dimanche 1 juin 2025

"Afin que le monde croie"…




Actes 7, 55-60 ; Psaume 97 ; Apoc 22, 12-20 ; Jean 17, 20-26

Livre du prophète Jonas (extraits)
Ch. 1 — 1 La parole de l’Éternel fut adressée à Jonas, fils d’Amitthaï, en ces mots :
2 Lève-toi, va à Ninive, la grande ville, et crie contre elle ! car sa méchanceté est montée jusqu’à moi.
3 Et Jonas se leva pour s’enfuir à Tarsis, loin de la face de l’Éternel. Il descendit à Japho, et il trouva un navire qui allait à Tarsis ; il paya le prix du transport, et s’embarqua pour aller avec les passagers à Tarsis, loin de la face de l’Éternel.
4 Mais l’Éternel fit souffler sur la mer un vent impétueux, et il s’éleva sur la mer une grande tempête. Le navire menaçait de faire naufrage. […]
8 Alors [les marins] lui dirent : Dis-nous qui nous attire ce malheur. Quelles sont tes affaires, et d’où viens-tu ? Quel est ton pays, et de quel peuple es-tu ?
9 Il leur répondit : Je suis Hébreu, et je crains l’Éternel, le Dieu des cieux, qui a fait la mer et la terre.
10 Ces hommes eurent une grande frayeur, et ils lui dirent : Pourquoi as-tu fait cela ? Car ces hommes savaient qu’il fuyait loin de la face de l’Éternel, parce qu’il le leur avait déclaré. […]
15 Puis ils prirent Jonas, et le jetèrent dans la mer. Et la fureur de la mer s’apaisa […].
Ch. 2 — L’Éternel fit venir un grand poisson pour engloutir Jonas, et Jonas fut dans le ventre du poisson trois jours et trois nuits. […] Puis, suite à la prière de Jonas que nous avons lue en louange,
11 L’Éternel parla au poisson, et le poisson vomit Jonas sur la terre.
Ch. 3 — 1 La parole de l’Éternel fut adressée à Jonas une seconde fois, en ces mots :
2 Lève-toi, va à Ninive, la grande ville, et proclames-y la publication que je t’ordonne !
3 Et Jonas se leva, et alla à Ninive, selon la parole de l’Éternel. Or Ninive était une très grande ville, de trois jours de marche.
4 Jonas fit d’abord dans la ville une journée de marche ; il criait et disait : Encore quarante jours, et Ninive est détruite ! […]
10 Dieu vit [que les Ninivites, hommes et bêtes,] revenaient de leur mauvaise voie. Alors Dieu se repentit du mal qu’il avait résolu de leur faire, et il ne le fit pas.
Ch. 4 — 1 Cela déplut fort à Jonas, et il fut irrité.
2 Il implora l’Éternel, et il dit : Ah ! Éternel, n’est-ce pas ce que je disais quand j’étais encore dans mon pays ? C’est ce que je voulais prévenir en fuyant à Tarsis. Car je savais que tu es un Dieu compatissant et miséricordieux, lent à la colère et riche en bonté, et qui te repens du mal.
3 Maintenant, Éternel, prends-moi donc la vie, car la mort m’est préférable à la vie.
[…] 10 Et l’Éternel dit : Tu as pitié du ricin qui ne t’a coûté aucune peine et que tu n’as pas fait croître, qui est né dans une nuit et qui a péri dans une nuit.
11 Et moi, je n’aurais pas pitié de Ninive, la grande ville, dans laquelle se trouvent plus de cent vingt mille hommes qui ne savent pas distinguer leur droite de leur gauche, et des animaux en grand nombre !

Jean 17, 20-26
20 "Je ne prie pas seulement pour eux, je prie aussi pour ceux qui, grâce à leur parole, croiront en moi :
21 que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu’ils soient en nous eux aussi, afin que le monde croie que tu m’as envoyé.
22 Et moi, je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un,
23 moi en eux comme toi en moi, pour qu’ils parviennent à l’unité parfaite et qu’ainsi le monde puisse connaître que c’est toi qui m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé.
24 Père, je veux que là où je suis, ceux que tu m’as donnés soient eux aussi avec moi, et qu’ils contemplent la gloire que tu m’as donnée, car tu m’as aimé dès avant la fondation du monde.
25 Père juste, tandis que le monde ne t’a pas connu, je t’ai connu, et ceux-ci ont reconnu que tu m’as envoyé.
26 Je leur ai fait connaître ton nom et je le leur ferai connaître encore, afin que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux, et moi en eux."

*

… Ainsi le Christ a prié non seulement pour les Apôtres mais aussi pour celles et ceux qui croiront par leur parole — c’est-à-dire nous ! « Qu’ils soient un comme nous sommes un » !

C'est la seule prière de Jésus qui soit en quelque sorte publique dans les évangiles. Les autres fois, il se retire, au point que les disciples ne savent pas comment il prie, et le lui demandent : apprends-nous comment prier, où Jésus donne le Notre Père. Où l'on découvre que les prières de Jésus, très réservé sur les prières publiques (« toi, entre dans ta chambre et ferme la porte » — dans la chambre intérieure de ton être, pour celles et ceux qui n’ont pas une chambre à soi) —… les prières de Jésus sont les Psaumes, prières liturgiques d'Israël, que résume le Notre Père.

La prière que nous venons de lire, en Jean 17, ne fait pas exception, en cela qu'il ne s'agit pas d'une prière intime, mais d'un moment liturgique : prière de consécration des disciples.

Cela dit, vu le contenu de cette prière, l'unité, une question peut se poser — on la pose parfois : Jésus n’a-t-il donc pas été exaucé ?

*

… Comme Jonas ne l’a pas été, apparemment ! On l’a entendu : Jonas prêche, selon ce que Dieu lui a commandé d’annoncer, que Ninive va être détruite. Or, au bout du compte, Ninive ne sera pas détruite, Dieu se détournant de la menace de destruction après le repentir de Ninive…

Jonas aurait-il donc faussement prophétisé ? Ne va-t-il pas passer publiquement pour un faux prophète ? Il connaît sa vocation, il sait que c’est peut-être même la vocation de sa vie, qu’il va essayer de fuir ! Car au bout du compte sa vocation passe par la nécessité de passer pour un faux prophète. Peut-être que la leçon du livre de Jonas est de nous dire qu’un faux prophète n’est pas nécessairement celui dont la prophétie ne se réalise pas — car la prophétie n’est pas divination ! Parfois le vrai prophète est celui dont le message, la menace en l’occurrence, ne se réalise pas, mais a pour effet de susciter le tournement vers Dieu…

Et si nous avions là une indication concernant notre lecture de la prière de Jésus pour l’unité de ses disciples ?

*

On est dans ce texte peu avant le départ du Christ. Un départ déjà vécu dans sa mort, donnée comme ascension. Le Christ est « élevé », élevé à la Croix, et, par là, « enlevé » à ses disciples. « Vous ne me verrez plus », annonçait-il. Si le Christ ressuscité (« vous me verrez à nouveau », avait-il dit aux disciples) est lui-même corporellement présent en tout lieu, comme le Père est présent partout, il est aussi désormais, comme l’est aussi le Père, caché à nos yeux, comme absent — nous ne le voyons plus. Nul n’a jamais vu Dieu.

Disciples d’un Christ qui ne se voit plus, témoins par lui d’un Dieu que nul ne voit, comment le dire, comment le faire percevoir ? Jésus vient de le dire : « que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu’ils soient en nous eux aussi, afin que le monde croie que tu m’as envoyé ». Écho à : « À ceci, tous vous reconnaîtront pour mes disciples : à l’amour que vous aurez les uns pour les autres ». Seule façon donnée de faire percevoir le Dieu que nul n’a jamais vu et le Christ qui l’a manifesté, mais à présent absent lui aussi de notre vue. Mais… quel exaucement ?

… Quand il semble en être de même de l’unité qui se fonde dans l’unité du Père et du Fils… Nul n’a jamais vu cette unité, semble-t-il. Et pourtant : c’est « afin que le monde croie » ! Que l’unité se voie !… Écho à : « À ceci, tous vous reconnaîtront pour mes disciples : à l’amour que vous aurez les uns pour les autres », paroles données alors précisément que le Christ est enlevé des yeux du monde par la Croix.

Il nous est enlevé, donc déjà par sa mort sur la Croix, lui dont le Nom qu’il nous fait connaître est au-dessus de tout Nom. Il se retire, dans le Nom qu’il a fait ainsi connaître tout à nouveau comme le Nom caché. Il se retire… Non pas pour nous abandonner à notre détresse, à nos vies morcelées, à nos divisions, mais pour officier dans le Temple céleste — ainsi que nous l'explique l'Épître aux Hébreux (8, 5) relisant l'Exode (25, 40) — ; un office unifiant le monde, octroyé dès la fondation du monde — « tu m’as aimé dès avant la fondation du monde » — et nous en lui : c’est le cœur de notre unité. « Père, je veux que là où je suis, ceux que tu m’as donnés soient eux aussi avec moi ».

Or à travers cette prière de Jésus dite au jour de sa crucifixion, c’est à une dépossession semblable à la sienne que nous sommes appelés. C’est là où il est, c’est là sa gloire, la croix.

*

Jésus retiré dans la gloire — « maintenant, le Fils de l'homme a été glorifié, et Dieu a été glorifié par lui » — la gloire de la croix qui se profile, Jésus prie : « Père, je veux que là où je suis, ceux que tu m’as donnés soient eux aussi avec moi, et qu’ils contemplent la gloire que tu m’as donnée, car tu m’as aimé dès avant la fondation du monde » (Jean 17, 24). Or cela est aussi déjà donné : « moi, je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un. » Sa prière est bien exaucée.

Là est l’unité déjà donnée : « près de toi dans ta bouche et dans ton cœur » — dans la plus radicale humilité, au cœur de notre faiblesse assumée à la croix comme élévation à la gloire ; le reste, « qu’ils parviennent à l’unité parfaite », est le chemin de notre « pas encore » vers le « déjà donné ». Ce qui est déjà donné dans l'unité du Père et du Fils peut prendre forme dans notre pas encore. Comme pour Jonas le repentir de Ninive… déjà pardonnée via la prédication du prophète.

Le « déjà » pour nous aussi n’est pas fictif : déjà justes en Christ, encore pécheurs en nous-mêmes — c’était déjà le cas dans l’Église primitive ! — ; déjà un en lui, par l’Esprit saint, dans l’unité du Père et du Fils, pas encore quant à la visibilité ; le monde qui nous est confié est encore divisé par d’immense abîmes, d’immenses injustices. Notre unité est toutefois réelle au cœur de notre diversité. Sa mesure, en vue de sa visibilité pour que le monde croie, est celle de notre foi, de notre confiance en celui qui nous l’a déjà donnée pour la déployer jusqu’à son accomplissement.


RP, Châtellerault, 1er juin 2025
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dimanche 4 mai 2025

"Que t’importe ? Toi, suis-moi"




Actes 5, 27-41 ; Psaume 30 ; Apocalypse 5, 11-14 ; Jean 21, 1-19

Jean 21, 1-22
1 Après cela, Jésus se manifesta de nouveau aux disciples sur les bords de la mer de Tibériade. Voici comment il se manifesta.
2 Simon-Pierre, Thomas qu'on appelle Didyme, Nathanaël de Cana de Galilée, les fils de Zébédée et deux autres disciples se trouvaient ensemble.
3 Simon-Pierre leur dit : « Je vais pêcher. » Ils lui dirent : « Nous allons avec toi. » Ils sortirent et montèrent dans la barque, mais cette nuit-là, ils ne prirent rien.
4 C'était déjà le matin ; Jésus se tint là sur le rivage, mais les disciples ne savaient pas que c'était lui.
5 Il leur dit : « Enfants, n'avez-vous pas un peu de poisson ? » — « Non », lui répondirent-ils.
6 Il leur dit : « Jetez le filet du côté droit de la barque et vous trouverez. » Ils le jetèrent et il y eut tant de poissons qu'ils ne pouvaient plus le ramener.
7 Le disciple que Jésus aimait dit alors à Pierre : « C'est le Seigneur ! » Dès qu'il eut entendu que c'était le Seigneur, Simon-Pierre ceignit un vêtement, car il était nu, et il se jeta à la mer.
8 Les autres disciples revinrent avec la barque, en tirant le filet plein de poissons : ils n'étaient pas bien loin de la rive, à deux cents coudées environ.
9 Une fois descendus à terre, ils virent un feu de braise sur lequel on avait disposé du poisson et du pain.
10 Jésus leur dit : « Apportez donc ces poissons que vous venez de prendre. »
11 Simon-Pierre remonta donc dans la barque et il tira à terre le filet que remplissaient cent cinquante-trois gros poissons, et quoiqu'il y en eût tant, le filet ne se déchira pas.
12 Jésus leur dit : « Venez déjeuner. » Aucun des disciples n'osait lui poser la question : « Qui es-tu ? » : ils savaient bien que c'était le Seigneur.
13 Alors Jésus vient ; il prend le pain et le leur donne ; il fit de même avec le poisson.
14 Ce fut la troisième fois que Jésus se manifesta à ses disciples depuis qu'il s'était relevé d'entre les morts.
15 Après le repas, Jésus dit à Simon-Pierre : « Simon, fils de Jonas, m'aimes-tu plus que ceux-ci ? » Il répondit : « Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime », et Jésus lui dit alors : « Pais mes agneaux. »
16 Une seconde fois, Jésus lui dit : « Simon, fils de Jonas, m'aimes-tu ? » Il répondit : « Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime. » Jésus dit : « Sois le berger de mes brebis. »
17 Une troisième fois, il dit : « Simon, fils de Jonas, m'aimes-tu ? » Pierre fut attristé de ce que Jésus lui avait dit une troisième fois : « M'aimes-tu ? », et il reprit : « Seigneur, toi qui connais toutes choses, tu sais bien que je t'aime. » Et Jésus lui dit : « Pais mes brebis.
18 En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune, tu nouais ta ceinture et tu allais où tu voulais ; lorsque tu seras devenu vieux, tu étendras les mains et c'est un autre qui nouera ta ceinture et qui te conduira là où tu ne voudrais pas. »
19 Jésus parla ainsi pour indiquer de quelle mort Pierre devait glorifier Dieu ; et après cette parole, il lui dit : « Suis-moi. »
20 Pierre, s’étant retourné, vit venir après eux le disciple que Jésus aimait, celui qui, pendant le souper, s’était penché sur la poitrine de Jésus, et avait dit : Seigneur, qui est celui qui te livre ?
21 En le voyant, Pierre dit à Jésus : Et à celui-ci, Seigneur, que lui arrivera-t-il ?
22 Jésus lui dit : Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? Toi, suis-moi.

*

Nous sommes avec ce texte dans le temps de la résurrection. Quelque chose de définitif a eu lieu. Les versets 20 à 22 le soulignent en mettant en avant “le disciple que Jésus aimait”. Ce “disciple bien-aimé” a fait couler beaucoup d’encre dans le monde des commentateurs. Souvent on y a vu Jean, réputé rédacteur de cet Évangile, dont les mots ont été donnés par le disciple bien-aimé (v. 24). Parfois, le titre est donné comme invitant chacun de nous à s’y reconnaître, puisque ce disciple n’est pas nommé… Et puis, on y a vu Lazare ; avec de bons arguments : c’est bien Lazare, le ressuscité, qui est le seul personnage nommé à recevoir cette qualification (en Jean 11, 3). Dans ce chap. 21 qui nous fait entrer définitivement dans le monde de la résurrection, voilà qui aurait du sens, surtout si on considère le dialogue autour de ce personnage, dont le bruit courait qu’il ne mourrait pas, ce que Jésus, sans le confirmer, ne nie pas ! Le texte renvoie simplement au fait que là n’est pas le problème : “que t’importe ? Toi, suis-moi” a juste dit Jésus à Pierre : c’est cela qui nous concerne tous. Pour l'anecdote, c’est cet appel du Ressuscité qui a fondé mon entrée en théologie : “toi, suis-moi”.

Face au Ressuscité, qui se présente en cette matinée aux disciples pêchant en vain dans le lac, rayonne cette vérité : notre vrai être n’est pas dans la dépouille de nos êtres temporels, et surtout pas dans la vanité de nos égos, mais notre vie est cachée avec le Christ, en Dieu.

Renoncer à nous-mêmes, telle est l'implication, renoncer à nos forces propres — « qui s’attache à sa vie dans ce monde la perdra, mais qui s’en détache la garde pour la vie éternelle » (Jean 12, 25).

Les forces de Pierre avaient défailli trois fois…

À présent, Pierre, face à Jésus ressuscité lui demandant pour la troisième fois s'il l'aime, est attristé. Quelle est cette tristesse ? Puisque la triple question de Jésus révèle en Pierre celle de la vérité de son amour, un amour fondé cette fois sur celui de Jésus…

Trois fois.

« ‭Seigneur, lui [avait] dit Pierre [auparavant], pourquoi ne puis-je pas te suivre maintenant ? Je donnerai ma vie pour toi.‭ En vérité, en vérité, je te le dis, le ‭coq‭ ne chantera pas que tu ne m’aies renié trois fois », lui avait répondu Jésus (Jean 13, 37-38).

Puis, plus tard (Jean 18, 15-27) : « ‭Simon Pierre (*), avec un autre disciple, suivait Jésus. […] L’autre disciple, qui était connu du Grand Pontife, sortit, parla à la femme qui gardait la porte et fit entrer Pierre. La servante qui gardait la porte lui dit : Toi aussi, n’es-tu pas des disciples de cet homme ? Il dit : Je n’en suis point.‭ ‭Les serviteurs et les huissiers, qui étaient là, avaient allumé un brasier, car il faisait froid, et ils se chauffaient. Pierre se tenait avec eux, et se chauffait.‭ […] ‭Simon Pierre était là, et se chauffait. On lui dit : Toi aussi, n’es-tu pas de ses disciples ? Il le nia, et dit : Je n’en suis point.‭ ‭Un des serviteurs du Grand Pontife, parent de celui à qui Pierre avait coupé l’oreille, dit : Ne t’ai-je pas vu avec lui dans le jardin ?‭ ‭Pierre le nia de nouveau. Et aussitôt le coq chanta.‭ »

Écho à cela, trois fois, le Ressuscité demande à Pierre s’il l’aime. On sait qu'en grec dans notre texte, il y a deux mots différents pour dire aimer. Deux fois Jésus emploie le mot agapè, qui signifie chérir. Et Pierre ne répond jamais avec ce mot-là. Il en emploie un autre, phileo qui n'est pas moins fort, mais qui souligne la relation, très forte en l'occurrence. Oui, tu sais que l'amour nous lie — telle est la réponse de Pierre, la bonne réponse, qui marque le lien par lequel Pierre s’appuie sur Jésus, sur l'amour de Jésus. C’est ce que Jésus ressuscité veut lui faire dire pour le relever — trois fois : lui posant une troisième fois la question, Jésus emploie cette fois le mot de Pierre, phileo. Sommes-nous en relation d'amitié, d'amour réciproque ? Et Pierre acquiesce une troisième fois.

Mais Pierre est triste : il n'avait pas eu la force de le suivre à la croix, il ne pourra plus compter sur lui-même, mais sur un autre, qui le mènera où il n’aurait pas voulu aller, qui le ceindra tandis qu’il étendra les bras…

Mais Jésus a rejoint Pierre en le rejoignant dans ses mots, il a rejoint la crainte et la tristesse de Pierre, en lui disant qu’en effet, il ne pourra que compter sur un autre, lui, Jésus, pour accomplir ce qu’il lui demande : suis-moi, et pais mes brebis. Alors Pierre est prêt.

*

La tristesse de Pierre porte une connotation très forte : il sait que c'est le don de la vie de son maître, offert à la mort pour l'entrée dans la vie de résurrection qui crée en lui ce que Jésus lui demande : pais mes brebis.

Pierre entrevoit alors sans doute tout le sens de cette tâche de berger en se souvenant de ce que Jésus disait de lui-même, bon berger qui donne sa vie pour ses brebis, dont la tâche, qu'il confie à présent à ses disciples, est finalement de conduire les brebis dès à présent dans les pâturages auxquels on accède en passant de la mort à la vie.

Jésus y a accédé alors que Pierre ne pouvait pas le suivre — et il le disait par trois fois, par trois reniements, tel est l'écho qui est dans sa tristesse —, et où il le suivra bientôt, et dès à présent, alors qu' « un autre le ceindra », Jésus lui-même, qui l'appelle à nouveau par trois fois. « Prends soin de mes brebis » insistait le Seigneur.

*

Un autre te mènera désormais où tu n’aurais pas voulu aller. Pierre jeune fait ce qu'il veut, va où il veut. Ce matin-là encore il se ceint lui-même, pour aller à la rencontre de Jésus (v. 7). Pour Pierre d’abord c'est source de tristesse : renoncer. Mais le Père l'a accueilli, et lui apprendra, au prix de sa tristesse, la joie de la confiance, à être ceint par un autre.

Un jour, et c'est déjà ce jour, il ne fera plus ce qu'il voudra, il n'ira plus où il voudra. Un jour, et c'est dès à présent, il obéira au-delà de toute crainte.

Un autre le ceindra, et le conduira finalement à la suite de son maître, fût-ce à la croix où il n'avait pas pu suivre son maître. Bien plus douloureux que l'engagement et le service que Jésus lui demande aujourd'hui, et qui le conduira peut-être là. Mais ce jour-là, Pierre aura appris cette confiance / obéissance qui vaut mieux que le mot d'agapè qu'il n'a pas eu l’inconscience de prononcer.

Alors, le sens de ce qui vient de se passer lors de la pêche miraculeuse se dévoile : celui que les disciples n'avaient pas encore reconnu comme le Seigneur, un inconnu pour eux, leur a demandé du poisson (v. 5).

Et ils n'ont alors rien, ils n'ont pris aucun poisson.

Mais lui leur a lui-même préparé à manger ! « Une fois descendus à terre, ils virent un feu de braise sur lequel on avait disposé du poisson et du pain. » Ils n’ont pas encore ramené leur pêche à terre lorsque « Jésus leur dit : “Apportez donc ces poissons que vous venez de prendre” » (v. 9-10).

Lorsque ce même inconnu pour eux (ils ne l’ont pas encore reconnu) leur a dit : « Jetez le filet du côté droit de la barque et vous trouverez » — le Sud, côté de la lumière, du soleil à son zénith quand au devant alors est non pas comme pour nous le Nord, mais l'Est (on en a gardé le mot orientation) —, « jetez le filet du côté droit », donc, ils l’ont fait : « ils le jetèrent et il y eut tant de poissons qu'ils ne pouvaient plus le ramener », dit le texte, donnant ensuite un nombre de poissons, 153, où depuis les pères de l'Église, on voit un symbole de la plénitude des peuples.

C’est alors que leur filet s'est rempli à sa parole qu’ils le reconnaissent (v. 7) : le disciple que Jésus aimait dit alors à Pierre : « C'est le Seigneur ! » Pierre est appelé à reconnaître le Seigneur ressuscité, et nous le sommes avec lui, le reconnaître en ceux vers qui il est envoyé ; le Seigneur dont les apparitions cesseront : va, donc, et pais mes brebis. À nouveau les disciples sont prêts à sortir et à monter dans la barque de celui qui les mènera aux extrémités de la Terre.

(* Simon, "fils de Jonas" — Jonas le prophète qui avait fui — devient Pierre, le disciple établi sur le roc de la foi en son Maître, Jésus, le Resssuscité — cf. Jn 1, 42 ;Mt 16, 17).


R.P. Châtellerault, 4 mai 2025
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dimanche 13 avril 2025

"Ni par la puissance ni par la force"




Ésaïe 50, 4-7 ; Psaume 22 ; Philippiens 2, 6-11 ; Luc 19, 28-40

Zacharie 9, 9
Pousse des cris de joie, fille de Jérusalem ! Voici, ton roi vient à toi ; Il est juste et victorieux, Il est humble et monté sur un âne, sur un ânon, le petit d’une ânesse.
Zacharie 4, 6
Ce n’est ni par la puissance ni par la force, mais c’est par mon Esprit, dit le SEIGNEUR de l’univers.

*

Au jour où Jésus entre à Jérusalem, la ville est occupée par les armées romaines — qui finiront par la détruire. Jésus en a pleuré, nous dit l'Évangile de Luc (19, 41). Mais il annonce aussi que la victoire viendra quand même, de façon surprenante, mystérieuse, une victoire totale, jusque sur la mort, le dernier ennemi (1 Corinthiens 15, 26)…

Déjà le prophète Zacharie parlait de la victoire inespérée du Seigneur sur la puissance des armées ennemies, et jusque sur le pouvoir de la mort, « ni par la puissance ni par la force, mais par mon Esprit, par mon Souffle, dit le Seigneur » (Zach 4, 6) — tandis que, toujours selon le prophète Zacharie, le Messie annoncé comme le futur roi David, le porteur de cette délivrance étonnante, arrive sur un ânon, un petit âne (Zach 9, 9).

Au jour des Rameaux (Rameaux que Luc ne mentionne d'ailleurs pas), c’est encore cette espérance que porte l'ânon face à l’immense supériorité militaire de Rome ; c’est toujours l’espérance du prophète Zacharie, que veut encore redonner Jésus par le geste de son entrée dans Jérusalem au dos d’un ânon — qui n’est pas un cheval, pas un animal militaire, ni prestigieux, parce que, selon la prophétie de Zacharie : « ce n’est ni par la puissance ni par la force, mais par mon Esprit, dit le Seigneur ».

*

Alors… — Luc 19, 28-41 — :
28 […] Jésus partit en avant pour monter à Jérusalem.
29 Or, quand il approcha de Bethphagé et de Béthanie, vers le mont dit des Oliviers, il envoya deux disciples
30 en leur disant : « Allez au village qui est en face ; en y entrant, vous trouverez un ânon attaché que personne n’a jamais monté. Détachez-le et amenez-le.
31 Et si quelqu’un vous demande : “Pourquoi le détachez-vous ?” vous répondrez : “Parce que le Seigneur en a besoin.” »
32 Les envoyés partirent et trouvèrent les choses comme Jésus leur avait dit.
33 Comme ils détachaient l’ânon, ses maîtres leur dirent : « Pourquoi détachez-vous cet ânon ? »
34 Ils répondirent : « Parce que le Seigneur en a besoin. »
35 Ils amenèrent alors la bête à Jésus, puis jetant sur elle leurs vêtements, ils firent monter Jésus ;
36 et à mesure qu’il avançait, ils étendaient leurs vêtements sur la route.
37 Déjà il approchait de la descente du mont des Oliviers, quand tous les disciples en masse, remplis de joie, se mirent à louer Dieu à pleine voix pour tous les miracles qu’ils avaient vus.
38 Ils disaient : « Béni soit celui qui vient, le roi, au nom du Seigneur ! Paix dans le ciel et gloire au plus haut des cieux !
39 Quelques pharisiens, du milieu de la foule, lui dirent : Maître, rabroue tes disciples !
40 Il répondit : Je vous le dis, si eux se taisent, ce sont les pierres qui crieront !
41 Quand, approchant, il vit la ville, il pleura sur elle ».

*

Venu sur un ânon, Jésus présente le royaume d’un roi humble, pacifique, sans armes ni armée, accueilli au nom de Dieu — « Béni soit celui qui vient, le roi, au nom du Seigneur ! Paix dans le ciel et gloire au plus haut des cieux ! » — au nom du Seigneur par lequel, par l’Esprit duquel, tout est toujours possible…

Ce n’est pas par la puissance et la force que l’on obtient la vraie délivrance, « c’est par mon Esprit, mon Souffle, dit le Seigneur. »

Or voilà que le signe de cette délivrance, par la puissance non de la force, mais du doux et léger Souffle de Dieu ; voilà que ce signe qu’est la venue du roi humble sur un ânon, vient d’être donné. Il entre sur un ânon…

*

« Lui qui est de condition divine
n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu.
Mais il a de lui-même renoncé à tout ce qu'il avait, prenant la condition de serviteur,
devenant semblable aux autres hommes, reconnu comme un simple homme,
il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, la mort sur une croix. »

(Philippiens 2, 6-8)

*

… Dans un royaume “normal”, ce n’est pas celui qui se fait serviteur qui règne, c’est au contraire celui qui se fait mousser, qui veut montrer à tout le monde combien il fait tout bien, et qui pour cela n’hésite pas à dénigrer les autres, ce que font ou, pense-t-il, ne font pas les autres… Au lieu d’être de ceux-là, pensons à la formule de l’acteur Robin Williams : « chaque personne que vous rencontrez est dans un combat dont vous ne savez rien. Alors soyez gentils. Toujours. »

Reconnaissons que grand ou petit, jeune ou vieux, nous voulons être le premier, le plus important, ou le plus apprécié ; nous avons à demander pardon de vouloir nous ranger devant les autres, de penser à nos désirs avant ceux des autres, parfois quitte à les dénigrer, les blesser.

Ce n’est pas l’Esprit de Dieu que cet esprit-là : « par mon Esprit, souffle doux et léger, pas par la puissance, ni par la force », ni en se faisant valoir, croyant et disant faire mieux que les autres, en en disant du mal. Ce n’est pas ainsi qu’on fait venir le royaume éternel. « Les rois des nations agissent avec elles en seigneurs, et ceux qui dominent sur elles se font appeler bienfaiteurs. Qu'il n'en soit pas de même pour vous » (Luc 22, 25-26a). Le royaume du Christ est un royaume où celles et ceux qui sont déconsidérés, comme le Christ l’a été, vivent devant lui ; contrairement aux royaumes de ce temps où règnent ceux qui en imposent.

Au lieu de penser être mieux, faire mieux, les disciples du roi du royaume sont comme des ânes, réputés disgracieux, stupides et balourds, réputés ne pas faire les choses comme il faut par ceux qui pensent mieux faire ; mais c’est un âne, un de ceux qui font des âneries, qui a porté ce roi qui a renoncé à tout ce qu'il avait, ce roi qui a renoncé à être le plus fort, lui qui est de condition divine. Il s’est abandonné à l’Esprit de son Père pour instaurer son royaume « ni par la puissance ni par la force, mais par l’Esprit du Seigneur ».

Ainsi il peut dire à chacune et chacun de nous : « Qu’il n’en soit pas de même pour vous. Mais que le plus grand parmi vous soit comme le plus petit, et celui qui gouverne comme celui qui sert. […] Et moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert. » (Luc 22, 26-27)

*

« C’est pourquoi Dieu l’a souverainement élevé
et lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom,
afin qu’au nom de Jésus tous s’agenouillent,
dans les cieux, sur la terre, sous la terre,
et affirment que le Seigneur, c’est Jésus Christ, à la gloire de Dieu le Père. »

(Philippiens 2, 9-11)

*

C’est cela, le royaume où règne le plus humble, qui s’est fait serviteur ; c’est le royaume où il accueille toutes celles et ceux qui sont comme des ânes, comme ce petit âne qu’il a choisi pour le porter à Jérusalem et au monde…


RP, Châtellerault, Rameaux, 13 avril 2025
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dimanche 23 mars 2025

Le Nom sanctifié




Exode 3.1-15 ; Psaume 103 ; 1 Corinthiens 10.1-12 ; Luc 13.1-9

Exode 3, 1-15
1 Moïse faisait paître le troupeau de son beau-père Jéthro, prêtre de Madiân. Il mena le troupeau au-delà du désert et parvint à la montagne de Dieu, à l’Horeb.
2 L’ange du SEIGNEUR lui apparut dans une flamme de feu, du milieu du buisson. Il regarda : le buisson était en feu et le buisson n’était pas dévoré.
3 Moïse dit : « Je vais faire un détour pour voir cette grande vision : pourquoi le buisson ne brûle-t-il pas ? »
4 Le SEIGNEUR vit qu’il avait fait un détour pour voir, et Dieu l’appela du milieu du buisson : « Moïse ! Moïse ! » Il dit : « Me voici ! »
5 Il dit : « N’approche pas d’ici ! Retire tes sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sainte. »
6 Il dit : « Je suis le Dieu de ton père, Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob. » Moïse se voila la face, car il craignait de regarder Dieu.
7 Le SEIGNEUR dit : « J’ai vu la misère de mon peuple en Égypte et je l’ai entendu crier sous les coups de ses chefs de corvée. Oui, je connais ses souffrances.
8 Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens et le faire monter de ce pays vers un bon et vaste pays, vers un pays ruisselant de lait et de miel, vers le lieu du Cananéen, du Hittite, de l’Amorite, du Perizzite, du Hivvite et du Jébusite.
9 Et maintenant, puisque le cri des fils d’Israël est venu jusqu’à moi, puisque j’ai vu le poids que les Égyptiens font peser sur eux,
10 va, maintenant ; je t’envoie vers le Pharaon, fais sortir d’Égypte mon peuple, les fils d’Israël. »
11 Moïse dit à Dieu : « Qui suis-je pour aller vers le Pharaon et faire sortir d’Égypte les fils d’Israël ? » –
12 « JE SUIS avec toi, dit-il. Et voici le signe que c’est moi qui t’ai envoyé : quand tu auras fait sortir le peuple d’Égypte, vous servirez Dieu sur cette montagne. »
13 Moïse dit à Dieu : « Voici ! Je vais aller vers les fils d’Israël et je leur dirai : Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous. S’ils me disent : Quel est son nom ? – que leur dirai-je ? »
14 Dieu dit à Moïse : « JE SUIS QUI JE SERAI. » Il dit : « Tu parleras ainsi aux fils d’Israël : JE SUIS m’a envoyé vers vous. »
15 Dieu dit encore à Moïse : « Tu parleras ainsi aux fils d’Israël : Le SEIGNEUR, Dieu de vos pères, Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, m’a envoyé vers vous. C’est là mon nom à jamais, c’est ainsi qu’on m’invoquera d’âge en âge. »

*

Un Nom que l’on ne prononce pas, sauf à en faire… un nom, précisément, une idée : ce pourquoi on ne prononce pas ce Nom, plutôt que parce qu’on aurait perdu les voyelles — ce pourquoi on lit, plutôt que ce Nom, « mon Seigneur », Adonaï, un titre qui nous met en relation, avec « mon Seigneur », une relation plutôt qu’une description, qui fournirait quelque chose de l’ordre de l’idée, de l’image que l’on s’en fait. Un nom n’épuise pas ce qu’est celui qui le porte — a fortiori Dieu, Le Nom dont on n’a aucune approche suffisante, sauf à la réduire à un aspect, une idole, comme le veau d’or, censément sans doute image de jeune taureau, l’aspect puissance libératrice que l’on a vu à l’œuvre ! Image, idole…

On perçoit pourtant bien quelque chose : un buisson qui brûle et donne le mot « Sinaï », proche du mot hébreu pour « buisson » (sur l'Horeb, ou Mont désert) ; perception limitée à un signe, message, messager, « Ange » du Seigneur, signe de ce que peut signifier le nom déployé dans le texte, composant le mot être à tous les temps — de telle façon qu’il est bien difficile à traduire : depuis « celui qui est », se conjuguant comme « celui qui est, qui était et qui vient » — « mon Nom pour l’Éternité » (v. 15) —, ce qu'a retenu le grec, là où le texte hébreu accentue la dimension de la promesse : « Je serai avec toi » (v. 12) — où nous sommes alors conduits à la foi — « Je serai avec toi », promesse donnée à la confiance qui la reçoit.

*

Un Nom bien mystérieux ! Le Nom dans lequel se fonde l’interdit et l’impossibilité de représenter Dieu. Nom que l’on ne possède pas, Nom dont on ne peut que dire : qu’il soit sanctifié, c’est-à-dire : à part ! Le Nom fonde une exigence, un effort, un détour, comme celui de Moïse contournant le buisson annonçant ce nom insaisissable. Un détour qui ouvre vers des libérations inattendues, à commencer par celle que Moïse — bien disposé : « me voici », a-t-il d’abord dit (v. 4), mais effrayé : « qui suis-je ? » (v. 11) — portera, fort du Nom empli de sa promesse, au peuple captif auprès de Pharaon.

La libération est présente dans Le Nom même et dans son inaccessibilité, dans l’exigence de sa sanctification, mise à part, dont le contournement du buisson, « pour voir »… — pour voir qu’on ne verra rien ! — est déjà le signe : le signe et le fondement de la pensée, de l’art et des traditions culturelles issus de cette révélation biblique. Un Dieu qu’on ne voit pas, et donc qu’on ne peint pas, qu’on ne sculpte pas, ou que l’art visuel ne dit qu’en détours, partant des traces, que celui qui a promis sa présence protectrice laisse comme simples traces. Plus tard Moïse s’entendra dire : tu me verras par derrière, tu ne verras donc que les traces que je laisse. S’y fonde un art et une tradition du dépouillement.

Un feu, porté par l’Ange du Seigneur, à moins que le feu lui-même ne soit l’Ange, feu qui brûle pour le purifier tout ce qu’il touche, mais qui ne détruit pas qui se confie en lui selon la promesse de l’Alliance.

Rappelons-nous : Jésus reprend à son compte (Luc 20, 27-38 //) l’argument dont on sait qu’il est aussi celui des pharisiens lisant ce texte : on le retrouve dans le Talmud. Il se résume à la certitude suivante : tout repose sur la réalité efficace de la Parole de Dieu, la force créatrice de sa Parole, qui « ne retourne pas à lui sans effet » (Ésaïe 55, 11). La Torah est reçue comme Parole de Dieu. Dieu y nomme les patriarches. Ainsi lorsqu’il nomme Abraham, Isaac et Jacob, qui plus est en les liant ainsi à sa présence, il les situe dans sa propre éternité ; sa Parole éternelle sur eux les place au-dessus de leur quotidien, elle les place d’emblée dans l’éternité de Dieu : Dieu est éternel, en les nommant, ils les a donc nommés dans l’éternité, ils sont donc eux aussi dans l’éternité. Et ça vaut pour chacune et chacun de nous !

En les nommant la Parole de Dieu les rend éternels ! Et étant éternels, ils sont donc vivants, comme leur Dieu, qui n’est pas le Dieu des morts. C'est pourquoi « ceux qui ont part au monde à venir… ne peuvent plus mourir, car ils sont pareils aux anges ». Et ce dès aujourd'hui (cf. Luc 20, 35-36). C’est un des sens de l’ordre donné à Moïse de retirer ses sandales : laisse pour m’approcher tout ce qui est de ta vie dans le temps. Ces choses sont pour en bas de la Montagne. En haut, laisse ton souci.

Notre vraie réalité est cachée en Dieu, sa promesse est toujours là, un nouveau départ est toujours possible, et dût-il ne pas arriver, notre vie devant Dieu garde toute sa valeur, cachée aux yeux du monde, mais infinie, éternelle, indestructible.

Rien, aucune puissance qui soit dans les cieux, sur la terre ou sous la terre, ni présent, ni passé, ni avenir, rien ne peut te séparer de l’amour du Dieu qui sera avec toi, qui est avec toi depuis tous les temps — « Je serai avec toi » — amour qui brûle mais ne détruit pas ce qu’il brûle, mais au contraire le renouvelle en le purifiant de ce qui n’est pas de lui.

Alors n’aie pas peur, ni du Pharaon, ni d’aucune puissance qui soit au monde, ni bientôt des populations de géants qui ont occupé la terre promise à Abraham ; ni des Pilate face à Jésus, comme dans le texte de Luc que nous allons lire, ni des dieux de terreur qui les conduisent à commettre des horreurs, jusqu’à des sacrifices humains.

* * *

Pilate… En Luc 13, “des gens”, dit le texte, rapportent à Jésus qu'un groupe de pèlerins galiléens a été massacré par Pilate. Je lis :

Luc 13, 1-5
1 Survinrent des gens qui lui rapportèrent l'affaire des Galiléens dont Pilate avait mêlé le sang à celui de leurs sacrifices.
2 Il leur répondit : "Pensez-vous que ces Galiléens étaient de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens pour avoir subi un tel sort ?
3 Non, je vous le dis, mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même.
4 "Et ces dix-huit personnes sur lesquelles est tombée la tour à Siloé, et qu'elle a tuées, pensez-vous qu'elles étaient plus coupables que tous les autres habitants de Jérusalem ?
5 Non, je vous le dis, mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de la même manière."


Un rapport plein de sous-entendus. Ces Galiléens, résistant au pouvoir, n'ont-ils pas eu là un signe menaçant ? De quoi être effrayés ! Et toi Jésus, Galiléen, quelle est ton interprétation… ?

Cette façon de chercher des raisons à tout ! Mais on le sent bien : les explications ne tiennent pas… Cela est au cœur de la révélation de l’Exode. Un Nom au-delà de tout nom, au-delà d’un moyen de tout expliquer par lui ! Y compris les catastrophes qui dépassent notre compréhension.

Et Jésus refuse évidemment de voir un quelconque lien de cause à effet entre on ne sait quel regard divin défavorable et la violence qui a atteint les victimes, supposées être menacées du fait de leur origine suspecte, galiléenne. Ce que Jésus fait apparaître en rappelant une autre catastrophe : l'écroulement de la tour de Siloé, ayant tué dix-huit personnes, judéennes celles-là, de Jérusalem (v. 4), et non point galiléennes.

Alors comprenez, souligne Jésus, qu’il n'y a pas à considérer les victimes quelles qu’elles soient comme plus exposées, voire plus coupables que les autres (comme ces Galiléens-là et ces Judéens-là ne sont ni plus ni moins pécheurs que les autres - v. 2). Pas d’explication ; il s’agit d’une menace qui pèse sur tous, ici Judéens comme Galiléens, — ce qui appelle à se convertir, se repentir, c’est-à-dire se tourner vers Dieu : “si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de la même manière”. Tous !

*

Et Jésus d'illustrer son appel par une parabole, la parabole du figuier stérile. — Luc 13, 6-9
6 "Un homme avait un figuier planté dans sa vigne. Il vint y chercher du fruit et n'en trouva pas.
7 Il dit alors au vigneron : Voilà trois ans que je viens chercher du fruit sur ce figuier et je n'en trouve pas. Coupe-le. Pourquoi faut-il encore qu'il épuise la terre ?
8 Mais l'autre lui répond : Maître, laisse-le encore cette année, le temps que je bêche tout autour et que je mette du fumier.
9 Peut-être donnera-t-il du fruit à l'avenir. Sinon, tu le couperas."


Si le massacre qui a frappé les Galiléens semble donner raison à ceux qui prétendent mieux savoir que faire, ou être plus fidèles, ou moins pécheurs, leur insensibilité, leur manque de compassion fraternelle face à ce sort cruel, dévoile qu’ils ne savent trouver là que la justification terrible d'un stérile contentement de soi…

À cette stérilité, comme au figuier stérile, il faut du fumier, excrément, signe de pourrissement, de déperdition ; mais si cette déperdition est reconnue et confessée, le fumier peut devenir signe annonciateur d’une nouvelle fécondité : “si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de la même manière”, Judéens comme Galiléens. Ce qui ne veut pas dire que le repentir, la conversion, évitera la mort à quiconque ! Juste que la fragilité, l’usure du temps, la menace de la violence, invitent à en appeler à celui qui promet à Moïse : “Je serai avec toi”.

Le fumier peut devenir promesse de renouveau. Convertissez-vous, repentez-vous : c’est Dieu seul qui fait croître. Cela ne dépend que de sa grâce.

*

Aujourd'hui encore, Dieu manifeste sa patience envers son figuier, pour qu'il porte ce fruit qui est d’être une bénédiction pour toutes et tous. Pour que germe la justice, la paix vraie et la joie pour toutes et tous, si nombreux, qui en sont privés, qui n’en savent pas la source. Un appel, face à la douleur du monde, à l’enrichir, chacun, chacune à notre mesure, à notre humble mesure. “Va”, a dit le Nom à Moïse.


RP, Châtellerault, 23.03.25
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dimanche 23 février 2025

"Quelle grâce est la vôtre ?"




1 Samuel 26, 2-23 ; Psaume 103 ; 1 Corinthiens 15, 45-49 ; Luc 6, 27-38

Luc 6, 27-38
27 « Je vous dis, à vous qui m’écoutez : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent,
28 bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient.
29 « À qui te frappe sur une joue, présente encore l’autre. À qui te prend ton manteau, ne refuse pas non plus ta tunique.
30 À quiconque te demande, donne, et à qui te prend ton bien, ne le réclame pas.
31 Et comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux.
32 « Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle grâce est la vôtre ? »Car les pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment.
33 Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quelle grâce est la vôtre ? Les pécheurs eux-mêmes en font autant.
34 Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez qu’ils vous rendent, quelle grâce est la vôtre ? Même des pécheurs prêtent aux pécheurs pour qu’on leur rende l’équivalent.
35 Mais aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour. Alors votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants.
36 « Soyez généreux comme votre Père est généreux.
37 Ne vous posez pas en juges et vous ne serez pas jugés, ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés, acquittez et vous serez acquittés.
38 Donnez et on vous donnera ; c’est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante qu’on vous versera dans le pan de votre vêtement, car c’est la mesure dont vous vous servez qui servira aussi de mesure pour vous. »


*

Que font les êtres humains que nous sommes face à l'inimitié, à l'agressivité, à la calomnie, à l'injustice à notre égard, à l'ingratitude, au désamour ?

En général, nous sommes tentés, quand nous n'en sommes pas carrément fiers, de répondre du tac au tac. Répondre par l'inimitié à ceux qui se montrent nos ennemis ; par l'agressivité à l'égard de ceux qui nous agressent ; le mépris ou l'insulte envers ceux qui nous calomnient ; le rejet envers les ingrats ; le détournement de ceux qui nous témoignent un manque d'amour.

Si nous n'en sommes pas carrément fiers, nous sommes au moins tentés de répondre de cette façon-là, ou pour les plus modérés, au minimum par le mépris et l'indifférence.

Face à cela, le difficile comportement requis des disciples. Jusqu’à « tendre l'autre joue ! » Difficile comportement de disciples suscitant souvent l'ironie. Pourtant, c'est bien écrit !…

Où il s’agit de prendre garde à quelques erreurs habituelles de lecture — par exemple celle qui consiste à confondre, pour cet exemple précis, la vengeance personnelle avec la justice, dont les personnes privées ne sont pas dépositaires ! L’attitude personnelle prônée ici renvoie à la loi ; et en premier lieu à la Torah — qui a pour fonction de libérer chacun d'avoir à juger soi-même, voire à haïr autrui, fût-il ennemi, — en un mot se venger soi-même.

Dans un texte parallèle (Ro 12, 17-21), Paul cite le Deutéronome (32, 35) et le Livre des Proverbes (25, 21-22) pour dire que la vengeance et le châtiment relèvent de Dieu, seul juge ultime, et de toute façon miséricordieux, juge ultime au-delà même des pourtant légitimes, mais pas infaillibles, autorités humaines.

Il y a quelque chose de cette conviction dans l'attitude de David à l'égard de Saül dans le Livre de Samuel (1 S 26, 2-23 — v. 10 : « c’est à l’Éternel seul à le frapper, soit que son jour vienne et qu’il meure, soit qu’il descende sur un champ de bataille et qu’il y périsse »).

Cela dit, le texte du 1er livre de Samuel — qui considère Dieu et son représentant sous l’angle de la justice civile, et non du comportement individuel — ne parle donc pas de la même chose que Jésus. Th. de Bèze, notamment, s’est appuyé sur 1 Samuel en initiant, dans son livre Du droit des magistrats, le droit de résistance à l’oppression. On a fait dire au Réformateur ce qu’il n’a pas dit, à savoir qu’il serait à l'origine de ce qui deviendra les assassinats politiques des rois Henri III et Henri IV. Total contresens, puisque s’il reconnaît aux magistrats le droit, voire le devoir, de s'opposer à un pouvoir oppresseur, fût-il le pouvoir du roi, il refuse catégoriquement aux personnes privées la possibilité de porter la main contre lui, parce qu’il est choisi par Dieu, il est l’oint de Dieu. Et pour cela il se fonde sur notre texte de Samuel où David refuse de porter la main sur le roi en titre, Saül.

Le rapport avec l’Évangile de Luc est uniquement que nous sommes alors dans le contexte de l'oppression romaine — qui comptait des humiliations diverses des populations soumises, et auxquelles Jésus fait ici allusion concernant son peuple.

Or, si la Bible ne prône pas la vengeance individuelle, elle n’enseigne pas non plus la passivité des peuples. Sur ce plan, il y a un temps pour tout. Il n'est pas raisonnable d'agir de façon suicidaire et de poser des actions d'éclat inutiles sinon nuisibles, sans faire preuve de sagesse. Dieu est celui qui exerce la justice, et qui venge les opprimés. Pas nous comme personnes privées. Quoiqu’il utilise pour cela même la justice humaine et l'action humaine. Il y a aussi un temps pour les armes — hélas d'ailleurs. Et ce n'est pas de ce temps qu'il est question dans notre texte.

Il s’agit ici pour les disciples de vivre dans l'imitation de la miséricorde dont ils savent bénéficier eux-mêmes et dans la totale liberté vis-à-vis de leur désir de vengeance, fût-ce un juste désir de vengeance, même légitime, parlant de crimes pouvant aller jusqu'à l'horreur ! Il s'agit ici, comme chez Paul, et cela vaut en tout temps et pour tous, de libérer chacun, fût-il victime de quelque crime, de la charge supplémentaire d'avoir à souffrir d'un désir de vengeance, souffrir du souci de se fermer et de se replier plutôt que de vivre, au prétexte qu'autrui a nourri ou continue à nourrir contre moi de l'inimitié, ou que sais-je encore. Terrible façon de ne jamais se libérer de son oppresseur, de lui rester lié par le désir de vengeance. “Le piège de la haine, c'est qu'elle nous enlace trop étroitement à l'adversaire” écrit Milan Kundera (L'immortalité, folio, p. 44).

Non pas, donc, qu'il soit question de prôner l'impunité, pour quelque faute que ce soit. Mais cela ne relève pas de la vengeance individuelle.

« Si vous vivez dans la captivité du désir de vengeance, du besoin permanent de veiller à ce que vous soyez traités équitablement, quelle grâce est la vôtre ? » demande Jésus, quelle liberté avez vous ? Car il ne s'agit pas ici d'une sorte de redevance, comme pourraient le laisser croire certaines habitudes de traduction, comme : « quel gré vous en saura-t-on ? » ou « quelle récompense, ou reconnais­sance, vous en aura-t-on ? » pour ce qui est littéralement en grec « quelle grâce est la vôtre ? » Ce n’est pas la même chose ! Laisser penser que dans l'amour d'autrui, il serait question de mérite à récompenser ; là où il n'est question que de signe de la liberté que donne la grâce !

Si vous n'aimez que ceux dont vous êtes sûrs qu'ils vous aiment, « quelle grâce avez-vous de plus que les pécheurs les plus aveugles à la grâce ? » Telle est bien la question. Dès lors, quid d'être disciple d’un maître qui lui n'a pas prétendu être en charge de la vengeance, allant plutôt jusqu'à la croix ?

« Aimez vos ennemis », donc, soyez libres envers tous, sortez des rancœurs. C'est l'enseignement de la Torah ! Donne et il te sera donné. Et aime sans attendre en retour. Fais à autrui ce que tu voudrais qu'il te fasse. Sois miséricordieux comme l'est ton Père. Sinon, quelle grâce est la tienne ?

Ici apparaît sans doute l'essentiel de la question, dans ce texte qui oppose les disciples et, selon les mots employés, les pécheurs, qui aiment ceux qui les aiment, sont bons envers ceux qui sont bons, prêtent à ceux qui leurs rendent, etc.

Toi, imite plutôt ton Père ! Car que fait un enfant, comment montre-t-il qu'il est enfant de son père ? En l'imitant. Or, que fait Dieu, le Père ? Il est bon envers tous. Il fait rayonner son soleil sur les bons et les méchants, est-il dit dans le même ordre d’idée. Il est bon envers les ingrats et les méchants.

Le péché, qui fait s'imaginer qu'on ne vit pas de la grâce, consistera ici à penser que les ingrats et les méchants, ce sont les autres ; et qu'effectivement Dieu est bien bon de continuer à être généreux envers eux. Le disciple du Christ, lui, sait bien qu'il ne mérite rien, et qu'il est dans la catégorie des ingrats et des méchants ; et que donc il ne subsiste que par la seule miséricorde et générosité de son Père. Il ne lui reste donc qu'à agir de même.

C'est pourquoi juste après cet appel à être généreux comme notre Père, il nous est dit de ne pas juger, de ne pas condamner ; c'est-à-dire déjà, ne pas nous imaginer que l'ingratitude et la méchanceté sont le fait des autres. Avoir donc un comportement généreux en cela aussi, sachant que nous ne méritons pas ce que nous recevons.

Dieu est généreux et miséricordieux envers les ingrats que nous sommes. À lui donc la justice. Et cela d'une façon tellement juste qu'il nous demande à nous de lui fournir les balances et les règles avec lesquelles il nous mesure. Ce sont tout simplement celles que nous utilisons : « c’est la mesure dont vous vous servez qui servira aussi de mesure pour vous » (v. 38). Que cette mesure soit donc celle de la grâce que nous avons reçue !

On comprend alors pourquoi ce qu'on appelle la règle d'or se trouve au milieu de ce passage : « comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux. » Ou redoutez que le jugement que vous portez sur eux ne retombe sur vous qui agissez au fond de la même manière. « Comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux. » C'est sans doute le tout de la règle de comportement que requiert de nous Jésus : puisque vous êtes des graciés, qui vivez droits devant Dieu sans aucun mérite, n'en exigez pas d'autrui pour agir à son égard selon la même générosité, le même sens du don qui est celui de votre Père.


RP, Châtellerault, 23.02.25
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dimanche 5 janvier 2025

Tragique incarnation




Ésaïe 60, 1-6 ; Psaume 72 ; Ep 3, 2-3a & 5-6 ; Matthieu 2, 1-12

Matthieu 2
1 Jésus étant né à Bethléhem en Judée, au temps du roi Hérode, voici des mages d’Orient arrivèrent à Jérusalem,‭
‭2 et dirent : Où est le roi des Judéens qui vient de naître ? car nous avons vu son étoile en Orient, et nous sommes venus pour l’adorer.‭
3 ‭Le roi Hérode, ayant appris cela, fut troublé, et tout Jérusalem avec lui.‭
4 ‭Il assembla tous les principaux sacrificateurs et les scribes du peuple, et il s’informa auprès d’eux où devait naître le Christ.‭
‭5 Ils lui dirent : A Bethléhem en Judée ; car voici ce qui a été écrit par le prophète :‭
6 ‭Et toi, Bethléhem, terre de Juda, Tu n’es certes pas la moindre entre les principales villes de Juda, Car de toi sortira un chef Qui paîtra Israël, mon peuple.‭
‭7 Alors Hérode fit appeler en secret les mages, et s’enquit soigneusement auprès d’eux depuis combien de temps l’étoile brillait.‭
‭8 Puis il les envoya à Bethléhem, en disant : Allez, et prenez des informations exactes sur le petit enfant ; quand vous l’aurez trouvé, faites-le-moi savoir, afin que j’aille aussi moi-même l’adorer.‭
‭9 Après avoir entendu le roi, ils partirent. Et voici, l’étoile qu’ils avaient vue en Orient marchait devant eux jusqu’à ce qu’étant arrivée au-dessus du lieu où était le petit enfant, elle s’arrêta.‭
10 ‭Quand ils aperçurent l’étoile, ils furent saisis d’une très grande joie.‭
‭11 Ils entrèrent dans la maison, virent le petit enfant avec Marie, sa mère, se prosternèrent et l’adorèrent ; ils ouvrirent ensuite leurs trésors, et lui offrirent en présent de l’or, de l’encens et de la myrrhe.‭
‭12 Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner vers Hérode, ils regagnèrent leur pays par un autre chemin.‭
‭13 Lorsqu’ils furent partis, voici, un ange du Seigneur apparut en songe à Joseph, et dit : Lève-toi, prends le petit enfant et sa mère, fuis en Égypte, et restes-y jusqu’à ce que je te parle ; car Hérode cherchera le petit enfant pour le faire périr.‭
‭14 Joseph se leva, prit de nuit le petit enfant et sa mère, et se retira en Égypte.‭
‭15 Il y resta jusqu’à la mort d’Hérode, afin que s’accomplît ce que le Seigneur avait annoncé par le prophète : J’ai appelé mon fils hors d’Égypte.‭
‭16 Alors Hérode, voyant qu’il avait été joué par les mages, se mit dans une grande colère, et il envoya tuer tous les enfants de deux ans et au-dessous qui étaient à Bethléhem et dans tout son territoire, selon la date dont il s’était soigneusement enquis auprès des mages.‭
‭17 Alors s’accomplit ce qui avait été annoncé par Jérémie, le prophète:‭
‭18 On a entendu des cris à Rama, Des pleurs et de grandes lamentations : Rachel pleure ses enfants, Et n’a pas voulu être consolée, Parce qu’ils ne sont plus.‭
19 ‭Quand Hérode fut mort, voici, un ange du Seigneur apparut en songe à Joseph, en Égypte,‭
20 ‭et dit : Lève-toi, prends le petit enfant et sa mère, et va dans le pays d’Israël, car ceux qui en voulaient à la vie du petit enfant sont morts.‭
‭21 Joseph se leva, prit le petit enfant et sa mère, et alla dans le pays d’Israël.‭
22 ‭Mais, ayant appris qu’Archélaüs régnait sur la Judée à la place d’Hérode, son père, il craignit de s’y rendre ; et, divinement averti en songe, il se retira dans le territoire de la Galilée,‭
‭23 et vint demeurer dans une ville appelée Nazareth, afin que s’accomplît ce qui avait été annoncé par les prophètes : Il sera appelé Nazaréen.


*

“On a entendu des cris à Rama, Des pleurs et de grandes lamentations : Rachel pleure ses enfants, Et n’a pas voulu être consolée, Parce qu’ils ne sont plus.” Tragique Massacre des Innocents que nos lectures liturgiques laissent de côté. Il m’a pourtant semblé opportun de nous y pencher. Tragique massacre, tragique Rachel morte en couches dans la douleur de l’enfantement de Benjamin, qu’elle voulu appeler “fils de ma douleur”, avant que son mari Jacob ne rectifie le nom en Benjamin, “fils de ma droite”. Matthieu a cité le livre du prophète Jérémie, parlant des pleurs de Rachel sur ses enfants déportés, et aujourd’hui massacrés par Hérode. Les pleurs de Rachel disent le tragique de toute vie.

J’y vois un parallèle avec “l’épée qui transpercera l'âme de Marie” selon la prophétie de Siméon rapportée par Luc.

J’y vois aussi un rapport avec la réponse de Jésus à Jean le Baptiste qui refuse de le baptiser, quelques versets plus loin dans Matthieu, sachant qu’il n’a pas lieu de se repentir de fautes qu’il n’a pas commises. Et Jésus de dire que c’est justice qu’il se repente — des fautes de ceux qu'il est venu rejoindre, nous les humains ! Troublant écho au Massacre des Innocents quelques versets avant. Jésus en est innocent bien sûr, mais sa vie terrestre, la continuation de sa vie terrestre, en passe par là.

Albert Camus évoque cela à sa façon, disant de Jésus et de sa crucifixion : “il savait, lui, qu’il n’était pas tout à fait innocent. S’il ne portait pas le poids de la faute dont on l’accusait, […] il avait dû entendre parler d’un certain massacre des innocents. Les enfants de la Judée massacrés pendant que ses parents l’emmenaient en lieu sûr, pourquoi étaient-ils morts sinon à cause de lui ? Il ne l’avait pas voulu, bien sûr. Ces soldats sanglants, ces enfants coupés en deux, lui faisaient horreur. Mais, tel qu’il était, je suis sûr qu’il ne pouvait les oublier. Et cette tristesse qu’on devine dans tous ses actes, n’était-ce pas la mélancolie inguérissable de celui qui entendait au long des nuits la voix de Rachel, gémissant sur ses petits et refusant toute consolation ? La plainte s’élevait dans la nuit, Rachel appelait ses enfants tués pour lui, et il était vivant !” (Albert Camus, La chute, folio p. 119.)

Venu nous rejoindre dans la chair, il entre dans le tragique que porte inéluctablement la chair de ce monde devenue la sienne.

Avant cela, selon notre texte, des Mages, prêtres d’Iran, cherchent un roi des Judéens — non pas un « roi des juifs » comme le laissent penser les traductions, mais un roi des Judéens : on n’est pas roi d’une religion ! — à nouveau cette précision indispensable : Hérode règne sur la Judée, pas sur la diaspora, à laquelle correspond alors largement notre vocable de « juifs », de même qu’il ne règne pas sur la Galilée et autres régions, juives mais pas judéennes !

On vient donc en Judée rencontrer un roi des Judéens ! Et on vient bien sûr au palais royal, celui d’Hérode, qui est loin de régner sur les « juifs » ! Il est reconnu, bien sûr, mais du bout des lèvres. Placé là par les Romains, fustigé par la plupart des mouvements, lui et toute sa dynastie, fustigée par Jean le Baptiste et les disciples de Jésus comme par les pharisiens, Hérode se sait impopulaire, et comme tel, est tyrannique.

Il a beau avoir embelli le Temple, joué les grands monarques, il n’en est pas aimé pour autant, et il le sait.

De même que, mutatis mutandis, on a beau aimer le magnifique palais de Versailles, cela n’a jamais fait de Louis XIV autre chose que ce qu’il a été, signataire la même année — 1685 — de la révocation de l’Édit de Nantes et du Code noir. Hérode ressemble un peu à cela. C’est ainsi que le Massacre des Innocents a largement de quoi relever des possibilités historiques ! Hérode a perpétré plusieurs massacres d'innocents. En outre Bethléem est un petit village, les enfants de moins de deux ans pouvaient être une dizaine et le massacre passer inaperçu…

Reste qu’Hérode, roi des Judéens, n’est pas aimé des juifs, et il le sait. Et il est sans doute mal vu de la plupart des juifs du monde entier. Car le judaïsme est déjà une réalité internationale, depuis l’exil à Babylone.

Le judaïsme connaît un rayonnement qui influence les autres religions du monde antique, dont celle des Mages, tribu sacerdotale en Perse, des prêtres mazdéens. Et lorsque selon leur croyance et observations des astres, ils ont investigué la naissance d’un roi des judéens, ils se sont mis en route, non pas comme rois, mais comme prêtres, annonçant cependant l’hommage de rois futurs, selon le prophète Ésaïe, le Ps 72, etc.

L’idée a beau sembler étrange, elle n’a elle non plus rien d’invraisemblable, en ce sens que, oui, le rayonnement du judaïsme s’étend alors jusqu’en Perse. Oui, l’espérance de délivrance que portent les prophètes d’Israël habite d’autres peuples et ils y croisent volontiers leurs diverses prophéties — comme ici la naissance, annoncée selon les livres zoroastriens qui sont les leurs par une étoile, de leur « Soshiant », sauveur de fin des temps.

*

Hérode, lui, sait bien que ce n’est pas lui qui est porteur de l’espérance messianique en Israël. Il sait en tout cas qu’il n’en est pas porteur auprès de son peuple.

Alors la venue d’une délégation de prêtres étrangers cherchant un roi des Judéens est pour lui mauvais signe. Surtout quand les théologiens juifs de sa cour lui confirment la vocation de Bethléem, ville de David, comme ville messianique qui soulève l’espoir jusqu’en ce lointain Orient. Non, ce n’est pas chez lui qu’est né ce futur libérateur !

Ce que vont découvrir les Mages, c’est un enfant humble. Rien à voir avec le roi Hérode au service de l’ordre romain.

*

Les Mages sont donnés comme une avant-garde de ce qui est avéré depuis : c’est dans l’humilité de l’enfant de Noël qu’est la promesse de la délivrance que les rois reconnaîtront un jour.

Le texte est lourd d’une puissance prophétique… trop bouleversante sans doute pour qu’on sache en voir toute la portée !

La prophétie n’est pas encore à son terme. Aujourd’hui encore, alors que l’on a vu que l’humilité de l’enfant renversait les puissants de leur trône… Ou qu’on l’a entrevu : ce n’est pas la naissance d’Hérode qui marque nos années, ce n’est pas non plus la naissance de César Auguste. C’est celle de cet enfant inconnu qu’ont, les premiers, reconnu ces prêtres mazdéens venus lui rendre hommage. Et pourtant aujourd’hui encore, on n’a pas compris ! Aujourd’hui encore, on adore les puissants et les symboles de la puissance.

Les Mages, par leurs cadeaux d’hommage, ont reconnu la royauté de l’enfant : l’hommage de l’or. Les voilà bientôt élevés eux-mêmes par là à un statut royal — celui de rois-mages — qui n’est d’abord pas celui de ces prêtres. Ces prêtres qui lui ont fait aussi l’hommage de leur dignité sacerdotale : le symbole de l’encens.

Et ils nous ont dit que la reconnaissance de sa dignité éternelle ne serait ni aisée, ni sans que l’histoire future, à commencer par la sienne, ne soit chargée de douleurs : la myrrhe, parfum d'onction messianique, mais aussi réputé pour son amertume (déjà dans la racine du mot en hébreu) et aromate d’embaumement des défunts.

Trois cadeaux qui seront bientôt aussi le décompte du nombre des Mages, selon les trois continents connus dans l’Antiquité, dont ils deviennent ainsi les représentants : l’Afrique, l’Asie, l’Europe.

Aujourd’hui, nous marquons nos années à la venue de ce prince royal. Aujourd’hui des temples, nos églises, lui sont dédiés sur toute la face de la terre, hommage à sa dignité sacerdotale. Et aujourd’hui encore, le royaume de paix et de bonheur dont il est porteur est embaumé de myrrhe comme en un sarcophage.

Alors que les Mages nous ont dit que le prince de la paix était cet enfant humble, loin de la richesse des palais royaux, des Hérode et des César Auguste, aujourd’hui quand même, alors qu’on date nos années de la venue de cet enfant, on court encore après le prestige des palais royaux et des richesses que les Mages ont laissées aux pieds de l’enfant.

Et cette année encore, ils nous invitent à repartir avec eux par un autre chemin (v. 12), qui ne soit pas celui des palais royaux et de la gloire de la possession, mais celui de l’humilité du prince de la paix, cette « paix que le monde ne connaît pas » et qu’il nous appelle toujours à recevoir.


RP, Châtellerault, Épiphanie, 05.01.25
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dimanche 8 décembre 2024

Recevoir la Parole qui sauve





Ésaïe 7, 10-16
10 Le SEIGNEUR parla encore à Akhaz en ces termes :
11 « Demande un signe pour toi au SEIGNEUR ton Dieu, demande-le au plus profond ou sur les sommets, là-haut. »
12 Akhaz répondit : « Je n'en demanderai pas et je ne mettrai pas le SEIGNEUR à l'épreuve. »
13 Il dit alors :
Écoutez donc, maison de David !
Est-ce trop peu pour vous de fatiguer les hommes,
que vous fatiguiez aussi mon Dieu ?
14 Aussi bien le Seigneur vous donnera-t-il lui-même un signe :
Voici que la jeune femme est enceinte et enfante un fils
et elle lui donnera le nom d'Emmanuel.
15 De crème et de miel il se nourrira,
sachant rejeter le mal et choisir le bien.
16 Avant même que l'enfant sache rejeter le mal et choisir le bien,
elle sera abandonnée, la terre dont tu crains les deux rois.


Matthieu 1, 18-25
18 Voici comment arriva la naissance de Jésus-Christ. Marie, sa mère, était fiancée à Joseph ; avant leur union, elle se trouva enceinte par le fait de l'Esprit saint.
19 Joseph, son mari, qui était juste et qui ne voulait pas la dénoncer publiquement, décida de la renvoyer en secret.
20 Comme il y pensait, l'ange du Seigneur lui apparut en rêve et dit : Joseph, fils de David, n'aie pas peur de prendre chez toi Marie, ta femme, car l'enfant qu'elle a conçu vient de l'Esprit saint ;
21 elle mettra au monde un fils, et tu l'appelleras du nom de Jésus, car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés.
22 Tout cela arriva afin que s'accomplisse ce que le Seigneur avait dit par l'entremise du prophète :
23 "La vierge sera enceinte ; elle mettra au monde un fils et on l'appellera du nom d'Emmanuel", ce qui se traduit : Dieu avec nous.
24 À son réveil, Joseph fit ce que l'ange du Seigneur lui avait ordonné, et il prit sa femme chez lui.
25 Mais il ne la connut pas jusqu'à ce qu'elle eût mis au monde un fils, qu'il appela du nom de Jésus.


*

Mais enfin, comment s’appelle-t-il, ce petit : Jésus ou Emmanuel ? À l'époque, on sait que les prénoms ont un sens et on sait lequel : « l’Éternel sauve », pour le nom « Jésus » — et il sauve par sa présence avec nous — « Emmanuel, Dieu avec nous » ; selon la promesse de la bénédiction annoncée par le prophète Ésaïe : le Seigneur est avec nous.

Joseph est un homme juste, nous dit Matthieu, homme de pardon, donc, comme le Joseph de la Genèse pardonnant à ses frères. Cet autre Joseph, celui de Marie, pardonne aussi… à qui ? Non pas à Marie : il croit la vision angélique qui la concerne. Il pardonne… à Dieu lui-même ! En adoptant Jésus.

*

Confirmant l’immensité du pouvoir du pardon. « Le pardon est certainement l’une des plus grandes facultés humaines et peut-être la plus audacieuse des actions, dans la mesure où elle tente l’impossible — à savoir défaire ce qui a été — et réussit à inaugurer un nouveau commencement là où tout semblait avoir pris fin. » (Je viens de citer la philosophe Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne.)

Ce que défait le pardon, ce qui a été et où tout semblait avoir pris fin, Ésaïe en parle un peu plus loin juste après l’annonce d’Emmanuel (ch. 7 v. 14). Deux versets après il est question d’une menace, puis au ch. 8 v. 3, d’un autre enfant dont le nom, Maher-Schalal-Chasch-Baz, parle de la prochaine invasion de l'empire assyrien, qui va ravager le pays en 722 av. JC, selon le sens du nom de cet enfant à naître. Une détresse immense se profile. Or comme le dira Jésus quelques siècles après à propos d'une autre catastrophe similaire, la destruction de Jérusalem en l’an 70 : c’est quand la détresse sera la plus terrible, dit-il, qu’il est temps de lever vos têtes (Mt 24, 29-33).

Même message que celui donné dans l’enfant de l’espérance, impossible et pourtant donnée, au livre d’Ésaïe : avant le ch. 8 prévoyant la détresse, le ch. 7, où est annoncé Emmanuel, et après le ch. 8, le ch. 9 annonçant à nouveau : « un enfant nous est né », source d'une espérance contre toute espérance.

« C’est cette espérance et cette foi dans le monde qui ont trouvé sans doute leur expression la plus succincte, la plus glorieuse dans la petite phrase des Évangiles annonçant leur “bonne nouvelle” : “Un enfant nous est né.” » (Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, in L'humaine condition, Quarto p. 259.)

Hannah Arendt se trompe sur l’origine de ce texte. Il ne se trouve pas dans les Évangiles mais dans le livre du prophète Ésaïe (ch. 9, v. 6), un peu après le passage annonçant Emmanuel. Mais le message qu’elle y a lu est le bon. L’enfant comme signe de ce que tout est à nouveau possible, tout comme avec le pardon.

*

Or comme l’indique le nom Jésus signifiant « le Seigneur sauve » ; il est lui-même en sa chair, la Parole qui sauve, pardonne, et promet : Dieu avec nous, Emmanuel.

Eh bien, c’est cela que Joseph adopte en adoptant Jésus. Et c'est cela qu’il s’agit pour nous aussi d’adopter : le salut de Dieu, son projet pour nous, même dérangeant — pour que s’accomplisse, au cœur même de la nuit, la promesse selon laquelle Dieu sera avec nous : Emmanuel, l’enfant de la jeune femme d’Ésaïe que l’Évangile retrouve dans la Vierge Marie.

Pour cela, il nous appartient d’accepter à notre tour ce que Joseph a accepté : accepter que la réalité la plus importante de notre vie ne vienne pas de nous-mêmes (comme Jésus ne vient pas de Joseph), et même nous dérange, comme un enfant qui ne vient pas de nous. Le cadeau de Dieu n’est pas quelque chose que nous devons produire par nous-mêmes, il est à recevoir, à adopter comme Joseph adopte dans la foi l’enfant que porte Marie, comme une chose impossible et pourtant là : une vierge a enfanté. Une réalité nouvelle qui nous surprend et nous dépasse, une réalité vivante que l’on ne peut connaître qu’en acceptant de la recevoir et de l’aimer : « Dieu avec nous ».

Joseph a dû accepter cette naissance. Nous avons du mal à adopter le salut de Dieu. Cela choque notre volonté naturelle, celle d’être, tout seuls, artisans de notre vie. Mais c’est vital. C’est déjà une bonne idée de placer sa foi en quelque chose de plus grand que soi-même. C’est déjà bien, par exemple, d’avoir foi en un idéal.

Mais plus que cela, en choisissant d’adopter cet enfant, Joseph reconnaît à Dieu sa place au-dessus de lui-même. Et il nous indique à l’avance que Jésus vient pour une mission inouïe : c'est lui qui, selon le sens de son nom Jésus, sauvera son peuple de ses fautes.

Joseph, alors, a choisi : placer sa foi en Dieu, et faire passer ses propres aspirations après.

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C'est ainsi que l’accomplissement de nos vies se fait quand nous sommes habités, transformés par la présence de Dieu. C’est pourquoi Jésus est Emmanuel, il nous sauve, selon son nom « le Seigneur sauve » en étant « Dieu avec nous ».

Celui qui est à l'origine de toutes choses vient dans notre propre histoire, pour faire grandir en nous une réalité nouvelle.

Cette transformation, cette nouvelle dimension de notre vie est au-delà des mots de notre quotidien.

Notre existence est faite pour être renouvelée par la présence permanente de la nouveauté de vie en Dieu, au cœur de nos réalités quotidiennes.

La présence de Dieu dans notre vie ne remplace pas ce que nous sommes, elle l'élève à toute sa dignité. Et ce nous-même qui naît de la sorte est effectivement un être nouveau, mais c’est en même temps ce que nous sommes — pleinement, comme réalité nouvelle fondée en Dieu.


RP, La Rochelle 8.12.24
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