dimanche 17 février 2019

Difficile liberté




Jérémie 17, 5-8 ; Psaume 1 ; 1 Corinthiens 15, 12-20 ; Luc 6, 17-26

Luc 6, 17-26
17 Descendant avec eux, il s'arrêta sur un endroit plat avec une grande foule de ses disciples et une grande multitude du peuple de toute la Judée, de Jérusalem et du littoral de Tyr et de Sidon ;
18 ils étaient venus pour l'entendre et se faire guérir de leurs maladies ; ceux qui étaient affligés d'esprits impurs étaient guéris ;
19 et toute la foule cherchait à le toucher, parce qu'une force sortait de lui et les guérissait tous.
20 Alors, levant les yeux sur ses disciples, Jésus dit :
« Heureux, vous les pauvres : le Royaume de Dieu est à vous.
21 Heureux, vous qui avez faim maintenant : vous serez rassasiés.
Heureux, vous qui pleurez maintenant : vous rirez.
22 Heureux êtes-vous lorsque les hommes vous haïssent, lorsqu'ils vous rejettent et qu'ils insultent et proscrivent votre nom comme infâme, à cause du Fils de l'homme.
23 Réjouissez-vous ce jour-là et bondissez de joie, car voici, votre récompense est grande dans le ciel ; c'est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les prophètes.
24 Mais malheureux, vous les riches : vous tenez votre consolation.
25 Malheureux, vous qui êtes repus maintenant : vous aurez faim.
Malheureux, vous qui riez maintenant : vous serez dans le deuil et vous pleurerez.
26 Malheureux êtes-vous lorsque tous les hommes disent du bien de vous : c'est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les faux prophètes. »

*

« La dictature parfaite serait une dictature qui aurait les apparences de la démocratie, une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient pas à s’évader, un système d’esclavage où, grâce à la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l’amour de leur servitude » (Aldous Huxley). Cette citation pour dire l'actualité des Béatitudes, on va le voir. Reprenons…

*

« Levant les yeux sur ses disciples, Jésus dit :
"Heureux, vous les pauvres : le Royaume de Dieu est à vous.
Heureux, vous qui avez faim…
Heureux, vous qui pleurez…
Heureux êtes-vous lorsque les hommes vous haïssent, vous rejettent et vous insultent…" »

Alors Simon Pierre dit : "Est-ce qu'on doit apprendre tout ça ?"
Et André dit : "Est-ce qu'il fallait l'écrire ?"
Et Philippe dit : "J'ai pas de feuille".
Et Jean dit : "Les autres disciples n'ont pas eu à l'apprendre, eux !"
Et Barthélemy dit : "Est-ce qu'on l'aura en devoir ?"
Et Jacques dit : "Est-ce qu'on sera interrogé sur tout ?"
Et Marc dit : "Ça sera noté ?"
Et Mathieu demanda : "Je peux aller aux toilettes ?"
Et Simon le zélote dit : "Quand est-ce qu'on mange ?"
Et Jude dit enfin : "Y’a quoi après pauvres…?"

Alors un grand prêtre du temple s'approcha de Jésus et dit :
"Quelle était votre problématique ?
Quels étaient vos objectifs et les savoir-faire mis en œuvre ?
Pourquoi ne pas avoir mis les disciples en activité de groupe ?
Pourquoi cette pédagogie frontale ?"

Alors Jésus s'assit… et pleura !!!

*

Quelques siècles plus tard…

« L'action se passe en Espagne, à Séville, à l'époque la plus terrible de l'Inquisition, lorsque chaque jour s'allumaient des bûchers à la gloire de Dieu. »

Ainsi débute l'épisode du Grand Inquisiteur, dans le roman de Dostoïevski Les Frères Karamazov. Dostoïevski y raconte une légende : le Christ revenu sur terre, à Séville, au XVIe siècle. Apparu doucement, sans se faire remarquer, tous le reconnaissent.

« Silencieux, il passe au milieu de la foule avec un sourire d'infinie compassion. Son cœur est embrasé d'amour, ses yeux dégagent la Lumière, la Science, la Force, qui rayonnent et éveillent l'amour dans les cœurs. »

Il arrive sur le parvis de la cathédrale et ressuscite une petite fille que l'on s'apprêtait à enterrer. C'est alors qu'arrive le cardinal Grand Inquisiteur, le maître des lieux, qui a déjà fait brûler une centaine d'hérétiques en cette même place.

« C'est un grand vieillard, presque nonagénaire, avec un visage desséché, des yeux caves, mais où luit encore une étincelle. »

Il a tout vu : l'arrivée de l'homme, la foule en liesse, le miracle. Il donne l'ordre de faire arrêter le Christ.

« Si grande est sa puissance et le peuple est tellement habitué à se soumettre, à lui obéir en tremblant, que la foule s'écarte devant ses sbires. »

On enferme le prisonnier dans une étroite cellule du bâtiment du Saint-Office. À la nuit tombée, le Grand Inquisiteur vient lui rendre visite, seul.

« C'est Toi, Toi ? l'apostrophe-t-il. Pourquoi es-tu venu nous déranger ? »

Le prisonnier ne dit rien. Il se contente de regarder le vieillard. Alors celui-ci reprend :

« N'as-tu pas dit bien souvent : "Je veux vous rendre libres. " Eh bien ! Tu les as vus les hommes libres", ajoute le vieillard d'un air sarcastique. Oui cela nous a coûté cher, poursuit-il en le regardant avec sévérité, mais nous avons enfin achevé cette œuvre en ton nom. […] Sache que jamais les hommes ne se sont crus aussi libres qu'à présent, et pourtant, leur liberté, ils l'ont humblement déposée à nos pieds. »

Puis le cardinal explique à Jésus qu'il n'aurait jamais dû résister aux trois tentations diaboliques : changer les pierres en pains, se jeter du haut du pinacle du Temple et demander aux anges de le sauver, et accepter de régner sur tous les royaumes du monde (Matthieu, 4, 1-11). Car il n'y a que trois forces qui peuvent subjuguer la conscience humaine : le miracle, le mystère et l'autorité.

« Et toi tu veux aller au monde les mains vides, en prêchant aux hommes une liberté que leur sottise et leur ignominie naturelle les empêchent de comprendre, une liberté qui leur fait peur, car il n'y a, et il n'y a jamais rien eu, de plus intolérable pour l'homme et pour la société ! […] Il n'y a pas, je te le répète, de souci plus cuisant pour l'homme que de trouver au plus tôt un être à qui déléguer ce don de la liberté. […] Là encore tu te faisais une trop haute idée des hommes, car ce sont des esclaves. […] Nous avons corrigé ton œuvre en la fondant sur le miracle, le mystère, l'autorité. Et les hommes se sont réjouis d'être de nouveau menés comme un troupeau et délivrés de ce don funeste qui leur causait de tels tourments. […] Demain, sur un signe de moi, tu verras ce troupeau docile apporter des charbons ardents au bûcher où tu monteras, pour être venu entraver notre œuvre. »

L'Inquisiteur se tait. Il attend avec nervosité la réponse du prisonnier qui l'a écouté pendant des heures en le fixant de son regard calme et pénétrant.

« Le vieillard voudrait qu'il lui dise quelque chose, fût-ce des paroles amères et terribles. Tout à coup, le prisonnier s'approche en silence du nonagénaire et baise ses lèvres exsangues. C'est toute la réponse. Le vieillard tressaille, ses lèvres remuent ; il va à la porte, l'ouvre et dit : "Va-t'en et ne reviens plus… plus jamais !" Et il le laisse aller dans les ténèbres de la ville. »

Cette légende traduit ce que fut en certains points essentiels la réalité de l'histoire du christianisme : une inversion radicale des valeurs évangéliques.

(Résumé adapté de Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, Plon 2007, Points Essais, p. 7-9.)

Le meilleur des mondes de Huxley, réalisé aujourd'hui dans nos sociétés modernes, a donc, on le voit, donné raison au Grand Inquisiteur…

*

Les valeurs évangéliques subverties, subversion dont le pouvoir de l’Inquisition marque le point d’orgue — les valeurs évangéliques subverties par leurs témoins sont celles qui se déploient dans les Béatitudes, porte de la vraie liberté.

Les Béatitudes : promesses d’un bonheur donné, chez Matthieu et Luc, qui se doublent chez Luc de lamentations sur le malheur qui est de ne pas entendre ces promesses, de ne pas les pratiquer. Lamentations qui sont comme un développement du « Jésus pleura » de la petite histoire légendaire sur la réception initiale de l’enseignement de Jésus…

« Malheureux, vous qui êtes riches…
Malheureux, vous qui êtes rassasiés…
Malheureux, vous qui êtes riez…
Malheureux êtes-vous lorsque les hommes disent du bien de vous… »


Une lamentation, des larmes — Jésus pleurant —, une lamentation qui annonce le débouché rappelé par Dostoïevski, résumant tout le dilemme du christianisme : suivre Jésus et connaître le bonheur qui libère et se reçoit de Dieu — quitte à être rejeté par les hommes ; ou se confier en l’humain et être certes populaire, respecté, riche, rassasié et réjoui, mais d’un « bonheur » creux, déjà au bord des larmes, fondé sur des apparences, faisant fi du vrai bonheur.

Être réaliste, comme l’enseigne le Grand Inquisiteur, et comme le réalise notre monde huxleyen, être réaliste en tenant de l’histoire et des réalités humaines, politiques, électorales, économiques, et que sais-je encore. Un vrai culte du passager, source d’un malheur intérieur, pour vouloir ignorer la sagesse qui clame que, malgré les apparences, « celui qui se confie dans ses richesses tombera, mais les justes verdiront comme le feuillage » comme dit le Proverbe (11:28). Car le bonheur annoncé ne se voit pas, au point que d’aucuns ont pensé que les Béatitudes étaient la quintessence de la religion définie comme « opium du peuple » — genre : en souffrir un max. ici-bas, ça ira mieux après. Oui… mais ce n’est pas ce qu’a dit Jésus… qui en pleure…

… En écho à Jérémie 17, 5-8 :
5 Ainsi parle le SEIGNEUR : Maudit soit l'homme qui met sa confiance dans un être humain, qui prend la chair pour appui, et dont le cœur se détourne du SEIGNEUR !
6 Il est comme un genévrier dans la plaine aride, et ne voit pas arriver le bonheur ; il demeure dans les lieux brûlés du désert, sur une terre amère et désolée.
7 Béni soit l'homme qui met sa confiance dans le SEIGNEUR, celui dont le SEIGNEUR est l'assurance !
8 Il est comme un arbre planté près des eaux, qui étend ses racines vers le cours d'eau : il ne voit pas venir la chaleur et son feuillage reste verdoyant ; dans l'année de la sécheresse, il est sans inquiétude et il ne cesse de porter du fruit.

Malheureux ceux qui se confient en l’homme, ceux qui poursuivent la modification de leurs circonstances en vue de ne recevoir le bonheur que demain, mais…

Psaume 1
1 Heureux qui ne suit pas les projets des méchants, qui ne s'arrête pas sur le chemin des pécheurs, et qui ne s'assied pas parmi les insolents,
2 mais qui trouve son plaisir dans la loi du SEIGNEUR, et qui redit sa loi jour et nuit !
3 Il est comme un arbre planté près des ruisseaux, qui donne son fruit en son temps, et dont le feuillage ne se flétrit pas : tout ce qu'il fait lui réussit.
4 Il n'en est pas ainsi des méchants : ils sont comme la paille que le vent emporte.
5 C'est pourquoi les méchants ne se tiendront pas debout au jugement, ni les pécheurs dans la communauté des justes.
6 Car le SEIGNEUR connaît la voie des justes, mais la voie des méchants se perd.

*

D’avoir été réaliste, l’humanité s’est bel et bien égarée, à commencer par celle se réclamant du Christ ! pour rejeter son enseignement qui ne serait ni assez pratique ni assez pédagogique. Et au cœur de ce monde égaré, jusqu’aujourd’hui, sourd un bonheur, de cette source qui irrigue ceux qui entendent quand même : heureux ceux qui fondent leur bonheur en celui-là seul qui peut le donner, quelles que soient les circonstances qui sont les leurs… Heureux ceux qui entendent cette promesse à même de tout transformer. Rien ne peut leur ravir leur bonheur.


RP, Poitiers, 17.02.19


dimanche 10 février 2019

Vocation de disciples




Ésaïe 6, 1-8 ; Psaume 138 ; 1 Co 15, 1-11 ; Luc 5, 1-11

Luc 5, 1-11
1 Comme la foule se pressait autour de lui pour entendre la parole de Dieu, et qu’il se trouvait auprès du lac de Génésareth,
2 il vit au bord du lac deux petites barques, d’où les pêcheurs étaient descendus pour laver leurs filets.
3 Il monta dans l’une de ces barques, qui était à Simon, et il lui demanda de s’éloigner un peu de terre. Puis il s’assit, et de la barque il enseignait les foules.
4 Lorsqu’il eut cessé de parler, il dit à Simon : Avance en eau profonde, et jetez vos filets pour pêcher.
5 Simon lui répondit : Maître, nous avons travaillé toute la nuit sans rien prendre, mais, sur ta parole, je jetterai les filets.
6 L’ayant fait, ils prirent une grande quantité de poissons, et leurs filets se rompaient.
7 Ils firent signe à leurs compagnons qui étaient dans l’autre barque de venir les aider. Ils vinrent et remplirent les deux barques, au point qu’elles enfonçaient.
8 Quand il vit cela, Simon Pierre tomba aux genoux de Jésus et dit : Seigneur, éloigne-toi de moi parce que je suis un homme pécheur.
9 Car la frayeur l’avait saisi, lui et tous ceux qui étaient avec lui, à cause de la pêche qu’ils avaient faite.
10 Il en était de même de Jacques et de Jean, fils de Zébédée, les associés de Simon. Et Jésus dit à Simon : Sois sans crainte ; désormais tu seras pêcheur d’hommes.
11 Alors ils ramenèrent les barques à terre, laissèrent tout et le suivirent.

*

Nous voici en présence d'un miracle de Jésus qui a un effet pour le moins inattendu à nos yeux. Voilà des pêcheurs rentrés bredouilles qui, suite à un miracle qui leur donne une pêche surabondante, abandonnent pêche et barques ! On pourrait s'attendre à un autre type de résultat…

L'étrange dialogue de Jésus et de Pierre accroît le côté troublant de cet épisode ; mais dessine en même temps la voie d'une explication.

*

Le récit de ce miracle est entouré de deux autres récits de divers événements miraculeux : des guérisons, qui ont pour conséquence de développer grandement la popularité de Jésus, tandis que celui-ci cherche à fuir cette popularité (4, 42 ; 5, 15-16).

Ces divers miracles sont accomplis au bénéfice de la foule, qui voit un grand avantage à s'assurer la présence permanente d'un tel guérisseur providentiel. Cette population, souvent en détresse, s'intéresse, et on peut la comprendre, aux avantages immédiats et concrets des miracles de Jésus, au point de vouloir le retenir, fût-ce au déficit des autres villes (4, 42-43).

Cette attitude vis-à-vis du miracle est une attitude à courte vue, à côté de la réalité spirituelle réelle du miracle, qui est signe. Lorsque la dimension spirituelle est pressentie, comme pour la guérison du paralytique par laquelle Jésus lui signifie son pardon, le miracle suscite crainte et perplexité (5, 26) !

Et c'est ce qui va en être pour Pierre et ses compagnons à propos de cette pêche miraculeuse.

Contrairement aux diverses guérisons qui ont enthousiasmé les populations, cette pêche miraculeuse concerne plus particulièrement les disciples, eux qui, confusément, ont déjà quelque idée de ce qu'il en est de Jésus.

En témoigne l’obéissance de Pierre à Jésus lui disant de retourner jeter le filet ; Pierre qui, expérimenté en la matière, a pourtant pêché toute la nuit, et qui malgré tout, malgré ce qui inclut peut-être une volonté sous-jacente de montrer à Jésus qui est le professionnel de la pêche — Pierre fatigué, qui y retourne quand même (v. 5).

Jésus qui vient de prêcher aux foules depuis la barque de Pierre (v. 3) — technique oratoire pour faire porter la voix plus largement — ; Jésus prend maintenant les disciples avec lui pour les inviter à repartir en mer (v. 4). Il est à présent avec un « public » plus avisé, et qui saura tirer du miracle son sens et ses conséquences les plus troublantes concernant qui est Jésus.

*

Jésus, par son miracle, ne vient-il pas de montrer qu'il ouvre les portes de l'abondance, y compris, en matière de pêche, mieux que les spécialistes de la pêche ?

Et la réaction de Pierre est la frayeur, frayeur parce que, dit-il, il est un homme pécheur (v. 8-9). Pierre pressent derrière ce miracle toute une épaisseur de mystère. Il devine le tournant que ce miracle doit marquer dans sa vie. Jésus lui montre l'abondance pour lui faire comprendre qu'il lui faut abandonner déjà cette abondance dont il lui révèle avoir le secret !

Il ne saurait y avoir de pêche abondante que par la grâce de Dieu dont Jésus est le signe : c'est dire que désormais éclate aux yeux de Pierre qu'il ne saurait y avoir de sens ultime dans le geste de jeter le filet. Ce jour-là s'ouvre à ses yeux confus un horizon plus vaste que celui que lui faisait pressentir la mer qui l'appelait. D'une façon certaine, Pierre saisit que ce miracle scelle sa vocation. D'où sa frayeur : il perçoit que ce qui éclate dans le miracle qui dévoile la présence du Dieu qui l'appelle ne peut qu'être, en même temps, condamnation pour l’homme pécheur qui apparaît crûment dans la lumière de cet appel. Il y a de quoi être effrayé. Pour nous aussi. D’autant qu’à travers Pierre, ne nous leurrons pas, nous sommes aussi visés.

Pierre, lui, est pris dans les filets de ce carrefour : l'appel qu’il reçoit, qui l'éclaire, l'éblouit aussi ; il l'aveugle : situation sans issue : « Seigneur éloigne-toi de moi parce que je suis un homme pécheur ». C'est la même terreur qui saisissait Ésaïe dans la vision de sa vocation : « Malheur à moi ! Je suis perdu, car je suis un homme dont les lèvres sont impures » (És 6, 5). Terreur qui saisit aussi les compagnons de Pierre (v. 9-10). Et nous tous, si nous l’entendons…

*

Jésus comprend parfaitement les remous intérieurs qu'il a lui-même provoqués chez Pierre. Et il lui donne de vive voix la parole de la vocation, que Pierre a pressenti : « désormais, tu seras pêcheur — captiveur, pour la vie — d'hommes (comme tu as été captivé toi-même) », parole de vocation dont la force se fonde sur la parole de grâce qui la précède en apaisant la frayeur de Pierre : « Sois sans crainte » (v. 10). Car de cette pêche-là je t’ai montré, par ce signe, être le maître.

Racine de la vocation, ce « sois sans crainte » précède même probablement, dans l'Éternité, le miracle qui le signifie, et la frayeur de Pierre, qui ne pourra, dès lors, que marcher à la lumière de cette Parole de grâce. Ce jour-là, dans cette Parole de grâce qui les saisit et les appelle de façon incontournable, les disciples ont touché au domaine dont il n'est point de retour. Derrière eux s'est creusé un abîme : il n'est plus d'arrière — « alors ils ramenèrent les barques à terre, laissèrent tout et le suivirent » (v. 11).

Ce « sois sans crainte » est ici décisif. Il vaut lui aussi pour nous. Un appel qui nous est adressé à tous et qui rencontre naturellement notre crainte. Depuis celle de notre : « pourquoi moi ? » jusqu’à celle de n’être pas la hauteur. « Sois sans crainte » a dit Jésus à des apôtres qui l’ont bien entendu et qui savent par ce « sois sans crainte », qu’il ne leur est demandé que d’être ce qu’ils sont dans cette vaste tâche : des intendants d’un mystère qui les dépasse, ce mystère qui effraie Pierre. « Nous sommes des intendants des mystères de Dieu » dira Paul (1 Co 4,1). Comme Pierre n’est que le jeteur de filet d’une pêche dont Dieu seul est le maître, ce qui nous est confié n’est que l’intendance d’une grâce qui ne dépend pas de nous.

C’est tout, c’est énorme mais c’est tout. Et « ce qu’on demande en fin de compte à des intendants, c’est de se montrer fidèles », poursuit Paul (1 Co 4, 2). Soyez donc sans crainte ! C’est cela être pécheur d’hommes, c’est l’intendance spirituelle d’une grâce infinie.

Un mystère qui nous dépasse infiniment. La Parole qui fonde toute recherche de l'infini — et qui y met fin, dans la mesure où elle dévoile la présence de l'infini dans le service, à l'imitation de la Parole infinie, est venue dans la chair, afin de servir. Plus rien ne tient que de cette parole de grâce. Paul en dira : « par la grâce de Dieu, je suis ce que je suis » (1 Co 15, 10).


R.P., Châtellerault, 10.02.19


dimanche 3 février 2019

"... Pour vous qui l'entendez"




Jérémie 1.4-19 ; Psaume 71 ; 1 Corinthiens 12.31-13.13 ; Luc 4.21-30

Luc 4.21-30
21 Alors il commença à leur dire : « Aujourd'hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l'entendez. »
22 Tous lui rendaient témoignage ; ils s'étonnaient du message de la grâce qui sortait de sa bouche, et ils disaient : « N'est-ce pas là le fils de Joseph ? »
23 Alors il leur dit : « Sûrement vous allez me citer ce dicton : “Médecin, guéris-toi toi-même.” Nous avons appris tout ce qui s'est passé à Capharnaüm, fais-en donc autant ici dans ta patrie. »
24 Et il ajouta : « Oui, je vous le déclare, aucun prophète ne trouve accueil dans sa patrie.
25 En toute vérité, je vous le déclare, il y avait beaucoup de veuves en Israël aux jours d'Elie, quand le ciel fut fermé trois ans et six mois et que survint une grande famine sur tout le pays ;
26 pourtant ce ne fut à aucune d'entre elles qu'Élie fut envoyé, mais bien dans le pays de Sidon, à une veuve de Sarepta.
27 Il y avait beaucoup de lépreux en Israël au temps du prophète Élisée ; pourtant aucun d'entre eux ne fut purifié, mais bien Naamân le Syrien. »
28 Tous furent remplis de colère, dans la synagogue, en entendant ces paroles.
29 Ils se levèrent, le jetèrent hors de la ville et le menèrent jusqu'à un escarpement de la colline sur laquelle était bâtie leur ville, pour le précipiter en bas.
30 Mais lui, passant au milieu d'eux, alla son chemin.

*

« Aujourd'hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l'entendez » (v. 21). Il s’agit du Jubilé, l’an de grâce prévu par le Lévitique, et annoncé par Ésaïe : c’est cette écriture-là que Jésus vient de déclarer « accomplie pour vous qui l'entendez ». Le mot « jubilé » vient du latin jubilæus (de jubilare, « se réjouir »), traduction par Jérôme de l'hébreu yôbel qui désigne le cor en corne de chèvre qui était utilisé pour annoncer le début de cette année spéciale qui a lieu tous les cinquante ans. Cette année de grâce, de réjouissance, où les terres devaient être redistribuées de façon équitable et les esclaves libérés.

Je cite — Lévitique 25, 10-18 :
10 vous déclarerez sainte la cinquantième année et vous proclamerez dans le pays la libération pour tous les habitants ; ce sera pour vous un jubilé ; chacun de vous retournera dans sa propriété, et chacun de vous retournera dans son clan.
11 Ce sera un jubilé pour vous que la cinquantième année : vous ne sèmerez pas, vous ne moissonnerez pas ce qui aura poussé tout seul, vous ne vendangerez pas la vigne en broussaille,
12 car ce sera un jubilé, ce sera pour vous une chose sainte. Vous mangerez ce qui pousse dans les champs.
13 En cette année du jubilé, chacun de vous retournera dans sa propriété.
14 Si vous faites du commerce — que tu vendes quelque chose à ton prochain, ou que tu achètes quelque chose de lui, que nul d’entre vous n’exploite son frère :
15 tu achèteras à ton prochain en tenant compte des années écoulées depuis le jubilé, et lui te vendra en tenant compte des années de récolte.
16 Plus il restera d’années, plus ton prix d’achat sera grand ; moins il restera d’années, plus ton prix d’achat sera réduit : car c’est un certain nombre de récoltes qu’il te vend.
17 Que nul d’entre vous n’exploite son prochain ; c’est ainsi que tu auras la crainte de ton Dieu. Car c’est moi, le SEIGNEUR, votre Dieu.
18 Mettez mes lois en pratique ; gardez mes coutumes et mettez-les en pratique : et vous habiterez en sûreté dans le pays.

Une véritable révolution périodique, qui n'avait pas vraiment été appliquée, tout comme les simples années sabbatiques, d'ailleurs — qui mettaient en place tous les sept ans des bouleversements très importants aussi. En regard de l’exil, en guérison de la tragique déportation à Babylone, due selon les prophètes au non-respect des règles de cette loi (cf. 2 Chroniques 36, 20-21), le livre du prophète Ésaïe annonçait un an de grâce du Seigneur, an qui verrait l'exil prendre fin.

Ésaïe 61, 1-3 :
1 L’Esprit du Seigneur, l’Éternel, est sur moi, car le Seigneur m’a donné l’onction. Il m’a envoyé pour porter de bonnes nouvelles à ceux qui sont humiliés ; pour panser ceux qui ont le cœur brisé, pour proclamer aux captifs leur libération et aux prisonniers leur élargissement ;
2 Pour proclamer une année favorable de la part du Seigneur et un jour de vengeance de notre Dieu ; pour consoler tous ceux qui sont dans le deuil ;
3 Pour accorder à ceux de Sion qui sont dans le deuil, pour leur donner de la splendeur au lieu de cendre, une huile de joie au lieu du deuil, un vêtement de louange au lieu d’un esprit abattu, afin qu’on les appelle térébinthes de la justice, plantation de l’Éternel, pour servir à sa splendeur.

Aujourd'hui s'inaugure l'année jubilaire, l'an de grâce du Seigneur, avec toutes ses conséquences : tel est bien le propos de Jésus.

Voilà une parole bien étrange, que les auditeurs de Nazareth ont de la peine à recevoir. Ils lui demandent donc, comme il est coutume dans les évangiles, un miracle, pour croire. Et on peut les comprendre ! Ce Jubilé, cet an de grâce, on en voudrait tout de même des signes pour le croire.

Et si ce Jubilé est bien la guérison des yeux aveugles de ceux qui baignent dans les ténèbres de l'esprit de la captivité, on n'hésitera pas à attendre comme signe que les aveugles recouvrent la vue, selon la lettre de la traduction grecque de la parole du prophète : après tout le Règne de Dieu n'implique-t-il pas la guérison totale de toutes nos souffrances ; d'où la façon dont les habitants de Nazareth apostropheront Jésus : « médecin guéris-toi toi-même » (Luc 4, 23), et ton peuple avec toi.

Car le Jubilé annoncé par Ésaïe est bien l'inauguration du Règne de Dieu. Le Jubilé marque l'espérance de ce jour où le Shabbath devient éternel, ce jour à partir duquel il devient définitivement possible de dire : « c'est aujourd'hui de jour du Shabbath », selon l’Épître aux Hébreux, ch. 4. Cela étant appelé à être chargé de sens en ce qui concerne les relations humaines.

Cela peut et doit aller très loin. L'exil dont la fin s'inaugure, est dû selon le même livre d'Ésaïe à une injustice chronique que l’institution du Jubilé est censé corriger : des accumulations de richesses qui deviennent de pures injustices : « malheur à ceux qui accumulent terres et biens » dénonçait le prophète (És 5, 8) ! Et à force d'outrance dans l'accumulation, qui prive les plus pauvres, à force donc de non-observance de la redistribution, la colère a fini par tomber : destruction du pays par Babylone et exil, selon la lecture qui est faite par les prophètes de cette catastrophe. C'est la contrepartie terrible de la promesse à laquelle seule Jésus s'est arrêté, car l'an de grâce a une face sombre pour ceux qui commettent le péché de l'excès d'accumulation : un jour de vengeance divine. C'est la suite du verset dont Jésus, qui est là pour proclamer la grâce, vient de citer le premier aspect (cf. És 61, 2). Actualité de la parole prophétique quand les écarts dans les niveaux de vie exigent un Jubilé qui ouvre les portes du Règne de Dieu.

Or, que dit Jésus ? Que le moment positif, le moment de grâce de ce jour est venu, que c'est aujourd'hui ! Aujourd'hui s'inaugure l'an de grâce, temps de la faveur de Dieu. C'est toujours vrai ! Nos années chrétiennes se datent en autant d'ans de grâce : « an de grâce 2019 », disons-nous ! Autant d’années de Jubilé ! Si le nous croyons, si nous croyons que le Jubilé est advenu, si nous sommes dans l'an de grâce du Seigneur, plus rien ne manque pour que, par la foi, don de la grâce, nous en appliquions les modalités : libérés de tout esclavage, libres de remettre les dettes, puisque c’est là le Jubilé, libres parce que la délivrance des captifs a eu lieu, proclamation de la libération des victimes de toutes les oppressions possibles. La grâce de Dieu proclamée par Jésus nous en a libérés. Libres de ne pas accumuler, puisque c'est la grâce qui pourvoit. Libres aussi de dire que les accumulations sans redistribution effective sont injustes, relèvent du péché, puisque le péché est la transgression de la loi divine. Y compris les prescriptions du Jubilé. Ainsi prend son sens la prière de Marie, le Magnificat, sur le renversement des injustices devenues aujourd’hui si flagrantes (cf. Luc 1, 46-55).

Si ce qu'a annoncé Jésus est vrai, alors, chacun à notre humble mesure, nous avons tous une part de ce pouvoir : remettre les dettes à notre égard ; comme nous le prions dans le Notre Père — « remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs. » (Ça vaut comme pardon des offenses concernant ces dettes que sont les fautes ; ça vaut aussi à tous les autres plans. Comme ne pas craindre de dénoncer comme injustice, et péché, ce qui au regard de la parole prophétique, est bien tel.)

Si nous ne faisons pas de miracles spectaculaires, comme Jésus n’en a pas fait à Nazareth (comme pour nous dire : vous aussi vous pouvez beaucoup de choses sans que cela ne soit spectaculaire) — nous avons la possibilité de mettre en place les modalités essentielles de l’an de grâce : à commencer par remettre pour notre part les compteurs à zéro.

La parole que donne ici Jésus engage la seule foi en ce qu'il annonce. Mais cette parole, qui engage la foi la plus inconcevable… rencontre… le réalisme le plus massif… et compréhensible !

Ce réalisme prend la forme d’une question : qui est-il celui-là pour oser une telle déclaration, si exorbitante !? Nous connaissons son père et sa mère ! Qu’il nous donne donc au moins un signe, un miracle, comme ceux qu’il a produits à Capharnaüm ! Mais les signes, c’est pour provoquer une foi à apparaître, provoquer une foi conçue à germer. En d’autres termes, c’est pour ceux du dehors, précisément ! Comme au temps d’Élie… Mais pour ceux qui ont côtoyé au quotidien le prophète et sa famille, il leur sera difficile de voir au-delà de ce quotidien trivial.

Voilà qui provoquera même la colère des siens, de ceux de Nazareth !

La parole que Jésus a prononcée requiert la simple adhésion de la foi — sans qu’il soit besoin de signe supplémentaire ! Puisque sans la foi qui le reçoit, le signe est inutile.

« Passant au milieu d'eux, Jésus alla son chemin », conclut le texte…

Serons-nous de ceux au milieu desquels Jésus passe, continuant son chemin, ou serons-vous de ceux qui n’ont plus besoin de signes supplémentaires pour ajouter foi à sa parole : « aujourd’hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l’entendez » !


RP, Poitiers, 03.02.19