dimanche 27 octobre 2019

"Celui-ci redescendit chez lui justifié"




Deutéronome 10, 12 – 11, 1 ; Psaume 34 ; 2 Timothée 4, 6-18 ; Luc 18, 9-14

Luc 18, 9-14
9  Il dit encore la parabole que voici à certains qui étaient convaincus d’être justes et qui méprisaient tous les autres :
10  « Deux hommes montèrent au temple pour prier ; l’un était Pharisien et l’autre collecteur d’impôts.
11  Le Pharisien, debout, priait ainsi en lui-même : "Ô Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme les autres hommes, qui sont voleurs, malfaisants, adultères, ou encore comme ce collecteur d’impôts.
12  Je jeûne deux fois par semaine, je paie la dîme de tout ce que je me procure."
13  Le collecteur d’impôts, se tenant à distance, ne voulait même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine en disant : "O Dieu, prends pitié du pécheur que je suis."
14  Je vous le déclare : celui-ci redescendit chez lui justifié, et non l’autre, car tout homme qui s’élève sera abaissé, mais celui qui s’abaisse sera élevé. »

*

À y regarder de près, on va le voir, le pharisien de notre parabole est exemplaire. Vraiment exemplaire — sans ironie. Au point qu'il serait difficile pour lui de ne pas le savoir. Exemplaire jusque dans sa modestie. Exemplaire au point qu'il n'a même pas le travers d'exhiber, ne serait-ce qu'un peu, son exemplarité, sa grandeur d'âme et de vie, effectivement remarquables, exceptionnelles, il en confie le constat à Dieu seul, dans le silence, en lui rendant grâce pour ce qui ressemble bien à de la perfection, en attribuant cela à Dieu seul.

Avant de voir cela de plus près, une question. Qui concerne cette parabole ? Qui sont ces « certains qui étaient convaincus d'être justes et qui méprisaient tous les autres » auxquels s'adresse Jésus ? Les pharisiens ? Mais alors le propos est bien bizarre… Pourquoi donner en comparaison un pharisien aux pharisiens ?

À y regarder de près, il apparaît tout d'abord que Luc vient de dire, pour introduire la parabole de la veuve et du juge impitoyable, que Jésus s'adresse à ses disciples, puis juste après : « puis il dit à certains, qui étaient convaincus d'être justes et qui méprisaient tous les autres ». « Certains » de qui, sinon de ses disciples ? Ce que confirme le portrait du pharisien que Jésus donne dans sa parabole.

Il n'est pas inhabituel que Jésus force les traits de ses personnages dans ses paraboles. Comme peu avant le portrait du fils prodigue, dont il outre à dessein l'indignité. Ici, au contraire, il amplifie la perfection du pharisien.

Que reproche-t-il souvent, en effet, aux pharisiens ? Non pas d'être trop pieux, mais de trop le laisser paraître, les invitant à l'être devant Dieu plus que devant les hommes. Les disciples, « certains » de ses disciples, ont entendu la leçon, que sans doute, certains pharisiens (du genre de celui de la parabole) avaient prise d'eux-mêmes avant qu'il ne soit besoin de la leur faire.

Qu'enseigne Jésus en effet au sujet de la prière, du jeûne et de l'aumône, les trois devoirs envers, Dieu, soi-même, et le prochain ? Les pratiquer dans la discrétion. Ne pas prier en public et à voix haute, ne pas jeûner en faisant une mine de malade pour que tout le monde le voie, ne pas faire l'aumône de façon ostensible pour susciter l'admiration générale. C'est la leçon rapportée dans le sermon sur la montagne.

Les disciples l'ont retenue. Et mise en pratique. Et voila que du coup « certains » d'entre eux se persuadent d'être plus justes que le reste des hommes, et notamment que les pharisiens.

C'est ceux-là, ces disciples-là, que Jésus vise dans cette parabole. Remarquez bien : le pharisien ne prie pas à voix haute, mais « en lui-même ». Jésus voudrait dire que son pharisien a reçu sa propre leçon sur la prière non-ostensible, qu'il ne le présenterait pas autrement. Or même si certains pharisiens avaient pris la leçon sans qu'on ne la leur donne, les disciples de Jésus, eux, ne pouvaient pas ne pas l'avoir prise.

Voila donc un personnage exemplaire : il jeûne : il est donc humble devant Dieu. Il donne la dîme de tous ses revenus ; c'est-à-dire qu'il donne la dîme scrupuleusement — il ne fait pas d’ « oubli » sur une partie de ses revenus.

Autant dire que si tous sont comme lui, sa communauté n'a pas de problèmes financiers, et les pauvres reçoivent de quoi se retourner (puisque la dîme servait aussi aux caisses de l'entraide) — bref, conformément aux conseils de Jésus, il pratique l'aumône — sans ostentation, l’affirmant devant Dieu seul dans sa prière silencieuse.

Et quant à sa prière « en lui-même », discrète donc, et puisque c'est là que le bât semble blesser, où est le problème ?

« Heureux l'homme qui ne marche pas selon le conseil des méchants, Qui ne s'arrête pas sur le chemin des pécheurs, Et qui ne s'assied pas sur le banc des moqueurs, Mais qui trouve son plaisir dans la loi de l'Éternel, Et qui médite sa loi jour et nuit ! » — dit le Psaume 1 (v.1 & 2). Que fait-il donc d'autre, notre pharisien, que constater cela, intérieurement ? Il est heureux. Sa conduite exemplaire, sa piété exemplaire en font un homme heureux, et il en rend grâce à Dieu ; il ne prétend pas ne devoir ce bonheur qu’à lui-même. Si « les autres hommes […] sont voleurs, malfaisants, adultères », c'est pour leur malheur. Lui ne s'attarde pas avec eux, et c'est à Dieu qu'il rend grâce pour cela.

Et voilà le portrait de ce malheur d'être pécheur qui apparaît, non loin de lui, dans le temple, sous les traits du collecteur d'impôts, qui non content de son malheur quotidien, vient en rajouter avec sa prière ostensible, se frappant la poitrine.

« Oui Seigneur », prie intérieurement notre pharisien en regard de cela, « vraiment, tu m'as donné le bonheur en partage et je t'en rends grâce ! »

Avant de voir plus avant ce que Jésus trouve à redire à cela, voyons donc le deuxième personnage de la parabole, le péager, publicain, collecteur d'impôt (selon les traductions).

C'est un personnage imbuvable. Le type même de ceux que le peuple méprise. Non seulement ils sont d'une richesse arrogante, dans un pays pauvre, mais ils ne se cachent même pas de ce que cette richesse est mal acquise ! C'est le moins qu'on puisse dire. Ils l'ont acquise en volant leur propre peuple, et cela en collaborant avec l'occupant. Il y a vraiment de quoi ne pas les aimer outre mesure.

Et quand Jésus vient de donner une série de paraboles, celles qui précédent, critiquant sévèrement ceux qui ont des richesses, il y a de quoi se demander où il veut en venir !

Ce riche-là est bien pire que ceux de ses portraits précédents ; et il est face à un homme à la piété exemplaire, un pharisien, dont on sait qu'en général ils ne roulaient pas forcément sur l'or.

Les pharisiens en effet recrutent en général dans le petit peuple. Des gens qui s'efforcent d'appliquer la loi, notamment ses aspects financiers, comme la dîme, par laquelle ils subviennent aux besoins de plus pauvres qu'eux.

Voilà, semble-t-il, une parabole qui aurait de quoi rassurer les riches corrompus, s'ils étaient les auditeurs de Jésus ! Mais ce n'est pas à eux qu'il parle ici.

Celui de sa parabole est pourtant bien un corrompu : une de ces figures réputées irrachetables tellement leurs vols semblent non remboursables !

Aujourd'hui, ils feraient partie de ces personnages publics qui brillent par leur prestance jusqu'à ce qu'ils soient poursuivis pour abus de bien sociaux, détournements de fonds, corruption, etc. Simplement à l'époque c'était légal. Les Romains mettaient les populations occupées à la tâche de la collecte d'impôt en leur permettant de puiser dans la caisse le supplément qu'ils exigeraient du peuple. Une sorte de racket institutionnel. On comprend pourquoi on n'aimait pas beaucoup ces riches qu'étaient les collecteurs d'impôts.

Et celui de la parabole de Jésus est aussi caricatural que son pharisien est exagérément exemplaire. Non seulement, il est probablement incapable de rembourser ce qu'il a volé ; non seulement il est donc ce qu'il est, mais par-dessus le marché, il vient bramer théâtralement dans le temple, ce que tout le monde ne peut que savoir : il est un pécheur ! Et comment !

Où est-ce que Jésus veut en venir ? Lui qui a expliqué, rappelons-le, que la prière n'est pas le spectacle. Où est-ce qu'il veut en venir lorsqu'il semble dire que la prière d'action de grâce du pharisien n'a pas satisfait Dieu, tandis que celle du collecteur d'impôts lui vaut sa justification ? Est-ce à dire qu'il vaut mieux être pécheur « grave » et donner dans le théâtral — même sincèrement —, qu'être juste et en remercier — discrètement — Dieu seul ? C'est un peu fort de café, tout de même !

Et c'est précisément ce qui doit nous mettre la puce à l'oreille. Ce n'est évidemment pas la façon de prier du publicain qui le justifie, non plus que c'est celle du pharisien qui pose problème.

Tout d'abord il est question de justification : « celui-ci redescendit chez lui justifié ». Justification : une réalité qui nous place devant Dieu. Rappelons cette bonne vieille notion théologique. La justification est déclarative. C'est toute la leçon qu'a retrouvée la Réforme — que nous commémorons en ce dimanche de la Réformation.

Être justifié ne signifie pas être rendu juste, mais être déclaré juste. La Réforme parlait ainsi de justification « forensique », « étrangère », « extérieure », de ce mot qui a donné en français « forain », c'est-à-dire, extérieur, étranger, quelqu'un qui est d'ailleurs. De même, la justification selon la Bible, expliquaient les Réformateurs, nous est étrangère, elle nous vient d'ailleurs. Nous ne sommes pas justes en nous-mêmes. Dieu nous déclare juste, par la grâce, c'est-à-dire gratuitement. Cette justice qui n'est pas nôtre, qui est celle du Christ seul, est donnée gratuitement à notre seule foi. Nous sommes donc déclarés justes, ce que nous ne sommes pas, et non pas rendus justes, ce qui serait désespérant, au sens où il nous faudrait sans cesse mesurer notre justification à nos œuvres de justice pour savoir si nous sommes réellement justifiés. Non, nous sommes déclarés justes par la grâce de Dieu et nous recevons cela, cette grâce gratuite, par notre seule foi. Et ce que cette foi produit, car elle n’est pas une grâce à bon marché qui ne produirait rien, regarde Dieu et lui seul — il convient de rappeler que catholiques et protestants se sont accordés sur cela il y a maintenant 30 ans, dans la Déclaration commune sur la justification.

Eh bien, le publicain de la parabole est dans la disposition adéquate sous cet angle. Il n'a rien à faire valoir. Tout le monde sait ce qu'il vaut. Il n'a même pas à le cacher. D'où sa prière, avec frappements de poitrine en prime, sa prière qui n'a même pas sa sincérité pour elle. Voilà un homme minable devant Dieu et devant les hommes, qui n'est respecté que du fait du pouvoir sur autrui que lui donne sa richesse de collaborateur des Romains. Un homme vide de toute justice. Et face à lui, un homme bien, à la piété, à la charité, à tout ce qu'on veut de ce genre, incontestables, un homme incontestablement mieux que les autres, et qui est effectivement fondé à le savoir.

Il est vraiment mieux que la plupart des hommes. Mais du coup, et c'est là son problème, et même s'il en remercie Dieu, il se confie en cette bonté que Dieu lui a donnée, à cette justice propre que Dieu a suscitée en lui. Il en est plein, de cette justice propre, de cette bonté qui l'habite. Il y fonde son être. Il est devant Dieu par sa justice propre, et pas par Dieu seul.

L’autre n'a rien pour lui, ni devant les hommes, ni devant Dieu. Il est vide de tout ce qu'on peut présenter à Dieu. Il n'a de recours que la justice de Dieu et pas la sienne. Et cette justice qui n'est pas sienne, Dieu la déclare pour lui ; il est ainsi justifié, déclaré juste.

Le premier n'en a pas besoin, croit-il, il est plein de sa propre justice. Vaine, puisqu'elle l'a porté au mépris des hommes que Dieu, lui, a aimés. Or, voilà que « celui qui s'élève sera abaissé, mais celui qui s'abaisse sera élevé. »

La leçon n'est donc pas qu'il faut prier théâtralement, en exposant ses fautes, comme le publicain. La leçon n'est pas qu'il faut pécher de toutes les façons des publicains. La leçon n'est pas non plus qu'il ne faut pas se solidariser et s'humilier en jeûnant, comme le pharisien. La leçon n'est pas qu'il ne faut pas donner la dîme, comme lui. Tout cela est fort bon au contraire.

La leçon est que la justice qui sauve est en Dieu seul, qu'elle nous est étrangère, qu'elle nous demeure étrangère, et qu'il s'agit certes de la poursuivre jour après jour, mais en s'en sachant vide. S'en savoir vide pour la recevoir de celui-là seul qui seul est juste : Dieu qui nous l'a donnée pleinement dans le Christ, dans sa parole.


R.P., Poitiers, 27.10.19, Fête de la Réformation


Psaume 34
Je bénirai l’Éternel en tout temps ; Sa louange sera toujours dans ma bouche.
2  Que mon âme se glorifie en l’Éternel ! Que les humbles écoutent et se réjouissent!
3  Magnifiez avec moi l’Éternel ! Exaltons ensemble son nom!
4  J’ai cherché l’Éternel, et il m’a répondu; Il m’arrache à toutes mes frayeurs.
5  Quand on regarde à lui, on resplendit de joie, Et le visage n’a pas à rougir.
6  Quand un malheureux crie, l’Éternel entend Et le sauve de toutes ses détresses.
7  L’ange de l’Éternel campe autour de ceux qui le craignent, Et il les délivre.
8  Goûtez et voyez combien l’Éternel est bon ! Heureux l’homme qui se réfugie en lui !
9  Craignez l’Éternel, vous ses saints ! Car rien ne manque à ceux qui le craignent.
10  Les lionceaux éprouvent la disette et la faim, Mais ceux qui cherchent l’Éternel ne manquent d’aucun bien.
11  Venez, mes fils, écoutez-moi ! Je vous enseignerai la crainte de l’Éternel.
12  Quel est l’homme qui désire la vie, Qui aime de longs jours pour voir le bonheur ?
13  Préserve ta langue du mal, Et tes lèvres des paroles trompeuses ;
14  Écarte-toi du mal et fais le bien : Recherche la paix et poursuis-la.
15  Les yeux de l’Éternel sont sur les justes, Et ses oreilles sont attentives à leurs cris.
[…]

Deutéronome 10, 12 – 11, 1
12  Et maintenant, Israël, qu’est-ce que le SEIGNEUR ton Dieu attend de toi ? Il attend seulement que tu craignes le SEIGNEUR ton Dieu en suivant tous ses chemins, en aimant et en servant le SEIGNEUR ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être,
13  en gardant les commandements du SEIGNEUR et les lois que je te donne aujourd’hui, pour ton bonheur.
14  Oui, au SEIGNEUR ton Dieu appartiennent les cieux et les cieux des cieux, la terre et tout ce qui s’y trouve.
[…]
17  car c’est le SEIGNEUR votre Dieu qui est le Dieu des dieux et le Seigneur des seigneurs, le Dieu grand, puissant et redoutable, l’impartial et l’incorruptible,
18  qui rend justice à l’orphelin et à la veuve, et qui aime l’émigré en lui donnant du pain et un manteau.
19  Vous aimerez l’émigré, car au pays de la captivité vous étiez des émigrés.
20  C’est le SEIGNEUR ton Dieu que tu craindras et que tu serviras, c’est à lui que tu t’attacheras […]
21  Il est ta louange, il est ton Dieu […]

1  Tu aimeras le SEIGNEUR ton Dieu et tu garderas ses observances, ses lois, ses coutumes et ses commandements, tous les jours.


dimanche 20 octobre 2019

Quand le Fils de l'Homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ?




Exode 17, 8-13 ; Psaume 121 ; 2 Timothée 3, 14-4, 2 ; Luc 18, 1-8

Luc 18, 1-8
1 Jésus leur dit une parabole sur la nécessité pour eux de prier constamment et de ne pas se décourager.
2 Il leur dit : "Il y avait dans une ville un juge qui n’avait ni crainte de Dieu ni respect des hommes.
3 Et il y avait dans cette ville une veuve qui venait lui dire : Rends-moi justice contre mon adversaire.
4 Il s’y refusa longtemps. Et puis il se dit : Même si je ne crains pas Dieu ni ne respecte les hommes,
5 eh bien ! parce que cette veuve m’ennuie, je vais lui rendre justice, pour qu’elle ne vienne pas sans fin me casser la tête.
6 Le Seigneur ajouta : "Écoutez bien ce que dit ce juge sans justice.
7 Et Dieu ne ferait pas justice à ses élus qui crient vers lui jour et nuit ? Et il les fait attendre !
8 Je vous le déclare : il leur fera justice bien vite. Mais le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ?"

*

« Prier », le mot français vient du latin « precarius » : 1) qu’on obtient par la prière ou par faveur ; 2) précaire, passager ; 3) étranger. Notre mot « précaire » est dérivé du mot prière. La prière donne conscience de la précarité. Le priant se découvre précaire… Comme la veuve de notre parabole qui, elle, prie le juge parce que sa situation est précaire.

Il n’y a pas plus précaire qu'une veuve au temps du Nouveau Testament. Une veuve manque de tout (de cela naissent les premières communautés religieuses féminines dans les Actes des Apôtres — ch. 6 : organiser la solidarité pour les veuves), à l’époque où Jésus parle, comme aujourd’hui en bien des lieux. Et face à cela, voici un juge au comportement désagréable, sourd à la précarité, sourd à sa précarité.

On peut s'étonner de ce que Jésus ait choisi un tel exemple pour exhorter ses disciples à la prière. Ce juge peu scrupuleux n'a décidément rien d'exemplaire, il représente bien peu celui qu'il est censé représenter ici, à savoir Dieu…

Mais il serait sans doute aussi mal venu de notre part d'escamoter la parabole et de glisser rapidement sur ce qui pourrait nous y déranger en nous contentant d'admirer la persévérance de la veuve sans tenir compte de ce face à quoi elle persévère.

Et si Jésus nous invitait ici à prier Dieu contre la façon dont on se représente Dieu ? Non pas prier pour m'attirer ses bonnes grâces ou au nom du devoir accompli qui me donnerait l'illusion de n'être pas, ou plus, précaire ; mais prier contre la conception de Dieu que cela suppose. Une prière qui se dresse comme un refus du mal qu’il semblerait m’envoyer, refus de la souffrance, l'injustice, la mort, ou sa menace, comme l'intercession de Moïse (Ex 17) face à Amalek qui représente le Mal.

*

À être bien attentifs au texte et aux propos clairs de Jésus aux versets 7 et 8 — « Dieu ne ferait pas justice à ses élus qui crient vers lui jour et nuit ?… Je vous le déclare : il leur fera justice bien vite. » —, on comprend qu’il est fait allusion ici à la question de la rédemption, le rachat, de son peuple exilé loin de lui — « ses élus » ! Rédemption par rapport à cette situation précaire d'exilé. La rédemption, le rachat dont Jésus est porteur est celui d'un peuple conscient de son exil. « Pas de ce monde », ce monde où il a perdu sa liberté et où il connaît la souffrance de l’oppression au quotidien.

Car si l'exil babylonien a alors cessé pour Israël, ce n'est que pour des situations ambivalentes, qui font que le peuple attend toujours sa délivrance. Et à l'époque du Nouveau Testament, un Jean le Baptiste prêchant le repentir n'annonce rien d'autre, en citant Ésaïe, que la fin de l'exil.

Déjà au plan strictement politique, la liberté des élus est alors largement compromise par la domination romaine : nul ne s'y trompe. Mais en outre, et les plus fervents des fidèles ne cessent de le rappeler, cet exil est en fin de compte le signe dans l’histoire d'un exil plus fondamental : l'exil dans le malheur, la douleur, le péché et la culpabilité. Exil loin de Dieu !

Et au-delà de toutes les délivrances, c'est de la délivrance de cette captivité-là que Jésus se veut porteur. Et c'est pour cette justice-là, pour être rachetés de cet exil, que « les élus crient à Dieu nuit et jour » (v.7). Dieu tarderait-il ?

*

Pour la veuve, figure d'Israël en exil, coupée de son Dieu, l'attitude du juge demeure incompréhensible, et en tout cas ne trouve pas d'explication dans son attitude à elle. Tout comme Job : les explications de ses amis n'expliquent rien.

Il ne nous reste qu'à nous rendre au constat de Job : « Dieu m'a saisi par la nuque et m'a brisé » (Job 16, 12), constat douloureux, incompréhensible, révoltant, face auquel il ne perçoit qu'un recours, apparemment aussi étrange : « C'est Dieu que j'implore avec larmes » (16, 20) ; recours scellé dans une certitude : « je sais que mon rédempteur est vivant, et qu'il se lèvera au dernier jour » (19, 25).

C'est encore la leçon de Paul : Dieu a soumis la Création à la vanité, à l'évanescence, et à la douleur, avec une espérance : sa libération ! (Ro 8, 20-22).

Nous voilà au cœur de la prière, qui monte à Dieu depuis notre précarité : que ton règne vienne… délivre-nous du mal, du malin.

*

Ici, on retrouve notre parabole avec tout son poids et son mystère. Une veuve, totalement dépouillée, précaire comme on ne peut plus. Il est des choses qui nous semblent bien étranges, bien injustes, dignes de révolte… Ou dignes de combat, de lutte spirituelle.

Au départ, la révolte contre le mal — révolte préférable aux tentatives d'explications de toutes sortes : Dieu donnera tort à ses amis prolixes en explications diverses, contre Job qui se révolte face au mal qui l'atteint. Mais à Job, Dieu ne reprochera que son ignorance.

Jésus dans notre parabole nous mène à la rencontre de la leçon du livre de Job. Il ne nous invite pas à disserter face à ce qui tient finalement du scandale : ce juge est désagréable. Il ressemble au Dieu qui nous semble muet et sourd à nos malheurs.

Face à ce présent lourd, accablant, il s’agit de persévérer dans la foi — l'exil aura son terme, l'errance prendra fin. Pour cela, il s’agit de plaider, pour obtenir la justice de la foi, proche de se manifester. Cette persévérance devant Dieu suppose de ne pas se décourager. Les réalités sont souvent dures ; ou deviennent évanescentes, en des jours où l'on peut aller jusqu'à voir disparaître sous leur mise en doute l'existence historique de bien des choses : des personnages bibliques, jusqu'à Jésus (cf. la thèse dite « mythiste »), des événements historiques (depuis l'Antiquité et le Moyen Âge quand on voit mettre en doute l'existence de faits et de leurs sources auparavant reconnus, jusqu'à l'époque contemporaine, même toute récente, où par ex. la réalité des attaques du 11/09 est remise en cause). Le réel s'estompe dans un passé devenu diaphane.

La souffrance de la veuve elle-même, Israël en exil, peut aller jusqu'à être mise en doute, jusqu'aux récentes thèses négationnistes, pire que toutes les négations puisqu'elles peuvent aller jusqu'à entraîner un retour du pire. Le combat qui se mène dans ce temps d'exil est un combat difficile ; l’adversité est bien présente. Mais la forme la plus subtile de l’adversité est encore le découragement — surtout quand tout semble s'effondrer, jusqu'au réel lui-même. Saurons-nous garder les cœurs levés dans la prière (comme Moïse les bras levés — Ex 17) ? C'est la question que pose Jésus : « quand le Fils de l'Homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? »

Il s’agit bien là d’un combat, combat de l’Église, combat peu visible — dont la source cachée est le secret de « la chambre intérieure de ton cœur » — « lorsque tu pries, entre dans le secret de ta chambre intérieure, et ferme la porte » dit Jésus.

C'est d'une lutte qu'il s'agit, une lutte spirituelle dont nous sommes les combattants, apparemment contre la raison dévoyée et contre le réel qui semble disparaître, contre ce que nous ressentons même, contre les images de Dieu qui sont les nôtres — telle l'image de ce juge sourd — : le fondement de ce combat est la foi, foi en la promesse, foi comme obéissance : « veillez et priez ».

Reste alors une seule question : « Mais quand le Fils de l'Homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? »

* * *

1 […] Je lève les yeux vers les montagnes. D'où me viendra le secours ?
2 Le secours me vient du SEIGNEUR, qui a fait les cieux et la terre.
3 Il ne te laissera pas vaciller sur tes jambes ; celui qui te garde ne sommeille pas.
4 Non, il ne sommeille ni ne dort, celui qui garde Israël.
5 C'est le SEIGNEUR qui te garde, le SEIGNEUR est ton ombre à ton côté.
6 Le jour, le soleil ne te frappera pas, ni la lune pendant la nuit.
7 Le SEIGNEUR te gardera de tout mal, il gardera ta vie ;
8 le SEIGNEUR te gardera lorsque tu sortiras et lorsque tu rentreras, dès maintenant et pour toujours.
(Psaume 121)


R.P., Poitiers, 20/10/19


dimanche 13 octobre 2019

Guérir en chemin




2 Rois 5, 14-17 ; Psaume 98 ; 2 Timothée 2, 8-13 ; Luc 17, 11-19

2 Rois 5, 14-17
14 […] Naamân descendit au Jourdain et s’y plongea sept fois selon la parole de l’homme de Dieu. Sa chair devint comme la chair d’un petit garçon, il fut purifié.
15 Il retourna avec toute sa suite vers l’homme de Dieu. Il entra, se tint devant lui et dit : "Maintenant, je sais qu’il n’y a pas de Dieu sur toute la terre si ce n’est en Israël. Accepte, je t’en prie un présent de la part de ton serviteur."
16 Élisée répondit : "Par la vie du SEIGNEUR que je sers, je n’accepterai rien!" Naamân le pressa d’accepter mais il refusa.
17 Naamân dit : "Puisque tu refuses, permets que l’on donne à ton serviteur la charge de terre de deux mulets, car ton serviteur n’offrira plus d’holocauste ni de sacrifice à d’autres dieux qu’au SEIGNEUR.

Luc 17, 11-19
11 Or, comme Jésus faisait route vers Jérusalem, il passa à travers la Samarie et la Galilée.
12 A son entrée dans un village, dix lépreux vinrent à sa rencontre. Ils s’arrêtèrent à distance
13 et élevèrent la voix pour lui dire : "Jésus, maître, aie pitié de nous."
14 Les voyant, Jésus leur dit : "Allez vous montrer aux prêtres." Or, pendant qu’ils y allaient, ils furent purifiés.
15 L’un d’entre eux, voyant qu’il était guéri, revint en rendant gloire à Dieu à pleine voix.
16 Il se jeta le visage contre terre aux pieds de Jésus en lui rendant grâce ; or c’était un Samaritain.
17 Alors Jésus dit : "Est-ce que tous les dix n’ont pas été purifiés ? Et les neuf autres, où sont-ils ?
18 Il ne s’est trouvé parmi eux personne pour revenir rendre gloire à Dieu : il n’y a que cet étranger !"
19 Et il lui dit : "Relève-toi, va. Ta foi t’a sauvé."

*

Dix lépreux guéris, plus un, le général syrien Naamân. Voyons d'abord le cas de Naamân. Lépreux, Naamân est par ailleurs chef de l’armée d’un pays qui est alors dans les plus mauvais termes avec Israël : la Syrie. Mais, lépreux, en désespoir de cause, et sur la réputation de ce prophète d’Israël, il va rencontrer Élisée. Et Élisée lui demande de se baigner sept fois dans le fleuve qui coule en Israël, le Jourdain ! Mais avant qu’il n’accepte ce que lui demande Élisée et n’obtienne la guérison de sa lèpre, le général syrien Naamân a été plus que réticent ; posant pas mal de questions.

Les questions de Naamân paraissent justes à notre raison. Quoi de plus raisonnable en effet : « n'y a-t-il pas de fleuves en Syrie ? » Pourquoi le Jourdain ? On me parle d'un prophète capable de me guérir ; je me rends auprès de lui, ce qui n'est pas particulièrement simple, compte tenu des relations politiques et diplomatiques entre mon pays et le sien, et le voilà qui me demande de me plonger sept fois dans le Jourdain. Qu'ai-je besoin de me plonger — et d'ailleurs pourquoi sept fois — dans ce fleuve-là ?

*

Puis Naamân se met peut-être à réfléchir — sur les raisons de sa mauvaise humeur devant les exigences du prophète. C'est qu'au fond de lui il sait très bien ce qu'impliquent les exigences d'Élisée : la reconnaissance d'un autre Dieu que celui, ou ceux, dont il a l'habitude.

Ce que lui demande Élisée ne trompe pas. Derrière le fleuve d'un autre pays, la terre d'un autre pays, sont symbolisées d'autres réalités, un autre type de relation avec Dieu. Et Naamân a peur. Il n'a pas l'habitude. Il n'a pas l'habitude de la liberté que lui octroie le Dieu d'Israël, liberté ne serait-ce que par rapport à sa lèpre. Que lui demande en effet le Dieu d'Israël ? Rien au fond. Le serviteur d'Élisée le lui rappelle : ce que te demande le prophète est pourtant simple. S'il « t'avait demandé quelque chose de difficile, ne l'aurais-tu pas fait ? » (v.13a). Mais voilà qu'il n'a dit rien d'autre que « lave-toi et sois pur » (v.13b). Terrible parole pour Naamân. Il est désorienté. L'enjeu, Naamân l'a compris : il est clairement signifié par ce symbole : tu te lavera dans le fleuve du pays du Dieu qui ne te demande rien que de te laver et d’être purifié. Il ne te demande même pas d'être de son peuple. Il t'accepte comme tu es, Syrien, ou autre, peu importe. Il ne te demande même pas de le servir, ni de le payer, ou d'accomplir quelque tâche, ou pèlerinage — ou que sais-je, — que ce soit.

Jusque dans ce nombre apparemment arbitraire, sept fois, apparaît ce symbole, comme la succession des jours qui débouche sur le repos du Dieu d'Israël, le repos où son peuple est appelé à entrer avec lui. C'est aujourd'hui le jour du repos. Repose-toi Naamân, repose-toi de toutes les obligations qu'exigeait de toi ton ancien dieu, toutes ces tâches dont l'accomplissement minutieux ne te guérissait pas de ta lèpre.

C'est que le Dieu qui a établi son Temple sur cette terre est une toute autre espèce de Dieu. Et Naamân panique : il perd tous ses repères. Alors si c’est cela, qu'au moins on lui laisse ses fleuves pour se baigner, ne valent-ils pas mieux que ceux d'Israël ? Mais non, il n'y aura plus de ces vieux repères, pas même de repère raisonnable, pas même les fleuves de ton pays.

Cher Naamân, ta lèpre — avec ta crainte et toutes les tâches qui, crois-tu, te justifient, — se détachera de toi quand tu quitteras tes vieux repères. Et en voici le symbole, tu viendras sur la terre et dans le fleuve du Dieu de ta liberté... Et voilà que Naamân lâche tout. Il se rend au rite apparemment absurde du prophète, et, nous dit le texte, « sa chair redevint comme celle d'un jeune garçon, et il fut pur » (v.14).

*

Mais — ah, l'habitude ! — Naamân ne s'en tient pas là. C'est maintenant qu'il est sauvé qu'il faut faire quelque chose, ne serait-ce qu'un cadeau à son nouveau Dieu, par l'intermédiaire de son prophète. L'habitude de Naamân : après avoir été sauvé par l'Esprit, il veut revenir, le plus vite possible, à la chair, à ses repères, faire le plus vite possible du Dieu d'Israël un nouveau dieu à l'image des anciens. Un dieu à qui on offre ceci ou cela, un dieu pour qui on fait ceci ou cela — une idole. Et pour bien lui montrer que, précisément le vrai Dieu n'a rien à voir avec ses vieilles idoles, Élisée laissera Naamân continuer d'accompagner son maître syrien dans le temple de l'idole Rimmôn. Le vrai dieu n'a rien à craindre de Rimmôn, surtout pas la concurrence.

Naamân a acquis la liberté. Et s'il le souhaite, qu'il prenne deux sacs de terre d'Israël, dernier symbole comme le fleuve, du fait que son Dieu, le vrai Dieu, est un autre Dieu.

* * *

Comme Naamân, la tentation taraude tout un chacun de réduire le vrai Dieu à la mesure de ses points de repère. Elle sera encore celle des dix lépreux de l’Évangile.

Comme Naamân face à Élisée, ils ont eu vent de la réputation de Jésus. Leur foi est remarquable. Déjà par la demande qu'ils adressent à Jésus. Et lorsqu'il leur répond, simplement, de faire ce que prescrit la Loi pour le constat de purification de la lèpre (selon la traduction commune d'un terme biblique désignant une maladie pouvant atteindre même les maisons et leurs murs, associée par le judaïsme commentant le Lévitique à la médisance) : aller voir le sacrificateur (Lv 14, 2-3), — les dix lépreux de l’Évangile ont la foi de se mettre en marche pour faire constater une purification qu'ils n'ont pas encore connue dans leur corps. Quelle foi ! Et voilà que la guérison leur advient pendant qu'ils sont en route.

Belle leçon quant à nos demandes de guérison — de nos Églises par exemple. N'attendons-nous pas que ça bouge avant de nous mettre en route ? Eh bien ! les lépreux ont reçu leur guérison alors qu'ils étaient déjà en route.

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C'est là qu'apparaît la difficulté de notre texte. Neuf des ex-lépreux continuent de faire ce que Jésus leur a demandé : conformément à la Loi, ils poursuivent leur route pour faire constater leur guérison au sacrificateur. Rien à redire quant à eux. Mais le dixième, lui, ne poursuit pas sa route. Il revient sur ses pas, nous dit le texte. Étrange. Apparemment il ne fait pas ce que Jésus lui a demandé.

On comprend pourquoi au v.16 : « c'était un Samaritain », dit le texte. Compte tenu de la situation religieuse des Samaritains, il n’est pas enthousiaste à l’idée d’aller chez le sacrificateur auquel l'envoie Jésus, qui n'est évidemment pas le temple de Samarie !

C'est ainsi que lorsqu'il se trouve guéri, en chemin, il ne demande pas son reste : il revient sur ses pas. Puisque Jésus m'a guéri sans rien me demander, il comprendra, il m'accueillera. Attitude inattendue, mais compréhensible. Désobéissance néanmoins, à la Loi et à Jésus. Quelque chose qui semblerait même contraire à ce qu’avait finalement fait Naamân.

*

Le plus étrange, alors, est la réaction de Jésus. Non seulement il ne le rabroue pas, comme on pourrait s'y attendre, mais il le félicite. Les autres ont obéi scrupuleusement à la Loi, comme le leur a demandé Jésus. Mais c'est l'étranger dont il va dire qu'il a bien agi, qu'il a donné gloire à Dieu ! Lui, dont sa foi l'a sauvé. Que comprendre ? Sa désobéissance ne ressemble-t-elle pas à celle qui a tenté Naamân ? En apparence seulement.

*

Comme pour les sept bains de Naamân, notons aussi la symbolique du nombre : 10 personnes, c'est-à-dire ce qu'il faut dans le judaïsme pour pouvoir constituer une Synagogue. Voilà donc la base d'une assemblée de croyants. Sur les dix personnes, neuf qui obéissent, scrupuleusement, dont il n'y a rien à redire. Mais voilà que du coup, précisément parce qu'on ne peut rien trouver à redire dans leur façon d'agir, elles manquent l'essentiel.

Pour ces neuf-là, tout va bien, pensent-ils, dans leur relation avec Dieu : ils font, et ce qu'ils font, fût-ce des prières, est un bon point de repère entre Dieu et eux, c'est-à-dire un bon point d'appui pour s'abstenir de vraie relation avec Dieu. Le dixième lui, ne fait pas ce qui est prescrit.

Mais voilà, précisément du fait qu'il n'a rien fait de ce qu'il aurait dû faire, et parce qu'il n'y a rien pour lui dont il pourrait croire qu'il le ferait pour Dieu en échange de la grâce gratuite, rien à donner au Dieu qui ne veut rien, comme il ne voulait rien de Naamân le Syrien, voilà qu'il est à même d'avoir une réelle relation avec Dieu.

Il n'a plus d'autre choix que celui de la liberté devant Dieu, la liberté de rendre grâce simplement, gratuitement, à l'auteur de son salut.

C'est là ce qui explique les paroles apparemment étranges de Jésus, félicitant celui-ci plutôt que ceux qui avaient obéi à ses prescriptions. Leur obéissance, leur faire, leur tenait lieu de relation avec Dieu. Qu'est-ce qu'il pouvait leur dire de plus ?

* * *

Ce récit n'est pas indifférent. À travers la symbolique du nombre de base pour la fondation d'une Synagogue nous est bien indiqué ce qu'il signifie. C'est que la renaissance qui est en train de s'opérer se fait par quelqu’un à qui on ne s'attendait pas. Ici un Samaritain, qui s'avère être le dixième indispensable...

Comme l'Eglise naissante, constituée, nous dira Paul « ni de beaucoup de sages selon la chair, ni de beaucoup de puissants, ni de beaucoup de nobles. » (1 Co 1, 26). Jusqu'à ce que cette Église, devenue autonome, s'endorme pour ses sommeils périodiques, qui voient tout aussi régulièrement ceux qui se font forts d’être en règle, sages, puissants, nobles, se trouver hors de la relation avec Dieu, comme symboliquement l'étaient les lépreux, exclus des lieux saints et de la communion du peuple.

Soyons attentifs au dixième homme qui ne paie pas de mine, ne fait pas ce qu’il faut, mais qui est peut-être en train de couver une de ces relations avec Dieu qui pourrait contaminer toute l’Église. Dieu peut même projeter d’en changer radicalement le visage.

En tout cas, c’est ce type de relation qu’il demande de chacun — vraie, enracinée en deçà des rites — rite détaillé pour Naamân, rite dépouillé pour le dixième lépreux —, qui n’ont pas pour fonction de nous permettre établir une sorte de commerce avec un Dieu qui en deviendrait bien tangible ; mais n’ont fonction que de témoignage, pour nous de la part de Dieu, et pour autrui comme parole qui nous est confiée.

C’est le point commun entre Naamân, mis en relation avec le vrai Dieu via la gestuelle déroutante accomplie à travers Élisée, comme un témoin d’une parole prophétique, et le dixième lépreux mis en marche et bouleversé par le don gratuit de Jésus. Ce point commun : une vraie relation avec Dieu est mise en place. Dans son attitude avec le lépreux guéri qui ne suit pas ce qui lui a été dit, écho de celle d’Élisée avec Naamân, c’est cela que Jésus nous donne à méditer.


RP, Châtellerault, 13/10/19


dimanche 6 octobre 2019

Inutile




Habacuc 1, 2-3 & 2, 1-4 ; Psaume 95 ; 2 Timothée 1, 6-14 ; Luc 17, 5-10

Luc 17, 5-10
5 Les apôtres dirent au Seigneur : « Augmente en nous la foi. »
6 Le Seigneur dit : « Si vraiment vous aviez de la foi gros comme une graine de moutarde, vous diriez à ce mûrier/sycomore : “Déracine-toi et va te planter dans la mer”, et il vous obéirait.
7 « Lequel d’entre vous, s’il a un serviteur qui laboure ou qui garde les bêtes, lui dira à son retour des champs : “Va vite te mettre à table” ?
8 Est-ce qu’il ne lui dira pas plutôt : “Prépare-moi de quoi dîner, mets-toi en tenue pour me servir, le temps que je mange et boive ; et après tu mangeras et tu boiras à ton tour” ?
9 A-t-il de la reconnaissance envers ce serviteur parce qu’il a fait ce qui lui était ordonné ?
10 De même, vous aussi, quand vous avez fait tout ce qui vous était ordonné, dites : “Nous sommes des serviteurs inutiles. Nous avons fait seulement ce que nous devions faire.” »

*

« Augmente en nous la foi », ont demandé les disciples. Réponse de Jésus : « Si vraiment vous aviez de la foi gros comme une graine de moutarde, vous diriez à ce mûrier : “Déracine-toi et va te planter dans la mer”, et il vous obéirait. »

La tentation est forte chez les commentateurs de ce texte de ne pas voir de rapport entre d’un côté cette affirmation de Jésus sur la foi et cet arbre qui obéit et se plante dans la mer ; et de l’autre côté la petite histoire sur le serviteur (ou esclave) inutile, selon l’usage le plus courant du mot — plutôt que juste quelconque.

Et si cette petite histoire de serviteur était une explication faisant suite à la question des disciples à propos de leur foi ? question qui elle-même suit un enseignement de Jésus pour le moins troublant ! C’est juste avant : « Si ton frère vient à t’offenser, reprends-le ; et s’il se repent, pardonne-lui. Et si sept fois le jour il t’offense et que sept fois il revienne à toi en disant : “Je me repens”, tu lui pardonneras. »

Reprenons en 4 points :
1) Jésus aux disciples : Pardonnez sans mesure.
2) Les apôtres à Jésus : Alors, « augmente en nous la foi » : il y en a besoin pour pardonner de la sorte.
3) Réponse de Jésus : En effet, le pouvoir de la foi est tel qu’il offre la capacité de pardonner… sachant qu’il permet même de déraciner les arbres et de les enraciner ailleurs (et carrément dans la mer !), à votre seul ordre ! Bref, la foi permet de faire des choses impossibles.
4) Explication : le serviteur inutile.

Mais alors, me direz-vous, si c’est bien là une explication, quel rapport ? Les deux aspects sembleraient presque inverse : chose impossible d’un côté ; service banal, au point d’en être inutile, de l’autre…

Eh bien, je propose de voir le rapport entre les deux aspects précisément dans l’inutilité. Je vous le demande : à quoi ça sert de déraciner les arbres et de les planter dans la mer ? Quelle utilité de mettre en œuvre la foi pour ce qui a tout d’une vaine démonstration de performances : déraciner un arbre pour le voir se planter dans la mer ! Ça ne sert à rien ! Ici j’entends même une sourde protestation : pire, c’est nuisible !

Mais laissons le côté nuisible et tenons-nous pour l’instant à l’inutilité d’une telle performance de la foi.

Inutile. Comme le serviteur de la petite histoire, selon l’injonction finale de Jésus : « dites : “Nous sommes des serviteurs inutiles.” » On pense à une formule commune des cours d’école d’aujourd’hui, insulte sans appel : « tu sers à rien » !

*

Une grande humilité qui est celle de la foi, plus grande que les déracinements d’arbres ! « Augmente en nous la foi », ont demandé les disciples… Réponse de Jésus : « dites : nous sommes des serviteurs inutiles »

La foi s’avère alors être simplement ce qui permet de faire ce qui nous est confié, tout en mesurant le décalage entre un vécu souvent bien terne, pas à la mesure, mesquin même (éventuellement attendant des compensations comme peut-être le serviteur de la parabole) : la foi est ce don miraculeux (plus que les déracinements d’arbres) qui permet de dire : nous sommes des serviteurs inutiles, pas à la mesure, et de faire quand même ce qui nous est demandé — pasteur par exemple (puisqu’on n’est pas tous apôtres, comme on n’est pas tous prophètes ou pasteurs — cf. 1 Co 12, 29).

*

Quiconque croit au spectaculaire et à l’utile supposé ne voit pas qu’il y a là un danger pour la foi ! Au jour, où, parce que c’est censé être économiquement utile, on arrache des arbres en Amazonie et ailleurs, avec l’approbation aveugle d’autoproclamés faiseurs de miracles spectaculaires, qui approuvent les déracineurs d’arbres agissant au nom du dieu Mamon… Ce qui semble utile, qui semble servir à quelque chose économiquement, peut bien, au regard de la foi et de la vie, s’avérer nuisible. Des autoproclamés faiseurs de miracles qui se croient tout sauf inutiles ! Les miracles bibliques, eux, témoignent de la réalité d’un autre monde, de nouveaux cieux et d’une nouvelle terre, prêts à être manifestés, des signes confiés à Jésus et aux Apôtres, et qui, selon l’Épître aux Hébreux (2, 4), ont cessé après leur ministère. Cela dit, le spectaculaire peut ne pas se trouver que dans les miracles… Nous ne sommes pas appelés à être des vedettes, des orateurs excellents (Paul, de son propre aveu, passait pour complexe et confus — ça lui a valu pas mal d’ennemis, cf. 2 P 3, 16, jusqu’aujourd’hui), ou que sais-je d’autre !

« Quand vous avez fait ce qui vous est demandé, dites : "nous sommes des serviteurs inutiles" ». Car nous ne servons à rien en regard de l’utilitarisme ; serviteurs inutiles d’une Église qui ne sert à rien. C’est même sa fonction, dans un monde où tout doit être utile et rentable. Notre service est de faire ce qu’on a à faire (comme le serviteur de la parabole) en sachant qu’il n’y a là pas de gloire particulière, sinon de ne pas servir à quoi que ce soit d’autre. Et c’est très bien comme ça ! Telle la réponse à la demande adressée à Jésus : « augmente en nous la foi ». Réponse : « dites : "nous sommes des serviteurs inutiles" ».


RP, Poitiers – 6/10/19