dimanche 28 avril 2019

Lendemains de Pâques. Quelle mission des disciples ?




Actes 5, 12-16 ; Psaume 118, 21-29 ; Apocalypse 1, 9-19 ; Jean 20, 19-31

Jean 20, 19-31
19 Le soir de ce même jour qui était le premier de la semaine, alors que, par crainte des Judéens, les portes de la maison où se trouvaient les disciples étaient verrouillées, Jésus vint, il se tint au milieu d'eux et il leur dit : "La paix soit avec vous."
20 Tout en parlant, il leur montra ses mains et son côté. En voyant le Seigneur, les disciples furent tout à la joie.
21 Alors, à nouveau, Jésus leur dit : "La paix soit avec vous. Comme le Père m'a envoyé, à mon tour je vous envoie."
22 Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et leur dit: "Recevez l'Esprit Saint ;
23 ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur seront soumis."
24 Cependant Thomas, l'un des Douze, celui qu'on appelle Didyme, n'était pas avec eux lorsque Jésus vint.
25 Les autres disciples lui dirent donc : "Nous avons vu le Seigneur !" Mais il leur répondit : "Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je n'enfonce pas mon doigt à la place des clous et si je n'enfonce pas ma main dans son côté, je ne croirai pas !"
26 Or huit jours plus tard, les disciples étaient à nouveau réunis dans la maison, et Thomas était avec eux. Jésus vint, toutes portes verrouillées, il se tint au milieu d'eux et leur dit : "La paix soit avec vous."
27 Ensuite il dit à Thomas : "Avance ton doigt ici et regarde mes mains; avance ta main et enfonce-la dans mon côté, cesse d'être incrédule et deviens un homme de foi."
28 Thomas lui répondit : "Mon Seigneur et mon Dieu."
29 Jésus lui dit : "Parce que tu m’as vu, tu as cru; bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru."
30 Jésus a opéré sous les yeux de ses disciples bien d’autres signes qui ne sont pas rapportés dans ce livre.
31 Ceux-ci l’ont été pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour que, en croyant, vous ayez la vie en son nom.

*

Pâques comme sortie du tombeau est la proclamation radicale de notre libération, dont la première grande expression biblique est l’Exode.

Une libération qui se fête non seulement au dimanche de Pâques, mais à chaque repos hebdomadaire. En l’occurrence, concernant l’Exode, il est question du commandement libérateur du Shabbat, signe de la libération divine, qui n’est pas le dimanche, mais auquel le dimanche fait écho.

C'est aussi ce que nous dit l’absence de Thomas au dimanche de Pâques, Thomas qui est présent huit jours après — comme aujourd'hui. Thomas est notre représentant, à nous qui n'avons pas vu et qui sommes appelés à entrer dans la création nouvelle. Heureux ceux qui sans avoir vu ont cru.

Le dimanche fait écho au commandement du Décalogue qui rappelle — selon le Deutéronome — que le Shabbat est ordonné en souvenir et en contrepartie de l’esclavage passé. Une libération qui vaut pour tous, et jusqu’aux animaux ! — au fond, ce que souligne l’événement du dimanche de Pâques, libération de toute la Création de la mort-même. C’est au point que cette parole de libération s’inscrit et s’enracine — selon le livre de l’Exode — dans la Création du monde en imitation de Dieu lui-même venant au terme de son œuvre ! Voilà une parole toute d’actualité à l’heure où l’idolâtrie consumériste voudrait éteindre le commandement divin de la libération signifiée dans le repos hebdomadaire ! Notre Pâque, c’est aussi cette parole-là, celle de la fin de tous nos esclavages. Promesse du Ressuscité : « Recevez l’Esprit Saint ; ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis » (Jn 20, 22-23). Libération de tout esclavage, comme parole de pardon…

… Pardon qui passe par la Croix, autre nuit de la Pâque, pour une grâce à ce coût. C’est ce que nous rappelle l’histoire de Joseph à la fin de la Genèse, qui précède le livre de l'Exode : le pardon précède la libération (Cf. Râbi’a : « Quelqu’un lui dit : "J’ai commis de nombreux péchés et j’ai beaucoup désobéi. Dieu me pardonnera-t-il si je me repens ?" Elle répondit : "Il faut que Dieu te pardonne d’abord. Ensuite tu te repentiras." » — Râbi’a, Propos XXVIII). Le pardon donné par Joseph est d’un prix considérable, pour lui… et pour ses frères qui l’ont vendu ! Pour eux, le prix de l’humiliation. Pour Joseph, le pardon a coûté l’exil, la perte de son père et des siens pendant plusieurs années, avec ce que cela peut compter de troubles, d’amertume, de blessures… Pour lui, le soleil n’aura plus la clarté du temps de l’innocence et de la naïveté, qu’ont brisée ses frères qui lui ont causé tant de torts, y compris parmi ceux-là, ceux qui, soi-disant, n’ont pas fait exprès, n’ont pas osé s’opposer à l’avis des plus forts, etc. Mais il n'y a pas de pardon sans justice. Ce que nous rappelle le fait que le pardon coûte toutes ces blessures. Pourtant Joseph est devenu ce que ces douleurs traversées ont contribué à faire de lui, avec cette vérité à même de fonder tout à nouveau un bonheur à une tout autre mesure : « Vous aviez médité de me faire du mal : Dieu l’a changé en bien » (Gn 50, 20) !

Du pardon, via la justice, naît un monde nouveau. De la Croix à Pâques. Se réalise ce que trois disciples avaient perçu en un éclair, à savoir le Règne de Dieu, lors de la transfiguration de Jésus, ce moment où trois disciples recevaient le privilège de voir lever un instant le secret de la gloire cachée sous l’humilité de celui qui demeure dans l’éternité auprès du Père. Secret qui ne sera pleinement levé pour la foi des croyants qu’au dimanche de Pâques. Message surprenant que ce dévoilement d’un instant, qui nous dit dès lors que l’humanité, que Jésus a assumée, est au-delà de nos capacités de compréhension et a fortiori de vision. Ce dévoilement est là comme un don, pour toute humanité ! — doté d’une valeur qui relève de l’infini… C’est ce qui sera dévoilé au dimanche de Pâques, pour un tout nouveau retentissement de la promesse du Royaume — « quelques–uns de ceux qui sont ici ne mourront point, qu’ils n’aient vu le royaume de Dieu venir avec puissance » disait Jésus à la veille de sa transfiguration (Mc 9, 1).

Ainsi, désormais, « du moment que vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez ce qui est en haut, là où se trouve le Christ, assis à la droite de Dieu ; fondez vos pensées en haut, non sur la terre. Vous êtes morts, en effet, et votre vie est cachée avec le Christ, en Dieu. Quand le Christ, votre vie, paraîtra, alors vous aussi, vous paraîtrez avec lui en pleine gloire » (Colossiens 3, 1-4).

Lorsque au matin de Pâques, les femmes ont reçu ce signe : « le corps n’était pas là » ; le signe est chargé de cette promesse — qui retentit jusqu’à nous : « Je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du temps » (Mt 28, 20).

*

Cela pour un envoi. Jean 20, 21 : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie. » Un envoi, une mission… En lien précis avec la foi à la résurrection du Christ comme moment décisif, inaugural du Royaume : si le Royaume a commencé, il vaut pour toutes les nations, selon la promesse des prophètes. C'est bien le Ressuscité qui envoie les disciples, ici, en Jean, mais aussi chez Matthieu (ch. 28) ou suite à la rencontre du Ressuscité par Paul. Jérusalem, Judée, puis jusqu'aux extrémités de la Terre, pour Luc (Actes 1).

Ce royaume qu'il s’agit de proclamer jusqu'à toutes les nations se fonde sur le pardon, c'est-à-dire la remise des dettes, y compris morales et spirituelles, avec le pouvoir de les remettre, jusqu'au pouvoir sur le mal : « ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur seront soumis », selon une juste compréhension de ce texte qui n'invite pas en sa deuxième partie à retenir les péchés !, mais à en libérer pleinement, en donnant pouvoir sur le péché. On est au cœur de la promesse du Royaume : il n'y a pas d'autre monde nouveau que basé sur la remise des dettes, toutes les dettes, jusqu'aux dettes spirituelles, mais à commencer par les dettes tout court.

« Le pardon est certainement l’une des plus grandes facultés humaines et peut-être la plus audacieuse des actions, dans la mesure où elle tente l’impossible — à savoir défaire ce qui a été — et réussit à inaugurer un nouveau commencement là où tout semblait avoir pris fin. » (Hannah Arendt)

Le ressuscité a rendu cela possible, selon la foi de notre texte d’aujourd’hui : « Jésus leur dit : "La paix soit avec vous. Comme le Père m'a envoyé, à mon tour je vous envoie." Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et leur dit : "Recevez l'Esprit Saint ; ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur seront soumis." »

Thomas l'a cru, car, au deuxième dimanche, en croyant la résurrection de celui qu'il confesse comme son Seigneur et son Dieu, c'est ce pouvoir là qu'il confesse : le pardon est possible, avec le pouvoir sur l’impossibilité de pardonner, car à Dieu tout est possible. Telle est la mission des disciples, et la nôtre après eux.


RP, Poitiers, 28.04.2019


vendredi 19 avril 2019

Élevé de terre




Jean 12, 27-33
27 "Maintenant mon âme est troublée, et que dirai-je ? Père, sauve-moi de cette heure ? Mais c’est précisément pour cette heure que je suis venu.
28 Père, glorifie ton nom." Alors, une voix vint du ciel : "Je l’ai glorifié et je le glorifierai encore."
29 La foule qui se trouvait là et qui avait entendu disait que c’était le tonnerre ; d’autres disaient qu’un ange lui avait parlé.
30 Jésus reprit la parole : "Ce n’est pas pour moi que cette voix a retenti, mais bien pour vous.
31 C’est maintenant le jugement de ce monde, maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors.
32 Pour moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes."
33 — Par ces paroles il indiquait de quelle mort il allait mourir.

*

Qui est mis dehors quand Jésus est crucifié ? Jésus évidemment ! — répondent ses bourreaux !

Ça, c'est ce qu'il semble. Jésus, lui, répond l’inverse ! On l’a entendu (v. 31) : celui qui est jeté dehors est « le Prince de ce monde ». On sait que c’est là un titre du diable dans l’Évangile selon Jean. Et ce titre n’est pas donné par hasard : c’est que selon Jean et d’autres livres du Nouveau Testament, le diable est celui qui dirige les choses de ce monde jusqu’au jour du Royaume.

En ce sens que si l’on sait que ce sont des pouvoirs humains qui ont fait crucifier Jésus, c’est aussi que le Prince de ce monde est, comme ce titre l’indique, derrière les dirigeants de ce monde, les princes de ce monde. Derrière eux, se cache à tous coups un principe spirituel au moins ambigu, sinon carrément mauvais. Au sommet de cette hiérarchie diabolique, le diable. Et, Prince de ce monde, il entend éliminer toute opposition !

Eh bien, au jour où Jésus parle, il va s’agir pour lui d’affronter le maître des puissants, le Prince, derrière toute la hiérarchie du monde, à lui soumise — avec le représentant de César, Pilate, au haut de sa face visible — représentant la raison d’État —, et, allié de ce pouvoir romain, le pontife suprême, Caïphe — autorité du Temple en passe d'être détruit. Et voilà qu'alors une autre parole retentit : mon Nom, « je l’ai glorifié et je le glorifierai encore. »

Ils ne savent pas ce qu’ils font, les princes de ce monde. Lorsque Jésus est crucifié, c’est leur chef caché qui est jeté dehors, le Prince de ce monde.

Avouons que lorsque Jésus tient de tels propos : « le Prince de ce monde va être jeté dehors », il y a de quoi le prendre pour un illuminé. C’est lui, que l’on sache, qui est rejeté, lui seul, contre le monde entier et ses pouvoirs. Sur cette croix, lui, le Juste, est élevé de la terre. Mais, les princes de ce monde et leur chef l'ignorent, élevé au sens le plus fort du terme, élevé au point que tout homme, jusqu’aux extrémités du monde, va le voir. Élevé dans la gloire qui est la sienne auprès de Dieu avant même que le monde ne soit.

*

Un signe, pour Jésus, que son jour approche : des Grecs veulent le voir (c'est juste avant ce texte, v. 20 sq., et c'est en rapport avec cette demande de Grecs que vient notre texte). Ils vont le voir, élevé dans la gloire. Ces Grecs sont venus au Temple pour la Pâque juive ; et il veulent voir Jésus, qui annonçait son corps ressuscité comme Temple du Royaume qui vient. Ils vont bientôt le voir : dès lors, Jésus le sait, son heure approche. Ils vont le voir, élevé à la croix, élevé à la gloire, d’où il va attirer tous les hommes à lui, depuis les extrémités de la Terre, d’où viennent ces Grecs.

Ses ennemis, eux, au moment où ils planteront les clous dans ses mains et ses pieds, croiront le ficher définitivement au bois. Ils croient ne commettre qu’une crucifixion de plus. Ils sont en réalité devenus les instruments de Dieu qui élève son Fils à la gloire, qui glorifie celui qui porte son Nom : mon Nom, « je l’ai glorifié et je le glorifierai encore. »

Alors s’accomplit le jugement de ce monde. Condamné avec son Prince qui est jeté dehors. Du haut de cette croix, le monde nouveau se met en place. Une autre parole a retenti pour le peuple désemparé, pressentant ce qui s'annonce. Quand Jésus a annoncé le relèvement du Temple éternel au jour de sa résurrection, le Temple de Jérusalem, cœur symbolique de la vie spirituelle du peuple, est menacé de ruine. Souvenons-nous, juste avant, Jean 11, 48 : « Si nous le laissons continuer ainsi, tous croiront en lui, les Romains interviendront et ils détruiront et notre saint Lieu et notre nation. »

L'actualité nous permet de mesurer ce qu'il en sera, ce qu'il a pu en être. Ainsi, on ne savait pas ce que l'incendie de Notre-Dame de Paris nous a révélé comme perception diffuse d'une spiritualité commune. Œcuménique. Au-delà du seul rite catholique. Comme le Temple de Jérusalem qui était au strict plan cultuel un lieu sadducéen, une seule des mouvances spirituelles de l'Israël d'alors. Il n'en vaut pas moins, menacé, le trouble de la plupart, y compris non-sadducéens, comme Jésus lui-même. Chacun y a le symbole de son propre enracinement spirituel. Comme, d'une façon à la fois différente et similaire, Notre-Dame : elle est antérieure à la division religieuse de la France et de la chrétienté latine, division qui date, non pas du XVIe siècle, mais du XIVe, avec la division de la papauté-même. Depuis, plusieurs mouvances tentent la réunification, une réunification qui ne soit pas de surface, mais vraie et profonde. La Réforme est une de ces mouvances, une de ces tentatives. Toutes ont échoué. La division, remontant au XIVe siècle, sera entérinée par les guerres civiles-religieuses et la distribution divisée des affectations des édifices du culte. Comme pour le Temple de Jérusalem, affecté aux sadducéens, Notre-Dame est affectée au culte catholique, mais tous, dans un cas comme dans l'autre, y reconnaissent aussi quelque chose de leur propre vie spirituelle, jusqu'au-delà du christianisme aujourd'hui, jusqu'au-delà des frontières, comme les Grecs de notre évangile. C'est ce à quoi on vient d’assister dans une destruction, symbole d'une destruction spirituelle, incendie symbole d'un effondrement religieux, comme il en sera du Temple de Jérusalem, qui n'affecte pas que le seul culte auquel il est réservé, mais où tous, jusqu'au-delà des frontières du pays, se reconnaissent à leur façon.

Détresse à l'horizon de l'an 70, de la destruction du Temple, à laquelle a répondu une parole : mon Nom (invoqué dans ce Temple menacé), « je l’ai glorifié et je le glorifierai encore. »

*

Voilà la réponse à la question des Grecs venus au Temple pour la Pâque et qui veulent voir Jésus, réponse à notre question (comme eux, ne sommes-nous pas ici ce soir pour rencontrer Jésus ?). Vous voulez me voir ? Mais on ne me voit que dans mon élévation, à la gloire, à la croix, glorifiant le Nom de Dieu. On ne me voit que là, on ne me rejoint que là.

Le crucifié est couronné roi d’un Royaume qui n’est pas ce monde ; mais qui est le seul Royaume qui ne passera pas. Lui le sait : ce n’est pas pour lui, c'est pour vous, pour nous qu’a retenti cette voix du ciel : « Je l’ai glorifié et je le glorifierai encore. »

Cela coûte, cela a coûté à Jésus : « Maintenant mon âme est troublée, et que dirai-je ? Père, sauve-moi de cette heure ? Mais c’est précisément pour cette heure que je suis venu. »

*

On s'approche du lieu de la gloire que Jésus reçoit du Père. Cette crucifixion qui semble n'être que le lieu de l'ignominie et qui est en réalité le lieu de la glorification, la glorification du nom de Dieu — même racine en grec, sembler et glorifier ! Quoiqu'il en semble, il n'y a pas d'autre gloire que celle-là, élevée à la croix.

Voilà le jugement. Voilà la croisée des chemins où nous sommes placés. Être jeté dehors avec le Prince de ce monde, qui quoiqu'il en semble, est vaincu ; ou entrer dès aujourd’hui dans la vie, pour prix de l’abandon de notre propre vie, avec le Christ.

Alors, qui est mis dehors quand Jésus est crucifié ? Les bourreaux ont cru que c’était Jésus, selon ce qu'il semble. Lui, nous a montré à quel point c’était l’inverse. Ici, il n’y a pas de neutralité possible. Il n’y a pas de simples observateurs. Mais une alternative. La seule vraie alternative, au fond, de l’Histoire du monde. Avec le Christ sur la croix, dans la gloire ; ou dans la semblance, le faux-semblant, la gloire de ce monde qui passe, et qui est passé définitivement ce jour-là, en ce vendredi saint.

Telle est la croisée des chemins où nous place Jésus aujourd’hui.


RP, Poitiers, Vendredi saint, 19.04.19


jeudi 18 avril 2019

Le signe de la cruche




Luc 22, 1-14
1 La fête des Pains sans levain, celle qu'on appelle la Pâque, approchait.
2 Les grands prêtres et les scribes cherchaient comment le supprimer ; car ils avaient peur du peuple.
3 Alors Satan entra en Judas, celui qu'on appelle Iscariote et qui était du nombre des Douze.
4 Celui-ci alla s'entendre avec les grands prêtres et les chefs des gardes sur la manière de le leur livrer.
5 Ils se réjouirent et convinrent de lui donner de l'argent.
6 Il accepta et se mit à chercher une occasion pour le leur livrer à l'insu de la foule.
7 Le jour des Pains sans levain, où l'on devait sacrifier la Pâque, arriva.
8 Jésus envoya Pierre et Jean, en disant : Allez nous préparer la Pâque, pour que nous la mangions.
9 Ils lui dirent : Où veux-tu que nous la préparions ?
10 Il leur répondit : Quand vous serez entrés dans la ville, un homme portant une cruche d'eau viendra à votre rencontre ; suivez-le dans la maison où il entrera,
11 et vous direz au maître de maison : Le maître te dit : « Où est la salle où je mangerai la Pâque avec mes disciples ? »
12 Il vous montrera une grande chambre à l'étage, aménagée : c'est là que vous ferez les préparatifs.
13 Ils partirent, trouvèrent les choses comme il leur avait dit et préparèrent la Pâque.
14 Et quand ce fut l’heure, il se mit à table, et les apôtres avec lui.

*

Une cruche portée par un homme, comme signe pour la préparation de la Pâque. Bien sûr on est dans la nécessité de la discrétion. Jeudi saint, l’heure de la trahison approche. Les autorités ont déjà soudoyé Judas pour qu’il leur livre Jésus discrètement. Pourquoi discrètement ? Parce Jésus jouit d’une popularité certaine. Discrètement, c’est-à-dire, on l’a lu, « à l’insu de la foule » (v. 6). Judas a dès alors pris le parti de l’ennemi, de l’accusation — en hébreu du satan, dès lors « entré en lui » (v. 3). Tout est en place, de la part des autorités terrestres, comme au plan du combat céleste en train de se mener.

Un signe comme l’homme portant la cruche évoque les signaux d’un groupe résistant et menacé ; cela pour le plan de la discrétion vis-à-vis des autorités terrestres. C’est aussi un signe de la portée des signes prophétiques, au plan de la dimension spirituelle et céleste. Comme le signe de l’ânon et de son pourvoi mystérieux, aux Rameaux, fait écho à la prophétie de Zacharie concernant le Messie et son triomphe dans l’humilité. Un signe du même ordre pour préparer la Pâque, prend sens pour les disciples dont le récit retiendra ce détail. Un homme portant une cruche.

Dans la Bible hébraïque, on trouve trois moments où il est question d’une cruche comme signe…

En premier lieu, en Genèse 24 :
Éliézer, serviteur d’Abraham, est en mission : aller trouver la future épouse d’Isaac, fils de son maître. Arrivé, il s’adresse à Dieu :
13 Voici, je me tiens près de la source d’eau, et les filles des gens de la ville vont sortir pour puiser de l’eau.
14 Que la jeune fille à laquelle je dirai : Penche ta cruche, je te prie, pour que je boive, et qui répondra : Bois, et je donnerai aussi à boire à tes chameaux, soit celle que tu as destinée à ton serviteur Isaac ! Et par là je connaîtrai que tu uses de bonté envers mon seigneur [Abraham].

Puis en 1 Samuel 26 :
David trouve le roi Saül qui le pourchasse à sa merci, endormi dans une grotte. Invité à attenter à ses jours, David s’y refuse :
11 Loin de moi, par l'Éternel ! de porter la main sur l'oint de l'Éternel ! Prends seulement la lance qui est à son chevet, avec la cruche d'eau, et allons-nous-en — dit-il à son aide de camp.
12 David prit donc la lance et la cruche d’eau qui étaient au chevet de Saül ; et ils s’en allèrent. Personne ne les vit ni ne s’aperçut de rien, et personne ne se réveilla, car ils dormaient tous d’un profond sommeil dans lequel l’Éternel les avait plongés.

Et en 1 Rois 17
Le prophète Élie, celui qui est annoncé comme signe de l’accomplissement du temps :
8 […] la parole de l’Éternel lui fut adressée en ces mots:
9 Lève-toi, va à Sarepta, qui appartient à Sidon, et demeure là. Voici, j'y ai ordonné à une femme veuve de te nourrir.
10 Il se leva, et il alla à Sarepta. Comme il arrivait à l’entrée de la ville, voici, il y avait là une femme veuve qui ramassait du bois. Il l’appela, et dit : Va me chercher, je te prie, un peu d’eau dans un vase, afin que je boive.
11 Et elle alla en chercher. Il l'appela de nouveau, et dit : Apporte-moi, je te prie, un morceau de pain dans ta main.
12 Et elle répondit : l’Éternel, ton Dieu, est vivant ! je n’ai rien de cuit, je n’ai qu’une poignée de farine dans un pot et un peu d’huile dans une cruche. Et voici, je ramasse deux morceaux de bois, puis je rentrerai et je préparerai cela pour moi et pour mon fils ; nous mangerons, après quoi nous mourrons.
[…]
16 La farine qui était dans le pot ne manqua point, et l’huile qui était dans la cruche ne diminua point, selon la parole que l’Éternel avait prononcée par Élie.
17 Après ces choses, le fils de la femme, maîtresse de la maison, devint malade, et sa maladie fut si violente qu’il ne resta plus en lui de respiration.
18 Cette femme dit alors à Élie : Qu'y a-t-il entre moi et toi, homme de Dieu ? Es-tu venu chez moi pour rappeler le souvenir de mon iniquité, et pour faire mourir mon fils ?
19 Il lui répondit : Donne-moi ton fils. Et il le prit du sein de la femme, le monta dans la chambre haute où il demeurait, et le coucha sur son lit.
20 Puis il invoqua l’Éternel, et dit : Éternel, mon Dieu, est-ce que tu affligerais, au point de faire mourir son fils, même cette veuve chez qui j'ai été reçu comme un hôte ?
21 Et il s’étendit trois fois sur l’enfant, invoqua l’Éternel, et dit : Éternel, mon Dieu, je t’en prie, que l’âme de cet enfant revienne au dedans de lui !
22 L’Éternel écouta la voix d’Élie, et l’âme de l’enfant revint au dedans de lui, et il fut rendu à la vie.

Le premier moment, celui de la Genèse, nous présente la cruche comme signe du don, de la générosité, servant non seulement l’envoyé d’Abraham, mais jusqu’à ses chameaux. Ce sera donc, elle, Rébecca, la future épouse d’Isaac, celle par qui l’Alliance se déploiera. Ici, on a la cruche qui dessine l’Alliance, dont les paroles vont être prononcées dans l’évangile un moment plus tard, au moment du partage du pain et du vin du repas de la Pâque.

Le troisième moment, celui du 1er livre des Rois, avec Élie et le veuve de Sarepta — image du peuple exilé, en deuil de son Dieu — annonce la résurrection, la fin du dernier exil, dont la parole va se répandre par l’Esprit depuis la chambre haute des disciples, mentionnée ici en Luc 22 : « un homme portant une cruche d'eau viendra à votre rencontre ; suivez-le dans la maison où il entrera, […] Il vous montrera une grande chambre à l'étage » (v. 10-12).

« Élie prit le fils de la femme, le monta dans la chambre haute où il demeurait, et le coucha sur son lit. Puis il invoqua l’Éternel, et dit : Éternel, mon Dieu, est-ce que tu affligerais, au point de faire mourir son fils, même cette veuve chez qui j'ai été reçu comme un hôte ? Et il s’étendit trois fois sur l’enfant, invoqua l’Éternel, et dit : Éternel, mon Dieu, je t’en prie, que l’âme de cet enfant revienne au dedans de lui ! L’Éternel écouta la voix d’Élie, et l’âme de l’enfant revint au dedans de lui, et il fut rendu à la vie » (1 R 17, 19-22).

De la chambre haute à la résurrection…

Deux signes chaque fois : la cruche et l’Alliance, puis la cruche et la chambre haute, mentionnée dans l’évangile, évoquant deux autres apparitions d’une cruche comme signe.

Entre ces deux moments, le deuxième texte évoqué, à présent. Dans ce récit, la cruche est un signe de la vie épargnée, comme en écho lointain de la première Pâque, où était épargnée la vie des premiers-nés de l’Exode. Ici la vie de Saül est épargnée par David, comme les nôtres lors de la Pâque qui se prépare.

1ère référence, Genèse 24 et Rébecca, l’Alliance qui se poursuit par Rébecca, l’Alliance mentionnée juste après dans notre texte, avec l’institution de la sainte Cène.

2ème référence, David épargnant Saül, comme nos vies sont épargnées à la Pâque.

3ème référence : c’est la mort qui est vaincue, traversée jusqu’à la résurrection, trois jours après, comme Élie dans la chambre haute s’allonge trois fois sur le fils de la veuve.

Un autre signe accompagne chaque fois celui de la cruche : l’Alliance pour le premier texte, la chambre haute pour le troisième ; et pour le deuxième texte, celui de la Pâque qui nous épargne la mort — ici ce signe est donné par la lance, une arme.

Mais alors, où est-elle, la lance, dans l’évangile ? On a la cruche et le signe de l’Alliance, la cruche et la chambre haute…

La lance, signe de ce que nos vies sont épargnées comme celle de Saül par David, n’apparaît pas chez Luc. La mort, la lance, l'arme, n’a pas frappé Saül, elle ne nous frappe pas. Quelque verset plus loin (v. 36-38), Jésus dira : « que celui qui n’a point d’épée vende son vêtement et achète une épée. Car, je vous le dis, il faut que cette parole qui est écrite s’accomplisse en moi : Il a été mis au nombre des malfaiteurs. Et ce qui me concerne est sur le point d’arriver. Ils dirent : Seigneur, voici deux épées. Et il leur dit : Cela suffit. » Des épées pour accomplir la prophétie, « Il a été mis au nombre des malfaiteurs », des épées qui sont là pour ne pas servir d'armes : « De leurs épées ils forgeront des socs, et de leurs lances des serpes, il n'y aura plus de violence sur ma montagne sainte » annonçait Ésaïe.

La prophétie en train de s'accomplir. La mort-même est vaincue. Elle est vaincue d’avoir frappé le Juste, celui que préfigure David épargnant Saül. La mort frappe Jésus, mais son instrument n’est pas la lance qui a épargné Saül, ni une épée, c’est la croix.

Reste toutefois une question. Concernant la lance à laquelle plusieurs pensent sans doute, la lance que l’on retrouve chez Jean au vendredi saint, mais pas chez Luc, cette lance perçant le côté de celui, déjà mort, dont jaillit le sang de l’Alliance, par lequel Dieu épargne nos vies… Tandis que, chez Jean aussi, on trouve une cruche proche de celle de Rébecca, avec la Samaritaine ; Jean 4, 28 « Ayant laissé sa cruche, elle s’en alla en ville, et dit aux gens : ne serait-ce point le Christ ? »

La réponse à cette question : « ne serait-ce point le Christ ? » sera celle du centenier, qui « voyant ce qui était arrivé, glorifia Dieu, et dit : certainement, cet homme était juste. » (Luc 23, 47). Il était le Juste. Alors laissant le signe de la lance, il faut aller et dire : il est vraiment le Christ, le vainqueur de la mort.


RP, Poitiers, Jeudi saint, 18.04.19


dimanche 14 avril 2019

"Il vit la ville, il pleura sur elle"




Ésaïe 50, 4-7 ; Psaume 22 ; Philippiens 2, 6-11 ; Luc 19, 28-40

Luc 19, 28-44
28 Après avoir ainsi parlé, il partit en avant et monta vers Jérusalem.
29 Lorsqu'il approcha de Bethphagé et de Béthanie, près du mont dit des Oliviers, il envoya deux de ses disciples,
30 en disant : Allez au village qui est en face ; quand vous y serez entrés, vous trouverez un ânon attaché, sur lequel aucun homme ne s'est jamais assis ; détachez-le et amenez-le.
31 Si quelqu'un vous demande : « Pourquoi le détachez-vous ? », vous lui direz : « Le Seigneur en a besoin. »
32 Ceux qui avaient été envoyés s'en allèrent et trouvèrent les choses comme il leur avait dit.
33 Comme ils détachaient l'ânon, ses maîtres leur dirent : Pourquoi détachez-vous l'ânon ?
34 Ils répondirent : Le Seigneur en a besoin.
35 Et ils l'amenèrent à Jésus ; puis ils jetèrent leurs vêtements sur l'ânon et firent monter Jésus.
36 A mesure qu'il avançait, les gens étendaient leurs vêtements sur le chemin.
37 Il approchait déjà de la descente du mont des Oliviers lorsque toute la multitude des disciples, tout joyeux, se mirent à louer Dieu à pleine voix pour tous les miracles qu'ils avaient vus.
38 Ils disaient : Béni soit celui qui vient, le roi, au nom du Seigneur ! Paix dans le ciel
et gloire dans les lieux très hauts !
39 Quelques pharisiens, du milieu de la foule, lui dirent : Maître, rabroue tes disciples !
40 Il répondit : Je vous le dis, si eux se taisent, ce sont les pierres qui crieront !
41 Quand, approchant, il vit la ville, il pleura sur elle
42 en disant : Si toi aussi tu avais su, en ce jour, comment trouver la paix ! Mais maintenant cela t'est caché.
43 Car des jours viendront sur toi où tes ennemis t'entoureront de palissades, t'encercleront et te presseront de toutes parts ;
44 ils t'écraseront, toi et tes enfants au milieu de toi, et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, parce que tu n'as pas reconnu le temps de l'intervention divine.

*

« Parce que tu n'as pas reconnu le temps de l'intervention divine », dit Jésus se lamentant sur Jérusalem (v. 44), « tu vas être détruite »… Qu’est-ce à dire ? Tout simplement que la Judée n’a pas, loin s’en faut, la puissance militaire des Romains. La destruction de 70 : une issue inéluctable.

Perspective tragique pour laquelle Jésus pleure (v. 41). Déjà le prophète Zacharie, ch. 4, v. 6, parlait ainsi de l’intervention divine : « ce n’est ni par la puissance ni par la force, mais c’est par mon Esprit, dit le Seigneur des armées (célestes) ».

Telle est la leçon qui transpire de l’issue inéluctable induite de la faiblesse militaire, leçon qui perce depuis la prophétie de Zacharie ; la leçon que Jérusalem ignore tragiquement, et que veut rappeler Jésus par le geste prophétique de son entrée dans la ville au dos d’un ânon — d’où la mise en scène, qui a retenu les disciples, autour de l’ânon, qui n’est pas un cheval, pas un animal militaire ! « Ni par la puissance ni par la force, mais c’est par mon Esprit, dit le Seigneur des armées ».

Dans le cadre de l’année liturgique juive, on lit Zacharie (ch. 14, v. 1-21) — annonçant le jour où toute l’humanité reconnaît le Dieu vivant, tandis que, toujours selon Zacharie, le Messie annoncé arrive sur un ânon (ch. 9, v. 9) —, on lit Zacharie le premier jour de la fête de Soukkoth, célébrée au début de l’automne, suite à Roch Hachana, le Nouvel an. Une fête durant laquelle on vit une semaine sous des branchages, des Soukkoth, des ‘tentes’, ou ‘cabanes’ comme au temps de l’Exode, au temps du désert, que la fête commémore ; tandis qu’elle annonce face au souvenir de l’Exode, une nouvelle Pâque, une délivrance définitive.

Le dernier jour de la fête, tous les fidèles font cortège autour de la Torah, en chantant « Hoshanna » — « Seigneur, sauve maintenant » (Ps 118, 25), rameaux en mains — rameaux qui ne sont pas mentionnés par Luc, non plus que l’expression « Hosanna ». La fête de Soukkoth se déroule selon la prescription du livre du Lévitique (ch. 23, v. 40) : « Vous prendrez des branches de palmier, des rameaux de l'arbre touffu et des saules de rivière ; et vous vous réjouirez, en présence du Seigneur votre Dieu, durant sept jours », demeurant dans des cabanes de branchages, sept jours devenus dans les évangiles figure des sept jours de la semaine sainte.

On le voit, notre fête de Rameaux (qui, donc, ne porterait pas ce nom s'y l'on s'en tenait au seul texte de Luc) évoque irrésistiblement cette fête juive de Soukkoth. Et ce n’est pas par hasard. Soukkoth commémorant les lendemains de la première Pâque, a une connotation pascale. S’annonce alors pour le peuple la délivrance qui s’accomplit dans la venue du Règne du Messie que, dans les évangiles, on reconnaît en Jésus.

Notons qu’à bien y regarder, les Évangiles ne sont pas explicites sur le moment de Rameaux !… Voilà qui met en perspective le rapport de Rameaux et de la Semaine sainte ! Un rapport qui ne serait pas tant de l’ordre de la chronologie que de celui de la permanence de la promesse, qui relie tout le temps liturgique, du Nouvel an à la Pâque et à la Pentecôte (« par mon Esprit », dit le Seigneur) : une mise en perspective ouvrant sur l’entrée de ce temps dans l’éternité de Ressuscité…

Une mise en perspective qui fait rejaillir tout à nouveau la promesse de la Pâque au jour de l'Exode : « Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’ai libéré de l’esclavage » — quand tu entreras dans la liberté que je te donne, tu sauras enfin accueillir le don que je te fais.

Voici que le Seigneur nous redit cette promesse : « Dieu fixe de nouveau un jour — aujourd’hui — en disant bien longtemps après, par la bouche de David (Ps 95, 7-8) : Aujourd’hui, si vous entendez sa voix, N’endurcissez pas vos cœurs. Il reste donc un repos de sabbat pour le peuple de Dieu. Car celui qui entre dans le repos de Dieu se repose aussi de ses œuvres, comme Dieu se repose des siennes. Empressons-nous donc d’entrer dans ce repos-là » (Hébreux 4, 7 & 9-11). Pour cela, Seigneur, « sauve maintenant ! Hoshanna ! »

Voilà qui éclaire la lamentation de Jésus sur Jérusalem qui suit immédiatement son entrée triomphale !

Cette lamentation sur une Jérusalem en passe d’être la proie de ses ennemis se rattache à la façon dont est soulignée la présence de l’ânon. Sa préparation mystérieuse en quelque sorte, sa présence dès lors inévitable ce jour-là, nous placent au cœur de la prophétie de Zacharie.

Le dernier chapitre du livre de Zacharie, le ch. 14, lu lors la fête de Soukkoth, le premier jour de la fête, annonce, avant la pacification autour du Dieu vivant, un temps où tous les peuples se réuniront pour lutter contre Jérusalem et s'en empareront.

Mais ils seront finalement vaincus. « Et ceux qui se seront dressés contre Jérusalem y monteront chaque année pour se prosterner devant le Roi Seigneur des Armées célestes, et célébrer la solennité de Soukkoth », annonce la prophétie. Dans sa signification profonde, cette fête, symbole de la protection divine, préfigure les jours du Messie où l’humanité entière reconnaîtra le Dieu vivant ; le Messie annoncé par ce même Zacharie arrivant sur un ânon.

Après le temps de joie de la fête ; tandis que Jésus approche de Jérusalem, il pleure sur elle, dit le texte, donnant alors une tonalité particulière à la fête, et soulignant tout le sens prophétique qu’il lui donne.

Venu sur un ânon, il se présente en triomphateur humble et pacifique, au nom de Dieu — « béni soit celui qui vient au nom du Seigneur » — Dieu en qui tout est toujours possible. Cette procession royale précède la violence de l’attaque future de Jérusalem, comme la procession royale du livre de Zacharie annonce le salut miraculeux de Jérusalem — salut qui intervient au cœur même de sa détresse.

Quelle est la chronologie des événements selon Zacharie ? Difficile à dire. Deux perspectives se superposent : l’attaque de Jérusalem et sa délivrance miraculeuse liée à la présence du roi humble, venant sur un ânon, au seul nom du Seigneur.

Ce n’est pas par la force que tu obtiens ta délivrance, c’est par mon Esprit, dit le Seigneur (dans la prophétie de Zacharie : « ni par la puissance ni par la force, mais c’est par mon esprit, dit le Seigneur des armées »).

En d’autres termes la procession de Jésus sur un ânon vient annoncer la délivrance de Jérusalem, qui peut intervenir à tout moment. Le Seigneur intervient au cœur même de la menace, au cœur même de l’encerclement de Jérusalem par tous ses ennemis.

Or voilà que le signe de cette intervention, le roi humble venant sur un ânon, vient d’être donné.

*

Où l’on retrouve le côté superposé qui est celui de l’apparente chronologie Soukkoth-Pâques dans les évangiles. Ce n’est pas un ordre chronologique des événements qui est proposé — mais tout comme dans Zacharie, c’est un croisement menace-délivrance qui se superposent. Avec une question : qu’allons nous choisir, la terreur devant l’ennemi qui menace ? Ou la confiance en ce que la délivrance, qui ne vient pas par la force — l’ennemi est de toute façon trop puissant —, est donnée par l’Esprit du Seigneur, Esprit d’humilité, l’humilité de son envoyé, venant sur un ânon, et pas sur un cheval de guerre ?

Voilà le signe qui est donné ce jour-là, et voilà la raison des pleurs de Jésus : la menace s’accomplira — quelques décennies après en l’occurrence : l’an 70.

Mais déjà au cœur de la menace, il a donné la parole de la délivrance : celle du prophète Zacharie : « réfugiez-vous en moi seul, c’est par mon Esprit », dit le Seigneur. Et signe de cela, ton roi vient à toi sur un ânon. À ce moment-là, au jour des Rameaux, dans cette prophétie de Soukkoth, tout est donné, tout est en passe d’être accompli !

Car ce qui s’annonce aux Rameaux, c’est l’accomplissement de l’invocation de Soukkoth : « Hoshanna », « sauve dès maintenant » ! C’est bien dès maintenant, toujours dès maintenant, qu’est venu le salut. L’intervention du Dieu du salut a lieu dès aujourd’hui, avant même que les puissances ennemies n’aient mis en œuvre leur menace.

Alors se dessine la façon dont la délivrance, qui n’est pas le fait de la force, s’opère dès maintenant, et la façon dont elle va s’accomplir : non seulement le roi humble sur l’ânon ne va pas déployer on ne sait quels moyens militaires terrestres, ou autres armées célestes, mais il va briser la puissance de l’ennemi, de tout ennemi… en mourant : la croix est en perspective. Il l’emporte alors jusque sur le dernier ennemi, la mort, qui ne peut le retenir, et le voit se relever au dimanche de Pâques.

C’est là ce qu’annonce la fête de Soukkoth selon sa relecture dans l’évangile des Rameaux : l’accomplissement de toutes les délivrances…


RP, Châtellerault, 14.04.19 (PDF)


dimanche 7 avril 2019

"Et toi, qu'en dis-tu ?"




Ésaïe 43, 16-21 ; Psaume 126 ; Philippiens 3, 8-14 ; Jean 8, 1-11

Jean 8, 1-11
1 Jésus gagna le mont des Oliviers.
2 Dès le point du jour, il revint au temple et, comme tout le peuple venait à lui, il s'assit et se mit à enseigner.
3 Les scribes et les Pharisiens amenèrent alors une femme qu'on avait surprise en adultère et ils la placèrent au milieu du groupe.
4 "Maître, lui dirent-ils, cette femme a été prise en flagrant délit d'adultère.
5 Dans la Loi, Moïse nous a prescrit de lapider ces femmes-là. Et toi, qu'en dis-tu ?"
6 Ils parlaient ainsi dans l'intention de lui tendre un piège, pour avoir de quoi l'accuser. Mais Jésus, s’étant baissé, écrivait avec le doigt sur le sol.
7 Comme ils continuaient à lui poser des questions, Jésus se redressa et leur dit : "Que celui d'entre vous qui n'a jamais péché lui jette la première pierre."
8 Et s'inclinant à nouveau, il écrivait sur le sol
9 Après avoir entendu ces paroles, ils se retirèrent l'un après l'autre, à commencer par les plus âgés, et Jésus resta seul. Comme la femme était toujours là, au milieu du cercle,
10 Jésus se redressa et lui dit : "Femme, où sont-ils donc ? Personne ne t'a condamnée ?"
11 Elle répondit : "Personne, Seigneur", et Jésus lui dit : "Moi non plus, je ne te condamne pas : va, et désormais ne pèche plus."


*

« Ils parlaient ainsi dans l'intention de lui tendre un piège, pour avoir de quoi l'accuser. »

Mais quel piège ? Le piège repose en grande partie, comme les autres pièges qui sont tendus à Jésus selon les Évangiles, comme celui de savoir s'il faut payer l'impôt à César par exemple, sur les doutes de ses adversaires quant à sa culture biblique et théologique. N'oublions pas que Jésus vient d'un territoire, la Galilée, périphérique et peu éclairé. Alors ceux des scribes qui l'interrogent peuvent être portés à douter de sa culture religieuse. Car la question, savoir s'il faut lapider la femme, est déjà résolue depuis longtemps par les maîtres de la tradition. On ne lapide plus en Israël. Et c'est l'État, en l'occurrence l'ordre romain qui règne directement ou indirectement, qui a le dernier mot en matière juridique.

On ne lapide pas, a fortiori pas comme ça dans la rue, sauf à ce que cela s'assimile à un assassinat fanatique — comme celui d’Étienne dans le livre des Actes, qui aurait dû valoir à ceux qui en étaient coupables de comparaître, normalement, auprès des autorités, représentant Rome, et qui auront préféré fermer les yeux.

Là est le piège. Peut-être va-t-il se jeter dans ce panneau-là… la question étant déjà résolue par les pharisiens, dans un sens exactement similaire à la réponse que va donner Jésus. Dans un sens propre à fonder l'abolition de la peine de mort.

Les pharisiens enseignent à ce sujet que si la Torah prescrit la lapidation des coupables de fautes graves, c'est en considérant des gens d'une sainteté telle qu'ils seraient à même de juger ! — et finalement de ne pas condamner, comme Jésus, le Saint de Dieu, ne le fera évidemment pas.

Prétendre juger et condamner la femme reviendrait, comme l’ont déjà enseigné les pharisiens, à s’auto-justifier, un peu de la façon dont les choses se passent en prison, où ceux qui sont considérés comme coupables de crimes plus graves que les autres sont persécutés par des prisonniers qui de la sorte, s’auto-justifient quant à leur faute à eux, censée être moins grave. Condamner « ces femmes-là », selon la formule dédaigneuse citée au v. 5 dévoile simplement le cœur trouble de tout lapidateur potentiel, qui explique cette surdité à toute compassion : dédaigner la femme pour ne pas entendre ce qui se passe de façon confuse dans les profondeurs enfouies auxquelles la Loi renvoie chacun.

Voilà un point, parmi tant d'autres, sur lequel Jésus et les pharisiens sont d'accord. Il est important de le savoir, ne serait-ce que pour ne pas faire des pharisiens les boucs émissaires d'une attitude qui n'est pas la leur ! D’autant plus que ce faisant, loin d'être du côté de Jésus et de la femme adultère pardonnée, nous basculerions sans nous en rendre compte du côté des lapidateurs !

Or, les pharisiens ne lapidaient pas, parce que, on l'a dit, ils se considéraient insuffisamment saints pour juger… Exactement comme Jésus va le dire. Cela n'élimine pas la faute. La faute n'est pas niée ; elle est censée ici avoir été constatée par flagrant délit. C'était indispensable pour un adultère : flagrant délit (ce qui peut sembler rendre étrange l'absence de l'homme — on va y revenir —, visé en principe lui aussi par la sanction) — flagrant délit constaté ; la trace de cette exigence s'est perpétuée dans l'islam, où sont requis quatre témoins qui, tenez-vous bien, doivent pourvoir affirmer avoir vu, je cite, « la plume entrer dans l’encrier » — où la pratique de telles sanctions dans certains pays ou groupes musulmans tombe sous le coup de la dénonciation d'hypocrisie des lapidateurs qui se jugent eux-mêmes assez purs pour se livrer à de tels actes !

Mais bref, flagrant délit, la faute n'est pas niée dans notre texte ; mais elle est pardonnée. Là, Jésus a déjoué le piège tendu : il s'avère, lui campagnard galiléen, n'être pas aussi inculte que cela. Il sait que la question de l'application de la peine de mort dans la Torah est résolue, et il sait comment.

*

On peut aller un pas plus loin dans ce sens et retrouver la leçon prophétique sur l’adultère et son pardon comme image de l’idolâtrie du peuple qui cherche ses propres fantasmes religieux dans ses idoles à sa propre image, et qui rejette ipso facto le vrai Dieu, autre au point que l’on ne prononce pas son nom.

De même, l’adultère est comme en recherche d’une image fantasmée, restant en souffrance de ce que l’autre se trouve être réel, et donc ne correspond pas à sa propre image projetée… « Va et ne pèche plus », adressé par Jésus à la femme adultère, recoupe alors l’appel « revenez à moi, peuple adultère » que les prophètes crient au nom de Dieu.

*

Finalement, ironie terrible, ce Messie décidément à une autre mesure que ce que nous aurions imaginé, sera lui-même mis à mort. Censé être serviteur du Dieu unique contre l'idolâtrie des nations accrochées à leurs auto-justifications, voilà que le pouvoir de ceux qui se réclament du Dieu de la grâce, où de ceux qui s’en autoproclament représentants — Hérode en tête — ne sauront pas s’opposer au pouvoir idolâtre d'une nation ennemie, Rome, mettant à mort ceux qui, comme Jésus, les dérangent dans leurs prétentions.

C'est bien là leur problème. Messie à une toute autre mesure, derrière la femme adultère, c'est bien Jésus qui est visé. Jésus, lui, sait qu'en ce qui le concerne, sa fidélité à Dieu lui vaudra la mort, et la fera risquer à quiconque lui sera fidèle. Car ici s'explique la fameuse absence de l'homme, pas relevée par Jésus : la femme de notre texte est une figure du peuple et bientôt de l'Église, pécheresse pardonnée, coupable d'adultère vis-à-vis de Dieu, et pardonnée, à laquelle Jésus déclare : « va et ne pèche plus ! » C'est une des raisons pour lesquelles ce texte constitue un des cœurs des Évangiles.

Face à ce Messie à une toute autre mesure, les prétendus défenseurs de l’identité de la nation contre les Romains n'hésiteront pas à proclamer n'avoir de roi que César, selon l’évangile. Par où il souligne que tous les prétextes pour chasser Jésus ne sont que les cache-sexe d’un désir de conserver privilèges et prestige.

Mais Jésus invite chacun, au cœur des quolibets, à n'avoir pas honte de ses paroles, celles de l'amour de Dieu pour tous les êtres humains, fût-ce pour une femme prise en flagrant délit d'adultère. La femme devient alors, comme Jésus, bouc émissaire de ceux que les remises en question dérangent.

C'est ici que la femme adultère réapparaît comme ce qu'elle représente : le peuple adultère pardonné, nous, auquel Jésus dit à nouveau : « va, et ne pèche plus ! » Où est l'homme, demandait-on ? Mais ce n'est pas avec un homme que le peuple, bientôt l'Église représentée par cette femme, commet l'adultère, c'est avec ses idoles ! Desquelles la première est cette façon de s'adorer soi-même, de vouloir se placer sur un piédestal de façon à désigner qui est prophète (qui ne remet pas trop en question) et qui ne l'est pas. À coup de pièges que l'on tend.

C'est bien à cela que Jésus pense quand il dit aux disciples : heureux serez-vous quand on dira de vous toute sorte de mal à cause de moi ; on a toujours fait pareil avec les vrais prophètes. Mais méfiez-vous des renards qui vous flattent comme le corbeau de la fable.

Car remarquez-le c'est toujours en ces termes : « maître, que faut-il faire, que nous enseignes-tu ? etc. » Et comme ici, Jésus déjoue les pièges et s'identifie à celles et ceux qui pourraient encourir la mort comme lui la subira. Ils sont celles et ceux que représente ici la femme adultère pardonnée. Si l'homme n'est pas là — et le problème du texte n'est pas un homme mais l'idole —, l'époux, lui, est là, celui de l’Église : c'est Jésus, qui pardonne, qui ne condamne pas.

La femme « au milieu du cercle », Jésus s'adresse à la conscience de chacun de ses interlocuteurs, de chacun de nous, dévoilant le secret des cœurs : à partir de quelle sainteté ose-t-on s'ériger en juge ? La question ne peut que porter et troubler les consciences, à commencer par celles des plus âgés, qui ont une plus indubitable expérience de leur propre tortuosité. Et la femme de se retrouver sans plus d'accusateur. Mais avec cela, il n'est plus non plus de candidats pour piéger Jésus publiquement et pour discréditer aux yeux du peuple ce qu'il pouvait porter d'espérance.

Alors Jésus, dont la sainteté le met en position de juge, et lui seul, prononce son verdict : « je ne te condamne pas ». Ce faisant, il annonce ce qui est le fondement du Royaume dont il est porteur : le pardon, la grâce seule, la faveur de Dieu, sans quoi ce Royaume demeurerait à jamais fermé, inaccessible.


R.P., Poitiers, 7.04.19