avoir reçu un nom. Et en écho la prière liturgique publique, le « Notre Père », donc. « Toute famille dans les cieux et sur la terre tire son nom du Père », rappelle l'Épître aux Éphésiens (3, 14-15).

« Que ton nom soit sanctifié », sanctifié c'est-à-dire mis à part, considéré avec un respect infini, jamais prononcé en vain, et donc, au fond, reconnu comme indicible. « Que ton nom soit sanctifié ». D'autant plus que négliger le nom du Père, nous qu'il adopte comme ses enfants, c'est ne pas percevoir l’ouverture d'avenir qui s’y trouve. « Honore ton père et ta mère afin que tes jours se prolongent sur la terre » dit la Loi. D'emblée donc, la prière du Seigneur nous ouvre tout un programme, et un avenir, ce qui fait rejoindre un des thèmes de cette sanctification du Nom dans les livres prophétiques : cet aspect qui concerne l’avenir : la venue du Royaume — du Règne où Dieu sanctifie lui-même son nom en accomplissant sa promesse.

*

Et effectivement cette première demande est suivie de la demande de la venue du Règne de Dieu, par l’accomplissement de la volonté de Dieu jusque sur cette terre en désordre.

Les disciples ne savent pas qu'ils viennent de poser à Jésus une question très délicate, aux conséquences périlleuses pour eux-mêmes. Mais c'est par là, par cette prière, que viendra le Royaume, le Règne de Dieu. En cinq demandes — résumant les cinq livres de prière du recueil des Psaumes, qui reprennent eux-mêmes les cinq livres de la libération vers le Royaume qu’est la Torah. Cinq demandes donc, selon Luc, développées en sept chez Matthieu — la troisième et la septième de Matthieu étant une extension de la seconde et de la cinquième demande de Luc (« que ton règne vienne » s'y commente en « que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel » et « ne nous expose pas dans l’épreuve » s’y commente en « délivre-nous du mauvais »).

Cinq demandes donc, qui risquent fort si nous y prenons garde, de nous mener où nous ne voudrions pas, à savoir au Règne de Dieu dont nous demandons pourtant qu'il vienne. Aller où nous n'aurions pas prévu, ou du moins d'une façon que nous n'aurions pas prévue, comme Pierre à la fin de l'évangile de Jean (21, 18) : « un autre te mènera où tu ne voudras pas ».

*

« Donne-nous, chaque jour, notre pain pour ce jour »… ? L'abondance à laquelle tous aspirent vient de Dieu seul. Lui seul est riche : des biens spirituels, du pain du ciel, et du pain qui nourrit le ventre de façon à ouvrir les oreilles. Cela dit, le pain de ce jour pour lequel nous prions est plus que la simple nourriture périssable. Le terme choisi l’indique clairement. Il est la manne. Il est la nourriture éternelle qui est d'être pardonné et accepté, d'avoir trouvé un père… Notre Père, disent les disciples.

Arrêtons-nous donc sur la plus troublante de ces cinq demandes : celle concernant le pardon : « pardonne-nous nos péchés, comme nous pardonnons aussi à qui nous offense ».

Ce mot rendu dans Luc par « péché », ou « offense », ou « manquement » peut aussi être rendu par « dette », selon le parallèle de Matthieu — le sens « péché » étant une dimension spirituelle de la dette. En ce sens, le mot peut relever non pas tant de la faute que de la création : même sans faute, nous sommes en dette envers Dieu comme on l'est à l'égard d'un père ou d’une mère — « Notre Père » — sans lequel nous ne serions pas, celui par qui nous sommes, non pas uniquement parce qu'il a donné la semence qui nous origine, la parole qui nous fait être, mais parce que, en outre, il nous a donné un nom, son nom. Cette dette-là ne peut être payée : son prix est infini. Le reconnaître entraîne une attitude de pardon, de remise des dettes. La remise des dettes est donc effectivement incontournable ; elle est la condition de la prolongation de nos êtres jusqu'à la venue du Règne, en lien étroit avec la demande précédente, celle du don du pain de ce jour. Si le plus puissant, le Père, exige le remboursement de la dette, il en vient à terme à écraser l'enfant.

Mieux qu’un père, Dieu donne ce qui est bon à ses enfants. L'instauration de son Règne est une remise de dettes par Dieu à notre égard. D'autant plus, au fond, que la dette est donc trop infinie pour être remboursée.

C’est sur cela qu'est établie l'institution biblique de la loi du Jubilé, par lequel s’inaugure le Royaume. Rappelons-nous que le Jubilé est ce que prévoit la Torah : cette remise des dettes obligatoire tous les cinquante ans. Jésus (cf. Luc 4) inaugure son ministère messianique par la proclamation du Jubilé. Cette libération, remise des dettes par Dieu, se signifie dans nos remises de dettes. C’est le sens du « comme nous remettons ». Nous sommes appelés à la suite du Christ à faire un don gratuit de nous-mêmes, n’aurait-il en retour que de l'ingratitude.

*

Précédée de la demande du pain, lieu par excellence de la dette à Dieu, la prière pour la remise des dettes et le pardon des offenses est suivie de : « Ne nous laisse pas entrer en tentation » — plus littéralement « ne nous expose pas dans l’épreuve ». Pourquoi Dieu se tait-il face aux prières de son peuple, pourquoi tarde-t-il à instaurer son Règne ?

Face au silence céleste, ce silence qui dure, où Dieu qui est censé être notre Père nous apparaît pourtant si dur, impitoyable, nous donnant essentiellement une Loi, alors qu'on ne voit pas venir de consolation, et à plus forte raison la consolation du Règne de Dieu — on sera tenté de dire : ces maux qui nous adviennent, fussent-ils de notre faute, ne sont-ils pas le signe que Dieu se désintéresse de nous ? Où l’épreuve dont nous demandons que nous n’y sombrions pas devient tentation de se dire que ce Dieu est finalement méchant. Et que de fois l’a-t-on entendu à propos du Dieu dit « de l'Ancien Testament », oubliant que c’est ce Dieu que Jésus appelle son Père ? Tentation de rejeter ce Dieu qui donne la Loi, et avec elle son silence. Or c’est là son rôle de Père : donner la Loi et nous apprendre à patienter, à recevoir le plaisir plus tard. Se séparer un jour du plaisir immédiat du sein maternel. Le père disant la loi et privant ainsi du plaisir immédiat.

C’est de la sorte que Dieu nous conduit au Règne qui lui appartient avec la puissance et la gloire, ce Règne qui vient pour nous à la mesure où nous recevons avec joie la volonté de Dieu, sa Loi.

C’est le temps d'un passage douloureux, celui de l’apprentissage, qui précède la liberté et la joie. C’est encore la leçon de Paul : comme pour la douleur d’un enfantement, Dieu a soumis la Création à la vanité et à la douleur, avec une espérance : sa libération, comme la naissance (Romains 8, 20-22). La tentation serait de se laisser abattre et de se dire que face à une telle situation, une telle douleur, celle qui est la nôtre, le Royaume ne viendra pas, la naissance n’aura pas lieu. C’est face à cette tentation que Jésus appelle à la persévérance dans la confiance en Dieu qui nous délivre du mal.

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Face à ce présent lourd, accablant, ou face à notre mauvaise volonté, — il s’agit de persévérer, de requérir la justice de la foi, prête à se manifester, dans sa splendeur et sa liberté ; il n’est qu’à exiger ce que Dieu promet, exiger son Règne. Persévérer dans la prière, comme l’ami qui demande du pain. Dieu finira par répondre, autrement que prévu peut-être, par le don imprévu de l’Esprit saint, qui mène au Royaume par des chemins auxquels l’on ne s'attend pas. Persévérer dans la prière est dangereux : c'est risquer de se voir transformé, dépossédé de soi et de ses biens, de sa vision du monde — qui sait ? Persévérer dans la prière transforme.

Apprendre à regarder le monde par les yeux de Dieu. Et explorer tous les possibles des chemins de son Règne… Car c’est « à toi qu’appartiennent le Règne,… » dès aujourd’hui.


RP, Poitiers, 17/06/18


dimanche 17 juin 2018

Grain de sénevé




Ézéchiel 17.22-24 ; Psaume 92 ; 2 Corinthiens 5.6-10 ; Marc 4.26-34

Ézéchiel 17, 22-24
22 Ainsi parle le Seigneur, l’Éternel : J’enlèverai, moi, la cime d’un grand cèdre, et je la placerai ; j’arracherai du sommet de ses branches un tendre rameau, et je le planterai sur une montagne haute et élevée.
23 Je le planterai sur une haute montagne d’Israël ; il produira des branches et portera du fruit, il deviendra un cèdre magnifique. Les oiseaux de toute espèce reposeront sous lui, tout ce qui a des ailes reposera sous l’ombre de ses rameaux.
24 Et tous les arbres des champs sauront que moi, le Seigneur, j’ai abaissé l’arbre qui s’élevait et élevé l’arbre qui était abaissé, que j’ai desséché l’arbre vert et fait verdir l’arbre sec. Moi, le Seigneur, j’ai parlé, et j’agirai.

Marc 4, 26-34
26 Il dit encore : Il en est du royaume de Dieu comme quand un homme jette de la semence en terre ;
27 qu’il dorme ou qu’il veille, nuit et jour, la semence germe et croît sans qu’il sache comment.
28 La terre produit d’elle-même, d’abord l’herbe, puis l’épi, puis le grain tout formé dans l’épi ;
29 et, dès que le fruit est mûr, on y met la faucille, car la moisson est là.
30 Il dit encore : À quoi comparerons-nous le royaume de Dieu, ou par quelle parabole le représenterons-nous ?
31 Il est semblable à un grain de sénevé, qui, lorsqu’on le sème en terre, est la plus petite de toutes les semences qui sont sur la terre ;
32 mais, lorsqu’il a été semé, il monte, devient plus grand que tous les légumes, et pousse de grandes branches, en sorte que les oiseaux du ciel peuvent habiter sous son ombre.
33 C’est par beaucoup de paraboles de ce genre qu’il leur annonçait la parole, selon qu’ils étaient capables de l’entendre.
34 Il ne leur parlait point sans parabole ; mais, en particulier, il expliquait tout à ses disciples.

*

Le thème de la semence est en quelque sorte l’équivalent en parabole du thème de la naissance d’en haut dans l’Évangile de Jean. Autant de façons de référer aux promesses prophétiques par différentes images : « ma Parole ne retourne pas vers moi sans effet », dit Ésaïe (ch. 55). Au fond, en particulier en ce domaine, ce qui advient nous échappe et ne dépend pas de nous.

Ici c’est l’Esprit de Dieu qui précède tout mouvement de la foi. Et nous fait perdre tout pouvoir sur nous. Le Royaume vient par l’effet d’une parole sur laquelle et sur les conséquences de laquelle nous n’avons aucun pouvoir.

La venue du Règne de Dieu n’est finalement pas en notre pouvoir. Tout comme le vent souffle où il veut, tout comme on ne peut pas naître par la force de la volonté, nul ne peut préjuger du fruit d’une semence ni expliquer la raison finale de sa germination.

C’est la semence de cette parole que le semeur, au-delà de nos volontés et de nos refus, vient répandre en nous.

On retrouve une idée équivalente à cette naissance d’en haut ou à cet ensemencement mystérieux dans quelques autres textes du Nouveau Testament. Cela sous des termes qui en sont assez proches, traduits généralement par « régénération ».

*

Que nous disent au fond toutes ces images parlant de graine ? Que le salut « ne vient pas de façon à frapper les regards », qu’on ne le fait avancer ni par nos soucis, ni par nos enthousiasmes, qu’il n’a rien à voir avec tout ce que nous prétendrions en construire à force de forcer les choses.

Cela nous conduit au cœur de l’Évangile de la foi, de la confiance seule. C’est de l’ordre de la semence à recevoir de la seule écoute de la Parole de Dieu… à même de fructifier en abondance. C’est la seule façon qu’a proposée Dieu de faire venir le Royaume. En le forçant, on le gâche.

Il s’agit simplement d’être ouvert à la Parole de Dieu avec cette confiance :

« Comme descend la pluie ou la neige, du haut des cieux, et comme elle ne retourne pas là-haut sans avoir saturé la terre, sans l’avoir fait enfanter et bourgeonner, sans avoir donné semence au semeur et nourriture à celui qui mange, ainsi se comporte ma Parole du moment qu’elle sort de ma bouche : elle ne retourne pas vers moi sans résultat, sans avoir exécuté ce qui me plaît et fait aboutir ce pour quoi je l’ai envoyée. Vous serez dans la jubilation et la paix » (Ésaïe 55, 10.11).

Des paraboles, parlant de semence, de graine, qui invitent aussi à la plus grande humilité de l’Église. Si l’on est attentif au texte de l’Évangile, il est clair que le grain de sénevé ne devient pas Église mais Royaume. Un arbre immense qui évoque l’arbre de vie qui germe et croit pour la guérison des nations.

Apocalypse 22, 1-2
1 [L’ange] me montra un fleuve d’eau de la vie, limpide comme du cristal, qui sortait du trône de Dieu et de l’agneau.
2 Au milieu de la place de la ville et sur les deux bords du fleuve, il y avait un arbre de vie, produisant douze fois des fruits, rendant son fruit chaque mois, et dont les feuilles servaient à la guérison des nations.


L’Église n’est que pour répandre cette semence qui est la parole de Dieu, et qui produit son fruit, qui n’est pas pour elle, mais pour le Royaume, dont les feuilles sont pour la guérison des nations qui viennent s’y abriter comme les oiseaux, et qui croît jusque là de la seule puissance de Dieu, alors même que nous dormons !

« Moi, le Seigneur, j’ai parlé, et j’agirai. » (Ézéchiel 17, 24)


RP, Poitiers, 17/06/18


dimanche 10 juin 2018

Scission, réconciliation et pardon




Genèse 3.9-15 ; Psaume 130 ; 2 Corinthiens 4.13–5.1 ; Marc 3.20-35

Genèse 3, 9-15
9 Mais le Seigneur Dieu appela l’homme, et lui dit : Où es-tu ?
10 Il répondit : J’ai entendu ta voix dans le jardin, et j’ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché.
11 Et le Seigneur Dieu dit : Qui t’a appris que tu es nu ? Est-ce que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais défendu de manger ?
12 L’homme répondit : La femme que tu as mise auprès de moi m’a donné de l’arbre, et j’en ai mangé.
13 Et le Seigneur Dieu dit à la femme: Pourquoi as-tu fait cela ? La femme répondit : Le serpent m’a séduite, et j’en ai mangé.
14 Le Seigneur Dieu dit au serpent : Puisque tu as fait cela, tu seras maudit entre tout le bétail et entre tous les animaux des champs, tu marcheras sur ton ventre, et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie.
15 Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité : celle-ci t’écrasera la tête, et tu lui blesseras le talon.

Marc 3, 20-35
20 et la foule s’assembla de nouveau, en sorte qu’ils ne pouvaient pas même prendre leur repas.
21 Les parents de Jésus, ayant appris ce qui se passait, vinrent pour se saisir de lui ; car ils disaient : Il est hors de sens.
22 Et les scribes, qui étaient descendus de Jérusalem, dirent : Il a Béelzébul ; c’est par le prince des démons qu’il chasse les démons.
23 Jésus les appela, et leur dit sous forme de paraboles : Comment Satan peut-il chasser Satan ?
24 Si un royaume est divisé contre lui-même, ce royaume ne peut subsister ;
25 et si une maison est divisée contre elle-même, cette maison ne peut subsister.
26 Si donc Satan se révolte contre lui-même, il est divisé, et il ne peut subsister, mais c’en est fait de lui.
27 Personne ne peut entrer dans la maison d’un homme fort et piller ses biens, sans avoir auparavant lié cet homme fort ; alors il pillera sa maison.
28 Je vous le dis en vérité, tous les péchés seront pardonnés aux fils des hommes, et les blasphèmes qu’ils auront proférés ;
29 mais quiconque blasphémera contre le Saint-Esprit n’obtiendra jamais de pardon : il est coupable d’un péché éternel.
30 Jésus parla ainsi parce qu’ils disaient : Il a un esprit impur.
31 Survinrent sa mère et ses frères, qui, se tenant dehors, l’envoyèrent appeler.
32 La foule était assise autour de lui, et on lui dit : Voici, ta mère et tes frères sont dehors et te demandent.
33 Et il répondit : Qui est ma mère, et qui sont mes frères ?
34 Puis, jetant les regards sur ceux qui étaient assis tout autour de lui : Voici, dit-il, ma mère et mes frères.
35 Car, quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, et ma mère.

*

Qui est donc ce « Béel Zebul » ?… Il s’agit du dieu d’Ekron (2 Rois 1, 2), Baal Zebub, idole d’une divinité dont Élie s’évertue à dire à ses contemporains l’inexistence, l’illusoire ! Baal Zebub, « seigneur des mouches », en 2 Rois, ici Béel Zebul selon le jeu de mots qui en fait le « prince des démons » — Baal Zébul signifiant « Baal est prince ».

L’incident dans Marc conduit à ne pas confondre l’idole Baal et le satan, figure de l’adversité. Il nous situe dans la perspective selon laquelle une des tentations constantes du peuple biblique est l’idolâtrie : c’est en ce sens que ce serait division du satan tentateur contre lui-même que de faire chasser une divinité par une autre, en l’occurrence celle réputée être la plus grande de la région, Baal Zébul. Telle est l’argumentation de Jésus contre ses adversaires, argumentation que l’on ruine en confondant Baal Zébul et le satan : le satan, figure de l’adversité, a intérêt à voir les idoles se multiplier, — et pas à opérer une réduction des ramifications de l’idolâtrie en « divisant son royaume » ! Militer pour Baal contre d’autres démons/idoles n’est pas de l’intérêt du mal qui perd ainsi de son emprise. Le mal proliférant n’élimine aucune de ses filières.

Jésus, par sa réponse, non seulement proteste auprès de ses interlocuteurs qu'il n’a rien à voir avec Baal (malgré son origine suspecte, galiléenne), mais enseigne aussi, à l’instar d’Élie, en quoi est illusoire ce « prince des démons ». C’est le satan, qui signifie ce qui accuse et divise, qui est le manipulateur des idolâtres, et donc chaque réseau de son pouvoir, même en faillite, relève de son « royaume », et n’a pas à être exclu du service. La concentration sur une seule idole, ici le Baal d’Ekron, serait à son déficit.

Car les « démons » — divinités mineures dans le monde grec —, les « démons » du Nouveau Testament recoupent les Baals de la Bible hébraïque. Il n’est question de Baals dans le Nouveau Testament que dans des citations de la Bible hébraïque, comme ici, ou chez Paul (Ro 11, 4). Et il n’est pas question de « démons » dans la Bible hébraïque ; mais dans la version grecque des LXX, et lorsque les divinités en question n’entrent pas dans la nomination spécifique des Baals — ainsi l’hébreu séirim est rendu soit par « idoles » (Lv 17, 7 ; 2 Ch 11, 5) soit par « démons » (Ps 96, 5 — que Segond traduit par : « les dieux des peuples ne sont que des idoles ». Cf. Es 13, 21 ; 34, 14).

Ainsi Jésus ne chasse pas les démons parce qu’ils auraient un pouvoir objectif ou une existence positive, mais au contraire précisément parce qu’ils n’en ont qu’illusoirement (« les dieux des peuples ne sont que des démons/idoles » Ps 96, 5), d’un illusoire qui ne les empêche pas de faire des dégâts sur ceux qui y ajoutent crainte — « démonisés », enfermés sur eux-mêmes. Selon cette perspective, Jésus chasse les démons comme les anciens prophètes chassaient les Baals, les idoles, en tant que dieux à notre image ; à notre image / mon image i.e. refus de l’Autre, accusation de l’Autre, présente dès le récit de la Genèse ; l’Autre comme faille en moi qu’en chassant l’idole Jésus fait réapparaître, l’Autre qui précisément n’est pas à mon image.

*

Une faille, qui fait la différence ; différence qui à l’inverse de l’idole permet et la séparation et le dialogue, tels sont, dans le récit de la création de la Genèse, la femme pour l’homme et l’homme pour la femme, faisant image de Dieu : posés en vis-à-vis — qui (contre l’idole comme image projetée de soi) se fait comme séparation d’avec soi-même, préalable à toute rencontre, et qui s’opère comme révélation prophétique.

Séparation toujours indispensable (« l’homme quittera son père et sa mère » — Gn 2) que la mère et les frères de Jésus semblent avoir de la peine à admettre en Marc 3 (21 & 31-32) — et c’est bien cette séparation que demande Jésus, comme fondatrice de toute fraternité et filiation : « car, quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, et ma mère » (Mc 3, 35) — cette volonté de Dieu qui consiste à aimer pour autrui comme soi-même. Dans la Genèse, le sommeil de l’homme est, selon le terme employé, sommeil prophétique, ce qui lui fait découvrir à son réveil cet autre semblable apte au dialogue et à être aimé, lieu de l’image de Dieu.

Une faille indispensable et dans laquelle peut cependant, par le refus de cette faille, s’introduire ce qui divise et enferme, l’idole, agie par le Mal… Le Mal figuré par le serpent, souvent figure de divinités dans les religions environnant l’Israël ancien — parmi d’autres représentations des Baals ; dont Baal Zebub, entouré des mouches, devenu Baal Zebul, puis Belzébuth ; ou Baal Péor, au livre des Nombres, devenu Belphégor, rendu célèbre par une fameuse série télévisée des années 1960 —, le mal dans tous les cas provient de la réalité chaotique, non encore ordonnée, qui entoure le jardin. En quelque sorte des premiers essais non satisfaisants de la création et de la mise en ordre — qu’opère finalement la loi « car, quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, et ma mère. »

Une difficulté terrible apparaît en même temps que cette figure du mal déjà présent quelque part. La difficulté de la question de sa provenance, précisément. Difficulté d’autant plus terrible que le mal est intense. Et l’Histoire ne cesse de le montrer chaque jour plus intense. D’où vient ce mal présent dans les champs qui entourent le jardin ? À cette question insoluble, on a avancé plusieurs esquisses de réponses. Depuis le dualisme le plus typé, qui place une réalité mauvaise faisant éternellement face à Dieu, jusqu’à la conception inverse qui en vient à placer le mal en Dieu. Entre les deux, des développements célèbres.

Des plus connus, le mythe de Lucifer remontant à la traduction latine de la Bible. Lisant Ésaïe 14, on y trouve, allégoriquement décrite, la chute d’un astre brillant devenu prince des ténèbres pour s’être révolté contre Dieu en voulant s’égaler à lui. Cet astre brillant d’Ésaïe 14, 12, à l’origine le roi de Babylone en Ésaïe, « étoile du matin », sera traduit, selon l’équivalent latin du mot « étoile du matin », « Lucifer » dans la Vulgate, la version latine de la Bible selon saint Jérôme (Ve siècle). On sait la fortune de ce terme transmis jusqu’aujourd’hui via le romantisme.

Une autre approche célèbre est celle proposée dans le judaïsme : l’idée du tsimtsoum, en français « contraction », en l’occurrence contraction de Dieu mettant l’univers au monde : Dieu emplit tout. Pour que quelque chose d’autre que lui puisse être, il faut que Dieu se contracte, fasse un espace en lui-même. Dès lors, le monde peut advenir, être créé, mais il l’est dans une absence de Dieu. Mais dans ce creux, ce vide, le mal aussi peut s’infiltrer.

Dans la Genèse, le mal s’infiltre entre l’homme et la femme, séparés pour se rencontrer. Avant la séparation, l’interdit est donné, l’interdit qui toujours structure, fait grandir en séparant. Mais, donné avant la séparation entre homme et femme, une fois la séparation intervenue, ce mal venu d’on ne sait où, trouve à s’infiltrer. La femme étant le signe de cette séparation de l’être humain, celle par qui l’homme se trouve, c’est elle aussi du coup, qui est présentée comme l’origine de la possibilité de cette infiltration entre les deux, qui avant, étaient un. Autre moitié de lui-même, tout homme est mâle et femelle avant d’être mâle ou femelle. Le mal l’atteint en son entier, en ce que divisé d’avec lui-même, il refuse cette division qui marque qu’il est un être fini. Refuser d’être fini, prétendre être tout par soi, c’est là la porte du mal qui nous atteint tous — qui prétendons être par nous-mêmes.

« Car, quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, et ma mère. »

C’est bien la division d’avec soi-même qui, refusée, se traduit par l’accusation, selon ce sens du mot satan : accuser, et donc tourmenter ; tourment contre soi qui se retourne contre autrui, dès le récit de Gn 3, « c’est pas moi, c’est l’autre », et que l’on retrouve en Marc : sa mère et ses frères accusent Jésus de folie — l’accusation divise, selon un autre sens de satan, diable : diviser.

Or il n’y a de réconciliation que dans la reconnaissance de l’autre pour lui-même, séparé de moi, ce qui lui donne son existence unique devant Dieu, et rend possible de l’aimer pour lui-même, même et surtout si je ne le comprends pas ; fondé comme autre par Dieu seul « car, quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, et ma mère » — sans l’accuser d’être ce qu’il est, différent de moi, dans un renvoi l’un vers l’autre de la culpabilité (Gn 3). La loi qui sépare pour unir ouvre alors sur le pardon, dans lequel seul est la victoire sur le mal.

Mais il s’agit de saisir ce pardon, le recevoir, auquel cas, tout peut être pardonné ; cette capacité d’être pardonné, de recevoir, accueillir le pardon, est un don de l’Esprit saint, sans lequel le pardon en toute sa profondeur est inaccessible. Ce pourquoi cette limite au pardon : le péché contre l’Esprit saint qui est de ne pas accepter d’être pardonné, et donc, de ne pouvoir donner le pardon à autrui. Don de l’Esprit saint parce que l’Esprit est plus profond en moi que moi-même, il est plus profond que toutes les blessures et la culpabilité qui me semblent insurmontables.

La réconciliation du monde est de recevoir le pardon sur soi, pour le donner autour de soi.

*

Psaume 130, 1 Cantique des degrés.
Du fond de l’abîme je t’invoque, ô Seigneur !
2 Seigneur, écoute ma voix ! Que tes oreilles soient attentives à la voix de mes supplications !
3 Si tu gardais le souvenir des fautes, Seigneur Dieu, qui pourrait subsister ?
4 Mais le pardon se trouve auprès de toi, afin qu’on te craigne.
5 J’espère dans le Seigneur, mon âme espère, et j’attends sa promesse.
6 Mon âme compte sur le Seigneur, plus que les gardes ne comptent sur le matin, que les gardes ne comptent sur le matin.
7 Israël, mets ton espoir dans le Seigneur ! Car la miséricorde est auprès du Seigneur, et la rédemption est auprès de lui en abondance.
8 C’est lui qui rachètera Israël de toutes ses fautes.


RP, Châtellerault 10/06/18 (PDF ici)


dimanche 3 juin 2018

Le pardon est de l’éternité




Exode 24, 3-8 ; Psaume 92 ; Hébreux 9, 11-15 ; Marc 14, 12-26

Exode 24, 3-8
3 Moïse vint rapporter au peuple toutes les paroles de l’Eternel et toutes les lois. Le peuple entier répondit d’une même voix : Nous ferons tout ce que l’Eternel a dit.
4 Moïse écrivit toutes les paroles de l’Eternel. Puis il se leva de bon matin ; il bâtit un autel au pied de la montagne, et dressa douze pierres pour les douze tribus d’Israël.
5 Il envoya des jeunes hommes, enfants d’Israël, pour offrir à l’Eternel des holocaustes, et immoler des taureaux en sacrifices d’actions de grâces.
6 Moïse prit la moitié du sang, qu’il mit dans des bassins, et il répandit l’autre moitié sur l’autel.
7 Il prit le livre de l’alliance, et le lut en présence du peuple ; ils dirent : Nous ferons tout ce que l’Eternel a dit, et nous obéirons.
8 Moïse prit le sang, et il le répandit sur le peuple, en disant : Voici le sang de l’alliance que l’Eternel a faite avec vous selon toutes ces paroles.

Hébreux 9, 11-15
11 Mais Christ est survenu, grand prêtre des biens à venir. C’est par une tente plus grande et plus parfaite, qui n’est pas œuvre des mains-c’est-à-dire qui n’appartient pas à cette création-ci,
12 et par le sang, non pas des boucs et des veaux, mais par son propre sang, qu’il est entré une fois pour toutes dans le sanctuaire et qu’il a obtenu une libération définitive.
13 Car si le sang de boucs et de taureaux et si la cendre de génisse répandue sur les êtres souillés les sanctifient en purifiant leur corps,
14 combien plus le sang du Christ, qui, par l’esprit éternel, s’est offert lui-même à Dieu comme une victime sans tache, purifiera-t-il notre conscience des œuvres mortes pour servir le Dieu vivant.
15 Voilà pourquoi il est médiateur d’une alliance nouvelle, d’un testament nouveau; sa mort étant intervenue pour le rachat des transgressions commises sous la première alliance, ceux qui sont appelés peuvent recevoir l’héritage éternel déjà promis.

Marc 14, 12-26
12 Le premier jour des pains sans levain, où l'on immolait la Pâque, ses disciples lui disent : « Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour que tu manges la Pâque ? »
13 Et il envoie deux de ses disciples et leur dit : « Allez à la ville ; un homme viendra à votre rencontre, portant une cruche d'eau. Suivez-le
14 et, là où il entrera, dites au propriétaire : “Le Maître dit : Où est ma salle, où je vais manger la Pâque avec mes disciples ?”
15 Et lui vous montrera la pièce du haut, vaste, garnie, toute prête ; c'est là que vous ferez les préparatifs pour nous. »
16 Les disciples partirent et allèrent à la ville. Ils trouvèrent tout comme il leur avait dit et ils préparèrent la Pâque.
17 Le soir venu, il arrive avec les Douze.
18 Pendant qu'ils étaient à table et mangeaient, Jésus dit : « En vérité, je vous le déclare, l'un de vous va me livrer, un qui mange avec moi. »
19 Pris de tristesse, ils se mirent à lui dire l'un après l'autre : « Serait-ce moi ? »
20 Il leur dit : « C'est l'un des Douze, qui plonge la main avec moi dans le plat.
21 Car le Fils de l'homme s'en va selon ce qui est écrit de lui, mais malheureux l'homme par qui le Fils de l'homme est livré ! Il vaudrait mieux pour lui qu'il ne soit pas né, cet homme-là ! »
22 Pendant le repas, il prit du pain et, après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit, le leur donna et dit : « Prenez, ceci est mon corps. »
23 Puis il prit une coupe et, après avoir rendu grâce, il la leur donna et ils en burent tous.
24 Et il leur dit : « Ceci est mon sang, le sang de l'Alliance, versé pour la multitude.
25 En vérité, je vous le déclare, jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu'au jour où je le boirai, nouveau, dans le Royaume de Dieu. »
26 Après avoir chanté les psaumes, ils sortirent pour aller au mont des Oliviers.

*

« L'un de vous va me livrer » (v. 18), dit Jésus au moment où il partage la cène, celle de la Pâque, avec ses disciples. Un qui met la main au plat avec moi. « Serait-ce moi ? » demande chaque disciple. Car celui qui va trahir est bien là aussi, à la cène, annonçant la suite des choses : « ils sortirent pour aller au mont des Oliviers » (v. 26) — où Jésus sera livré. Au cœur d’une ambiance lourde, menaçante — annoncée par le secret du lieu, avec le signe de l’homme à la cruche qui y conduit…

« Il vaudrait mieux pour lui qu'il ne soit pas né » (v. 21). Référence à celui qui le livre — dont on sait bientôt qu’il s’agit de Judas. Avec pour l’instant cette réaction de chaque disciple : « serait-ce moi ? » Même scène en Matthieu, même remarque, « il vaudrait mieux pour lui qu'il ne soit pas né » — juste après l’enseignement de Jésus rappelant que « ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits d’entre mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25).

Chaque disciple est renvoyé à sa conscience, aucun n’accuse l’autre — « serait-ce moi ? »… Attitude juste. Contrairement à celle qui consiste, et ça vaut jusqu’aujourd’hui, à désigner Judas, en se disant : « ce ne pourrait pas être moi ». C’est l’inverse qui est juste. Car au fond, de son point de vue, Judas imagine peut-être n’être pas dans son tort ! D’où les nombreuses théories qui ont fait le succès de romanciers et de cinéastes à ce sujet. Le Nouveau Testament, lui, reste très sobre. De l’argent reçu dont il cherche ensuite à le rendre selon Matthieu, finissant par le jeter dans le Temple avant de se pendre (Mt 27) !

Manifestement Judas, dans cette perspective, ne voulait pas la mort de Jésus. Que cherchait-il précisément ? Nul ne sait. Ce que l’on perçoit, c’est qu’il n’avait sans doute pas mesuré la portée et les conséquences de son geste. C’est en cela qu’il ressemble finalement aux autres disciples… et à chacun de nous !… qui prétendons facilement maîtriser les choses. Les onze autres, la parole de Jésus les a placé face à cela, face à leur conscience et à l’abîme qui s’ouvre. « Serait-ce moi ? » se demande chacun. Et ils ont raison. C’est peut-être cela précisément qui les distingue de Judas qui lui sait, ou croit savoir, et ne s’interroge pas sur les conséquences de sa décision… au point que lorsqu’il découvre que cela va déboucher sur la mort de son maître, il se pend ! Connaissons-nous les conséquences de nos actes, des actes que nous avons posés sans nous mettre à la place d’autrui ? En connaissons-nous les conséquences sur autrui… et sur nous-même ? Sur notre conscience et sur notre inconscient ?… qui nous mène inéluctablement à subir ce que nous avons voulu infliger sans en avoir mesuré le prix pour autrui…

« Tu aimeras pour ton prochain comme pour toi-même », c’est-à-dire, « fais à autrui ce que tu voudrais qu’il te fasse ». Nous pesons minutieusement pour nous-mêmes les conséquences possibles de nos décisions. Le faisons-nous aussi attentivement quand cela concerne autrui ?… sachant que même pour nous, nous ne maîtrisons pas tout des conséquences. D’où l’indication supplémentaire de Jésus : aimez « comme je vous ai aimés ». Admettre donc que nous ne maîtrisons pas tout, s’en remettre à celui qui sait, et aimer.

« Permets que nous puissions consoler et guérir là où nous avons méprisé et blessé, Et veuille réparer toi-même les maux que nous avons causés, et dont les conséquences sont hors de notre portée », dit une de nos confessions de péché. Admettre que nous ne contrôlons pas tout, perdre donc toute prétention d’avoir le contrôle. Et recevoir le pardon, pour soi et pour autrui. C’est tout ce que Judas n’a pas fait…

« Il vaudrait mieux pour lui qu'il ne soit pas né », dit Jésus ! Non pas pour ce qu’il a fait et qu’il n’a pas mesuré. Cela aussi est au bénéfice du pardon de Jésus — « pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc 23, 34) — ! Mais parce qu’il n’a pas su recevoir le pardon qui lui est ouvert — pour n’avoir pas mesuré l’effet de son geste… sur lui-même ! Non plus sur Jésus, mais sur lui-même !

Jésus mesure que le choc pour Judas des conséquences de sa décision l’empêchera d’accéder au pardon de lui-même, d’accéder à la réception du pardon — ce qui peut se résumer par la formule des Évangiles de Jean (22, 13) et Luc (22, 3) : « Satan entra en lui ».

*

L’Épître aux Hébreux renvoie au Tabernacle, la Tente du culte au désert, nécessairement provisoire comme tente, où se célébrait le culte de l’Exode. Nécessairement provisoire : on retrouve ici la distinction des choses terrestres, provisoires, et des réalités célestes, ou de ce qui se voit et de ce qui existe en profondeur. Ou encore, peut-être plus éloquent ici, de notre présent qui passe et des enfouissements de notre mémoire. Cet « étagement » des enfouissements du passé dans « les siècles des siècles ». Étagement mémoriel.

La mémoire ainsi étagée est aussi l’étagement des blessures, l’entassement d’un passé qui blesse et qui assaille le souvenir par le rappel des fautes, des péchés. Or c’est bien ce dont le rituel veut signifier le pardon. Et face aux blessures du passé, à la douleur récurrente, le signe du pardon se fera dans un rituel évoquant douleur et sang : le rituel sacrificiel. Rituel certes, chargé de cette faiblesse : la transposition, seulement symbolique, de la douleur dans la mort d’un animal. Et on sait très bien, l’auteur de l’Épître le rappelle, que cela est symbolique, que l’octroi du pardon est au-delà du rite, au-delà du sang des boucs et des taureaux, au-delà de la cendre de la génisse requise pour le rituel.

Ça vaut aussi pour le baptême (Hé 6, 2), qui en soi, ne peut que purifier le corps ; d’où le peu d’importance de la quantité d’eau. C’est ce à quoi les gestes et signes renvoient qu’il s’agit de recevoir.

En bref, le Tabernacle céleste, le vrai Tabernacle qu’a contemplé Moïse et sur le modèle duquel il a fait construire le Tabernacle historique (Exode 26, 30), est au-delà de ce qui se signifie par le rituel accompli dans le Tabernacle, ou le Temple, historiques — ou nos temples et églises, temporelles elles aussi.

Ce « lieu » céleste-là, le vrai Temple, cette « profondeur »-là, au-delà, ou en deçà, des abîmes de notre mémoire, lieu de notre vrai fondement, au cœur de Dieu, lieu d’en deçà, ou d’au-delà des blessures du temps, du péché et de la culpabilité, est le vrai cœur du vrai Sanctuaire. C’est là que le Christ s’est offert lui-même éternellement (« par l’Esprit éternel »). S’étant « offert lui-même par l’Esprit éternel » : mourir à tout ce qui blesse est le passage, la traversée des cieux, des profondeurs de la mémoire, pour l’obtention de la paix. C’est là ce qu’a effectué le Christ au jour de sa mort et que nous rappelle chaque sainte Cène.

Cela ouvre sur une vraie guérison des mémoires, des blessures, guérison déjà obtenue ! Le pardon est donné — c’est ce que dit le baptême, bien plus profondément que le rite corporel et dont chaque sainte Cène est la mémoire. Revenir sans cesse, quand il le faut, à la parole du pardon, à l’amour qui nous l’a acquis, et que n’a pas perçu Judas. Le pardon est plus profond que toutes nos blessures, à cause de l’amour dont nous avons été aimés — « À peine mourrait-on pour un juste ; quelqu'un peut-être mourrait-il pour un homme de bien. Mais Dieu prouve son amour envers nous, en ce que, lorsque nous étions encore des pécheurs, Christ est mort pour nous » (Romains 5, 7-8). Ce qui relève du temps, des blessures de culpabilité qui nous blessent, relève toujours du passé ! Le pardon est de l’éternité.


RP, Poitiers, 03.06.18