dimanche 3 mars 2019

"Sinon, quelle grâce avez-vous?"




1 Samuel, 26, 2-23 ; Psaume 103 ; 1 Corinthiens 15, 45-49 ; Luc 6, 27-38
Proverbes 10, 8-14 & 19-21 ; Psaume 92 ; 1 Co 15, 54-46 , Luc 6, 39-45

Luc 6, 27-45
27 « Mais je vous dis, à vous qui m’écoutez : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent,
28 bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient.
29 « A qui te frappe sur une joue, présente encore l’autre. À qui te prend ton manteau, ne refuse pas non plus ta tunique.
30 À quiconque te demande, donne, et à qui te prend ton bien, ne le réclame pas.
31 Et comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux.
32 « Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle reconnaissance vous en a-t-on ? Car les pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment.
33 Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quelle grâce avez-vous ? Les pécheurs eux-mêmes en font autant.
34 Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez qu’ils vous rendent, quelle grâce avez-vous ? Même des pécheurs prêtent aux pécheurs pour qu’on leur rende l’équivalent.
35 Mais aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour. Alors votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants.
36 « Soyez généreux comme votre Père est généreux.
37 Ne vous posez pas en juges et vous ne serez pas jugés, ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés, acquittez et vous serez acquittés.
38 Donnez et on vous donnera ; c’est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante qu’on vous versera dans le pan de votre vêtement, car c’est la mesure dont vous vous servez qui servira aussi de mesure pour vous. »
39 Il leur dit aussi une parabole : « Un aveugle peut-il guider un aveugle ? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans un trou ?
40 Le disciple n’est pas au-dessus de son maître, mais tout disciple bien formé sera comme son maître.
41 « Qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ?
42 Comment peux-tu dire à ton frère : “Frère, attends. Que j’ôte la paille qui est dans ton œil”, toi qui ne vois pas la poutre qui est dans le tien ? Homme au jugement perverti, ôte d’abord la poutre de ton œil ! et alors tu verras clair pour ôter la paille qui est dans l’œil de ton frère.
43 « Il n’y a pas de bon arbre qui produise un fruit malade, et pas davantage d’arbre malade qui produise un bon fruit.
44 Chaque arbre en effet se reconnaît au fruit qui lui est propre : ce n’est pas sur un buisson d’épines que l’on cueille des figues, ni sur des ronces que l’on récolte du raisin.
45 L’homme bon, du bon trésor de son cœur, tire le bien, et le mauvais, de son mauvais trésor, tire le mal ; car ce que dit la bouche, c’est ce qui déborde du cœur. »

*

Que font les êtres humains que nous sommes face à l'inimitié, à l'agressivité, à la calomnie, à l'injustice à notre égard, à l'ingratitude, au désamour ?

En général, nous sommes tentés, quand nous n'en sommes par carrément fiers, de répondre du tac au tac. Répondre par l'inimitié à ceux qui se montrent nos ennemis ; par l'agressivité à l'égard de ceux qui nous agressent ; le mépris ou l'insulte envers ceux qui nous calomnient ; le rejet envers les ingrats ; le détournement de ceux qui nous témoignent un manque d'amour.

Si nous n'en sommes pas carrément fiers, nous sommes au moins tentés de répondre de cette façon-là, ou pour les plus modérés, au minimum par le mépris et l'indifférence.

Eh bien, dit Jésus, ce n'est pas un comportement de disciples. Oh, attention, il n'est pas en train de faire la morale en disant : « ce n'est pas bien ça ! » Il est encore moins en train de dire, au sens où on le répète ironiquement : « voyons, il faut tendre l'autre joue ! » Pourtant, concernant l'autre joue, c'est bien écrit ! me direz-vous… Il faut effectivement expliquer cela.

Et pour cela, prendre garde à quelques erreurs habituelles de lecture — par exemple celle qui consiste à confondre, pour cet exemple précis, la vengeance personnelle avec la justice, dont les personnes privées ne sont pas dépositaires ! L’attitude personnelle prônée ici renvoie à la loi ; et en premier lieu à la Torah — qui a pour fonction de libérer chacun d'avoir à juger soi-même, voire à haïr autrui, fût-il ennemi, — en un mot se venger soi-même.

Dans un texte parallèle (Ro 12, 17-21), Paul cite le Deutéronome (32, 35) et le Livre des Proverbes (25, 21-22) pour dire que la vengeance et le châtiment relèvent de Dieu, seul juge ultime, et de toute façon miséricordieux, juge ultime au-delà même des pourtant légitimes, mais pas infaillibles, autorités humaines ; cela dans la ligne de l'attitude de David à l'égard de Saül dans le Livre de Samuel (1 S 26, 2-23 — v. 10 : « c’est à l’Eternel seul à le frapper, soit que son jour vienne et qu’il meure, soit qu’il descende sur un champ de bataille et qu’il y périsse »).

Rappelons-nous que dans notre texte, nous sommes dans le contexte de l'oppression romaine — qui comptait des humiliations diverses des populations soumises, et auxquelles Jésus fait ici allusion concernant son peuple.

Or, si la Bible ne prône pas la vengeance individuelle, elle n’enseigne pas non plus la passivité des peuples — genre non-résistance molle. Sur ce plan, il y a un temps pour tout. Il n'est pas raisonnable d'agir de façon suicidaire et de poser des actions d'éclat inutiles sinon nuisibles, sans faire preuve de sagesse. Dieu est celui qui exerce la justice, et qui venge les opprimés. Pas nous comme personnes privées. Quoiqu’il utilise pour cela même la justice humaine et l'action humaine. Il y a aussi un temps pour les armes — hélas d'ailleurs. Et ce n'est pas de ce temps qu'il est question dans notre texte.

Il s’agit ici pour les disciples de vivre dans l'imitation de la miséricorde dont ils savent bénéficier eux-mêmes et dans la totale liberté vis-à-vis de leur désir de vengeance, fût-ce un juste désir de vengeance, même légitime, parlant de crimes pouvant aller jusqu'à l'horreur ! Il s'agit ici, comme chez Paul, et cela vaut en tout temps et pour tous, de libérer chacun, fût-il victime de quelque crime, de la charge supplémentaire d'avoir à souffrir d'un désir de vengeance, souffrir du souci de se fermer et de se replier plutôt que de vivre, au prétexte qu'autrui a nourri ou continue à nourrir contre moi de l'inimitié, ou que sais-je encore. Terrible façon de ne jamais se libérer de son oppresseur, de lui rester lié par le désir de vengeance.

Non pas, donc, qu'il soit question de prôner l'impunité, pour quelque faute que ce soit. Mais cela ne relève pas de la vengeance individuelle.

« Si vous vivez dans la captivité du désir de vengeance, du besoin permanent de veiller à ce que vous soyez traités équitablement, quelle grâce avez-vous ? » demande Jésus, quelle liberté avez vous ? Car il ne s'agit pas ici d'une sorte de redevance, comme pourraient le laisser croire certaines habitudes de traduction, comme : « quel gré vous en saura-t-on ? » ou « quelle récompense, ou reconnais­sance, vous en aura-t-on ? » pour ce qui est littéralement en grec « quelle grâce avez-vous ? » Ce n’est pas la même chose ! Laisser penser que dans l'amour d'autrui, il serait question de mérite à récompenser ; là où il n'est question que de signe de la liberté que donne la grâce !

Si vous n'aimez que ceux dont vous êtes sûrs qu'ils vous aiment, « quelle grâce avez-vous de plus que les pécheurs les plus aveugles à la grâce ? » Telle est bien la question. Dès lors, quid d'être disciple ? « Un aveugle peut-il guider un aveugle ? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans un trou ? Le disciple n’est pas au-dessus de son maître, mais tout disciple bien formé sera comme son maître » (Lc 6, 39-40), maître qui lui n'a pas prétendu être en charge de la vengeance, allant plutôt jusqu'à la croix.

« Aimez vos ennemis », donc, soyez libres envers tous, sortez des rancœurs. C'est l'enseignement de la Torah ! Donne et il te sera donné. Et aime sans attendre en retour. Fais à autrui ce que tu voudrais qu'il te fasse. Sois miséricordieux comme l'est ton Père. Sinon, quelle grâce as-tu ?

Ici apparaît sans doute l'essentiel de la question, dans ce texte qui oppose les disciples et, selon les mots employés, les pécheurs, qui aiment ceux qui les aiment, sont bons envers ceux qui sont bons, prêtent à ceux qui leurs rendent, etc. Si tu fais pareil, « qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ? Comment peux-tu dire à ton frère : “Frère, attends. Que j’ôte la paille qui est dans ton œil”, toi qui ne vois pas la poutre qui est dans le tien ? Homme au jugement perverti, ôte d’abord la poutre de ton œil ! et alors tu verras clair pour ôter la paille qui est dans l’œil de ton frère. » (Lc 6, 41-42). Imite plutôt ton Père !

Car que fait un enfant, comment montre-t-il qu'il est enfant de son père ? En l'imitant. Or, que fait Dieu, le Père ? Il est bon envers tous. Il fait rayonner son soleil sur les bons et les méchants, est-il dit dans le même ordre d’idée. Il est généreux et bon envers les ingrats et les méchants.

Le pécheur, qui s'imagine qu'il ne vit pas de la grâce, pensera ici que les ingrats et les méchants, ce sont les autres ; et qu'effectivement Dieu est bien bon de continuer à être généreux envers eux. Le disciple du Christ, lui, sait bien qu'il ne mérite rien, et qu'il est dans la catégorie des ingrats et des méchants ; et que donc il ne subsiste que par la seule miséricorde et générosité de son Père. Il ne lui reste donc qu'à agir de même. « Il n’y a pas de bon arbre qui produise un fruit malade, poursuit donc le texte, et pas davantage d’arbre malade qui produise un bon fruit. Chaque arbre en effet se reconnaît au fruit qui lui est propre : ce n’est pas sur un buisson d’épines que l’on cueille des figues, ni sur des ronces que l’on récolte du raisin. L’homme bon, du bon trésor de son cœur, tire le bien, et le mauvais, de son mauvais trésor, tire le mal ; car ce que dit la bouche, c’est ce qui déborde du cœur. » (Lc 6, 43-45)

C'est pourquoi juste après cet appel à être généreux comme notre père, il nous est dit de ne pas juger, de ne pas condamner ; c'est-à-dire déjà, ne pas nous imaginer que l'ingratitude et la méchanceté sont le fait des autres. Avoir donc un comportement généreux en cela aussi. Donner donc, sachant que nous ne méritons pas ce que nous recevons. Donner généreusement comme le fait Dieu à notre égard. Et alors il nous sera donné avec abondance à nous aussi.

Dieu est généreux et miséricordieux envers les ingrats que nous sommes. À lui donc la justice. Et cela d'une façon tellement juste qu'il nous demande à nous de lui fournir les balances et les règles avec lesquelles il nous mesure. Ce sont tout simplement celles que nous utilisons. Que cette mesure soit donc celle de la grâce que nous avons reçue !

On comprend alors pourquoi ce qu'on appelle la règle d'or se trouve au milieu de ce passage : « comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux. » Ou redoutez que le jugement que vous portez sur eux ne retombe sur vous qui agissez au fond de la même manière. Mais « comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux. » C'est sans doute le tout de la règle de comportement que requiert de nous Jésus : puisque vous êtes des graciés, qui vivez droits devant Dieu sans aucun mérite, n'en exigez pas d'autrui pour agir à son égard selon la même générosité, le même sens du don qui est celui de votre Père.


R.P., Poitiers, 24.02.19 ; Châtellerault, 03.03.19


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