dimanche 30 mars 2014

L'aveugle voyant




1 Samuel 16, 1-13 ; Psaume 23 ; Éphésiens 5, 8-14 ; Jean 9

Jean 9 : v. 1-7, 13-17, 34-39
1  En passant, Jésus vit un homme aveugle de naissance.
2  Ses disciples lui posèrent cette question : "Rabbi, qui a péché pour qu’il soit né aveugle, lui ou ses parents ?"
3  Jésus répondit : "Ni lui, ni ses parents. Mais c’est pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui !
4  Tant qu’il fait jour, il nous faut travailler aux œuvres de celui qui m’a envoyé : la nuit vient où personne ne peut travailler ;
5  aussi longtemps que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde."
6  Ayant ainsi parlé, Jésus cracha à terre, fit de la boue avec la salive et l’appliqua sur les yeux de l’aveugle ;
7  et il lui dit : "Va te laver à la piscine de Siloé" — ce qui signifie Envoyé. L’aveugle y alla, il se lava et, à son retour, il voyait.
[…]
13  On conduisit chez les Pharisiens celui qui avait été aveugle.
14  Or c’était un jour de sabbat que Jésus avait fait de la boue et lui avait ouvert les yeux.
15  À leur tour, les Pharisiens lui demandèrent comment il avait recouvré la vue. Il leur répondit : "Il m’a appliqué de la boue sur les yeux, je me suis lavé, je vois."
16  Parmi les Pharisiens, les uns disaient : "Cet individu n’observe pas le sabbat, il n’est donc pas de Dieu." Mais d’autres disaient : "Comment un homme pécheur aurait-il le pouvoir d’opérer de tels signes ?" Et c’était la division entre eux.
17  Alors, ils s’adressèrent à nouveau à l’aveugle : "Et toi, que dis-tu de celui qui t’a ouvert les yeux ?" Il répondit : "C’est un prophète."
[…]
34  Ils ripostèrent : "Tu n’es que péché depuis ta naissance et tu viens nous faire la leçon !"; et ils le jetèrent dehors.
35  Jésus apprit qu’ils l’avaient chassé. Il vint alors le trouver et lui dit : "Crois-tu, toi, au Fils de l’homme ?"
36  Et lui de répondre : "Qui est-il, Seigneur, pour que je croie en lui ?"
37  Jésus lui dit : "Eh bien ! Tu l’as vu, c’est celui qui te parle."
38  L’homme dit : "Je crois, Seigneur" et il se prosterna devant lui.
39  Et Jésus dit alors : "C’est pour un jugement que je suis venu dans le monde, pour que ceux qui ne voyaient pas voient, et que ceux qui voyaient deviennent aveugles."

*

Les disciples voulaient savoir si c'était parce que lui avait péché ou parce si c’était parce que ses parents avaient péché que cet homme était né aveugle — que l'homme est né aveugle. Lui ? Mais il n'était pas né... avant de naître ! Oui mais, selon une légende juive, l'enfant connaît, avant de naître, tous les secrets de la Torah, tous les mystères du monde. À la naissance, un ange lui ferme la bouche pour qu'il oublie tout ce qu'il sait. Le petit sillon qu'on a sous le nez est la marque du doigt de l'ange. Alors, l'homme aurait-il péché avant de naître ?... Comment savoir après le passage du doigt de l’ange !? Alors ses parents ? La réponse de Jésus sera : là n'est pas la question.

Pas de raisons pour expliquer l'infirmité ou la maladie, pas même la raison morale : il n'y a pas à chercher d'explication dans le péché, collectif (ses parents) ou personnel.

Il n'est pas de raisons non plus qui expliqueront sa guérison : la manifestation des œuvres de Dieu qui est par le miracle n'explique pas plus la grâce que la souffrance de l'aveugle ne trouve d'explication dans une faute — ou autre.

Avec cet homme — avec l'homme —, on nage en pleines ténèbres !

L'aveugle-né du texte le sait bien : il est au bénéfice d'une guérison qui ne peut lui arracher qu'un joyeux « pourquoi moi ? » — équivalent de l'amer « pourquoi lui ? » de quelques mécontents présents ce jour-là — ; l'aveugle-né se contente de constater « j'étais aveugle, maintenant je vois ».

*

Ceux qui entendent lui extorquer quelque lumière, eux, ne sont pas aveugles, eux savent, eux voient, croient-ils ; ils ont la connaissance.

Et voilà que Jésus affirme que c'est leur capacité à voir, leur lumière, leur connaissance, qui les aveugle, alors que les ténèbres de l'aveugle, et de tous les aveuglés, fondent leur aptitude à voir.

Dès l'abord, Jésus le soulignait par la méthode choisie pour guérir l'aveugle : il commence par lui couvrir les yeux de boue. Pour le moins peu clair ! S'il avait voulu insister sur l'aveuglement, il ne s'y serait pas pris autrement : les yeux pleins de boue…

Puis il l'envoie se laver, au bassin de Siloé, de l'Envoyé (c’est-à-dire au miqvé de Siloé — équivalent, dans le judaïsme, de ce qu’on appellerait « baptistère »). Les bien-voyants, non plus que l'aveugle, semblent ne pas se tromper à la leçon, mais sont trop éclairés pour la saisir : ils remarquent le côté peu séant de l'affaire, et y achoppent. On voudrait des explications : normalement, cet homme est un pécheur (ils semblent avoir de bonnes raisons d'en savoir quelque chose – v. 34). On hésite quand même un peu, rapport au miracle (v. 16) : c'est là qu'on voudrait quelque explication.

Et Jésus ne s'embarrasse de rien de tout cela : pas d'explication, et surtout pas quant au choix de cet homme, dont la fidélité religieuse semble ne pas entraîner l'estime générale (la question des disciples — « qui a péché ? » indique que, dans leur esprit non plus, le soupçon n'est pas absent).

*

Que peut nous dire ce texte, à nous, aujourd'hui ? Quelle est notre lumière ? Quelle est notre « connaissance » ? Est-ce celle par laquelle nous connaissons les bonnes normes, celles qui nous permettent de décréter qui est pécheur et qui ne l'est pas, ce qui est bien et ce qui mal — surtout pour les autres — ? Est-ce la lumière du haut de laquelle nous nous réjouissons de la clarté et de la rationalité de notre foi, face aux ténèbres qui nous entourent ? Mais alors notre lumière n'est-elle pas ténèbres ? Notre aveuglement n'est-il pas d'autant plus patent que nous l'ignorons ?

*

L'aveugle n'est-il pas celui qui se leurre dans la prétention d'avoir accédé à une clarté telle que le mystère de Dieu serait devenu pour lui moins opaque ? Cet aveuglement n'est-il point péché, qui pousse à mépriser les capacités à voir de son prochain ?

C'est ainsi qu'il est équivalent de juger son frère et de juger la Loi de Dieu (Jacques 4, 11) : c'est être dans une lumière telle qu'on se place au dessus de tout, y compris de la grâce, qui est d'abord surprise, et étonnement, lieu absurde d'une incompréhension.

C'est là le jugement que porte Jésus dans le monde : que ceux qui voient deviennent aveugles, afin de voir, car il n'est pas de grâce dans nos sagesses, fût-ce notre sagesse religieuse : Dieu ne les a-t-il pas frappées de folie (1 Co 1, 20) ?

La lumière qui éclaire l'aveugle que Dieu guérit n'est pas cette sorte de faisceau que nous pourrions braquer froidement sur nos prochains, de façon à mieux asseoir nos certitudes, ainsi toujours plus imperméables à la grâce. La lumière de Dieu est celle qui éblouit, aveugle celui qui ainsi, confesse sa cécité. C'est cette lumière que porte Jésus, sagesse mystérieuse et cachée, que le monde ne reçoit pas, scandale et folie.

Qui prétend être éclairé par Dieu et n'en est pas aveuglé, aveuglé au point d'en perdre toute capacité de se sentir en supériorité par rapport à quiconque, fût-ce en supériorité religieuse — celui que la lumière de Dieu n'aveugle pas à ce point !... Est-ce bien la lumière de Dieu qu'une lumière si faible ?

Tel est le jugement : « que ceux qui ne voient pas voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles. »

Voulons-nous expliquer la souffrance de tel ou tel par le péché collectif de ses parents, ou de son peuple ? Voulons-nous l’expliquer par des rêveries sur ses fautes imaginaires dans une vie antécédente ? Ceux qui souffrent sont-ils quelque part plus fautifs que les autres ? Penser cela est ce que Jésus appelle être aveugle à la grâce totalement gratuite. Et manquer la vocation pour la gloire de Dieu, qui est de lutter contre ce qui humilie et fait souffrir. Cela est arrivé « pour que la gloire de Dieu soit ainsi manifestée en lui » !

Bienheureux ceux dont la relation avec Dieu est d’être éblouis par sa promesse, partant en aveugles vers sa lumière inaccessible. Ceux dont la promesse de Dieu a couvert les yeux de boue, les plaçant sur le chemin de Siloé, le chemin de l'Envoyé de lumière.


RP, Poitiers, 30/03/14


dimanche 16 mars 2014

“Il fut transfiguré”




Genèse 12.1-8 ; Psaume 33 ; 2 Timothée 1.8-10 ; Matthieu 17.1-9

2 Timothée 1, 8-10
8 N’aie donc pas honte de rendre témoignage à notre Seigneur et n’aie pas honte de moi, prisonnier pour lui. Mais souffre avec moi pour l’Évangile, comptant sur la puissance de Dieu,
9 qui nous a sauvés et appelés par un saint appel, non en vertu de nos œuvres, mais en vertu de son propre dessein et de sa grâce. Cette grâce, qui nous avait été donnée avant les temps éternels dans le Christ Jésus,
10 a été manifestée maintenant par l’apparition de notre Sauveur, le Christ Jésus. C’est lui qui a détruit la mort et fait briller la vie et l’immortalité par l’Évangile.

Matthieu 17, 1-9
1 Six jours après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère, et les emmène à l’écart sur une haute montagne.
2 Il fut transfiguré devant eux : son visage resplendit comme le soleil, ses vêtements devinrent blancs comme la lumière.
3 Et voici que leur apparurent Moïse et Élie qui s’entretenaient avec lui.
4 Intervenant, Pierre dit à Jésus : "Seigneur, il est bon que nous soyons ici ; si tu le veux, je vais dresser ici trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, une pour Élie."
5 Comme il parlait encore, voici qu’une nuée lumineuse les recouvrit. Et voici que, de la nuée, une voix disait : "Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir. Écoutez-le !"
6 En entendant cela, les disciples tombèrent la face contre terre, saisis d’une grande crainte.
7 Jésus s’approcha, il les toucha et dit : "Relevez-vous! soyez sans crainte!"
8 Levant les yeux, ils ne virent plus que Jésus, lui seul.
9 Comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur donna cet ordre: "Ne dites mot à personne de ce qui s’est fait voir de vous, jusqu’à ce que le Fils de l’homme soit ressuscité des morts."

*

« Une grâce, qui nous avait été donnée avant les temps éternels dans le Christ Jésus. Elle a été manifestée maintenant par l’apparition de notre Sauveur, le Christ Jésus » (2 Timothée 1, 9b-10a).

N’est-ce pas là ce que nous enseigne la transfiguration ? L’apparition de notre Sauveur ! Le Christ éternel…

« Nul n’a jamais vu Dieu », souligne l’Évangile de Jean, qui précise : « Dieu Fils unique seul l’a fait connaître. » Serait-ce que l’on verrait, désormais ? Avoir « fait connaître Dieu » l’aurait-il rendu visible ? Dieu dévoilé dans sa Gloire : n’est-ce pas ce que signifie la rencontre de Jésus ressuscité ou, avant même le dimanche de Pâques, au jour de la Transfiguration ? Dieu serait-il devenu donc devenu comme visible, ou imaginable ? En effet, puisque, comme chrétiens, nous confessons avoir connu Dieu dans l’humanité du Christ, la gloire céleste du Fils de Dieu serait-elle donc devenue visible dans l’humanité du Christ ?

Mais ne serait-ce alors pas là la satisfaction d'une tentation immémoriale ? Voir Dieu. Déjà dans l’Exode, à Moïse : « fais-nous des dieux qui marchent devant nous » ! Cela ne correspond-il pas d’ailleurs à la tentation de Jésus lui-même, au désert : rendre Dieu visible en levant le voile de son humanité et en se montrant dans sa gloire céleste ? C’est bien le cœur de sa tentation ! « Montre-toi comme tu es, Fils éternel de Dieu ! » a dit le diable. Or, Jésus a résisté : quant à sa gloire, son ministère se déroulera dans le secret, dans l’anonymat.

La Transfiguration est alors le moment où trois disciples reçoivent le privilège de voir lever un instant ce secret de la gloire cachée de celui qui demeure dans l’éternité auprès du Père. Secret qui ne sera pleinement levé pour la foi des croyants qu’au dimanche de Pâques, et universellement lors de la Parousie.

Un dévoilement d’un instant qui nous dit dès lors que l’humanité de Jésus est l’humanité du Fils de Dieu, l’humanité en laquelle Dieu nous rencontre, l’humanité même de Dieu ! Et cette humanité-même, à laquelle Jésus n’a pas voulu renoncer, est au-delà de nos capacités de compréhension et de vision. On n'a pas prise sur lui, pas même sur son humanité.

Mais ça, c’est tout de même troublant, d’autant que cela bouleverse notre humanité propre. Où apparaît alors pour nous, la tentation, inverse en quelque sorte ; inverse, celle-là, à celle qu’a subie Jésus : avoir quand même prise sur lui ; connaître le Christ « selon la chair ». En d’autres termes, vouloir un Christ à notre mesure — contre ce qu’en dévoile la Transfiguration. Un Christ que nous continuerions à voir en quelque sorte, de nos yeux… Contre ce qu’en dévoile la Transfiguration !

« Nous ne connaissons plus selon la chair », nous avertit Paul selon sa foi au Ressuscité. C’est la même leçon que tire de la Transfiguration la seconde Épître de Pierre : « ce n’est pas en nous mettant à la traîne de fables sophistiquées que nous vous avons fait connaître la venue puissante de notre Seigneur Jésus Christ, mais pour l’avoir vu de nos yeux dans tout son éclat. Car il reçut de Dieu le Père honneur et gloire, quand la voix venue de la splendeur magnifique de Dieu lui dit : “Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir.” Et cette voix, nous-mêmes nous l’avons entendue venant du ciel quand nous étions avec lui sur la montagne sainte. » (2 Pierre 1, 16-18).

Cela n’empêchera pas de voir prospérer ce désir récurrent d’un Christ « selon la chair ». C’est ainsi que les Christ à notre image vont foisonner. Un Christ accessible non seulement à nos yeux, mais jusqu’à l’analyse de nos laboratoires de recherche, voire de nos scalpels. Des chrétiens parmi les chercheurs se réjouissent même de trouver — disent-ils —, des traces nombreuses de ce qu'il est convenu d'appeler le « Jésus de l’Histoire » ; à partir desquelles « traces » se dessinent régulièrement des portraits et autres « biographies », distinctes des Évangiles, dans des ouvrages promis au statut de best-sellers, preuve que leur souci est aussi largement celui du grand public.

Or que font-ils, ces biographes ? Comme tous les auteurs, mais ici par le détour par Jésus, ils parlent d’eux-mêmes. Et foisonnent les Christ, toujours au goût, à la mode du jour.

D’autres parmi les chercheurs, parmi les non-croyants ceux-là, ont en revanche pour projet de mettre en question le christianisme : eux aussi parlent d’eux-mêmes — et se réjouissent pour leur part qu’il y ait aussi peu de traces dans les Évangiles de ce Jésus dit « de l’Histoire » distinct du Christ de la foi. En fait, ce n'est pas qu'il y en a peu, c'est qu'il n’y en a pas, aucune qui ne se trouve hors des récits que nous avons !… Qui sont des évangiles.

Mais les traces d’un personnage historique, distinct des récits évangéliques ? Eh bien (hors quelque mention floue dans deux ou trois textes antiques), on n’en a donc pas, pas plus aujourd’hui qu'hier. Rien qui permette de faire un portrait !

« Nous ne connaissons plus selon la chair », écrit Paul — sous-entendu : depuis sa résurrection. Or, tous les textes évangéliques ont été écrits après la Résurrection. Paul n’a pas vu !… — mais, me direz-vous peut-être, Pierre, lui, a vu, il était là lors de la Transfiguration ; et la 2ème Épître de Pierre nous en parle (2 Pierre 1, 16-19) : quelle chance ! Va-t-il-nous décrire quelque chose, qui soit enfin vraiment crédible pour nos chercheurs ? Eh bien non ! Comme Paul, Pierre ne nous parlera pas de l’homme Jésus autrement que comme le Fils de Dieu venu en chair, existant dans l’Éternité, en dehors de l’Histoire, Histoire où il nous a rejoints, Fils de Dieu fait homme.

C’est cela que nous disent les récits de la Transfiguration, celui de Matthieu (ou de Marc ou Luc) ou celui de Pierre : ce Jésus que vous avez côtoyé n’est autre que le Fils éternel de Dieu. « Écoutez-le ». Écoutez-le aujourd’hui, précisera l’Épître de Pierre dans les Écritures : « nous avons la parole des prophètes qui est la solidité même ».

*

Revenons donc aux Prophètes, à la Loi et aux Prophètes. Ils ont désigné Jésus depuis le commencement. Voilà ce dont se souviennent Pierre et les Évangiles. La Loi et les Prophètes, à savoir Moïse et Élie dans le récit de la Transfiguration selon les Évangiles.

Le récit de la Transfiguration est profondément enraciné dans la mémoire du Sinaï (cf. Exode 24) : la montagne (Ex 24, 1 & 12-13), les six jours (Ex 24, 16), les trois personnes : Aaron, Nadav et Avihou (Ex 24, 1 & 9), la nuée et la voix (Ex 24, 15-17)… Derrière cette histoire, il y a le rappel du Sinaï où Moïse est médiateur de la Loi, la Torah. Et comme pour la Torah, ce qui est en bas renvoie à ce qui est en haut. Un tabernacle terrestre, ainsi le rappelle l’Épître aux Hébreux, signe d’un Tabernacle céleste contemplé par Moïse. En bas : trois disciples. En haut, trois figures célestes : Jésus, Moïse et Élie. Moïse et Élie, « la Loi et les Prophètes ». Entre les deux, le Fils de l’Homme qui est dans les cieux, en haut ; — et en bas, un projet de tabernacles, de tentes (selon que, Jn 1, 14, « il a “tabernaclé” parmi nous »).

Et au Sinaï qu’en est-il de ce qu’on voit ? — : une voix, une voix que le peuple voit : « vous avez vu la voix de Dieu », est-il dit au peuple au Sinaï. Et aussi, on peut le remarquer, la voix et la présence d’Élie orientent aussi vers l’attente du Messie à la fin des temps, selon le livre du Prophète Malachie. Les visions du Prophète Daniel sur la venue du Royaume. Plusieurs d’entre vous ne mourront pas avant d’avoir vu le Royaume disait Jésus juste avant la Transfiguration. Alors, qu’ont retenu finalement les trois disciples ? Pas grand chose à voir. Une Parole : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir. Écoutez-le ! »…

Et quant à la vision proprement dite, le récit de l’épisode marque rien moins qu’un embarras : blancheur éclatante, comme la lumière, et puis bonheur. Pour fixer leur bonheur, comme si c’était possible, les disciples n’ont d’autre idée que de dresser des tentes ! Et pourquoi pas : on peut imaginer qu’ils pensent aux tabernacles de la fête du même nom — référence à l’Exode (cf. aussi Jean 1, 14 cit. supra : « il a “tabernaclé” parmi nous »). Mais la présence du Fils de Dieu ne se fixe pas.

Les disciples se trouvent en présence de celui qui manifestement vient du ciel, qui provient d’au-delà de l’Histoire et dont la Loi et les Prophètes ont parlé et parlent encore, celui auquel toute l’Histoire biblique, de Moïse, les commencements, à Élie, celui qui vient à la fin, ne cesse de renvoyer ; celui qui est au-delà de l’Histoire du commencement jusqu’à la fin, et qui est en ces jours au milieu d’eux, dans leur histoire. Il ne nous est pas donné pas d’autre Jésus de l’Histoire que celui-là.

*

Ce Jésus-là n’est autre que le Ressuscité. C’est ce qu’ont compris les disciples, plus tard. C’est bien le Ressuscité qui leur est apparu ce jour-là, avant même la crucifixion, celui qui demeure dans le sein du Père dans toute l’Éternité, celui en qui vient le Royaume ; qu’ils ont donc contemplé dans la Gloire avant même leur mort. Et on a retenu la voix qui a retenti : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir. Écoutez-le ! ». Écoutez ce que Dieu vous dit par lui. Déjà le Royaume est à l’intérieur de vous…

Voici donc ce qu’il nous reste à nous de l’apparition aux trois disciples : il nous reste plénitude de la grâce apparue qui est dans cette parole : « celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir. Écoutez-le ! »


RP, Poitiers, 09/03/14


dimanche 9 mars 2014

La tentation au désert




Genèse 2, 7-9 &-3, 1-7 ; Psaume 51 ; Romains 5, 12-19 ; Matthieu 4, 1-11

Matthieu 4, 1-11
1  Alors Jésus fut conduit par l’Esprit au désert, pour être tenté par le diable.
2  Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il finit par avoir faim.
3  Le tentateur s’approcha et lui dit: "Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains."
4  Mais il répliqua: "Il est écrit: Ce n’est pas seulement de pain que l’homme vivra, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu."
5  Alors le diable l’emmène dans la Ville Sainte, le place sur le faîte du temple
6  et lui dit: "Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit: Il donnera pour toi des ordres à ses anges et ils te porteront sur leurs mains pour t’éviter de heurter du pied quelque pierre."
7  Jésus lui dit: "Il est aussi écrit: Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu."
8  Le diable l’emmène encore sur une très haute montagne; il lui montre tous les royaumes du monde avec leur gloire
9  et lui dit: "Tout cela je te le donnerai, si tu te prosternes et m’adores."
10  Alors Jésus lui dit: "Retire-toi, Satan! Car il est écrit: Le Seigneur ton Dieu tu adoreras et c’est à lui seul que tu rendras un culte."
11  Alors le diable le laisse, et voici que des anges s’approchèrent, et ils le servaient.

*

L'entrée en période de Carême s'ouvre par une réflexion sur la tentation de Jésus qui clôt les quarante jours de son jeûne, jeûne au désert par lequel il confronte le diable tentateur. Car l'abstinence comme le désert qui en est le pendant sont le lieu-type de la tentation, le lieu du déchaînement du souffle de la destruction, du malheur et du ravage intérieur, le diable.

Et en arrière-plan des quarante jours de jeûne de Jésus, se profilent les quarante ans de tentation du peuple au désert, sorti d'Égypte. Nos déserts propres sont aussi le lieu par excellence de nos tentations.

Le poète — Baudelaire — l'a dit de ce désert qu’est l'Ennui, qui
« ... ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde » ;

et de nous apostropher :
« Tu le connais lecteur, ce monstre délicat,
— Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère ! »

Et la tentation prend pour chacun de nous la figure de ce que nous sommes — et dès lors d'un repli sur soi-même, d'un repli sur ce que nous entendons être, avec certitude d'être inébranlables, sans faiblesses. Pour Jésus, il est le Messie ; sa tentation sera donc messianique : comment accéder à sa propre messianité.

Quant à chacun de nous aussi, la tentation nous assaille par ce qui nous concerne. Pas la messianité bien sûr. À nous de savoir où sont nos tentations…

*

Au cœur de nos tentations, de celle de Jésus comme de toute tentation, est la suggestion d'être par-soi-même, donc d'être sans faiblesses, c'est-à-dire n'avoir plus besoin d'autrui, que ce soit du prochain ou de Dieu — pour une autre espèce de désert : vivre en autarcie…

La proposition d'être tout par soi-même, un soi-même pour lequel Dieu-même n’aurait plus sa place, ou ne serait que la clef de voûte et la caution facultative de soi-même. Et soi, un être clos, comblé, définitivement satisfait.

*

Pour Jésus, cela se manifeste en premier lieu par la tentation du changement des pierres en pains : accéder à la totalité, n'avoir plus de manque, être comblé et le montrer, avec en écho la référence à la manne : « montre que tu en es le dispensateur ! »

Car sa tentation étant messianique, et donc politique, la tentation qui accompagne celle de venir au pouvoir, être celui qui est comblé, est liée à la tentation de promettre de combler son peuple. En d'autres termes, la tentation démagogique. Quel peuple ne serait pas tenté de plébisciter pas un dirigeant qui comblerait tous ses besoins ? Baisser les impôts en augmentant les services.

Mais plus que cela, la tentation diabolique à l’égard de Jésus, est de l’induire à s'imaginer capable de cela, hors de portée des faiblesses humaines, se croire complet par soi et au fond sans Dieu. L'homme vrai est humble, — et, debout, il prend garde de ne point tomber.

Jésus ne s'y trompe pas : pour lui qui est pourtant irréprochable, point question d'être un homme complet par soi — fût-ce au nom de Dieu —, ni de se faire passer pour tel : l'homme vit de la parole de Dieu, extérieure à lui ; pour Jésus la parole de sa vocation messianique. Et la messianité est un fait d'humilité ; elle sera scellée dans la crucifixion. Jésus ne deviendra pas roi par sa propre force. Là, déjà, il a vaincu, il a surmonté l'essentiel de sa tentation. Y sont comme inclus les deux autres aspects successifs de sa tentation : « jette-toi du haut du Temple » et : « prosterne-toi adore moi ».

Les deux tentations inverses de l'accession à la messianité ; par le coup d’éclat ou par la soumission au diable. Deux voies possibles d'accès à la messianité sans le signe de l'humilité, par soi-même, ce que Jésus refusera. « C'est par mon Esprit, pas par la force », dit le Seigneur — ni coup d’éclat, ni par un raccourci diabolique.

*

Coup d’éclat : car c’est ce que Jésus se voit proposer par le diable : il était tout un courant populaire, qui attendait comme signal de l’avènement messianique, la descente du Messie depuis le ciel dans le Temple.

La tentation est forte : saute dans le Temple, depuis son sommet. Force le destin. Messie que tu es, les anges te porteront, et tout le peuple te reconnaîtra et sera avec toi pour te porter au pouvoir, en place des dirigeants corrompus et de l’occupant romain.

La tentation de s'imaginer chasser les Romains ! Comme si, au-delà des Romains, le problème n’était pas plus profond.

Ce qui était vrai il y a deux mille ans l'est aussi aujourd'hui.

Et Jésus invoque, dans l'humilité, sa relation avec Dieu. Point question de tenter Dieu, point question de lui offrir une figure d'homme total, et dont il devrait reconnaître le droit avéré à la satisfaction. Point question de succomber à une tentation si évidemment suicidaire, pour le peuple et pour lui, figurée ici par l'idée de se jeter du haut du Temple.

*

Le diable invite donc à présent Jésus à l'adorer. Concrètement, il s'agit d'idolâtrie, d'abandon du culte du Dieu unique — rappelons-nous la réponse de Jésus : « tu adoreras Dieu seul » — ; idolâtrie donc, et dans le contexte de l'époque, il s'agit indirectement d'alliance avec l'idolâtrie au pouvoir, avec la divinité diabolique qu'est César, et donc de collaboration avec les Romains. Moyen rapide d'éviter le déchirement de la relation avec Dieu pour connaître la messianité.

Le satan est — l'illusoire — prétendu propriétaire des royaumes de ce monde : c'est, en effet, que l'Empire romain domine le monde entier d'alors, par l'unification de tous les cultes dans le culte de l'idole impériale, César. Il suffirait à Jésus de s'allier à l'Empire par un simple compromis religieux pour s'assurer la principauté messianique sur Israël, un compromis qui tout de même revient à adorer le diable — Jésus (et l’Évangile) ne s’y trompe pas.

Mais me direz-vous, quel sens cela a-t-il aujourd'hui : les idoles romaines n'ont-elles pas disparu, à commencer par César lui-même ? Sous cette forme, bien sûr ! Mais ne nous y trompons pas, l'idole centrale selon le Nouveau testament, idole que tous adorent, n'a pas pour temple les lieux de culte officiels. Elle a un nom, rappelé plus tard par Jésus : Mammon. Cette idole-là est en train de dévorer le monde. Mammon ! C'est la figure de la tentation la plus terrible par laquelle le diable réclame l'adoration. Par elle, il a un pouvoir mondial, représenté à l'époque par l'Empire romain, depuis longtemps écroulé, mais qui a bien des successeurs. Reconnaissable au fond : aujourd’hui, le consumérisme.

Jésus a refusé de se soumettre à l’équivalent de son temps. Cela lui a coûté la croix. Cela coûtera cher à quiconque ne s'y soumettra pas. Jésus, lui, a refusé le culte idolâtre : « tu adoreras Dieu, et lui seul ».

*

Ici, la tentation d'être l'homme total se dévoile : l'homme sans humilité, l'homme non-brisé, est l'idolâtre : son Dieu, son idole, est la garantie de sa totalité, de son intégrité, capable de toujours plus. Or, Jésus est Fils de Dieu justement de par sa relation, éternelle, avec Dieu qui est hors du monde, hors de la totalité, le Dieu qui opère le brisement de toutes les totalités, de toutes nos tours de Babel.

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Jésus, contrairement à nous, ne succombe pas. Nous nous voulons les êtres réalisés, accomplis, avec caution divine.

Nous voulons chacun être celui auquel tout est donné, tout est dû. Et lorsque nous voyons le pain de notre plénitude être cailloux dans nos bouches, nous n'avons de recours que caprice et repli boudeur : « je veux tout », je veux le beurre et l'argent du beurre, je veux bénéficier du commerce avec autrui, mais je ne veux pas qu’il en tire bénéfice, je veux être chrétien et adorer Dieu seul, mais je veux adorer aussi le toujours plus de ce monde ; comme chrétien, je veux aimer mon prochain quel qu'il soit, tout en tendant l'oreille aux sirènes qui me crient qu'il est la source de tous mes maux.

Prenons garde qu'à force d'écouter ces mensonges-là, le diable ne finisse par nous faire succomber et ne nous enferme dans le désert de nos solitudes malheureuses, d'où nous nous imaginons nous suffire à nous-mêmes, sans même la promesse de la libération que symbolise le don du jour consacré à Dieu, que nos sociétés consuméristes sont en train d’abolir !

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Contre cette tentation, la tentation d'être tout par soi, il y a le brisement qu'accepte Jésus dans l'éternité, et qui s'accomplit sur la croix, Jésus le Messie selon Dieu n'ayant pas succombé à la tentation d'être le Messie par soi-même.


RP, Poitiers, 09/03/14