dimanche 28 octobre 2018

"Ta foi t’a sauvé"




Jérémie 31, 7-9 ; Psaume 126 ; Hébreux 5, 1-6 ; Marc 10, 46-52

Marc 10, 46-52
46 Ils arrivèrent à Jéricho. Et, lorsque Jésus en sortit, avec ses disciples et une assez grande foule, le fils de Timée, Bar-Timée, mendiant aveugle, était assis au bord du chemin.
47 Il entendit que c’était Jésus de Nazareth, et il se mit à crier ; Fils de David, Jésus aie pitié de moi !
48 Plusieurs le reprenaient, pour le faire taire ; mais il criait beaucoup plus fort ; Fils de David, aie pitié de moi !
49 Jésus s’arrêta, et dit : Appelez-le. Ils appelèrent l’aveugle, en lui disant : Prends courage, lève-toi, il t’appelle.
50 L’aveugle jeta son manteau, et, se levant d’un bond, vint vers Jésus.
51 Jésus, prenant la parole, lui dit : Que veux-tu que je te fasse ? Rabbouni, lui répondit l’aveugle, que je retrouve la vue.
52 Et Jésus lui dit : Va, ta foi t’a sauvé.
(10-53) Aussitôt il recouvra la vue, et suivit Jésus dans le chemin.

*

Texte du jour en ce dimanche de la Réformation… Confiance… « Ta foi t’a sauvé ». On ne peut pas mieux dire. Nous voilà au cœur du message de l’Évangile tel que proclamé par Martin Luther et qui a bouleversé et comme fait renaître l’Europe du XVIe siècle.

Cela en réponse à une formulation claire du problème : « que veux-tu que je te fasse ? » a demandé Jésus à l’aveugle. Mais… que je voie ! Lumière que l’on espère, et reçoit enfin…

Seize siècle après le cri de l'aveugle de Jéricho… Un témoin, Gérard Roussel, proche de Lefèvre d’Étaples et réfugié en 1525 à Strasbourg avec lui, rapporte ce qu’il y voit. Le culte du dimanche :

« [Près de la table de la Cène] le ministre […] lit quelques prières tirées des Écritures et […] tout le monde chante un psaume. […] Le ministre ayant encore prié, il monte en chaire, et lit d’abord de façon à être compris de tous, l’Écriture qu’il veut expliquer… Le sermon fini, le ministre revient à la table. Tout le monde chante le symbole. Après quoi il est expliqué au peuple pour quel usage le Christ nous a donné la Cène… (…) Le ministre prend la Cène en dernier et achève le reste [approche luthérienne selon toute apparence]. Après quoi chacun se retire dans sa maison, pour revenir au grand temple, après dîner, environ à midi, et entendre le sermon que le pasteur adresse au peuple. »

Faim de la parole de vie et soif de lumière. La Réforme a produit ces effets en l’espace de quelques mois, bouleversant tant Strasbourg comme dans ce texte, que tout le continent, des bouleversements au cœur religieux du XVIe siècle.

La parole a germé à temps — et à contretemps, comme à Genève, d’où on a chassé Calvin… pour le rappeler, après qu’il ait été à Strasbourg et y ait, à ses dires, beaucoup reçu de la Réforme qui y a lieu de la façon que l’on vient d’entendre.

La Réforme est née de la parole de Dieu. L’Église en tout temps naît de la parole de Dieu, parole prêchée et confirmée par les sacrements. C’est ce qu’on vient d’entendre de l’Église de Strasbourg au XVIe siècle, une parole prêchée que les fidèles veulent réentendre l’après-midi. Et pourtant le matin la prédication a déjà duré une heure en moyenne ! Manifestement on a faim, non seulement de pain, mais de toute parole de Dieu.

Le sentiment est prégnant que de là naît la vie, de là jaillit la lumière, dont on sent avoir été privé, comme pour l’aveugle de Jéricho…

Cette histoire de Bar-Timée en ce jour de fête de la Réformation m’a fait penser à la devise des vaudois italiens, recherchant la parole de lumière dès longtemps avant la Réformation, devise tirée du prologue de l’évangile de Jean : lux lucet un tenebris : « la lumière luit dans les ténèbres » (Jean 1, 5) : « Jésus dit à Bar-Timée : Va, ta foi t’a sauvé ». Parole de la Réforme que la parole de la foi, jaillie de la Bible pour Luther comme Évangile de la libération ; parole de la foi seule qui jaillit comme lumière du cœur des Écritures, comme prédication — proclamation — de la parole de Dieu.

Cinq siècles après Luther, vingt siècles après Bar-Timée nous savons-nous encore affamés et aveugles ? Ou serait-ce à dire qu’on a perdu le sens de la soif de lumière, le sens de la source de la lumière qui fait crier l’aveugle ?… Et qui rassemble les Strasbourgeois pour une journée d'écoute de la parole prêchée…

Autres temps, autre capacité d’attention sans doute — mais même aveuglement pourtant, même faim, même soif. On est avec Bar-Timée à l’époque de la parole annoncée de témoin en témoin, au XVIe siècle on est à celle de la diffusion de la Bible par écrit grâce à l’imprimerie, chose inquiétante pour plusieurs, comme Socrate s'inquiétait en son temps des ravages de l'écriture sur la mémoire des peuples… et comme aujourd’hui on peut s’inquiéter de l’effet la diffusion de l’image et du numérique sur la capacité d’attention.

Mais la même vérité demeure, celle qui a rendu la vue à l’aveugle, et qui aujourd’hui ouvre toujours les yeux qui se savent aveugles : la parole de Dieu est parole de vie, elle seule peut vivifier l’Église — en toutes ses confessions.

Aujourd'hui résonne toujours cette certitude intime qui est celle de Bar-Timée quant à la source de la vie nouvelle, source du recouvrement de la vue, la foi seule qui naît de la présence de Jésus : « ta foi t’a sauvé ». Foi qui sourd de la parole de Dieu : « là où la parole de Dieu est droitement prêchée et reçue, et où les sacrements sont administrés selon l’institution du Christ, là est l’Église ».

Pour que cette conviction se concrétise pour le salut du monde, il reste à chacun de nous de se savoir aveugle, comme Bar-Timée, et de crier vers celui qui passe : « Jésus, Fils de David, aie pitié de moi », même si comme Bar-Timée, on veut nous faire taire. Du cœur de nos ténèbres, du cœur de notre nuit, ne savons-nous pas qu’il est la source de la lumière ?

Ne connaissons-nous pas, comme lui, notre problème ? « Que veux-tu que je te fasse ? » lui demande Jésus — nous demande Jésus. « Mon maître, lui répondit l’aveugle, que je recouvre la vue. Et Jésus lui dit : Va, ta foi t’a sauvé. » Confiance !

« Que je retrouve la vue » — que telle soit notre prière, à laquelle Jésus a répondu : « Ta foi t’a sauvé. »

Ils appellent l’aveugle, en lui disant — en nous disant : « Prends courage, lève-toi, il t’appelle » — pour faire résonner tout à nouveau en toi la parole de la vie : « ta foi t’a sauvé ».


RP,
Poitiers, dimanche de la Réformation, 28.10.18


dimanche 14 octobre 2018

"Une seule chose te manque"




Proverbes 3.13-20 ; Psaume 90 ; Hébreux 4.12-13 ; Marc 10.17-30

Marc 10, 17-30
17 Comme il se mettait en route, quelqu’un vint en courant et se jeta à genoux devant lui ; il lui demandait : "Bon Maître, que dois-je faire pour recevoir la vie éternelle en partage ?"
18 Jésus lui dit : "Pourquoi m’appelles-tu bon ? Nul n’est bon que Dieu seul.
19 Tu connais les commandements : Tu ne commettras pas de meurtre, tu ne commettras pas d’adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage, tu ne feras de tort à personne, honore ton père et ta mère."
20 L’homme lui dit : "Maître, tout cela, je l’ai observé dès ma jeunesse."
21 Jésus le regarda et se prit à l’aimer ; il lui dit : "Une seule chose te manque ; va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel ; puis viens, suis-moi."
22 Mais à cette parole, il s’assombrit et il s’en alla tout triste, car il avait de grands biens.
23 Regardant autour de lui, Jésus dit à ses disciples : "Qu’il sera difficile à ceux qui ont les richesses d’entrer dans le Royaume de Dieu !"
24 Les disciples étaient déconcertés par ces paroles. Mais Jésus leur répète : "Mes enfants, qu’il est difficile d’entrer dans le Royaume de Dieu !
25 Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu."
26 Ils étaient de plus en plus impressionnés ; ils se disaient entre eux : "Alors qui peut être sauvé ?"
27 Fixant sur eux son regard, Jésus dit : "Aux hommes, c’est impossible, mais pas à Dieu, car tout est possible à Dieu."
28 Pierre se mit à lui dire : "Eh bien ! nous, nous avons tout laissé pour te suivre."
29 Jésus lui dit : "En vérité, je vous le déclare, personne n’aura laissé maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou champs à cause de moi et à cause de l’Évangile,
30 sans recevoir au centuple maintenant, en ce temps-ci, maisons, frères, sœurs, mères, enfants et champs, avec des persécutions, et dans le monde à venir la vie éternelle.

*

Renvoyé à Dieu seul ! L'homme riche en appelle à Jésus qu'il sait à juste titre pouvoir considérer comme « bon Maître ». Jésus le renvoie à Dieu seul en lui rappelant le résumé de la Loi : ses responsabilités à l'égard de ses prochains. Seul responsable devant Dieu.

Voilà qui semble ne pas l’aider ! Et l'homme d’affirmer alors s'en être tenu aux commandements dès sa jeunesse ; ce qui renvoie au temps où il a appris à connaître la Loi, le temps de la bar mitsvah, âge de la responsabilité devant Dieu.

Matthieu et Luc l'ont souligné en parlant d'un jeune homme riche, le titre courant de notre passage. Marc, lui, ne parlant pas de l'homme comme d’un jeune homme, malgré ce que suggèrent nos habitudes, nous pouvons bien saisir que cela nous concerne évidemment tous, quel que soit notre âge. Cela dit, la jeunesse de l’homme semble indiquée par sa remarque-même, empreinte d’une certaine candeur, propre à la jeunesse : « j’ai observé tout cela » dit-il des commandements — signe de jeunesse effectivement que de se croire si parfaitement en règle, signe propre à émouvoir le regard attendri de Jésus : « Jésus se prit à l’aimer ».

Nous connaissons la loi de Dieu, source de la libération, nous connaissons l'Évangile de la liberté, et nous savons pourtant que nous en sommes souvent bien loin, poursuivant cette liberté par nos façons de nous évertuer à l’obtenir par nous-mêmes quand elle est don gratuit, promesse de la parole initiale de la Loi : « je suis le Seigneur qui t’ai libéré ». Dieu ne cesse de nous appeler hors de notre esclavage pour nous accorder une liberté qui nous coûtera nécessairement cher — le texte parlera carrément de persécutions —, cher donc, à commencer par le plan strictement financier — laisse tous tes biens…

*

Et là on va passer du premier plan de notre texte, la relation aux commandements qui nous placent dans la responsabilité, la capacité de répondre par le service, à un second plan, celui où en même temps le commandement nous dépouille de notre volonté d'être servis, comme des riches ; un plan où il nous met dans l'humilité devant Dieu, en nous disant l'exigence de l'obéissance.

Face au commandement reconnu, nous sommes à nu, dans une radicale humilité, disponibles à être aimés. Où la remarque « Jésus se prit à l’aimer » trouve un deuxième aspect. Dépouillés, seuls devant Dieu. C'est ce que Dieu nous demande à tous. Rompre d'avec tout ce qui nous fait exister à nos propres yeux. Rupture d’avec nos prétentions, qui nous font croire que telle ou telle chose nous est due. Rupture aussi, donc, d'avec nos biens, mais aussi d’avec nos proches et puis d’avec nous-mêmes.

Au devant de cela, il est question de nos biens. C'est là le test décisif. C'est là que Jésus rend le problème de son interlocuteur visible. Les parents, les proches, il y revient après, avec ses disciples. C'est fondamental, mais plus difficilement visible.

La question de ses biens rend l'esclavage de l'homme clairement visible : il n'est pas face à Dieu, comme l'exige la bar mitsvah, mais face à son statut social, à ce que l'on pense de lui, à la façon dont on le regarde, ou en termes de biens, face au crédit que lui donne sa richesse.

Où le respect des commandements, réel, et utile — rien à dédaigner dans ce comportement de cet homme, que Jésus apprécie — s’avère fonder son vrai sens, quant à la liberté.

Car en regard de ce qu’il en est pour cet homme de son statut et de son prestige, où ce respect des commandements devenait un des éléments du prestige social — s’il n’est question que de cet angle-là, l’homme y perd sa liberté, ou plutôt il ne l'a pas acquise : il a reçu du commandement non pas l'humilité qui libère et que crée l'exigence de l'obéissance, mais la prestance de celui qui est donné pour être en règle.

Où il perd la liberté de considérer les autres autrement que de haut ; dans notre texte, celle de considérer les pauvres comme dignes de bénéficier eux aussi de sa richesse, puisqu’il s’agit de la leur distribuer ; mais elle a trop d'importance pour sa vie !

Où l’on touche au cœur des choses ! Quand on devient concret à ce point, celui du coût de la grâce gratuite… Eh bien précisément l’Évangile est là et nulle part ailleurs ! Il ne nous rencontre que là. Ailleurs, il est abstrait, n’engage pas. Ce qu’a bien perçu l’homme de notre texte, d’où sa tristesse.

La grâce coûtera tout. Voilà ce que dit Jésus par ses propos à notre homme. Et c’est là ce que l’on évite en permanence, se contentant de l’Évangile comme scandale pour la raison — quand on aura dit les miracles et la résurrection — ; si encore on n’atténue pas même cela !

Mais le vrai scandale est plus que celui de la seule raison qui refuse ce qui n’est pas raisonnable. Le scandale de l’Évangile est en ce qu’il faut abandonner ! Prendre sa croix est suivre Jésus en abandonnant jusqu’à sa propre vie. On l’a à nouveau à la fin de notre texte, lorsque Jésus explique aux disciples ce qui s’est passé avec ce pauvre riche, riche devenu tout triste. Tout abandonner, et cela concrètement…

Car les disciples ont compris l’enjeu : qui peut être sauvé, à ce compte ?

*

Revenons à notre homme. Il est à présent face au Christ auquel il s'est adressé au départ, mais frustré. C'est qu'il n'est d'être à l'image du Christ, d'être vrai, que devant Dieu seul, seul bon. Et cela suppose, tôt ou tard, l'abandon de tout ce dont notre vie serait censée dépendre, à commencer bien sûr par les parents et tous les proches — Jésus le dira à ses disciples, et jusqu'à tout ce qui peut donner un statut social, et notamment par la richesse. Et là c’est concret. Que cela paraît difficile !

Mais il n'est en dehors de cela pas de liberté possible, pas de libération évangélique. Pas plus d'entrée dans le Royaume de Dieu qu'il n'est pour un chameau de passage à travers un trou d'aiguille. Impossible, donc, comme le remarquent les disciples. Impossible aux hommes !… mais pas à Dieu. Encore le même retour : se placer sous son regard, hors du mensonge.

Sans quoi reste la tristesse d'être toujours dépendant, toujours frustré, de passer sa vie à s'en repartir tout triste.

Il s’agit d’ « abandonner père, mère, ses biens, etc., pour être digne de moi », dit Jésus. Cela pour mettre fin à la frustration de n'être jamais soi-même. Et Jésus l’a dit concrètement à l’homme triste : « tes biens ! » Car ça, c’est concret, pour lui. On sait en effet très bien qu’abandonner ses proches ne veut pas dire partir au désert et les laisser se débrouiller. Ici l’abandon est en quelque sorte symbolique : par exemple se préparer à l’inéluctable. Comme pour sa propre vie : il faudra partir… Mais en son temps. Donc tout va bien pour le moment.

Mais pour notre homme, Jésus a eu l’occasion de dire ce qu’il en est concrètement : la grâce gratuite te coûtera tout, tôt ou tard. Tu devras tout laisser, et donc le savoir, l’accomplir, dès maintenant. Ce à quoi tu veux t’engager en me posant ta question, celle du salut, je te dis à présent ce qu’il en est. Tu veux connaître le salut ? Mais ça va tout te coûter. Tout. Dieu ne te laissera rien. Alors va, vends tout, distribue tout.

« Ce salut est impossible », ont dit les disciples. « C’est vrai ! » répond Jésus. Alors, « comptez sur Dieu… Suivez son appel avec confiance, jour après jours, sachant que cela vous coûtera tout. » Tout ! Et cela nous vaudra de recevoir dès cette vie, au centuple ce qu'il nous a semblé si dur de lâcher. Cela coûte tout, jusqu'à la persécution : déjà celle de subir la moquerie, pour prix de n'être pas comme un mouton.

Il n'est pas facile de se résoudre à recevoir ce qui ressemble à sa propre mort, renoncer à toute possession ; mort à soi-même indispensable pour la naissance d'en haut, la naissance à la liberté.

*

Alors seulement, un monde nouveau, prémisse des nouveaux cieux et de la nouvelle terre, peut advenir. Un monde de relations humaines basées sur la reconnaissance de l'autre pour lui-même, être créé selon l’image de Dieu manifestée en Christ. Où l’on voit que c’est bien là l’Évangile, ou sa réception concrète.

S’ouvre alors une réelle possibilité d'accueil du prochain (n’oublions pas, il est question des commandements dans ce texte) ; accueil du prochain, celui qui s’approche, tel qu'il nous est donné sous le regard de Dieu, tel qu'il est, un regard qui nous en dévoile la valeur infinie. Les proches, Jésus y revient avec ses disciples. Un prochain radicalement autre, personnellement à l'image de Dieu, c'est-à-dire irréductible à ce à quoi nous voudrions le limiter.

*

Voilà tout un programme, et qui n'est pas facultatif — un programme qui est le salut. Qui permet une réelle découverte de Dieu et de notre prochain ! Cette découverte de ce prochain, riche en Dieu face à nous-mêmes — à commencer par ces prochains que sont nos conjoints, nos enfants, nos parents… —, découverte de nous-mêmes finalement, ne se fera qu'à travers la rupture que le Christ opère entre nos proches et nous, entre nous et nous. À travers notre abandon à Dieu ! Et concrètement, il s’agit d’abord bel et bien, de nos biens, de tous nos biens.


R.P., Châtellerault, 14.10.18


dimanche 7 octobre 2018

"Les deux deviendront une seule chair"




Genèse 2.18-24 ; Psaume 128 ; Hébreux 2.9-11 ; Marc 10.2-16

Genèse 2, 18-24
18 Le SEIGNEUR Dieu dit: "Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Je veux lui faire un soutien qui lui soit accordé."
[…]
21 Le SEIGNEUR Dieu fit tomber dans une torpeur l’homme qui s’endormit; il prit l’un de ses côtés et referma les chairs à sa place.
22 Le SEIGNEUR Dieu transforma le côté qu’il avait pris à l’homme en une femme qu’il lui amena.
23 L’homme s’écria: "Voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair, celle-ci, on l’appellera femme car c’est de l’homme qu’elle a été prise."
24 Aussi l’homme laisse-t-il son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et ils deviennent une seule chair.

Marc 10, 2-9
2 Des Pharisiens […] lui demandaient s’il est permis à un homme de répudier sa femme.
3 Il leur répondit: "Qu’est-ce que Moïse vous a prescrit ?"
4 Ils dirent: "Moïse a permis d’écrire un certificat de répudiation et de renvoyer sa femme."
5 Jésus leur dit: "C’est à cause de la dureté de votre cœur qu’il a écrit pour vous ce commandement.
6 Mais au commencement du monde, Dieu les fit mâle et femelle;
7 c’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme,
8 et les deux ne feront qu’une seule chair. Ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair.
9 Que l’homme donc ne sépare pas ce que Dieu a uni."

*

Jésus répond à côté, apparemment, de la question qui lui est posée sur la répudiation — venant à la Genèse via une réponse sur la faiblesse des hommes, notre « dureté » (littéralement « sclérose du cœur »), qui est ce qu’elle est, et que Jésus ne nie pas. L'essentiel, renvoyant à la Genèse, est que Dieu s’engageant pour nous devient en Christ une seule chair avec nous, comme homme et femme deviennent ce qu’ils sont, une seule chair. On va voir avec la Genèse et la lecture qu'en fait Jésus ce qu'il faut entendre par là.

La controverse dans laquelle on tente de faire entrer Jésus est connue — controverse entre les disciples de Hillel et ceux de Chammaï, deux figures rabbiniques célèbres représentant deux courants d’interprétation : plus souple d’un côté, mais pouvant, à force de sembler le faciliter, aller jusqu’à rapprocher le divorce d’un renvoi pur et simple — façon de retour à la répudiation — ; interprétation plus rigoureuse de l’autre. Il est clair que pour Jésus, Moïse a visé à humaniser la répudiation, en l’organisant comme divorce, donnant des droits à la partie répudiée. « Je hais la répudiation » disait Dieu par les prophètes (Malachie 2, 16). Les dispositions juridiques envisagées par Moïse visent à mettre de l’humanité face à la dureté du cœur humain, à donner des droits dans une situation qui pourrait être catastrophique pour la répudiée, pouvant sans cela être réduite à la plus sombre misère.

Cela dit, la question posée à Jésus, celle de la répudiation, pas du divorce — de la répudiation que Moïse a permis d’organiser en divorce, n’est donc pas ce dont parle Jésus. Un peu comme quand on vient lui soumettre une question d’héritage — Luc 12, 13-14 : « Quelqu’un dit à Jésus, du milieu de la foule : Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage. Jésus lui répondit : Ô homme, qui m’a établi pour être votre juge, ou pour faire vos partages ? » Ici de même il ne répond pas à ce qui lui est demandé. « Pour cela, voyez la Loi, qui rend les choses humaines : "Qu’est-ce que Moïse vous a prescrit ?" demande-t-il. Si Moïse vous a donné la procédure concernant ce que vous me demandez, moi je suis venu pour autre chose ».

Au-delà des questions d’organisation concrète du quotidien (non que Jésus dédaigne ces questions, mais pour cela il renvoie à Moïse — et sa réponse implique une interprétation des plus humaines de la loi de Moïse, occasion de saluer la lutte actuelle contre les violences faites aux femmes) — au-delà de ces questions légitimes, quel est donc le propos de Jésus ?

*

On lui parle répudiation, il répond alliance : « que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni ». Ce qui renvoie à l’Alliance que Dieu scelle avec les êtres humains, dite à travers une alliance très concrète entre un homme et une femme. Mais de quoi s’agit-il ?

Alliance. C’est le thème qui est au cœur de l’histoire biblique, qui nous présente l'amour de Dieu pour son peuple comme similaire à celui d'un homme et d'une femme. Du coup, un amour humain, qui fonde une alliance — le mariage —, est appelé à dire en signe ce qu'est cette autre Alliance, l’Alliance que Dieu a scellée avec nous. Comme Dieu tout Autre.

De même, rien de plus autre, de plus étranger qu’un homme et une femme. Soyons lucides : ceux qui sont mariés le savent : les hommes et les femmes ne sont pas faits pour vivre ensemble. Trop différents ! Comme Dieu et homme !

D’où précisément, entre homme et femme, le mariage ; ce scellement qui ne peut concerner que deux êtres radicalement étrangers, comme le sont un homme et une femme, deux côtés en vis-à-vis d’une même chair scindée, avant de devenir la seule chair dont ils sont issus.

Dans cette perspective, on ne se marie pas parce qu’on se ressemble, mais précisément parce qu’on est deux êtres scindés, et en ce sens radicalement différents avant de se retrouver comme chair unique ; sans quoi il n’y a pas besoin d’un tel lien, nécessaire entre des différences insurmontables ; et ainsi, sachant cela, on mesure un peu combien l’engagement coûte.

Radicalement étrangers, venant de deux mondes radicalement étrangers, serait-on voisins de palier ; bref : homme et femme ; on est conscient qu’on est en train de faire naître un monde nouveau, fruit de ces différences, une fécondité comme récolte de cet engagement.

D’où la rupture de chacun d’avec ce qu’il fut. Et cela, c’est difficile. Difficile comme un accouchement l’est pour une mère. Difficile, voire impossible ! Et pourtant, c’est par là que le monde se crée. Le monde n’est fécond que de ses différences.

*

Venons-en aux textes de la Genèse que Jésus cite — ch. 1, v. 26-27 : « Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance » — « Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa ». Tel est donc l’humain selon l’image de Dieu, l’humain mâle et femelle, homme et femme.

Puis, au ch. 2, deuxième texte, que nous avons lu : « Le Seigneur Dieu fit tomber dans une torpeur l’homme qui s’endormit ; prit l’un de ses côtés et referma les chairs à sa place. Le Seigneur Dieu transforma le côté qu’il avait pris à l’homme en une femme qu’il lui amena. L’homme s’écria : "Voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair, celle-ci on l’appellera femme car c’est de l’homme qu’elle a été prise." »

En premier un projet de Création de l’humain selon l’image de Dieu, qui est appelé à se réaliser dans la dualité homme-femme. « Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa » — à savoir « mâle et femelle ».

Nous sommes homme et femme. Mais la partie féminine des hommes et la partie masculine des femmes est cachée en quelque sorte. Et pourtant c’est là que se réalise l’image de Dieu.

C’est-à-dire que c’est là que se dit quelque chose de Dieu comme celui qui est Autre, radicalement différent de ce que nous pouvons en concevoir, sous peine d’être à notre image, d’être une projection de nous-mêmes — autant dire, de ne pas exister ailleurs que dans notre tête !

Or l’image de Dieu en nous n’est pas cela. L’image de Dieu en nous est en notre dualité homme-femme. Elle est en ce que quelque chose en nous nous échappe totalement. Ce « quelque chose » nous est aussi étranger qu’un homme pour une femme ou une femme pour un homme.

Et pourtant c’est en nous, c’est même en nous le signe de Dieu qui nous échappe totalement : « à son image il le créa » — et donc homme et femme.

Voilà ce qu’est l’homme pour la femme, la femme pour l’homme : l’autre côté — plutôt que l’autre côte ! — qui est le signe du Dieu infini.

Cela pour un devenir (à l'inaccompli en hébreu) une seule chair. Jésus précise : les deux deviendront une seule chair — l’Évangile reprenant ici le grec de la LXX. Les deux, c'est-à-dire que la blessure originelle qui est dans la séparation des deux côtés selon le songe qu'indique le sommeil prophétique dans lequel est plongé l'homme, blessure refermée avec son manque, puisque l'autre côté est hors de chacun, nous manque donc. « Le Seigneur Dieu fit tomber un profond sommeil sur l’homme, qui s’endormit ; il prit un de ses côtés, et referma la chair à sa place. » (Gn 2, 21)

L'autre, la femme pour l'homme, l'homme pour la femme, devient le reflet de ce manque, la marque de ce manque, comme une réouverture de la chair refermée dans la vision de la séparation, par laquelle chacun des deux trouve l'ouverture vers une réunification, où chacun devient pour sa part potentiellement entier. Les deux ouverts chacun au devenir une seule chair : ce n'est pas un mélange de deux devenant un, mais à l’occasion de l’autre chacun pouvant retrouver son unité.

*

On est dans l'ordre de l’Alliance entre Dieu et les hommes, finalement scellée en Jésus Christ Dieu et homme, fils de Dieu venu en chair. Apparemment l’alliance de la carpe et du lapin ! Impossible ! Mais ce qui est impossible à l’homme est possible à Dieu.

Ainsi, Dieu s’est uni à l’humanité, sorte de mariage — une alliance — pour une seule chair, de sorte que désormais, l’homme ne peut pas séparer ce que Dieu a uni. On est au cœur de la parole chair donnée en Jésus.

Voilà une Alliance scellée en Jésus devenu vrai homme, jusqu’aux épreuves des hommes, jusqu’à une mort d’homme — Héb 2, 9 : « celui qui a été abaissé quelque peu par rapport aux anges, Jésus, se trouve, à cause de la mort qu’il a soufferte, couronné de gloire et d’honneur. Ainsi, par la grâce de Dieu, c’est pour tout homme qu’il a goûté la mort. »

Alors perce la récolte de la fécondité du monde : il s’agit bien d’accueillir le Royaume, qui naît de la fécondité de l’impossible, cet impossible que Dieu a réalisé quand même, pour nous.


RP, Poitiers, 7.10.18 (PDF ici)