dimanche 26 décembre 2021

“Mon enfant, pourquoi as-tu agi de la sorte avec nous ?”




1 Samuel 1.20-28 ; Psaume 84 ; 1 Jean 3.1-24 ; Luc 2.40-52

Luc 2, 40-52
‭40 Or, l’enfant croissait et se fortifiait. Il était rempli de sagesse, et la grâce de Dieu était sur lui.‭
41 Les parents de Jésus allaient chaque année à Jérusalem, à la fête de Pâque.
42 Lorsqu’il fut âgé de douze ans, ils y montèrent, selon la coutume de la fête.
43 Puis, quand les jours furent écoulés, et qu’ils s’en retournèrent, l’enfant Jésus resta à Jérusalem. Son père et sa mère ne s’en aperçurent pas.
44 Croyant qu’il était avec leurs compagnons de voyage, ils firent une journée de chemin, et le cherchèrent parmi leurs parents et leurs connaissances.
45 Mais, ne l’ayant pas trouvé, ils retournèrent à Jérusalem pour le chercher.
46 Au bout de trois jours, ils le trouvèrent dans le temple, assis au milieu des docteurs, les écoutant et les interrogeant.
47 Tous ceux qui l’entendaient étaient frappés de son intelligence et de ses réponses.
48 Quand ses parents le virent, ils furent saisis d’étonnement, et sa mère lui dit : Mon enfant, pourquoi as-tu agi de la sorte avec nous ? Voici, ton père et moi, nous te cherchions avec angoisse.
49 Il leur dit : Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il faut que je m’occupe des affaires de mon Père ? 50 ‭Mais ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait.‭
51 ‭Puis il descendit avec eux pour aller à Nazareth, et il leur était soumis. Sa mère gardait toutes ces choses dans son cœur.‭
52 ‭Et Jésus croissait en sagesse, en stature, et en grâce, devant Dieu et devant les hommes.

*

Bach a composé une cantate remarquable sur cet épisode de l'Évangile de Luc, intitulée “Mon très cher Jésus est perdu” — "Mein liebster Jesus ist verloren" (cantate dont nous trouverons le texte plus bas) —, mettant l'accent sur la perte de leur enfant et le retour à la vie et à la joie des parents de Jésus, et de nous avec eux.

« Mon enfant, pourquoi as-tu agi de la sorte avec nous ? » Le mot que l’on a ici au v. 48 dans la bouche de Marie : “Mon enfant” est le même que celui de la traduction grecque de Bible, lorsque Abraham, après qu’il lui eût été dit : « Prends ton fils, ton unique, Isaac, que tu aimes. Pars pour le pays de Moriyya et là, tu l'élèveras en élévation sur celle des montagnes que je t’indiquerai » — Abraham demande à Isaac (Gn 22, 7) : « Qu'y a-t-il, mon enfant ? » [le même mot grec est teknon.] De même, le mot “enfant” [païs] est donné en diminutif [païdion en Luc 2, 41, païdarion en Genèse 22, 5], genre “le jeune enfant”, quand pourtant, concernant la Genèse, la tradition juive dit qu’Isaac avait alors la trentaine…

En Genèse 22, la plupart de nos traductions lisent « offrir en sacrifice », en « holaucauste », les mots qui sont littéralement « élever en élévation » (seul Chouraqui traduit : « monte-le en montée »). Manifestement l'interprétation de nos traductions (sauf Chouraqui) est aussi celle d’Abraham, et pourrait-on dire, aussi celle d'Isaac discutant avec son père. Interprétation possible sachant que les sacrifices humains existaient alors. Mais, si l’on tient compte du double sens des mots, on décèle que le texte a une portée pédagogique : partir de ce qu’Abraham perçoit de Dieu pour le conduire à un autre visage, celui du Seigneur de l’Alliance, qui refuse les sacrifices humains ! Et à partir du v. 11, où Dieu arrête la main d’Abraham, c’est un autre nom de Dieu que le nom commun, c’est le Nom imprononçable du Dieu de l’Alliance qui est utilisé, le Nom du Dieu qui refuse que l’on tue en son nom.

Élevé en élévation, Isaac trouve son avenir, et Abraham retrouve un Isaac qui ne dépend plus de lui. En ce sens, il l’a vraiment sacrifié, remis à Dieu pour qu’il devienne lui-même devant Dieu. Il retrouve un Isaac vrai, transfiguré.

C’est ce que nous devons tous faire, au fond, avec celles et ceux, à commencer par nos enfants, que nous voudrions réduire à l’image que nous nous en faisons. Les élever, les élever devant Dieu pour les reconnaître comme ils sont devant lui.

Le mont de Moriyya où la Bible situe cette scène est identifié dans le judaïsme au mont du temple, à Jérusalem.

*

Revenant de ce mont du temple de Jérusalem, les parents de Jésus découvrent qu’il n’est pas là ! Il sont montés à Jérusalem pour célébrer la Pâque, mémoire de la sortie de l’esclavage et de l’agneau immolé, sacrifice par lequel était signifié le salut du peuple « perdu » au pays de l’esclavage. Et de même, pour ses parents, Jésus est « perdu » (« verloren » selon le mot allemand de la Cantate de Bach) ! Jusqu’à ce moment, ils ont pu se dire qu’il était quelque part avec ses amis, dormant sous telle ou telle tente. Rien que de très normal. Puis ils découvrent qu’il n’est pas là du tout ! Pour que toutefois le lecteur ne se trompe pas sur ce qui se passe, Luc précisera que Jésus « était soumis » à ses parents (Luc 2, 51), le tout en fidélité à l'enseignement de la Torah, fidélité dont il est question dans tout ce chapitre 2, de la présentation au temple jusqu’à cet épisode, qui correspond à ce que dans la tradition biblique, dès les temps les plus anciens, les enfants au tournant par lequel ils deviennent jeunes adultes, sont déclarés responsables devant Dieu — responsables de ce qu’ils ont entendu jusqu’alors. Responsables, c’est-à-dire en capacité de répondre ; de répondre à, de répondre de ; — et de répondre de la parole reçue.

C’est là ce que le judaïsme ultérieur, et celui d’aujourd’hui, appelle « bar-mitzvah » (ou « bat-mitzvah » pour les filles), ce qui signifie « enfant du commandement ». Dans notre enfance, nos parents sont responsables de notre relation avec Dieu. Puis nous accédons au temps où nous-mêmes devenons seuls responsables devant lui. C’est le passage à l’âge de la majorité religieuse.

Jésus aussi est passé par là. Ce jour-là, il se situe devant la parole de Dieu en présence des docteurs de la Loi étonnés. « Du ciel, il t’a fait entendre sa voix pour faire ton éducation » dit le Deutéronome (ch. 4, v. 36). Jésus dévoile qu’il est au cœur de cette relation intime avec Dieu. Ses parents sont montés à Jérusalem pour la Pâque. Tout le début de l’Évangile de Luc les montre observant la Torah : circoncision, présentation, pèlerinage de la Pâque, tournant de la responsabilité religieuse de leur fils aujourd’hui. Scènes ordinaires de la vie religieuse. Ici Jésus, atteignant son âge de la responsabilité devant la Loi, va exprimer dans tout son sens ce qu’est devenir adulte devant Dieu, unique devant Dieu, par soi-même et non plus par ses parents.

Cela correspond à sa parole : « il faut que je m’occupe des affaires de mon Père » : une leçon pour ses parents, et aussi pour nous — et comme parents et comme enfants. Dépouillé, « perdu » en regard des siens, pour être unique devant Dieu, Jésus s’occupe des affaires de son Père. Et c’est ce que Dieu nous demande aussi. Tous devons devenir adultes par rapport à ceux que nous recevons comme modèles. Ainsi dans sa Cantate écrite sur ce texte, Bach, dans la tradition luthérienne de sa piété, ouvre sur notre rapport intime avec le texte.

Il s’agit pour nous de vivre dans la lumière, la lumière de la parole de Dieu que l’on a appris à écouter… Comme Jésus. Et pour nous autres, par lui. Jean 8, 12 : « Jésus leur parla de nouveau et dit : Moi, je suis la lumière du monde ; celui qui me suit ne marchera point dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie. »

Comme Jésus et, pour nous, par lui. Puisque, comme l’annonçait Jean 1, (v. 9 & 12-13), il est « la véritable lumière qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme. […] À tous ceux qui l’ont reçue, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom et qui sont nés, non du sang, ni de la volonté de la chair ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu. »

C’est ce qui est être éduqué, « conduit hors de » — hors de la captivité, rappelle la Pâque — ; et aussi hors de l’enfance, et de l’enfance spirituelle, pour être devant Dieu, comme Isaac après l’épisode du mont Moriyya. Et en parallèle, pour tous, comme parents, il s’agit de laisser être eux-mêmes, face au commandement qu’ils ont appris à connaître, ceux que nous tendons à maintenir dans notre dépendance, prolongeant leur enfance ; cela vaut concernant tout ce qui peut devenir une chaîne.

Ici, s’opère comme une nouvelle étape avec celles et ceux avec qui nous sommes liés, nos proches, nos parents — et aussi nos maîtres, et tout ce qu’on peut imaginer — ; s’opère comme une séparation, qui vaut jusqu’à nos biens et nos propres vies. C’est qu’il n’est de vie à l’image du Christ, de vie en vérité, que sous le regard de Dieu. Et cela suppose, tôt ou tard, l’abandon de tout autre regard dont notre vie serait censée dépendre, pas seulement le regard des parents, mais ce que peut conférer un statut social, ou une position dans la société ou dans l’Église. Il s’agit désormais de vivre devant Dieu par la foi seule.

C’est de cela que Jésus montre l’exemple dans ce texte qui nous le présente au Temple à douze ans. Il vit dans sa chair cet exemple-là, et dévoile par la même occasion qui il est : le Fils de Dieu. Il est par nature ce que nous sommes toutes et tous appelés à devenir par adoption.

Ici les trois jours de sa disparition revêtent un second sens, annonçant sa résurrection : « proclamé Fils de Dieu par sa résurrection d’entre les morts », selon les mots de Paul.

Comme Jésus nous en donne l’exemple, devenir enfant de Dieu, c’est-à-dire adulte en Christ, requiert la fin, la mort de toute dépendance, y compris du regard d’autrui, dans la famille et hors de la famille, hors de l’Église et dans l’Église. C’est le départ de la libération par l’Évangile.

Alors, un monde nouveau, annonce des nouveaux cieux et de la nouvelle terre, devient possible, un monde de relations humaines reconnaissant l’autre pour lui-même, fût-il son enfant, son père ou sa mère, être créé selon l’image de Dieu, manifestée en Christ et non selon mon image ! Un prochain qui n’est pas limité à nos schémas, mais d’une valeur infinie. Voilà tout un programme, qui n’est pas facultatif : abandonner autrui, à commencer par ses proches, à Dieu. Et, pour cela, nous y abandonner nous-mêmes, en écho à la Cantate de Bach disant avec le Cantique des Cantiques : c'est la voix de mon bien aimé. Il nous appelle à présent…


RP, Poitiers, 26.12.21
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Bach, Cantate BWV 154 — Mein liebster Jesus ist verloren
1er dimanche après l'Épiphanie — Luc 2, 41-49
Première exécution 9 janvier 1724 | Texte : Martin Jahn (Mvt 3 ) ; Luc 2, 49 (Mvt 5) ;
Christian Keymann (Mvt 8) ; Anonyme (Mvts 1, 2, 4, 6, 7) ; traduction Guy Laffaille :


1. Mein liebster Jesus ist verloren:
O Wort, das mir Verzweiflung bringt,
O Schwert, das durch die Seele dringt,
O Donnerwort in meinen Ohren.

2. Wo treff ich meinen Jesum an,
Wer zeiget mir die Bahn,
Wo meiner Seele brünstiges Verlangen,
Mein Heiland, hingegangen?
Kein Unglück kann mich so empfindlich
rühren,
Als wenn ich Jesum soll verlieren.

3. Jesu, mein Hort und Erretter,
Jesu, meine Zuversicht,
Jesu, starker Schlangentreter,
Jesu, meines Lebens Licht!
Wie verlanget meinem Herzen,
Jesulein, nach dir mit Schmerzen!
Komm, ach komm, ich warte dein,
Komm, o liebstes Jesulein!

4. Jesu, lass dich finden,
Lass doch meine Sünden
Keine dicke Wolken sein,
Wo du dich zum Schrecken
Willst für mich verstecken,
Stelle dich bald wieder ein!

5. Wisset ihr nicht, dass ich sein muss in dem, das meines Vaters ist?

6. Dies ist die Stimme meines Freundes,
Gott Lob und Dank!
Mein Jesu, mein getreuer Hort,
Läßt durch sein Wort
Sich wieder tröstlich hören;
Ich war vor Schmerzen krank,
Der Jammer wollte mir das Mark
In Beinen fast verzehren;
Nun aber wird mein Glaube wieder stark,
Nun bin ich höchst
erfreut;
Denn ich erblicke meiner Seele Wonne,
Den Heiland, meine Sonne,
Der nach betrübter
Trauernacht
Durch seinen Glanz mein Herze fröhlich macht.
Auf, Seele, mache dich bereit!
Du musst zu ihm
In seines Vaters Haus, hin in den
Tempel ziehn;
Da lässt er sich in seinem Wort erblicken,
Da will er dich im Sakrament erquicken;
Doch, willst du würdiglich sein Fleisch und Blut genießen,
So musst du Jesum auch in Buß und Glauben küssen.

7. Wohl mir, Jesus ist gefunden,
Nun bin ich nicht mehr betrübt.
Der, den meine Seele liebt,
Zeigt sich mir
zur frohen Stunden.
Ich will dich, mein Jesu, nun nimmermehr lassen,
Ich will dich im Glauben beständig
umfassen.

8. Meinen Jesum lass ich nicht,
Geh ihm ewig an der Seiten;
Christus lässt mich für und für
Zu den Lebensbächlein leiten.
Selig, wer mit mir so spricht:
Meinen Jesum lass ich nicht.


Mon très cher Jésus est perdu :
Ô parole qui m'apporte le désespoir,
Ô épée qui traverse mon âme,
Ô parole de tonnerre dans mon oreille.

Où vais-je trouver mon Jésus,
Qui me montre le chemin,
Où l'ardent désir de mon âme,
Mon sauveur, est-il allé ?
Aucun malheur ne peut me frapper plus durement,
Que la perte de Jésus.

Jésus, mon trésor et mon rédempteur,
Jésus, ma confiance,
Jésus, puissant écraseur de serpent,
Jésus, lumière de ma vie !
Comme mon cœur se languit,
Petit Jésus, de toi avec chagrin !
Viens, ah viens, je t'attends,
Viens, ô très cher petit Jésus !

Jésus, laisse-moi te trouver,
Ne laisse pas mes péchés
Être de lourds nuages
Où, pour mon horreur,
Tu serais caché de moi.
Apparais encore à moi !

Ne saviez-vous pas que je me dois aux affaires de mon Père ?

C'est la voix de mon ami,
Louanges et merci à Dieu !
Mon Jésus, mon très cher trésor,
Permet, par sa parole,
Lui-même d'être entendu avec réconfort ;
J'avais des nausées de douleurs,
Mon chagrin aurait presque détruit
La moëlle dans mes os ;
Maintenant, pourtant, ma foi redevient forte,
Maintenant je suis dans le plus grand des bonheurs
Car je ressens la joie de mon âme,
Mon sauveur, mon soleil,
Qui après la nuit troublée par la
tristesse
Par son éclat fait mon cœur
se réjouir.
Debout, mon esprit, sois prêt !
Tu dois aller à lui,
Dans la maison de son Père, dans son
temple ;
Là il est visible dans sa parole,
Là il te rafraîchira dans le sacrement ;
Mais si tu veux profiter dignement sa chair et son sang,
Alors tu dois embrasser Jésus dans le repentir
et la foi

Quel bonheur, Jésus est retrouvé,
Maintenant je ne suis plus troublé.
Lui que mon âme aime
Se montre lui-même à moi à ce moment heureux.
Ô mon Jésus, je ne te quitterai
plus jamais,
Maintenant je t'embrasse dans la foi durablement.

Je ne laisserai pas Jésus aller,
Je marcherai à côté de lui pour toujours ;
Christ, pour toujours,
Me guidera aux sources de la vie.
Béni soit celui qui dit avec moi :
Je ne laisserai pas aller Jésus.


vendredi 24 décembre 2021

Parole de lumière devenue chair





Ésaïe 9, 1
Le peuple qui marchait dans les ténèbres voit une grande lumière ;
Sur ceux qui habitaient le pays de l’ombre de la mort
Une lumière resplendit.
Jean 1, 1-6, 9-10, 12-14
1 ‭Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.‭
2 ‭Elle était au commencement avec Dieu.‭
3 ‭Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle.‭
‭4 En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes.‭
5 ‭La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue.‭

‭9 Cette lumière était la véritable lumière, qui, en venant dans le monde, éclaire tout humain.‭
‭10 Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a point connue.‭

12 ‭Mais à tous ceux qui l’ont reçue, à ceux qui croient en son nom, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu,‭
13 lesquels sont nés, ‭non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu.‭
14a ‭Et la parole est devenue chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité.

*

Lorsque, avant sa venue à l’être, Dieu envoie une âme dans le monde, celle-ci rechigne, supplie, fait tout pour éviter de venir au monde, selon un enseignement du judaïsme. Puis elle finit par céder – on peut penser : mi par lassitude, mi par inconscience, à défaut d’avoir pu mesurer les conséquences d’une telle acceptation. « Tu m’as séduit, Seigneur, et je me suis laissé séduire », écrira Jérémie (ch. 20, v 7) avant de maudire sa propre naissance (v. 14), à l’instar de Job (ch. 3). Si l’on en croit cet enseignement sur la réticence de l’âme à venir en ce monde, nous avons tous dit « non ».

Tous ? Un, toutefois, selon l'Évangile de Noël, a dit « oui » en connaissance de cause : celui qui, nous rejoignant dans notre humanité, est devenu chair (Jean 1, 14). Celui qui est la Parole de lumière, qui est le « oui » en qui tout a été fait, est « venu chez les siens » (Jn 1, 11a).

« ‭‭Toutes choses ont été faites par la Parole divine, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle.‭ En elle était la vie, et la vie était la lumière des humains (Jean 1, 3-4).‭ Elle était la véritable lumière, qui éclaire tout humain venant dans le monde.‭ ‭Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a point connue » (Jn 1, 9-10).

Nous voici donc toutes et tous avec notre « non » appelés à suivre par un acte de confiance celui qui a dit « oui » pour nous en toute connaissance de cause. Pour nous aussi, quoi qu'il en ressorte, il est alors temps, au-delà de nos refus de cette Parole – car nous ne l’avons d’abord pas reçue (comme le rappelle Jn 1, 11b) –, il est temps, par-delà nos refus, de recevoir le don qui nous est fait : à quiconque a reçu la Parole de lumière, « elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu » (Jn 1, 12).

C’est ce que nous rappelle Noël. Ici tout est renversé, tout devient possible.

*

« En cette Parole est la lumière du monde », avant même la lumière visible. Dans la Parole divine, la lumière apparaît : que Dieu dise — « que la lumière soit », et la lumière est (Genèse 1, 3). Cette véritable lumière est la lumière spirituelle dans laquelle le monde prend forme. C’est la lumière des origines, la lumière de la vie, sourcée dans la Parole qui fonde le monde… et le monde ne l’a pas connue, de même que « nul n’a jamais vu Dieu » (Jn 1, 18). Nous voilà, « les siens qui ne l’ont point reçue » (Jn 1, 11), comme un « peuple marchant dans les ténèbres ».

Mais voilà aussi que « le peuple qui marchait dans les ténèbres voit une grande lumière » (Ésaïe 9, 1). Ce texte d’Ésaïe lu à Noël nous rappelle que cette même Parole qui aux origines fait sortir la vie des ténèbres est à nouveau au recommencement de toute chose, il y a maintenant 2021 ans. Car cette lumière est venue jusqu’à nous, nous rejoignant au cœur « des ténèbres qui couvrent la terre, du brouillard qui couvre les cités » (És 60, 2). Quand les ténèbres et le brouillard de nos douleurs — deuils et maladies dans nos vies personnelles et familiales ; menace climatique, menace pandémique ; scandale des abîmes des inégalités sociales et des mépris, ébranlent notre vie commune, quand nous n'avons pas su recevoir l'enfant migrant de Bethléem, — tandis que les ténèbres couvrent la terre, tandis que le brouillard de nos douleurs nous empêche encore de voir clairement ce mystère, résonne déjà la promesse de la lumière de Dieu : « Lève-toi et deviens lumière, car elle arrive, ta lumière : la gloire du Seigneur sur toi s'est levée. Voici qu'en effet les ténèbres couvrent la terre et un brouillard, les cités, mais sur toi le Seigneur va se lever et sa gloire, sur toi, est en vue. Les nations vont marcher vers ta lumière et les rois vers la clarté de ton lever » (Ésaïe 60, 1-3).

*

Tournée vers Dieu (Jn 1, 1), en vis-à-vis de Dieu comme l'image est en vis-à-vis dans le miroir qui la réfléchit, la Parole du commencement s’est approchée. Dans le vis-à-vis de sa Parole, devenue chair à Noël, est la pensée de Dieu même — « la Parole était Dieu ». C'est à cette Parole des origines, créatrice, que renvoie ce commencement de l’Évangile de Jean, et à la lumière qui en est le premier effet. Une lumière qui précède toute lumière, vraie lumière, qui éclaire tout humain venant dans le monde. ‭« ‭Personne n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, nous l’a fait connaître » (Jn 1, 18).

En cette lumière, donnée à Noël, et que toutes les lumières naturelles ou artificielles qui illuminent nos rues et nos maisons ne font que symboliser, en la lumière spirituelle des origines, vraie lumière de Noël, le monde nouveau de la résurrection est désormais répandu comme une graine de lumière : venue à nous à Noël, cette même Parole de lumière qui nous a fait venir à l'être peut aussi nous faire venir dès ce temps à la vie de Dieu, pourvu que nous l'accueillions : « ‭à toutes celles et ceux l’ont reçue, qui croient en son nom, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, nés, ‭non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu »‭ (Jn 1, 12-13). Aujourd'hui à nouveau, Dieu nous accueille par pure grâce, par don, vrai cadeau de Noël pour nous porter à travers les jours qui s’ouvrent, et que nos lendemains soient lumière.


RP, Veillée de Noël, Poitiers 24.12.2021
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dimanche 19 décembre 2021

Secret du don de Dieu




Michée 5, 1-5 ; Psaume 80 ; Hébreux 10, 5-10 ; Luc 1, 39-45

Luc 1, 39-45
39 En ce temps-là, Marie partit en hâte pour se rendre dans le haut pays, dans une ville de Juda.
40 Elle entra dans la maison de Zacharie et salua Élisabeth.
41 Or, lorsque Élisabeth entendit la salutation de Marie, l'enfant bondit dans son sein et Élisabeth fut remplie du Saint Esprit.
42 Elle poussa un grand cri et dit : « Tu es bénie plus que toutes les femmes, béni aussi est le fruit de ton sein !
43 Comment m'est-il donné que vienne à moi la mère de mon Seigneur ?
44 Car lorsque ta salutation a retenti à mes oreilles, voici que l'enfant a bondi d'allégresse en mon sein.
45 Bienheureuse celle qui a cru : ce qui lui a été dit de la part du Seigneur s'accomplira ! »

*

Qu'a dit celui qui a répandu comme une onction son ombre (Luc 1, 35) et son Nom sur le « oui » de la jeune fille (cf. Cantique des Cantiques 1, 3) qui visite ce jour le foyer sacerdotal de sa parente Élisabeth, dans les montagnes de Judée ? « Je t'aime comme l'on aime certaines choses obscures, de façon secrète, entre l'ombre et l'âme ». J'emprunte ces mots au poète Pablo Neruda, donnant comme un écho à la Parole adressée aujourd'hui dans le secret à la jeune femme, bénie entre toutes les femmes, selon l'Évangile, bénie d'un secret (« le Saint Esprit de couvrira de son ombre » — a dit l’ange, Luc 1, 35), un secret appelé à résonner intimement au cœur de nos âmes, au cœur de nos vies à chacune et chacun.

Y a-t-il au fond, déclaration ou don d'amour dont la vérité profonde ne soit pas secrète, au-delà de ce que les mots peuvent dire, sauf à s'en tenir à la surface, sauf à attendre de recevoir en retour ?

Nous sommes bien, avec l'Évangile de ce jour, au jour d'un secret, un secret qui s'est tramé dans le sein d'une jeune fille, entre Dieu et elle, puis partagé ici entre deux femmes, secret qui caractérise le don de Dieu. Un don de Dieu est de l'ordre du secret ! Mais qui sait le percevoir ? L'enfant d’Élisabeth enceinte, qui tressaille dans le sein de sa mère.

Le don de Dieu, appelé à germer dans nos vies est donc d'abord un secret.

Jean, dans le sein de sa mère, tressaille en la présence de ce secret du don de Dieu : caché dans la vie de la mère enceinte du Messie. Et la mère de Jean traduit, selon l'Esprit saint précise le texte, le sens de ce tressaillement : « Tu es bénie entre les femmes et le fruit de ton sein est béni. Cela m'est un privilège que tu me visites ! » — « Bienheureuse celle qui a cru. »

« Bienheureuse parce que tel est le fruit de ton sein. » On retrouve plus tard, en Luc 11 (v. 27-28), une bénédiction semblable prononcée par une autre une femme, anonyme, celle-là : « Une femme, élevant la voix du milieu de la foule, dit à Jésus : Heureux le sein qui t’a porté ! Heureux les seins qui t’ont allaité ! Et il répondit : Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui la gardent ! »

Bénédiction similaire à celle d'Élisabeth, prononcée d'abord par Élisabeth dans l'intimité des commencements.

*

L'épisode du ch. 11 renvoie donc à ce ch. 1, à notre passage, et au v. 48, où Marie y fait elle-même écho : « toutes les générations me diront bienheureuse », disait Marie. Makaria, le même mot : la femme du ch. 11 entame l'accomplissement de la parole l’Élisabeth, et la parole de Marie sur elle-même : « toutes les générations me diront bienheureuse ».

Et Jésus, lui, la renvoie à cette autre bénédiction que prononçait Élisabeth sur sa mère : en Luc 1, 45, elle prononçait : « heureuse celle qui a cru ». Et voilà qui nous renvoie aussi à toutes les grandes ancêtres, et en premier lieu à Sara, et à la promesse à Abraham. Espérer contre toute espérance, écouter la parole de Dieu et la garder pour la voir germer. « Heureuses, heureux ceux qui écoutent la Parole et la gardent ». Et plus encore, ici : c'est le Fils de Dieu que Marie a porté.

Ici Dieu a renversé tous les impossibles : on croirait savoir que les stériles n'enfantent pas, pas plus que les vierges ; on croirait savoir que les morts ne ressuscitent ni que les prophètes ne marchent sur les eaux ou que les pains se multiplient pour les pauvres !

*

Et voilà que Dieu intervient ! Secrètement. Voilà que s'approche le temps où les souffrances prennent fin. Voilà que l'on découvre dans l'intimité de la rencontre de deux femmes, que Dieu, discrètement, dans le secret, prépare ce grand moment de façon cachée dans le sein d'une femme.

Cela, Jean dans le sein de sa mère et Élisabeth à son tour, le pressentent : le jour de la délivrance approche. Ce jour que nous fêtons à Noël. Et Élisabeth a perçu le comment de l'accueil de cette délivrance : « heureuse celle qui a cru à l'accomplissement de la promesse. » Et elle est bien placée pour savoir, Élisabeth, elle, stérile mais qui a bénéficié pour sa part du miracle de l'enfantement.

Mais le miracle fondamental, c'est bien sûr le mystère de la Parole. Cette Parole non seulement a fait germer le sein d'Élisabeth, et le sein de Marie, — mais c'est cette Parole-même que Marie porte en son sein, c'est le Messie par qui vient la délivrance. Élisabeth l'a compris. Son miracle à elle est là comme signe, comme tout autre miracle, jamais fin en soi.

Marie, elle, porte une tout autre réalité. En elle la Parole devient chair, pour porter toutes nos délivrances. Cette Parole est la Parole qu'il faut écouter et recevoir. Cette même Parole que Marie recevait et qui faisant fructifier son sein vierge, cette Parole est ainsi annoncée comme une semence, qui, contre tous les malheurs, est destinée à germer jusque dans le Royaume.

L'intervention de Dieu n'est pas tant de l'ordre du coup d'éclat que du type de la semence. La semence d'une parole qui, reçue et gardée, produira des fruits inimaginables depuis le cœur de nos malheurs. La semence de la parole de Dieu dans le sein de Marie est celle du corps du Christ ressuscité.

Cette Parole engendre par le Christ des enfants qui ne sont pas nés de la chair ni de la volonté de l'homme, mais de Dieu. Au cœur des impossibles, c'est la Parole de Dieu seul qui fait germer son Royaume.

Impossible ! Mais c'est précisément ça, l’Évangile ! Dieu, dans le secret, fait ce qui est impossible, ce que les sages ne peuvent pas admettre, le don gratuit se fait dans le secret.


R.P., Poitiers, 4er dimanche de l'Avent, 19.12.2021
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dimanche 12 décembre 2021

"Que nous faut-il donc faire ?"




Sophonie 3, 14-20 ; Ésaïe 12 ; Philippiens 4, 4-7 ; Luc 3, 10-18

Luc 3, 10-18
10 Les foules demandaient à Jean : « Que nous faut-il donc faire ? »
11 Il leur répondait : « Si quelqu’un a deux tuniques, qu’il partage avec celui qui n’en a pas ; si quelqu’un a de quoi manger, qu’il fasse de même. »
12 Des collecteurs d’impôts aussi vinrent se faire baptiser et lui dirent : « Maître, que nous faut-il faire ? » 13 Il leur dit : « N’exigez rien de plus que ce qui vous a été fixé. »
14 Des soldats lui demandaient : « Et nous, que nous faut-il faire ? » Il leur dit : « Ne faites ni violence ni tort à personne, et contentez-vous de votre solde. »
15 Le peuple était dans l’attente et tous se posaient en eux-mêmes des questions au sujet de Jean : ne serait-il pas le Messie ?
16 il leur dit à tous : Moi, je vous baptise d’eau ; mais il vient, celui qui est plus puissant que moi, et je ne suis pas digne de délier la courroie de ses souliers. Lui, il vous baptisera du Saint-Esprit et de feu.
17 il a sa pelle à vanner à la main pour nettoyer son aire et pour recueillir le blé dans son grenier ; mais la balle, il la brûlera au feu qui ne s’éteint pas. »
18 Ainsi, avec bien d’autres exhortations encore, il annonçait au peuple la Bonne Nouvelle.

*

« Moi, je vous baptise d’eau ; mais il vient, celui qui est plus puissant que moi, et je ne suis pas digne de délier la courroie de ses souliers. Lui, il vous baptisera d'Esprit saint et de feu. »

Il y a dans le judaïsme du premier siècle un baptême, qui existe toujours : celui qui accompagne la conversion d’une famille au judaïsme. Lorsqu’une famille se convertit, tous ses membres sont baptisés : les hommes sont circoncis, et tous sont baptisés, hommes, femmes, enfants. Ceux qui naissent après cette conversion ne sont plus baptisés : les garçons sont circoncis, et, estime-t-on, tous et toutes ont été baptisés lors du baptême collectif des parents, grands-parents, aïeuls, etc.

On trouve trace de cette pratique dans l’Église primitive, et notamment chez Paul écrivant aux Corinthiens que les enfants nés d’un parent croyant sont « saints ». La même idée, avec les mêmes termes, est derrière. L’appartenance au peuple de l’Alliance confère une participation à la sainteté du Dieu qui s’est allié avec lui. Ce qui est symbolisé, lors de l’entrée de la famille dans le peuple de l'Alliance, par le baptême. « Vos enfants sont saints », dit Paul aux Corinthiens (1 Co 7, 14).

« Vos enfants sont saints ». Une conviction qui est aussi fort proche du risque que souligne Jean le Baptiste prêchant un baptême de conversion au bord du Jourdain. Rappelons-nous qu’il récuse la prétention de ses auditeurs de se prévaloir d’Abraham pour se dire ipso facto purs ou saints (v. 8) : « Produisez donc des fruits dignes de la repentance, et ne vous mettez pas à dire en vous-mêmes : Nous avons Abraham pour père ! Car je vous déclare que de ces pierres Dieu peut susciter des enfants à Abraham. »

Ayant dit tout cela, on situe mieux ce qu’il en est de ce baptême, dit « de conversion », qui éveille en écho la question : « Que nous faut-il donc faire ? »… Puisque le mot conversion peut se traduire aussi par « repentir », ou, selon ce mot anglais devenu commun en français, « repentance ». Suivant le latin, le Moyen Âge disait « pénitence ». Autant de traductions approximatives de ce qui est littéralement « changement d’intelligence ». Jean prêchait un baptême de « changement d’intelligence », autrement dit « changement de compréhension ».

Le terme grec traduit le mot hébreu « retour » : retour à Dieu, dans le signe du retour de Babylone à Jérusalem, retour qui supposait la traversée du Jourdain — où Jean baptise. Retour donc de notre exil loin de Dieu — à Babylone. Si le retour géographique a déjà eu lieu, lors du retour d’exil, il reste à l’accomplir de façon spirituelle, à accomplir ce qu’il signifie : retour à Dieu.

À ce point, ayant vu la façon dont se comprenait le baptême — purification, par le passage des idoles — de Babylone — à la sainteté du peuple de l’Alliance — à Jérusalem —, on comprend le sens de ce baptême de retour, de retour à Dieu, dans un changement d’intelligence, un changement de compréhension : vous pensez que le baptême est le rite qui vous a purifiés, ou plus précisément, qui a symbolisé votre purification ?

Quel que soit l’âge où le baptême vous a été administré, ce signe de votre venue à cette pureté qui est d’appartenir à la famille d’Abraham (« vous rendez vos prosélytes pires que vous », dira de même Jésus) — et ici cela nous concerne aussi, héritiers d’Abraham par le Christ — ; si vous pensez que le baptême vous a acquis pureté et sainteté… si vous pensez cela, eh bien ! vous vous trompez vous-mêmes, dit Jean. Changez votre compréhension.

On n’est jamais assez bien purifié, même si on est le peuple avec lequel Dieu s’est allié.

Alors Jean va un peu plus loin avec son baptême de retour à Dieu, de conversion, ou repentance, changement d’intelligence en vue du pardon des péchés. Vous qui prétendez être purs, qui l’avez symbolisé lors de votre entrée dans l’Alliance  vous avez bel et bien besoin de confesser, de reconnaître que vous êtes impurs, « engeance de vipères » (v. 7).

C’est le nouveau sens que prend le baptême avec la prédication de Jean. C’est pour cela que Jean sera tellement gêné à l’idée de baptiser Jésus. Et Jésus qui dit : « laisse faire » ! Non pas que Jésus soit pécheur à l’instar des autres ! Mais il se solidarise avec les autres, nous autres.

Mais du coup, aussi, on voit bien le sens du baptême de conversion, de repentance, de changement d’intelligence qui est celui de Jean, et c’est là que cela nous concerne tous. Si on veut comprendre le message de Jean, changer nos intelligences, vivre ce que Jésus y a vécu pour nous, il nous faut savoir que lorsque nous demandons le baptême pour nous ou pour nos enfants, nous sommes avant tout en train de dire que nous sommes des pécheurs, que nous reconnaissons que nous et nos enfants sommes des pécheurs — et donc de nous solidariser avec toutes et tous.

Depuis Jean, nous devons savoir que c’est cela que nous reconnaissons. Demander un baptême pour soi ou pour ses enfants, c’est dire, à moins de devoir encore écouter Jean et changer encore son intelligence —, c’est dire : je suis un pécheur, moi et les miens, comme tout le monde ; ou en d’autres termes, je n’ai rien, moi et les miens, de brillant, dont je puisse me prévaloir devant Dieu, comme tout le monde dont je suis ipso facto solidaire.

Et ce faisant, il ne faut pas se faire d’illusions : la venue du salut de Dieu, « Lui, celui qui vient après moi, vous baptisera du Saint-Esprit et de feu », la venue du salut de Dieu est au prix du repentir qui fait dire aux foules : « que nous faut-il donc faire ? », sans que l'observance des exhortations, pourtant de haut niveau, par lesquelles Jean répond, ne mette quiconque au niveau du don de Dieu. C'est au mieux une façon de reconnaître qu'il y a une distance réelle entre nous et le salut de Dieu. Reconnaître ce que dira Jésus : Dieu ne sauve que des pécheurs. Et ici la tortuosité — rappelons-nous : « rendez droits ses sentiers », disait Jean citant Ésaïe — la tortuosité ne consiste pas à se savoir tordu, mais à se prétendre droit.

Reconnaître être tordu est le premier pas vers la vie vraie, dans l'espérance du don de l'Esprit saint, feu qui purifie, sens intérieur du baptême. Se prétendre droit est le meilleur moyen de ne pas l’être, et de rester tordu. « Rendez droits ses sentiers ». De la façon suivante : toute montagne, ou même colline — ou même taupinière, pourrait-on ajouter —, tout ce qui se prétend au-dessus des autres ; tout cela sera abaissé. Cela veut dire : humilité, tout simplement. Le salut de Dieu, c’est-à-dire la paix, est établi ainsi.

*

On perçoit ainsi comment le salut de Dieu, qui naît avec la paix de Noël, qui naît tout petit avec l’enfant de la crèche — on perçoit comment ce salut qui naît dans l’humilité vient sur la terre.

L’Avent est l’attente du Christ, et l’attente du Christ consiste à aplanir ses sentiers, comme le prêche le Baptiste…

Jean proclame un baptême de changement d’intelligence pour préparer la venue du Seigneur, la venue de celui qui amène le salut de Dieu en venant d'abord tout petit à Noël. C’est ainsi que « tous verront le salut de Dieu » (v. 6), et qu’il faudra donc bien vivre ensemble pour que règne sur la terre la paix de Noël.

Si le souvenir de notre baptême n’est pas aussi le rappel de la nécessité de ce changement d’intelligence, de la question « que nous faut-il donc faire ? », même à petite mesure ; si la parole vigoureuse de Jean ne vient pas changer notre compréhension des choses, alors Noël risque de ne rester pour nous qu’une affaire tristement consumériste, triste comme le jeune homme riche (Luc 18, 22-23).

Mais nous le savons, Noël est aussi autre chose, où la parole de Jean le Baptiste apparaît comme Bonne Nouvelle : « avec bien d’autres exhortations encore, il annonçait au peuple la Bonne Nouvelle », nous dit le texte ; alors, par le don de l'Esprit porté par Jésus Christ, Dieu se donne comme notre consolateur pour que nous venions à celui qui vient à nous comme un enfant pour nous donner sa paix, sans rien nous demander ; que, ravins ou montagnes, nous confessions être impuissants devant notre propre tortuosité. Alors le salut de Dieu s’est approché comme Bonne Nouvelle ; la paix de Noël, est là tout proche, offerte pleinement.

Celui qui vient à Noël nous a précédés, si bien que se dévoile un tout autre niveau de cette conversion, de ce retour selon le sens premier. Il se dévoile comme plénitude, dans l'Esprit saint, de retour à Dieu, feu dévorant et purificateur. Il s’agit de se tourner vers cette lumière, de se tourner vers la lumière qui précède tout ce qui n’en est que l’ombre…

Colossiens 1, 13-20 :
13 Il nous a arrachés au pouvoir des ténèbres
et nous a transférés dans le royaume du Fils de son amour;
14 en lui nous sommes délivrés, nos péchés sont pardonnés.
15 Il est l’image du Dieu invisible, Premier-né de toute créature,
16 car en lui tout a été créé, dans les cieux et sur la terre, […]
18 Il est le commencement, Premier-né d’entre les morts,
afin de tenir en tout, lui, le premier rang.
19 Car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute la plénitude
20 et de tout réconcilier par lui et pour lui, et sur la terre et dans les cieux […].

C’est encore l’appel du prophète Ésaïe (60, 1-3) :
1 Mets-toi debout et deviens lumière, car elle arrive, ta lumière :
la gloire du SEIGNEUR sur toi s’est levée.
2 Voici qu’en effet les ténèbres couvrent la terre et un brouillard, les cités,
mais sur toi le SEIGNEUR va se lever et sa gloire, sur toi, est en vue.
3 Les nations vont marcher vers ta lumière et les rois vers la clarté de ton lever.


R.P., Châtellerault, 3e dimanche de l'Avent, 12.12.21
Culte en entier


dimanche 28 novembre 2021

“Montre-moi, Seigneur, la route qui seule conduit à toi”




Jérémie 33, 14-16 ; Psaume 25 ; 1 Thess 3, 12–4, 2 ; Luc 21, 25-36

Psaume 25
1 De David.
Seigneur, je suis tendu vers toi.
2 Mon Dieu, je compte sur toi ; ne me déçois pas ! Que mes ennemis ne triomphent pas de moi !
3 Aucun de ceux qui t’attendent n’est déçu, mais ils sont déçus, les traîtres avec leurs mains vides.
4 Fais-moi connaître tes chemins, Seigneur ; enseigne-moi tes routes.
5 Fais-moi cheminer vers ta vérité et enseigne-moi, car tu es le Dieu qui me sauve. Je t’attends tous les jours.
6 Seigneur, pense à la tendresse et à la fidélité que tu as montrées depuis toujours !
7 Ne te souviens pas des péchés de ma jeunesse ni de mes révoltes ; Souviens-toi de moi selon ta bienveillance, à cause de ta bonté, Seigneur.
8 Le Seigneur est si bon et si droit qu’il montre le chemin aux pécheurs.
9 Il fait cheminer les humbles vers la justice et enseigne aux humbles son chemin.
10 Toutes les routes du Seigneur sont fidélité et vérité, pour ceux qui observent les clauses de son alliance.
11 Pour l’honneur de ton nom, Seigneur, pardonne ma faute qui est si grande !
12 Un homme craint-il le Seigneur ? Celui-ci lui montre quel chemin choisir.
13 Il passe des nuits heureuses, et sa postérité possédera la terre.
14 Le Seigneur se confie à ceux qui le craignent, en leur faisant connaître son alliance.
15 J’ai toujours les yeux sur le Seigneur, car il dégage mes pieds du filet.
16 Tourne-toi vers moi ; aie pitié, car je suis seul et humilié.
17 Mes angoisses m’envahissent ; dégage-moi de mes tourments !
18 Vois ma misère et ma peine, enlève tous mes péchés !
19 Vois mes ennemis si nombreux, leur haine et leur violence.
20 Garde-moi en vie et délivre-moi ! J’ai fait de toi mon refuge, ne me déçois pas !
21 Intégrité et droiture me préservent, car je t’attends.
22 O Dieu, rachète Israël ! Délivre-le de toutes ses angoisses !

*

Avant d'entrer dans la méditation du Ps 25, un extrait de l’Évangile de ce jour, comme fond sonore, basse continue de la prière qu'est le Psaume — prière, selon son étymologie : précaire, et de la part de celui ou celle qui prie, aveu de son impuissance —, tandis que notre temple héberge aujourd'hui une exposition de la Cimade dans cadre de la mémoire des camps de réfugiés, cela aux jours où nombre de nos frères et sœurs en humanité sont déplacés, au prix de leur vie, mourant dans le froid et les flots, écho à cet Évangile du jour de l'entrée dans l'Avent.

Luc 21, 25-26 : "Sur la terre les nations seront dans l’angoisse, épouvantées par le fracas de la mer et son agitation, tandis que les hommes défailliront de frayeur dans la crainte des malheurs arrivant sur le monde ; car les puissances des cieux seront ébranlées."

“Ce qui m'effraie, écrivait Martin Luther King, ce n'est pas l'oppression des méchants ; c'est l'indifférence des bons.”

*

En son premier sens, dans le contexte proposé aux premiers versets, ce Psaume 25 fait apparaître le roi David aux prises avec des ennemis. Destin normal, au fond, de quiconque est doté ne serait-ce que d'un peu de pouvoir, fût-il seulement symbolique, suscitant la jalousie, même malgré lui. À nouveau Martin Luther King : "Pour se faire des ennemis, inutile de déclarer la guerre, il suffit juste de dire ce que l'on pense".

Face à cela, ce qui peut faire la faiblesse de David attaqué, ce sont ses fautes éventuelles. Que font ses ennemis ? Lui cherchant des poux dans la tête, ils cherchent à le discréditer en appuyant sur ces fautes. Ou à défaut, en en inventant. Quel homme, ou femme en vue ne connaît pas cela ?

Fautes éventuelles… David, on le sait, en a été atteint, hélas ! Le cas le plus connu est l'affaire Bathshéva, où non seulement il a séduit la femme d’un autre, mais pour écarter le mari, un de ses généraux, il l’a exposé sur le champ de bataille de sorte qu’il a été tué. Quant à cet adultère doublé d’un quasi-meurtre, David a eu la chance d’avoir affaire à un prophète discret, le prophète Nathan, qui, par sa discrétion, ne donne pas de grain à moudre aux ennemis de David. Lequel n’en a pas moins été traité très sévèrement par le prophète. Avouant amèrement sa faute devant Dieu, David a dû s’humilier comme il le méritait.

À l'heure où il est de bon ton d’être contre la repentance, il n'est pas inutile de noter que le roi se repentant se prémunit devant Dieu face à ceux qui le trahissent, lui et l'alliance, et l’attaquent, comme dans ce Ps 25 — fût-ce par un tissu de faussetés (le Ps 25 ne parle pas d’une quelconque faute précise). Fausses accusations : c'est la méthode classique des harceleurs. Une des leçons importantes du Psaume est de mettre en lumière ce que fait David face à ses accusateurs : il demande à Dieu de le pardonner ! Non pas pour des fautes qu’il n’a pas commises, et dont on l’accuse pour mieux l’abattre ; mais en solidarité, du fait qu’il est un homme, en proie à la faiblesse : si on l’accuse à tort, il se repent de cette faute commise par d’autres contre lui ! Écho lors de notre dernier synode, prononçant une prière de repentance à l’écoute d’un vœu dénonçant le harcèlement moral, sexuel et raciste dont sont victimes pasteurs et pasteures.

Le Psaume nous enseigne à ne pas présumer de ses forces propres face aux harceleurs. David ne s’appuie pas sur son innocence, pourtant réelle en l’espèce, mais sur la fidélité de Dieu, qui s’est allié avec lui. Ici c'est de l’alliance royale qu’il est question — il y fait allusion — alliance selon laquelle son trône subsistera parce que Dieu en est garant. Mais ça vaut aussi pour l’alliance qui nous concerne toutes et tous, scellée avec Abraham, l’alliance de la foi, de la fidélité de Dieu, qui ne laisse pas tomber quiconque compte sur lui ; et de la confiance qu’on peut lui faire.

*

Voilà qui vaut pour chacune et chacun de nous : je suis d’autant plus faible que je suis loin de Dieu, et que donc, je me crois fort ! Ce qui fait de moi la proie de toutes les attaques. Derrière les ennemis de David, on peut imaginer tout ce qui peut nous séparer de Dieu — autant de figures, comme les ennemis de David, de celui que le Nouveau Testament appelle l’ « ennemi de nos âmes » — délivre-nous du Malin.

Alors la prière, le Psaume, commence par : « à toi mon Dieu, mon cœur monte » (selon la traduction de Clément Marot, que nous chantons jusqu'à aujourd'hui) et se termine par : « délivre-moi, ne me déçois pas », avant la louange finale : Dieu a exaucé cette prière.

Auprès de Dieu est la vie : élever son cœur vers Dieu est recevoir la vie, loin de lui sont tous les dangers. Oui en moi je suis faible, susceptible de pécher, de me laisser abattre par mes ennemis, mon ennemi. Et cela je le reconnais : combien de fois m’est-il arrivé de succomber, et de devenir ainsi la proie de ceux qui veulent me séparer de Dieu, rompre l’alliance.

Alors, pardonne les péchés de ma jeunesse, — c’est-à-dire éventuellement ceux d’hier matin. Et garde-moi de présumer de mes forces, et de croire que je puisse me mettre moi-même à l’abri du péché. Dès aujourd’hui je me place devant toi tel que je suis. Et « montre-moi, Seigneur la route, qui seule conduit à toi. » (trad. Marot)

Nous voilà donc entre l’élévation vers Dieu — et l’éloignement de Dieu, qui conduit au péché, et nous laisse en proie à tous les dangers, et à toutes les attaques injustes de l’ennemi qui veut nous abattre, et qui peut être parfois tout à fait personnalisé. « Ils sont plus nombreux que les cheveux de ma tête, ceux qui me haïssent sans cause » (Psaume 69, 5). Inimitié au fond contre une parole qui dérange, et vaut persécution. Rappelez-vous : « heureux serez-vous lorsqu’on dira de vous toute sorte de mal à cause moi » (Matthieu 5, 11).

Face à cela est en effet la montée de notre cœur vers Dieu, qui est notre seul abri. Et déjà ce seul tournement vers Dieu, cette conversion, est le salut, l’entrée sur le chemin de vérité et de vie, quels que soient les dangers, les risques, les tentations, les persécutions, les menaces, etc.

… Jusque lorsque, Évangile de ce jour —

Luc 21, 25-36
25 « Il y aura des signes dans le soleil, la lune et les étoiles, et sur la terre les nations seront dans l’angoisse, épouvantées par le fracas de la mer et son agitation,
26 tandis que les hommes défailliront de frayeur dans la crainte des malheurs arrivant sur le monde ; car les puissances des cieux seront ébranlées.
27 Alors, ils verront le Fils de l’homme venir entouré d’une nuée dans la plénitude de la puissance et de la gloire.
28 « Quand ces événements commenceront à se produire, redressez-vous et relevez la tête, car votre délivrance est proche. »
29 Et il leur dit une comparaison : « Voyez le figuier et tous les arbres :
30 dès qu’ils bourgeonnent vous savez de vous-mêmes, à les voir, que déjà l’été est proche.
31 De même, vous aussi, quand vous verrez cela arriver, sachez que le Règne de Dieu est proche.
32 En vérité, je vous le déclare, cette génération ne passera pas que tout n’arrive.
33 Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas.
34 « Tenez-vous sur vos gardes, de crainte que vos cœurs ne s’alourdissent dans l’ivresse, les beuveries et les soucis de la vie, et que ce jour-là ne tombe sur vous à l’improviste,
35 comme un filet ; car il s’abattra sur tous ceux qui se trouvent sur la face de la terre entière.
36 Mais restez éveillés dans une prière de tous les instants pour être jugés dignes d’échapper à tous ces événements à venir et de vous tenir debout devant le Fils de l’homme. »

*

Écho au Psaume que cet appel de Jésus à la vigilance : « Fais-moi connaître tes chemins, Seigneur ; enseigne-moi tes routes. Fais-moi cheminer vers ta vérité et enseigne-moi, car tu es le Dieu qui me sauve. Je t’attends tous les jours » (Ps 25, 4-5).

Cf. Jean 14, 4-6 : « "Quant au lieu où je vais, vous en savez le chemin." Thomas lui dit : "Seigneur, nous ne savons même pas où tu vas, comment en connaîtrions-nous le chemin ?" Jésus lui dit : "Je suis le chemin et la vérité et la vie. Nul ne va au Père si ce n’est par moi." »

Les Psaumes ont été lus dans l’histoire de l’Église comme parlant du Christ pour nous en ce sens que Jésus, Fils de l’Homme qui est dans les cieux, s’est identifié aux pécheurs en devenant chair, comme nous, venant au cœur des détresses du temps annoncées en ce texte de Luc. Le juste, parole éternelle qui ne passe pas, est devenu l’un de nous, un humain mortel. Au point de faire siennes nos prières, nos Psaumes tout humains, au point de faire sienne, sur la croix, avec le Ps 22, notre perte de Dieu — pourquoi m’as-tu abandonné ? —, au point de nous choquer quand on en arrive à des confessions de péché et des demandes de pardon. Mais ce n’est plus le Christ cela, pensons-nous naturellement !

Eh bien en un sens profond, si, c’est lui. Non pas qu’il aurait péché lui-même ! — mais qu’il a fait siennes les conséquences de nos fautes. Et que donc, il confesse notre faute, nos fautes, en solidarité avec nous. Il a fait siennes toutes nos limites, jusqu’à notre mortalité. Lui, la parole éternelle, qui a fondé le monde, connaît tous les méandres de nos vies.

« Montre-moi, Seigneur, la route qui seule conduit à Toi » priait le Psaume de David. Il est entré en nos chemins pour devenir notre chemin, chemin de vérité en qui seul est la vie. Faisant dès lors de la prière du Psaume celle de notre salut. On m’accuse à tort, certes, prie le Psaume ; cela dit, mon salut n’est pas dans ma justice, mais dans la fidélité de Dieu à son alliance. Ma justice n’est rien que petit commencement.

L’ennemi est celui qui voudrait me déstabiliser à cause de cela et me séparer de mon seul soutien, de ma seule assurance : Dieu m’a rejoint dans mon chemin, et m’a ainsi montré le chemin, la vérité et la vie. Alors « à toi mon Dieu mon cœur monte ! »


R.P., Poitiers, 1er dimanche de l'Avent, 28.11.2021
Prédication (verson imprimable)






dimanche 14 novembre 2021

"Alors on verra le Fils de l’homme"




Daniel 12, 1-3 ; Psaume 16 ; Hébreux 10, 11-18 ; Marc 13, 24-32

Marc 13, 24-32
24 « Mais en ces jours-là, après cette détresse, le soleil s’obscurcira, la lune ne brillera plus,
25 les étoiles se mettront à tomber du ciel et les puissances qui sont dans les cieux seront ébranlées.
26 Alors on verra le Fils de l’homme venir, entouré de nuées, dans la plénitude de la puissance et dans la gloire.
27 Alors il enverra les anges et, des quatre vents, de l’extrémité de la terre à l’extrémité du ciel, il rassemblera ses élus.
28 « Comprenez cette comparaison empruntée au figuier : dès que ses rameaux deviennent tendres et que poussent ses feuilles, vous reconnaissez que l’été est proche.
29 De même, vous aussi, quand vous verrez cela arriver, sachez que le Fils de l’homme est proche, qu’il est à vos portes.
30 En vérité, je vous le déclare, cette génération ne passera pas que tout cela n’arrive.
31 Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas.
32 Mais ce jour ou cette heure, nul ne les connaît, ni les anges du ciel, ni le Fils, personne sinon le Père. »

*

Avant le signe de la délivrance, le signe du Fils de l’Homme, il est question d’une détresse incomparable. Une détresse qui débouche sur des ténèbres particulièrement intenses : « le soleil s’obscurcira, la lune ne brillera plus, les étoiles se mettront à tomber du ciel et les puissances qui sont dans les cieux seront ébranlées » (v. 24-25).

Voilà qui donne une mesure de la détresse, de l’épaisseur des ténèbres, qui vont, au sens spirituel, jusqu’à la perte du sens de Dieu… Que symbolise d’autre, avec l’obscurcissement du soleil et de la lune, l’ébranlement des puissances des cieux et l'image de la chute des étoiles (sachant qu'une seule étoile « tombant du ciel » suffirait à exploser tout le système solaire !) ?

Symbole très fort que ces ténèbres, où il n’est pas simplement question d’un temps nuageux et de prévisions d’une météo sombre à rendre les astres invisibles ! Quelque chose de plus grave est en question, un véritable enténèbrement spirituel…

Où derrière l’annonce que fait Jésus de la destruction de Jérusalem et de la profanation du Temple, souillé par l’abomination de la désolation (cf. plus haut au v. 14) que portent les symboles païens de la domination romaine — se profile la vision d’un monde qui se perçoit comme abandonné de Dieu, un monde sans Dieu.

… Comme en écho à la parole des anciens prophètes : « jour de ténèbres et non de lumière » que le Jour du Seigneur (Amos 5, 18-20 ; Joël 2, 2). Si la lumière vient, c’est bien comme dévoilement inattendu depuis le cœur des ténèbres : « les puissances des cieux seront ébranlées… Alors on verra le Fils de l’homme venir, entouré de nuées, dans la plénitude de la puissance et dans la gloire. » (Mc 13, 25-26)

*

C’est là précisément qu’est donné le signe de la venue de la délivrance, comme les pousses du figuier annoncent l’été (v. 28). Les signes comparés aux premières pousses, ce sont les ténèbres et l’épaisseur de la détresse — cette détresse spirituelle profonde au point qu’elle atteint jusqu’à la conscience de Dieu, débouchant sur un temps sans Dieu, a-thée, littéralement.

« Quand vous verrez cela arriver, sachez que le Fils de l’homme est proche, qu’il est à vos portes » (v. 29).

*

« En vérité, je vous le déclare, cette génération ne passera pas que tout cela n’arrive » (v. 30). Certes, et bien sûr, il est question ici de la destruction de Jérusalem en 70 et de la profanation du Temple, advenue précisément au terme de la génération d’alors (40 ans après). Mais apparaît aussi une dimension intemporelle de l’annonce de la détresse, jusqu’à l’ébranlement des puissances des cieux, jusqu’à la perte de la perception de Dieu dont la destruction du Temple est le signe — signe annonciateur d’une détresse pire encore — : il y a bien une dimension intemporelle de l’annonce de la détresse atteignant jusqu’aux cieux… Et il y a aussi, du même coup, une dimension intemporelle de la promesse dont la détresse est, en négatif, le signe !

Cela considéré, ce n'est pas une invitation au fatalisme qui nous est adressée. La tentation est pourtant forte, si l'on se dit que les catastrophes sont inéluctables, que notre monde prendra bien fin, de se dire qu'il n'y a donc rien à faire, en décidant, comme cela s'est vu des dizaines de fois dans l'histoire, que c'est pour nos jours qu'il faut être fataliste. Aujourd'hui entre terrorisme (au lendemain du 13 nov.) et catastrophes diverses. Avec le réchauffement de la planète. On peut y voir un accomplissement de prophéties avertissant que notre monde est fragile, menacé, on peut se rappeler que, selon les termes de la seconde épître de Pierre (2 P 3, 12), « les éléments embrasés fondront » ! Cela dit, nous sommes aussi responsables du jardin qui est confié à nos soins depuis les origines, au récit de la Genèse (Gn 2, 15) ; l'on n'est donc pas appelé à baisser les bras sous prétexte d'inéluctable ! Le même livre de l’Apocalypse qui avertit sur l'immensité de la menace, annonce aussi la colère divine contre « ceux qui détruisent la terre » (Ap 11, 18). Façon d'avertir aussi que l'action contre la menace, dans la responsabilité écologique, n'est, de nos jours, pas facultative ! Responsabilité collective dans la destruction de ce qui nous a été confié, responsabilité collective dans l'appel au soin, des chrétiens comme des autres, ce pourquoi il me semble n'y avoir rien de spécifique aux croyants dans la question écologique. Nous sommes toutes et tous, quelle que soit notre foi ou non-foi, dans le même Titanic !

À l'inverse de la tentation fataliste, une autre tentation nous guette. Celle de la fuite en avant qui est de s'imaginer être déjà dans le Royaume d'En-haut, au nom de la naissance d'En-haut de Jean 3. Façon d'orgueil spirituel qui fait regarder de haut celles et ceux dont on supposerait par là qu'ils n'y participent pas et qui ne seraient dès lors que des êtres d'en-bas, voués aux choses bassement matérielles auxquelles se croient arrachés ceux qui s'imaginent être pleinement spirituels. C'est oublier que la césure entre le vieux monde et le monde à venir passe au cœur de chacune et chacun de nous.

Entre ces deux tentations inverses, la vocation chrétienne est de témoigner, humblement, de la signification spirituelle des ténèbres qui s'étendent, en ce sens que des textes comme celui que nous avons lu enseignent à notre foi la façon dont le Christ a porté ces ténèbres qui concernent toutes et tous, promettant le don de sa délivrance offert à notre foi pour toutes et tous.

*

Que lit-on en effet dans la suite de cet Évangile de Marc ? Que la résolution de toutes les détresses, cette résolution dont le dévoilement vient au terme des détresses les plus épaisses, va être donnée dans les jours qui suivent la prophétie de Jésus, au sein même de la génération à laquelle il s’adresse —, la croix : voilà le signe de l’approche de l’été, de la venue du Royaume.

Le cœur des ténèbres qui s’est épaissi jusqu’en la perte du sens de Dieu, — Jésus, en qui va apparaître le Fils de l'Homme annoncé, va traverser ce cœur des ténèbres du jeudi au vendredi saint, dans la semaine qui suit cette prophétie.

Les ténèbres, et les ténèbres spirituelles, atteignent alors une intensité telle qu’elle n’a jamais été conçue et qu’il n’en peut se concevoir de plus intense pour un individu humain : celui qui est le Fils de Dieu — selon les mots par lesquels le confesse alors un païen, centurion romain — traverse les plus épaisses des ténèbres spirituelles.

Je lis dans ce même évangile de Marc, quelques pages plus loin, ch 15, v. 33-38 :
33 A la sixième heure, il y eut des ténèbres sur toute la terre, jusqu’à la neuvième heure.
34 A la neuvième heure, Jésus cria : Eloï, Eloï, lema sabachthani ? ce qui se traduit : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?
35 Quelques-uns de ceux qui étaient là l’entendirent ; ils disaient : Tiens, il appelle Élie.
36 Quelqu’un courut remplir de vinaigre une éponge et la fixa à un roseau pour lui donner à boire, en disant : Laissez, voyons si Élie va venir le descendre de là.
37 Mais Jésus laissa échapper un grand cri et expira.
38 Le voile du sanctuaire se déchira en deux, d’en haut jusqu’en bas.
39 Voyant qu’il avait expiré de la sorte, le centurion qui était là, en face de lui, dit : Cet homme était vraiment Fils de Dieu.

C’est là qu’est le signe promis : une détresse incomparable, celle du Fils de Dieu rejoignant, faisant siennes, toutes les détresses du temps, toutes nos détresses, jusqu’au cœur des ténèbres spirituelles, jusqu’à la perte du sens de Dieu. Il a ainsi rejoint l’humanité sans Dieu, a-thée, fait semblable aux humains athées au moment même de sa mort : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Et c’est ainsi qu’il est devenu le salut de tous les hommes et femmes, Sauveur du monde jusqu’en ses profondeurs les plus sombres. Et c’est ainsi que la croix est devenue le signe du Fils de l’Homme venant « dans la plénitude de la puissance et dans la gloire » (v. 26).

Cela parce qu’il a partagé le cœur de plus intense de nos ténèbres : telle est la bonne nouvelle que nous ne pouvions même pas concevoir. Quand nos détresses spirituelles nous ont réduits aux ténèbres et à la plus totale impuissance, quand on ne sait plus même comment croire, alors la délivrance est proche : c’est dans ces ténèbres mêmes qu’il nous a rejoints sur la croix jusqu’au gouffre de la mort : sachez donc que « le Fils de l’homme est proche », tout proche…


R.P., Poitiers, 14.11.21
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dimanche 7 novembre 2021

Prenez garde aux amateurs de prestige !




1 Rois 17, 10-16 ; Psaume 146 ; Hébreux 9, 24-28 ; Marc 12, 38-44

Marc 12, 38-44
38 Dans son enseignement, il disait : "Prenez garde aux scribes qui tiennent à déambuler en grandes robes, à être salués sur les places publiques,
39 à occuper les premiers sièges dans les lieux de culte et les premières places dans les dîners.
40 Eux qui dévorent les biens des veuves et affectent de prier longuement, ils subiront la plus rigoureuse condamnation."
41 Assis en face du tronc, Jésus regardait comment la foule mettait de l'argent dans le tronc. De nombreux riches mettaient beaucoup.
42 Vint une veuve pauvre qui mit deux petites pièces, quelques centimes.
43 Appelant ses disciples, Jésus leur dit : "En vérité, je vous le déclare, cette veuve pauvre a mis plus que tous ceux qui mettent dans le tronc.
44 Car tous ont mis en prenant sur leur superflu ; mais elle, elle a pris sur sa misère pour mettre tout ce qu'elle possédait, tout ce qu'elle avait pour vivre."

*

Avant d’en venir aux grandes robes et premières places dans les lieux de culte et autres dîners, intéressons-nous à la veuve de notre texte.

Une veuve pauvre qui, avec ses deux petites pièces, donne en fait beaucoup (même si ça semble peu), puisque cela empiète sur son nécessaire, son minimum vital (à l’époque, une veuve est sans ressources financières) : « gardez-vous des gens à la piété exemplaire… » (v. 38-40), vient — en résumé — de dire Jésus. Les scribes et d'autres, qui, certes, font de belles offrandes — c’est qu'ils ont les moyens, contrairement à la veuve ; certes ils font de belles prières, signe d’une belle aisance intellectuelle et sociale qui se voit jusque dans les dîners. Ils ont déjà leur récompense : avoir brillé. D’autant qu’ils brillent au cœur d’une institution devenue injuste… à laquelle la veuve donne quand même… donnant de son nécessaire pour entretenir ceux qui ainsi s’avèrent par le fait-même dévorer ses biens !

Il faut, pour éclairer le propos, se rappeler que les dons d’argent qui se font au temple renvoient à la pratique nommée en hébreu « justice ». Ces dons symbolisent la restitution d’un équilibre qui a été rompu. La richesse, sous l’angle où elle est productrice de déséquilibres, est mal notée par les auteurs bibliques.

La richesse devient mauvaise si elle n'est pas purifiée par ce geste de justice, qui corrige le déséquilibre qu’elle produit naturellement, puisqu’il est dans sa nature de croître exponentiellement ; déséquilibre, injustice, si cela n’est pas purifié par ce qui qui ne signifie donc rien d’autre que la « justice ».

Ne pas le voir est pour nous tout simplement une façon subtile de nous masquer qu’il est un certain déséquilibre, accepté, jugé normal ou fatal, mais qui relève tout simplement du péché. « Malheur à ceux qui ajoutent champ à champ » clamait le prophète (Ésaïe 5, 8) — à propos de ce qui est pourtant censé être signe de bénédiction ! Exemple concret, pourtant, de la liberté devenant celle du plus fort d’opprimer le plus faible. Où l’accumulation des uns spolie les autres. Ce que dénonce à nouveau Jésus : « ils dévorent les biens des veuves ».

*

Les déambulations en grandes robes deviennent alors symptôme du problème. On risque aisément de s’en tenir au symptôme tel qu’il apparaît à l’époque et de ne pas voir le problème que le symptôme révèle. Le problème n’est pas les tenues, souvent prescrites par la Tora. Parallèle en Matthieu (ch. 23, v. 5) : “Toutes leurs actions, ils les font pour se faire remarquer des hommes. Ils élargissent leurs phylactères et allongent leurs franges.” Franges que Jésus lui-même porte : cf. Mt 9, 20 (c'est le même mot), conformément au précepte de Nombres 15, 38, comme signe et rappel des commandements, ainsi que le sont aussi les phylactères (Deutéronome 11, 18-19). Dans les temps anciens, les tenues symbolisaient un statut, une profession, une appartenance religieuse ou autre. Pensons aux tenues de métiers, tabliers ou bleus de travail. Dans telle ou telle profession ou tel ou tel pays, cela demeure : pensons aux tenues des juristes ou aux blouses blanches médicales en France, ou aux “uniformes” scolaires ou universitaires dans d’autres pays que le nôtre.

Jusqu’au milieu du XXe siècle, les tenues attitrées ne sont pas des signes d'originalités individuelles, mais réduisent au contraire les originalités à l’humilité. Mais ce qui est devenu commun en notre temps, se distinguer individuellement par ses tenues, existe comme tentation de tout temps.

Pour les scribes de notre texte, les robes plus amples que la norme et les franges plus longues qu’il n’est requis sont une façon de détourner leur sens. Aujourd’hui on ne se plus donne du prestige de cette façon, mais au contraire plutôt par des tee-shirts branchés et autres fioritures originales revendiquées par la jet-set et ses imitateurs. Dans tous les cas, au-delà du symptôme, la réalité que vise Jésus est l'injustice qui se cache derrière le prestige de ceux qui se montrent, qu’il dénonce comme dévorant les biens des plus pauvres… La question de l’abîme entre les richesses, que pose Jésus à la suite des prophètes, a pris de nos jours la taille d’un problème qui atteint des proportions internationales aux conséquences considérables, internationales elles aussi.

Combien de veuves, ou autres misérables, qui aujourd’hui livrent leur richesse, leurs piécettes, sans calcul, à telle ou telle institution, à commencer trop souvent par l'institution ecclésiale devenue déplorable ! Sans doute pire que l’institution du temps des scribes visés par Jésus. Mais qu’importe si cette institution enseigne encore à donner ! Car le don libère ! En libérant d'abord de la peur de manquer qui signe l’avarice comme captivité et souffrance.

Institution pourtant déplorable que celle du temps de notre texte, connue à l’époque comme déplorable. Que dire alors de la nôtre ! Comme Église, comment ne pas penser aux crimes terribles qui souillent et enténèbrent une autre Église, partie de la même Église universelle dont nous sommes participants aussi. J’ai eu l’occasion d’évoquer cette chose terrible à Poitiers : il me semble qu’un tel problème ne peut être ignoré, même si c’est une autre Église que la nôtre qui est au cœur de cette tourmente, de ce mal. Il me semble falloir reprendre cette réflexion ici aussi, à Châtellerault. Comment une institution censée porter le nom du Christ a-t-elle pu devenir si déplorable ?

* * *

Malaise dans les Églises, d'autant plus catastrophique que les chrétiens sont dans le monde victimes des pires persécutions (ce dimanche de l'Église persécutée vient nous le rappeler) ; malaise dans les Églises et plus largement dans notre civilisation, qui éclate aujourd’hui par des scandales, principalement dans l’Église catholique, longtemps prestigieuse, mais aussi ailleurs, à commencer par la famille, mais aussi le monde enseignant ! Malaise criant en nos jours héritiers d’un changement civilisationnel initié il y a quelques décennies. “Malaise dans la civilisation”, ou “dans la culture” — on a reconnu le titre d’un livre de Sigmund Freud, où il tire lui-même des conclusions de ses observations en matière de sexualité : c’est la frustration sexuelle, explique-t-il, imposée par la civilisation, qui, dans un apparent paradoxe, produit stabilité culturelle et développements économiques et techniques. Car Freud enseignait un vrai pessimisme en matière de sexualité, que l’on semble avoir oublié depuis…

Déjà un disciple de Freud, Wilhelm Reich, proposait, à peu près à l’inverse du “Malaise dans la civilisation”, de libérer la sexualité via une interprétation toute personnelle des découvertes du maître. Reich élaborait une théorie de “la fonction de l’orgasme”, selon le titre d’un de ses livres, débouchant sur “la révolution sexuelle” (autre titre de Reich), révolution qui compléterait bientôt heureusement toutes les autres et amènerait l’humanité au plus parfait bonheur.

Optimisme un peu rapide quant aux pulsions, éventuellement destructrices, de tout un chacun. Pour savoir que le domaine sexuel n’est peut-être pas si sujet à optimisme que ça, il aurait suffi d’entendre sérieusement un Sade, qu’on lisait alors, mais sans autre regard que celui des enthousiasmes libérés. Sade nous conduit pourtant sans doute aux sources de la généalogie de cet optimisme : l’opposition à un certain Augustin dont Sade précisément, en son XVIIIe s. optimiste, est un des rares — avec les augustiniens jansénistes — à ne s’être pas débarrassé.

Augustin, futur saint Augustin, écrit, quelque 13 siècles avant Sade, et 15 siècles avant nous, en des termes si pessimistes en matière de sexualité, qu’il juge devoir… y renoncer : “Sans doute l’Apôtre ne m’interdisait point le mariage, dit-il, bien que dans son ardent désir de voir tous les hommes semblables à lui, il recommande un état plus parfait. Mais moi, trop faible encore, je choisissais la voie paresseuse, et c’était la seule raison de mes incertitudes en tout le reste […]” (Confessions VIII, I).

La suite est bien connue. Augustin raconte : “[…] voici que j’entends, qui s’élève de la maison voisine, une voix, voix de jeune garçon ou de jeune fille, je ne sais. Elle dit en chantant et répète à plusieurs reprises : ‘Prends et lis ! Prends et lis !’ […] Je revins donc en hâte à l’endroit où [j’avais] laissé, en me levant, le livre de l’Apôtre. Je le pris, l’ouvris, et lus en silence le premier chapitre où tombèrent mes yeux : ‘Ne vivez pas dans la ripaille et l’ivrognerie, ni dans les plaisirs impudiques du lit, ni dans les querelles et jalousies ; mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ, et ne pourvoyez pas à la concupiscence de la chair’. Je ne voulus pas en lire davantage, c’était inutile” (ibid. VIII, XII).

Augustin est dès lors converti, chrétien, ce qui pour lui, débouche sur le dépassement de toute vie sexuelle. Il poursuit ainsi son récit : “Aussitôt nous [son ami Alypius et lui] nous rendons auprès de ma mère, nous lui disons tout : elle se réjouit. […] Vous m’aviez si bien converti à vous que je ne songeais plus à chercher femme et que je renonçai à toutes les espérances du siècle” (ibid.).

On ne s’arrêtera pas à la question évidemment troublante de la joie de sa mère, sainte Monique, qui, on le sait, avait mis auparavant toute son énergie à séparer son fils de sa concubine, dont il avait tout de même eu un enfant, Adeodat. On se contentera de rappeler qu’il n’est pas excessif de dire que tout le rapport du christianisme occidental ultérieur à la sexualité est lié à ce carrefour. Augustin l’a dit lui-même, si le mariage n’est certes pas interdit, il s’assimile à la concupiscence des “plaisirs impudiques du lit” (ce sont ses mots), dont il pense, pour les avoir connus, qu’y succomber relève d’une sorte de paresse spirituelle (toujours ses mots). Le célibat, dans la chasteté, est nettement plus “parfait”, dit-il, au point que la conversion, ultimement, s’y assimile.

Hiérarchie à deux pôles donc, pour Augustin : le vécu de la sexualité, le mariage, relevant de la chair, au cœur duquel subsiste le péché, lié à la concupiscence qui accompagne l’union sexuelle et par laquelle se transmet le péché originel. Et le célibat dans la chasteté, état de perfection, que désire tout chrétien médiéval. L’enseignement d’Augustin veut que, toutefois, le péché inévitable dans l’union sexuelle soit couvert par ce résultat positif de ladite union : la procréation. En deçà du péché, inévitable, l’union sexuelle est le lieu d’une œuvre créatrice de Dieu, qui couvre donc le péché inévitable qui l’accompagne ; qui le couvre, pourvu que l’intention des parents s’unissant soit précisément la procréation. D’où la possibilité d’une dimension sacramentelle du mariage, en lien avec cette couverture du péché qui y demeure toutefois. La future sacramentalisation du futur mariage d'Église (XIIe s.), va, non pas éliminer la hiérarchie des deux états avec supériorité du célibat, mais atténuer l’abrupt de l’abîme qui les sépare.

*

On voit nettement cela chez Thomas d’Aquin (XIIIe s.), célèbre entre autres pour avoir réhabilité la nature. Du même coup, il réhabilite d’une certaine façon la sexualité, sans se départir totalement de l’enseignement normatif augustinien concernant sa dimension pécheresse. Le mariage est cependant naturel, au point que sous cet angle précis la relation sexuelle n’est pas péché, puisque le corps a été créé bon. “Les inclinations naturelles dans les choses viennent de Dieu […]”, dit-il. Il poursuit : “Or chez tous les animaux parfaits, se trouve cette inclination naturelle au commerce charnel ; celui-ci ne peut donc être de soi un mal” (Somme contre les Gentils, CXXVI).

Toutefois, si le commerce charnel n’est pas un mal, la hiérarchie augustinienne demeure. Je cite toujours : “[…] certains hommes, sans rejeter la continence perpétuelle, ont accordé au mariage une même valeur. C’est une hérésie (l’hérésie de Jovinien). La fausseté de cette erreur apparaît [en ce que] la continence rend l’homme plus apte à élever son âme jusqu’aux choses spirituelles et divines” (ibid., III, CXXXVII).

“[…] la jouissance [des plaisirs charnels], et particulièrement des plaisirs sexuels, ramène l’esprit à la chair […]” (ibid., III, CXXXVI). La hiérarchie demeure, mais se nuance, puisque le plaisir, étant le moteur par lequel Dieu met en œuvre cette fonction naturelle et voulue de lui — la procréation —, n’est pas foncièrement mauvais.

En résumé, chez Thomas d’Aquin, fidèle à Augustin, la malignité de la relation sexuelle se nuance de ce qu’elle ne concerne que la nature déchue. En soi la nature est bonne et la sexualité en relève tout de même. S’infiltreront plus tard dans ce soupçon de réhabilitation de la sexualité les prémices de l’optimisme moderne du fait, déjà avant Sade et Reich, de jésuites dont Pascal dénoncera l’abandon d’Augustin.

*

Quant aux Réformateurs protestants, eux aussi se réclament d’Augustin, mais ils débouchent sur l’inversion de la proposition antécédente. Auparavant le célibat était quasi-obligatoire, sauf l’exception de l’incapacité à se contenir. Dorénavant, le mariage est pleinement réhabilité, comme ordre de Dieu, sauf le don exceptionnel de se contenir.

*

Reste que l’affirmation augustinienne et médiévale sur la supériorité du célibat et de l'abstinence, fondant le pouvoir sans contre-pouvoir d’hommes qui, dans l’Église catholique ont adopté ce célibat longtemps proclamé supérieur — cette affirmation ancienne est progressivement venue se heurter contre l’injonction inverse, postulant la toute bonté du sexe, qui trouve ses prémisses depuis la fin du Moyen Âge, puis au XVIIIe s., et qui a culminé au XXe siècle, constatant, avec Freud, un véritable malaise dans la civilisation qui peine à assumer l’abîme de cette injonction contradictoire.

Le choc dont vient de nous assommer l’actualité, avec le désormais fameux rapport Sauvé, est terrible quant à l’abîme qu’il a dévoilé.

Un fait incontournable s’y révèle, qui est qu’une institution plus stricte, au moins théoriquement, quant à ses mœurs, et plus rigide quant à son pouvoir, est par cela-même d'autant plus aveuglée sur elle-même. À travers cela, l’actualité nous révèle un véritable aveuglement civilisationnel, qui frappe au cœur une des plus anciennes institutions de ladite civilisation, mais qui vaut aussi, ne nous leurrons pas, hors de ladite institution, pour les autres Églises, dont la nôtre, et la société dans son ensemble.

* * *

Où résonne dans toute son actualité l'avertissement de Jésus : “Prenez garde aux scribes, aux ecclésiastiques, aux politiques, aux enseignants, qui tiennent à déambuler en grandes robes ou autres vêtements à la mode ou branchés, à être salués sur les places publiques, à occuper les premiers sièges dans les lieux de culte, d'associations, de festivités municipales ou autres, et les premières places dans les dîners.”

Croyez plutôt en celui qu’ils annoncent, quand ils l'annoncent encore, et qui les dénonce pour vous conduire à celui qui vous est donné dans l'humilité, le Dieu dont le Nom même est au-delà de tout prestige, au-delà de tout nom.


R.P., Châtellerault, 7.11.21
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dimanche 31 octobre 2021

Premier commandement, reconnaissance et règne de Dieu




Deutéronome 6, 2-6 ; Psaume 119, 97-106 ; Hébreux 7, 23-28 ; Marc 12, 28-34

Deutéronome 6, 2-6
2 Tu craindras le SEIGNEUR ton Dieu, toi, ton fils et ton petit-fils, en gardant tous les jours de ta vie toutes ses lois et ses commandements que je te donne, pour que tes jours se prolongent.
3 Tu écouteras, Israël, et tu veilleras à les mettre en pratique : ainsi tu seras heureux, et vous deviendrez très nombreux, comme te l’a promis le SEIGNEUR, le Dieu de tes pères, dans un pays ruisselant de lait et de miel.
4 Écoute, Israël ! Le SEIGNEUR notre Dieu est le SEIGNEUR UN.
5 Tu aimeras le SEIGNEUR ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être, de toute ta force.
6 Les paroles des commandements que je te donne aujourd’hui seront présentes à ton cœur.

Marc 12, 28-34
28  Un scribe s’avança. Il les avait entendus discuter et voyait que Jésus leur avait bien répondu. Il lui demanda : "Quel est le premier de tous les commandements ?"
29  Jésus répondit : "Le premier, c’est : Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur ;
30  tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force.
31  Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas d’autre commandement plus grand que ceux-là."
32  Le scribe lui dit : "Très bien, Maître, tu as dit vrai : Il est unique et il n’y en a pas d’autre que lui,
33  et l’aimer de tout son cœur, de toute son intelligence, de toute sa force, et aimer son prochain comme soi-même, cela vaut mieux que tous les holocaustes et sacrifices."
34  Jésus, voyant qu’il avait répondu avec sagesse, lui dit : "Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu." Et personne n’osait plus l’interroger.

*

Dimanche de la Réformation, écoutons ce que rappelle le Traité de la liberté du chrétien de Martin Luther sur le commandement central que nous venons d'entendre, celui d'aimer, d'honorer, ou craindre Dieu. Je cite : « Le premier commandement nous dit : Tu honoreras le Seigneur ton Dieu. Quand votre vie ne serait qu’une suite non interrompue de bonnes œuvres, vous n’en seriez, par elles, ni plus justes ni plus pieux, ni plus obéissants à ce commandement suprême, puisque Dieu ne peut être réellement honoré que par une âme qui confesse sa vérité et sa miséricorde. » Voilà Luther, sans peut-être qu'il le sache, en plein accord avec les scribes…

Plein accord avec le scribe qui vient de dire à Jésus : « Aimer Dieu de tout son cœur, de toute son intelligence, de toute sa force, et aimer son prochain comme soi-même, cela vaut mieux que tous les holocaustes et sacrifices ».

Où le scribe a-t-il trouvé cela ? Selon un enseignement du Talmud, dans le Royaume de Dieu, « les sacrifices seront annulés sauf l’offrande de reconnaissance (korban toda) » (Midrach Rabba, paracha Tsav 9, 7 et paracha Emor 27, 12) ; reconnaissance adressée à Dieu. Or qu’est-ce qui nourrit l’amour ? La reconnaissance ! En effet, si vous voulez aimer, demandez-vous le bien que vous recevez de qui vous voulez aimer. Si vous entretenez les récriminations, vous allez finir par trouver celui ou celle contre qui vous récriminez désagréable ! Rendez grâce, c’est-à-dire, comptez les bienfaits — ce qui suppose un acte de foi, car à vue humaine, on pourrait bien avoir tout pour récriminer ! — dans un acte de foi donc, comptez les bienfaits de Dieu, vous obtiendrez l’effet inverse : comment aimer Dieu ? Vous connaissez la réponse…

Reprenons le texte au début : « un scribe s’avança. Il les avait entendus discuter et voyait que Jésus leur avait bien répondu. Il lui demanda : "Quel est le premier de tous les commandements ?" »

De quoi « les » a-t-il entendus discuter ? Jésus vient de discuter avec les Sadducéens de la résurrection des morts ; et donc du Royaume de Dieu, comme l’indique la réponse finale de Jésus au scribe : « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu. » D’où la question du scribe. Il veut aller un peu plus loin quant à savoir ce qu’en dit Jésus, de ce Royaume. Ou n’y a-t-il que théorie dans son discours ?

Et voilà donc Jésus en plein accord avec les scribes. Ce qui ne devrait pas nous surprendre : il est question ici du fond des choses. Point de désaccord à ce niveau.

Il est question du texte du Deutéronome qui est au cœur de la foi juive : le « Sh’ma Israël » qui est l’appel fondateur, énoncé quotidiennement, écrit symboliquement sur la main, le front, les portes de la maison. Point de discussion évidemment là-dessus.

Quant au second commandement, qui lui est semblable, il est lui aussi au cœur de la Torah, Lévitique 19, 18, au cœur d’un passage qui commence par « vous serez saints, car je suis saint, moi, le Seigneur, votre Dieu » (Lévitique 19, 1).

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même », littéralement « pour ton prochain comme toi-même », c'est-à-dire concrétisation du commandement d'amour de Dieu (concrétisation : aux jours de la COP 26, sachant que le problème est que les déclarations ne passent jamais dans les faits, on perçoit ce que cela veut dire) — le « pour » de l'hébreu dans lequel Jésus comme le scribe lisent la Torah, ramène ainsi l'amour du prochain à l'amour de « Dieu qui fait pleuvoir ou briller son soleil » pour tous et toutes : ainsi, « fais à autrui ce que tu voudrais que l'on te fasse ». Double commandement perçu par les scribes comme central — au point qu’en Luc (ch. 10), ce n’est pas Jésus qui l'énonce comme ici, mais un scribe. On voit donc que sur ce point il n’y a pas débat. Le scribe interroge Jésus pour savoir s’il est bien au courant, dans le foisonnement des préceptes de la Torah (on sait que, depuis Rabbi Simlaï au IIe s., la tradition juive en dénombre 613) — de ce qui en est le cœur.

Aimer Dieu dans un élan de reconnaissance de tout son cœur, c’est-à-dire du fond de son être ; de toute son âme ou, autre traduction, de toute sa vie ; et de toute sa force, dit le Deutéronome ; de toute sa pensée, ou intelligence, précise l’Évangile — ce qui rend non seulement vaine, mais impie cette idée selon laquelle un croyant serait censé faire abstraction de son intelligence ! Non, l’intelligence est appelée à être cultivée, ce qui demande un vrai travail certes, un effort, qui permet de soupçonner de paresse intellectuelle cette façon de dire que ce qui concerne Dieu devrait être simple, pour ne pas dire simpliste. L’amour de Dieu est commandé aussi à notre pensée. Forme intense de prière, où la prière est aussi prière de l’intelligence, combat intellectuel, travail sérieux de la raison appliquée à tous les domaines, la méditation de la Loi, des Écritures, et des événements où Dieu se dévoile ; y compris la méditation de la création de Dieu, car comment chérir Dieu de toute son intelligence, sans le louer dans la contemplation, la recherche étendue à toute sa création, bref, la science… L’Évangile déploie ainsi dans les propos de Jésus comme du scribe, le sens du texte du Deutéronome, parlant d’aimer Dieu de toute son âme et de toute sa force — autre traduction : tous ses moyens — cela allant de l’intelligence aux moyens financiers (ce texte enchaîne peu après sur l’épisode de la piécette de la veuve).

Aimer Dieu ou se déplacer de soi, se libérer pour le prochain (cf. Deutéronome 11, 1, « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, et tu observeras ses préceptes »). Où l’idée devient naturelle que le second commandement est bien semblable au premier. Dieu, on ne le voit pas, on ne prononce même pas son Nom. Aussi, on l’aimera à travers ce qui le manifeste, dans ce qui le rend présent, et en premier lieu celui ou celle que Dieu place près de nous, le prochain, cet être humain fait selon son image.

Comment prétendre aimer Dieu qu’on ne voit pas si l’on n’aime pas le prochain, le frère, la sœur, que l’on voit ? demandera la 1ère épître de Jean (1 Jn 4, 20). C’est ainsi que Paul, lui, résume toute la loi à cette seconde partie : « la Loi tout entière trouve son accomplissement en cette unique parole : tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Galates, 5, 14).

Il faut ici encore préciser la façon dont le dit le Lévitique. Entre les versets 17 et 18 de Lv 19, le français « prochain », correspond à trois termes en hébreu, littéralement : le frère au sens biologique, puis le « compatriote » et enfin tout semblable, donc quiconque, sachant que la fin du chapitre reprend, avec le même verbe : « tu aimeras l’étranger comme toi-même » (Lv 19, 34). La dimension universelle de cet enseignement est bien inscrite dans le texte du Lévitique que cite ici Jésus.

En tout cela, Jésus et le scribe qui l’interroge sont d‘accord. Et Jésus va aller un peu plus loin, avec cette sentence qui fait que « personne n’osait plus l’interroger » : « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu », dit-il au scribe sur la base de ce qu’il professe son accord avec lui sur le cœur de la Loi. Parole centrale de notre texte : « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu ».

*

Qu’est-ce à dire que cette sentence de Jésus — « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu » — et l’effet — « personne n’osait plus l’interroger » — qu’elle a sur ses auditeurs ?

C’est que Jésus s’inscrivant dans l’espérance pharisienne du scribe, quant au cœur de la Loi au jour du Royaume : subsiste l’action de grâce — Paul le dit en ces termes : une seule chose demeure : l’amour (1 Co 13, 8) — ; Jésus est en train de dire tout simplement que le Royaume s’est approché : « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu » n’est point ici une parole banale !

Où on regarde forcément Jésus d’une façon particulière : « personne n’osait plus l’interroger » !

Allons un peu plus loin. Comment en est-on arrivé à cela dans la réflexion juive ? À ce sur quoi Jésus et le scribe s’accordent : « Aimer Dieu de tout son cœur, de toute son intelligence, de toute sa force, et aimer pour son prochain comme soi-même, cela vaut mieux que tous les holocaustes et sacrifices ».

Eh bien c’est là un fruit de la prière de l’intelligence (tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ton intelligence).

Un fruit de la réflexion priante suite à l’événement de l’exil, dès 586 av. J.C., cette perte de souveraineté d’Israël, et de la destruction du Temple, perte, alors provisoire, de la possibilité de sacrifier. Cette perte deviendra définitive en 70 — jusqu’au Royaume où subsiste comme seul sacrifice, l’action de grâce. Le retour de l’exil de 586 à Babylone laissera le pays sous la souveraineté de la Perse, puis des divers empires, malgré quelques moments de résistance glorieux comme sous les Grecs. Mais pas de réintégration totale et définitive de la souveraineté. Plus de royaume, au point que Jean le Baptiste annonce encore, au temps romain, la fin de l’exil (qui n’a donc pas vraiment eu lieu) et la venue du Royaume. Au point qu’au début du livre des Actes des Apôtres, les disciples interrogent encore le Ressuscité sur le jour de la restauration du Royaume d’Israël !

Mais jusque là, jusqu’au monde à venir, il n’y a pas eu de reprise de souveraineté politique au nom de Dieu d’un État, ni a fortiori d’une Église ! C’est l’erreur des chrétientés médiévales byzantine et latine (auxquelles l’islam d’alors a emboîté le pas) que d’avoir cru le contraire. La suzeraineté politique a été retirée en 586, et n’a pas été ré-octroyée.

La dynastie légitime alliée avec Dieu, celle de David, trouve, selon la foi chrétienne, son dernier représentant en Jésus (présenté, dans les versets qui suivent, v. 35-37, comme fils éternel de David), dont le Royaume n’est pas de ce monde — Royaume dont la Loi est inscrite dans les cœurs, et qui n’a donc pas d’institutions pénales d’un État souverain, comme avant 586. En 586, ce domaine de la Torah a de facto pris fin.

Les auteurs du Nouveau Testament, à l’instar des scribes pharisiens, ont tiré eux aussi cette conséquence qui s’impose de la perte de souveraineté politique et du royaume d’Israël : pas de Royaume, jusqu’à la venue du Royaume du Messie. Cela, le scribe le sait. Les auditeurs de ce dialogue aussi. Et voilà que Jésus affirme que le Royaume s’est approché : « "Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu." Et personne n’osait plus l’interroger. »

La dynastie sacerdotale, elle, qui s’est maintenue pendant le premier exil à Babylone, a repris ses fonctions après le retour de Babylone. Le Temple a été rebâti. Il est encore en activité à l’époque du Nouveau Testament — géré par la caste sacerdotale des Sadducéens. Ce second Temple, on le sait, sera détruit, comme l’annonçait Jésus, en 70, par les Romains.

Alors disparaîtront, et la dynastie sacerdotale des Sadducéens (qui viennent d’interroger Jésus sur la résurrection), et les sacrifices — reste l’action de grâce. Le domaine sacrificiel sacerdotal de la Torah prend fin, de facto, en 70. Ici, dans l’anticipation chrétienne, a eu lieu la fin de ce temps, annoncée par Jésus pour sa génération.

De la Loi qui ne passera pas jusqu’à ce que passent les cieux et la terre, subsiste dans cette même anticipation chrétienne, jusqu’à la venue des nouveaux cieux et de la nouvelle terre, sa dimension morale, sous tous ses angles, selon tous les usages que l’on en peut faire. En son cœur, l’action de grâce, où s’établit l’amour pour Dieu. Subsiste cet essentiel de la Loi énoncé ici par le scribe et Jésus, et où l’amour du prochain est le cœur d’un code révélé de sainteté : « tu aimeras pour ton prochain comme toi-même », c’est-à-dire : « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse », énoncé par Hillel, « fais à autrui ce que tu voudrais qu’il te fasse », dans les termes de Jésus.

Bref, le Royaume s’est approché, et que dit Jésus au scribe ? — « "Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu". Et personne n’osait plus l’interroger » !

Avec ce texte — qui suit immédiatement celui où Jésus enseigne ce qu’il en est de la résurrection —, on comprend à quel point il annonce que le Royaume s’est approché ; Royaume de la résurrection déjà advenue au milieu de nous, et dont la règle est l’inscription de la loi dans les cœurs.


RP, Poitiers, 31/10/21, fête de la Réformation
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