dimanche 15 juillet 2018

Popularité ou mission




Ézéchiel 2, 2-5 ; Psaume 123 ; 2 Corinthiens 12, 7-10
Amos 7, 12-15 ; Psaume 85 ; Éphésiens 1, 3-14 ; Marc 6, 1-13

Marc 6, 1-13
1  Jésus partit de là. Il vient dans sa patrie et ses disciples le suivent.
2  Le jour du sabbat, il se mit à enseigner dans la synagogue. Frappés d’étonnement, de nombreux auditeurs disaient : "D’où cela lui vient-il ? Et quelle est cette sagesse qui lui a été donnée, si bien que même des miracles se font par ses mains ?
3  N’est-ce pas le charpentier, le fils de Marie et le frère de Jacques, de Josès, de Jude et de Simon ? et ses sœurs ne sont-elles pas ici, chez nous ?" Et il était pour eux une occasion de chute.
4  Jésus leur disait : "Un prophète n’est méprisé que dans sa patrie, parmi ses parents et dans sa maison."
5  Et il ne pouvait faire là aucun miracle; pourtant il guérit quelques malades en leur imposant les mains.
6  Et il s’étonnait de ce qu’ils ne croyaient pas. Il parcourait les villages des environs en enseignant.
7  Il fait venir les Douze. Et il commença à les envoyer deux par deux, leur donnant autorité sur les esprits impurs.
8  Il leur ordonna de ne rien prendre pour la route, sauf un bâton : pas de pain, pas de sac, pas de monnaie dans la ceinture,
9  mais pour chaussures des sandales, "et ne mettez pas deux tuniques".
10  Il leur disait : "Si, quelque part, vous entrez dans une maison, demeurez-y jusqu’à ce que vous quittiez l’endroit.
11  Si une localité ne vous accueille pas et si l’on ne vous écoute pas, en partant de là, secouez la poussière de vos pieds : ils auront là un témoignage."
12  Ils partirent et ils proclamèrent qu’il fallait se convertir.
13  Ils chassaient beaucoup de démons, ils faisaient des onctions d’huile à beaucoup de malades et ils les guérissaient.

*

Jésus dans sa ville, sa patrie. Proximité, familiarité, autant d’obstacles insurmontables à l’Évangile, nous dit le texte ; et dont on fait naïvement l’Alpha et Oméga de son annonce ! Il faudrait se rendre proche, plaire, éviter toute critique, et tout irait bien ! Cela fait cependant quelques décennies qu’on a adopté cette stratégie, avec les résultats que l’on sait. Et pourtant un texte comme celui que nous avons lu nous met nettement en garde contre ce genre de volonté de plaire, contre les stratégies de la proximité. Cela provoque aisément en écho la conviction que l’on est proche, que Jésus est un familier, on croit en savoir suffisamment sur lui : résultat, il ne put faire aucun miracle !

L’Église Protestante unie de France, aujourd’hui : cote de popularité au zénith. Bloquée depuis quelques décennies au plus haut des sondages. Oh ! on connaît bien les protestants, ils sont sympathiques, ils sont modernes, ils sont comme nous. Résultat : le tournement vers Dieu, i.e. le repentir, ou la conversion (cf. v. 12) en termes techniques, n’a jamais lieu — et pour cause, si l’on se reconnaît si bien dans ce christianisme si moderne, sans exigences, si « comme on aime » ; eh bien, il n’y a qu’à se contenter de la grâce à bon marché que l’on nous a proposée, qui ne coûte rien que d’accepter le sourire et éventuellement de le rendre. Il n’y a aucune autre libération à espérer.

C’est ainsi que lorsqu’on tente de dire la moindre exigence libératrice à ces familiers, comme à Nazareth, on ne fait que susciter l’inimitié. La suite du texte — où il est question de la mission d’évangélisation des disciples, qui connaît du succès celle-là — en précise la raison : « ils partirent et ils proclamèrent qu’il fallait se convertir » (v. 12), ou, autre traduction : « se repentir ». Ce qui implique concrètement qu’il y a des choses à changer dans les comportements. Et ça, c’est le côté… désagréable de toute délivrance !

Je ne résiste pas à la tentation, pour illustrer cela, de citer un extrait du livre de l’écrivain anglican C.S. Lewis, Le grand divorce (entre l’enfer et le paradis), où en visite par une vision à l’entrée du Paradis, l’auteur décrit la scène suivante. Il y voit un homme un homme qui hésite à entrer, empêché de la sorte :

« Sur son épaule se tenait un petit lézard rouge qui agitait sa queue comme un fouet et murmurait des choses à l'oreille de celui qui le portait. Au moment où nous l'aperçûmes, ce dernier tourna la tête vers le reptile avec un grognement d'impatience. "Tais-toi, voyons", lui dit-il. Mais l'animal balançait sa queue et continuait à chuchoter.
[Apparaît un être qui] avait une forme plus ou moins humaine, mais il était plus grand qu'un homme, et si étincelant que je pouvais à peine le regarder, écrit CS Lewis, qui poursuit : Sa présence heurta mes yeux, et mon corps aussi, car il dégageait de la chaleur en même temps que de la lumière, comme le soleil au matin d'une implacable journée d'été.
"Je m'en vais, dit [l’homme portant le petit lézard sur l’épaule]. Merci de votre hospitalité [au paradis, car la scène se passe à l’entrée du paradis. Merci de votre hospitalité]. Mais ce n'est pas la peine, vous voyez. J'ai dit à ce petit individu (il montrait le lézard) que s'il venait, il fallait qu'il se tienne tranquille - et il a insisté pour venir. Naturellement, ses sornettes ne sont pas de mise ici, je m'en rends compte. Mais il ne s'arrêtera pas. Il ne me reste qu'à m'en retourner.
- Aimeriez-vous que je le fasse taire? dit l'esprit flamboyant — c'était un ange, je le compris soudain.
- Bien sûr.
- Alors je vais le tuer, dit l'ange, en faisant un pas en avant.
- Oh! aïe! Attention. Vous me brûlez. Pas si près!
- Vous ne voulez donc pas qu'on le tue?
- Tout à l'heure, vous n'avez pas parlé de le tuer. Je n'avais pas l'intention de vous ennuyer en vous demandant quelque chose d'aussi radical.
- C'est le seul moyen, dit l'ange, dont les mains brûlantes étaient tout près du lézard. Dois-je le tuer?
- Eh bien, c'est une autre question. Je suis tout prêt à la considérer, mais je n'avais pas encore envisagé cet aspect-là, vous voyez? Je veux dire que, pour le moment, je pensais seulement le faire taire parce que ici en haut — eh bien, il est diablement embarrassant.
- Puis-je le tuer?
- Oh! il sera toujours temps de discuter cela plus tard.
- Il n'y a aucune raison d'attendre. Puis-je le tuer:
- Excusez-moi, je n'ai jamais songé à vous importuner de la sorte. Non vraiment, ne vous faites pas de souci pour lui. Regardez! Il s'est décidé à dormir. Je suis sûr que tout ira bien maintenant. Je vous remercie infiniment.
- Puis-je le tuer?
- Honnêtement, je ne crois pas que ce soit nécessaire. Je suis sûr que je pourrai le faire tenir tranquille maintenant. Je crois qu'il vaudrait beaucoup mieux procéder graduellement.
- Agir progressivement serait tout à fait inutile.
- Vous croyez? Bon. Je vais réfléchir à votre proposition. Honnêtement oui, je vous laisserais bien le tuer tout de suite, mais à la vérité, je ne me sens pas très bien aujourd'hui; ce serait stupide de le faire maintenant. J'aimerais être en bonne santé pour l'opération. On verra un autre jour.
- Il n'y aura pas d'autre jour. Nous vivons dans un éternel présent maintenant.
- Allez-vous-en! Vous me brûlez. Comment pourrais-je vous dire de le tuer? Vous me tueriez, moi, si vous le faisiez.
- Certainement pas.
- Mais vous me faites déjà mal à présent.
- Je n'ai jamais dit que cela ne vous ferait pas mal. »

Etc. Vous trouverez la suite dans le livre de CS Lewis, Le grand divorce.

*

Jésus « fait venir les Douze. Et il commença à les envoyer deux par deux, leur donnant autorité sur les esprits impurs » (v. 7) — genre petit lézard. Et plus loin (v. 13) : « Ils chassaient beaucoup de démons ». Ce qui suppose la volonté d’exercer ladite autorité : « laissez-moi l’ôter ». Et pour cela : « ils proclamèrent qu’il fallait se repentir » (v. 12).

Cela après le constat selon lequel lui, Jésus, « ne pouvait faire là aucun miracle » (v. 5) — à Nazareth, où il est familier, où l’on croit savoir qui il est… Cela dit, précise le texte, « il guérit — pourtant — quelques malades en leur imposant les mains » (v. 5). Histoire de dire que le problème n’est pas sa capacité à libérer — puisqu’il « s’étonnait de ce qu’ils ne croyaient pas » (v. 6). Mais l’écho qu’il a eu, ou n’a pas eu chez ses familiers : oh ! laissez-moi vivre avec mon lézard…

D’autant que Jésus « parcourait les villages des environs en enseignant » (ibid.), avec manifestement plus de succès que chez ses proches. C’est sur cela qu’il envoie ses disciples en « leur donnant autorité sur les esprits impurs » (v. 7) ; genre le petit lézard de C.S. Lewis qui ne partira pas si on est si « tendre » envers sa victime qu’on lui accorde, comme elle le demande, de ne pas être remise en question. Or l’Évangile qui libère demande des changements de vie.

*

Et cela dérange ! Ce qu’on reproche à Jésus, c’est de déranger — de même qu’à tous ceux qui s’en tiennent au message du Dieu qui libère. Que la vérité dérange, c’est une chose toujours à l’ordre du jour. Ainsi des disciples : « Il leur disait : "Si, quelque part, vous entrez dans une maison, demeurez-y jusqu’à ce que vous quittiez l’endroit. Si une localité ne vous accueille pas et si l’on ne vous écoute pas, en partant de là, secouez la poussière de vos pieds : ils auront là un témoignage." » Ainsi d’Israël au temps d’Ézéchiel, d’Amos ou des autres prophètes, des Grecs au temps de Paul, qui aujourd’hui ? « Partez de là, secouez la poussière de vos pieds : ils auront là un témoignage. »

Qu’on veuille faire taire la vérité est toujours aussi vrai. Les méthodes n’ont pas changé non plus : la soumission à l’illusion et à la facilité, ou l’exclusion. « Malheur à vous quand on dira du bien de vous : c'est ainsi qu'on agissait à l'égard des faux prophètes. Heureux serez-vous lorsqu'on répandra sur vous toute sorte de propos méprisants : c'est ainsi qu'on faisait à l'égard des vrais prophètes ».

Cela est particulièrement inquiétant pour notre époque d’audimat roi. À quand un applaudimètre pour évaluer les prédicateurs ? Paul est trop compliqué, Ézéchiel trop étrange. Quant à Jésus : pour qui il se prend ? On l’a vu grandir, on connaît ses parents et ses frères et sœurs, etc. Par contre, un tel, il vous vend une ces poudres de perlimpinpin : si vous saviez comme elle est efficace ! Efficace à quoi ? À éviter de confronter nos vrais problèmes, de reconnaître notre faiblesse, là où seulement s’accomplit la puissance de la grâce — par cette vérité qui fait mal et où le Christ peut guérir et consoler vraiment.

Le vrai problème n'est pas de savoir si tel prophète est trop ceci ou pas assez cela. Si on connaît son cousin ou son grand-père, qu'on en fasse un critère dévalorisant comme pour Jésus ou valorisant pour d'autres ; ce n'est pas son jeune âge (Jérémie) qui le rend proche des jeunes ou son grand âge qui le rend sage, s'il est bègue (Moïse) ou malade (Paul), etc., et que sais-je encore… La vraie question est posée par Jésus — Matthieu 7, 15-20 : « Gardez-vous des faux prophètes, qui viennent à vous vêtus en brebis, mais qui au-dedans sont des loups rapaces. C'est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez. Cueille-t-on des raisins sur un buisson d'épines, ou des figues sur des chardons ? Ainsi tout bon arbre produit de bons fruits, mais l'arbre malade produit de mauvais fruits. Un bon arbre ne peut pas porter de mauvais fruits, ni un arbre malade porter de bons fruits. Tout arbre qui ne produit pas un bon fruit, on le coupe et on le jette au feu. Ainsi donc, c'est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez. »

Fruits : il ne s'agit pas de la quantité des disciples ! La question, parlant de fruits, raisins et figues, contre chardons et épines est : est-ce que la parole qu'il porte est nourrissante, donc exigeante, car telle est la parole de Dieu, comme le raisin et la figue, là où celle des faux prophètes est desséchante, frustrante à terme. Nourrissante, ce qui ne veut pas dire forcément douce. Douce parfois, âpre d'autres fois, exigeante, d’apparence compliquée d’autres fois, comme pour la prédication de Paul. La grâce gratuite n’est pas à bon marché.

Un peu comme, si on écoutait nos enfants, on ne les nourrirait que de bonbons, ce qui ne serait pas pour leur mieux. Il leur faut aussi des choses moins douces à avaler, de la nourriture solide et pas que du lait dit le Nouveau Testament — ni a fortiori que des bonbons ! C'est cette exigence qui est reprochée aux témoins de la parole de Dieu. Face à Jésus, Ézéchiel, Amos ou Paul, c'est toujours ce reproche — pour finalement les faire taire en inventant toute sorte de prétextes pour préférer les donneurs de bonbons ; ceux qui ne dérangent pas.

Les prophètes, les Apôtres et Jésus dérangent. Et c'est à ce prix qu'ils consolent. Heureux qui a goûté que la parole de Dieu, même sous ce qui est souvent son amertume, est bonne — et qui la cherche là où il la donne.

RP, Châtellerault, 8/07/18 & Poitiers, 15/07/18