dimanche 24 novembre 2019

Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis




2 Samuel 5, 1-3 ; Psaume 122 ; Col 1, 12-20 ; Luc 23, 35-43

Luc 23, 35-43
35  Le peuple restait là à regarder. Les magistrats se moquaient de Jésus, disant : Il a sauvé les autres ; qu’il se sauve lui-même, s’il est le Christ de Dieu, l’Élu de Dieu !"
36  Les soldats aussi se moquaient de lui : s’approchant pour lui présenter du vinaigre, ils dirent :
37  "Si tu es le roi des Judéens, sauve-toi toi-même."
38  Il y avait aussi une inscription au-dessus de lui : " Celui-ci est le roi des Judéens."
39  L’un des malfaiteurs crucifiés l’insultait : "N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même et nous aussi !"
40  Mais l’autre le reprit en disant : "Tu n’as même pas la crainte de Dieu, toi qui subis la même peine !
41  Pour nous, c’est juste : nous recevons ce que nos actes ont mérité ; mais lui n’a rien fait de mal."
42  Et il disait : "Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton règne."
43  Jésus lui répondit : "En vérité, je te le dis, aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis."

*

Trois hommes crucifiés, selon la façon romaine de mettre à mort les non-citoyens. Trois crucifiés parmi des milliers d'autres. Et trois attitudes face à la même torture, face à la même mort.

*

Le premier homme que nous présente le texte, Jésus, du fait de ses prétentions messianiques, telles qu’on les comprend, est en proie aux moqueries et aux sarcasmes de ses tortionnaires : on plaisante devant l'impuissance affichée, clouée, d'un supplicié qui revendique, paraît-il, la capacité de sauver les hommes, qui se réclame de l'intronisation divine à la royauté (sur Israël, voire sur le monde, selon le mot, grec, choisi par Luc : le Christ), et par là même à l'insoumission aux Romains qui ont réduit son pays en sujétion. Mais le voilà crucifié par ces mêmes Romains qu'il est censé renverser par le pouvoir de Dieu !

La situation est pour le moins humiliante pour le Messie, ainsi d'ailleurs que pour le peuple qu'il prétend libérer des Romains.

Les soldats païens se moquent, à l’instar des chefs. Et ils désignent Jésus par des mots qu’ils croient ironiques : « Roi des Judéens », c’est-à-dire le Messie d’Israël. Voilà en effet un roi qui décidément ne paie pas de mine ; « les hommes voient ce qui leur saute aux yeux, mais le Seigneur voit le cœur », annonçait Samuel (1 Samuel 16, 7). Un homme insignifiant, cloué sur une croix comme un vulgaire malfaiteur : le Roi, le Messie, le Christ, universel, selon le mot choisi par Luc ? Il y a de quoi ironiser.

*

Un deuxième crucifié, du milieu des sarcasmes, reprend l'interpellation ironique. Le texte en dit : « il blasphémait ».

*

Un troisième crucifié voit l’innocence pendue là avec lui, clouée comme lui, de façon invraisemblable, radicalement incompréhensible, pas même explicable comme châtiment.

Il va découvrir alors le Roi du monde à venir : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton règne. » Cet homme annonce alors, sans le savoir sans doute, le nouveau David roi des Judéens réconciliant Juda et toutes les tribus (selon 2 Sam 5, 1-3 et le Ps 122, textes proposés aussi pour ce jour). Mais plus que cela : ici est le Roi des nouveaux cieux et de la nouvelle terre, par qui s’accomplit la réconciliation, non seulement des tribus et du peuple d’Israël, mais de l’Univers… « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton règne. »

Au milieu du chaos, des cris et des moqueries, s'esquisse un autre ordre, fragile, subtil : c'est là que Dieu se révèle. C'est là, là seulement qu'il ne peut qu'être. Là est son parti : la justice, fût-elle voilée dans les sarcasmes, couverte de crachats : là est le camp de Dieu. Là est sa puissance. Le troisième homme l'a perçu, et, enhardi de cette certitude en appelle à la grâce de ce Messie, à la faveur de ce Roi qu'il croit, dorénavant, irréfutable.

*

Et Jésus, sourd aux insultes, entend celui qui a saisi : à lui s'ouvre dès aujourd'hui, définitivement, le Paradis — au-delà du temps, de la mort et du séjour des morts, qui sont ici infiniment court-circuités par l'éternité du Royaume du Christ crucifié. Sa puissance royale se donne comme puissance du pardon.


Colossiens 1, 13-20 :
13 Il nous a arrachés au pouvoir des ténèbres
et nous a transférés dans le royaume du Fils de son amour ;
14 en lui nous sommes délivrés, nos péchés sont pardonnés.
15 Il est l'image du Dieu invisible,
Premier-né de toute créature,
16 car en lui tout a été créé,
dans les cieux et sur la terre, les êtres visibles comme les invisibles,
Trônes et Souverainetés, Autorités et Pouvoirs.
Tout est créé par lui et pour lui,
17 et il est, lui, par devant tout ;
tout est maintenu en lui,
18 et il est, lui, la tête du corps, qui est l’Église.
Il est le commencement,
Premier-né d'entre les morts,
afin de tenir en tout, lui, le premier rang.
19 Car il a plu à Dieu
de faire habiter en lui toute la plénitude
20 et de tout réconcilier par lui et pour lui,
et sur la terre et dans les cieux,
ayant établi la paix par le sang de sa croix.

RP, Poitiers, 24.11.2019


dimanche 17 novembre 2019

Une question qui engage




Textes du jour : Malachie 3, 19-20 ; Psaume 98 ; 2 Thessaloniciens 3, 7-12 ; Luc 21, 5-19

Les textes de ce jour portent sur la menace de la fin du temps. Nous aurons l’occasion d'y revenir, au cours de l'Avent ; et dans cadre du thème synodal de cette année, sur l’écologie. Pour aujourd'hui, en ce dimanche de l'aumônerie de prison, traditionnel à Poitiers, nous nous pencherons sur le texte médité hier avec les détenus, qui n'est pas sans rapport avec la question de la fin du temps, en tant qu'il nous invite chacun à une préparation intérieure, nous plaçant devant celui qui nous demande, à chacun personnellement : « qui dites-vous que je suis ? »

Matthieu 16, 13-20
13 Arrivé dans la région de Césarée de Philippe, Jésus interrogeait ses disciples : "Qui dit-on que je suis, moi, le Fils de l’homme ?"
14 Ils dirent : "Pour les uns, Jean le Baptiste ; pour d’autres, Élie ; pour d’autres encore, Jérémie ou l’un des prophètes."
15 Il leur dit : "Et vous, qui dites-vous que je suis ?"
16 Prenant la parole, Simon-Pierre répondit : "Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant."
17 Reprenant alors la parole, Jésus lui déclara : "Heureux es-tu, Simon fils de Jonas, car ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux.
18 Et moi, je te le déclare : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et la Puissance de la mort n’aura pas de force contre elle.
19 Je te donnerai les clés du Royaume des cieux ; tout ce que tu lieras sur la terre sera lié aux cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié aux cieux."
20 Alors il commanda sévèrement aux disciples de ne dire à personne qu’il était le Christ.

*

« Qui dit-on que je suis ? » a d'abord demandé Jésus… La réponse est sous-entendue dans la question — dans les termes où elle est posée : « Qui dit-on que je suis, moi, le Fils de l’homme ? »

Le Fils de Homme est cette figure, connue des disciples, qui annonce dans des livres comme Ézéchiel ou Daniel l’inauguration du Royaume de Dieu : il s'agit d'un être céleste, qui demeure auprès du Père, le Fils de l'Homme qui est dans les cieux — et qui vient sur la terre.

« Et vous ? » demande t-il à ses disciples. — « Et vous, qui dites-vous que je suis ? »

Jésus, qui vient donc de dire que c'est lui ce Fils de l'Homme, celui qui vient inaugurer et apporter le Royaume, renvoie alors les disciples à eux mêmes : qu'en est-il de votre perception ? Qui dites-vous que je suis ? De là la réponse de Pierre : « qui est-tu ? Mais, Fils de l'Homme, tu viens de le dire, tu es donc le Christ — le Messie ! »

Pierre, a répondu à peu près la même chose que les anonymes, parlant de prophètes, mais en mieux (et Jésus l'en félicite — une telle confession vient de Dieu) : carrément « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ». Ce faisant, Jésus, avec sévérité, leur ordonne de ne le dire à personne : il s'agace d'une popularité dont il sait non seulement la vanité, mais aussi qu’en ce qui le concerne, elle est signe de sa prochaine persécution. Et que de toutes façons le mot qui la déclenchera, « Christ », « doté de l’onction divine », « Messie », est compris de travers…

*

Mais au-delà de tout ce que disent les hommes, il s’agit pour lui de situer ses disciples face à lui seul — « Et vous, qui dites-vous que je suis ? », c’est cela qui importe et non pas « que dit-on de moi ? » — Se situer face à lui, aujourd'hui populaire — mais aussi malgré sa réputation bientôt déplorable pour des lendemains catastrophiques — quoique cela coûte.

À ce point, tout a changé. On est passé de ce que disent et pensent les hommes, à ce que « vous, vous dites ». On passe de « on » à « toi », de l'admiration plus ou moins béate mais finalement pas dérangeante, à la mise en question.

Jésus refuse toute réponse anonyme ; Jésus n'a que faire d’une réponse admirative, mais qui, dans une heure, sera oubliée, et qui, finalement n'aura guère de conséquences dans les vies ; les foules bientôt crucifieuses rangeront par la suite ce « grand homme » dans leur mémoire comme on range des photos de grands hommes. Et dans la galerie des grands personnages, il y en aura un de plus.

Et cela n’intéresse pas Jésus. Il veut une réponse personnelle (toi ! moi !), une réponse qui engage, qui compromet pour toujours. Une réponse où tout change dans la vie de celui qui la formule.

Si Jésus a fait bien des choses étonnantes jusqu'ici, il n'avait, apparemment, rien fait de décisif qui le fasse confesser comme Christ. Il requiert à présent une réponse qui joue toute notre vie. C'est ça, la foi, et c'est ce qui la différencie de la croyance ou même de l'admiration qui n'est jamais que sa mauvaise copie, d'autant plus dangereuse qu'elle permet d'esquiver Jésus et d'esquiver son salut.

C’est la question qui nous est posée, à nous aussi aujourd’hui, et dont la réponse correspond à rien moins qu’à un engagement : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? », de façon si intime que — autre sens de la mise en garde de Jésus — on ne saurait pouvoir le dire à quiconque.

*

Au fond, la réponse à cette question consiste en un abandon à Jésus ! Si Jésus est bien « le Christ, le Fils du Dieu vivant », comme l'a confessé Pierre, alors il s'agit de tirer les conséquences de cela et de renoncer à s'en donner une conception, ou une image, à adhérer à un « on dit » ! Cette confession seule (et non Pierre !), cette confession — « tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » — est un roc, souligne Jésus par son jeu de mots. C'est bien celui qu'elle désigne, Jésus, qui est le roc, rappelle la 1ère épître de Pierre : « Approchez-vous de lui, pierre vivante, rejetée par les hommes, mais choisie et précieuse devant Dieu » (1 P 2, 4).

Le Dieu vivant dont Jésus est le Fils, et que Jésus manifeste, comme le confesse Pierre, est le Dieu que l'on ne cerne pas ! Dieu vivant, il est, par cela même qu'il est vivant, celui qui échappe à toute image. Vivant, il est celui qui est où on ne l’attend pas, celui qui n'est pas fixé à telle ou telle conception que l'on s'en fait — que l'on voudrait s’en faire.

Ses voies sont incompréhensibles comme ses jugements sont insondables (Ro 11, 33) — « Qui a connu la pensée du Seigneur, Ou qui a été son conseiller ? » (Ro 11, 34 – Es 40)

Si Jésus est bien celui qui manifeste ce Dieu-là, comme l'a confessé Pierre, alors le renoncement nécessaire que Jésus rappelle dans les versets qui suivent cette confession de Pierre, est incontournable, inévitable — sous peine de n'avoir prononcé que des mots inutiles, encore des images fixes d'un Dieu qui ne se fixe pas.

Des images fixes, repérables, qui du coup nous fixent, nous figent nous-mêmes — car nous sommes à l'image de ce que nous nous donnons comme Dieu.

« Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive. Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui la perdra à cause de moi la trouvera. Et que servirait-il à un homme de gagner tout le monde, s’il perdait son âme ? ou, que donnerait un homme en échange de son âme ? » (Mt 16, 24-26)

Confesser Jésus, comme le Christ, le Fils du Dieu vivant, revient à renoncer à s'en faire une image qui le figerait dans telle théologie, littérature, ou tout ce qu'on voudra, et du coup à nous y figer nous-mêmes.

« Qui dites-vous que je suis ? »

La réponse à cette question engage notre vie : des hommes et femmes qui renoncent à toute compréhension définitive d'eux-mêmes, devenant par là-même vivants, disciples vivants d'un Dieu vivant qui comme tel ne se fixe pas et ne se comprend pas, dont ce qu'il dessine pour nous nous échappe — « ses jugements sont insondables, et ses voies incompréhensibles » ; « Qui a connu la pensée du Seigneur, Ou qui a été son conseiller ? »

Alors nous est donnée la parole donnée à Pierre, la parole de la délivrance de tout et de tous : « tout ce que tu lieras sur la terre (le péché) sera lié aux cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre (les créatures de Dieu) sera délié aux cieux ».

Vous n'avez pas à vous soucier de ce que vous croyez être. Cela relève du même secret dont Jésus demande à ses disciples de l'entourer : «  alors il commanda sévèrement aux disciples de ne dire à personne qu’il était le Christ. » Ce que vous êtes est secret, caché en Dieu, sous le même sceau d'insondable qui caractérise ce qu'il fait.


RP, Poitiers, 17.11.19 / dimanche de l'aumônerie de prison


dimanche 3 novembre 2019

Zachée





Ésaïe 45, 22-24 ; Psaume 145 ; 2 Thessaloniciens 1, 11 à 2, 2 ; Luc 19, 1-10

Luc 19, 1-10
1 Entré dans Jéricho, Jésus traversait la ville.
2 Survint un homme appelé Zachée ; c’était un chef des collecteurs d’impôts et il était riche.
3 Il cherchait à voir qui était Jésus, et il ne pouvait y parvenir à cause de la foule, parce qu’il était de petite taille.
4 Il courut en avant et monta sur un sycomore afin de voir Jésus qui allait passer par là.
5 Quand Jésus arriva à cet endroit, levant les yeux, il lui dit : "Zachée, descends vite : il me faut aujourd’hui demeurer dans ta maison."
6 Vite Zachée descendit et l’accueillit tout joyeux.
7 Voyant cela, tous murmuraient ; ils disaient : "C’est chez un pécheur qu’il est allé loger."
8 Mais Zachée, s’avançant, dit au Seigneur : "Eh bien ! Seigneur, je fais don aux pauvres de la moitié de mes biens et, si j’ai fait tort à quelqu’un, je lui rends le quadruple."
9 Alors Jésus dit à son propos : "Aujourd’hui, le salut est venu pour cette maison, car lui aussi est un fils d’Abraham.
10 En effet, le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu."

*

Qui est donc ce Zachée ? C’est un homme en vue, une sorte de célébrité locale à Jéricho. Une célébrité de petite ville, qu’il y a acquise à force de coups à sa façon et autres démarches pas très reluisantes — pour être au poste qui est le sien ! Un de ces personnages en quête d’aisance — il faut bien vivre —, et puis d’un peu d’honneurs aussi, de standing et de choses qu’on honore, quitte à aller quérir tout cela chez les Romains… tant qu’ils sont au pouvoir.

En vue à Jéricho, Zachée l’est sans aucun doute, mais il est mal vu — et donc rejeté : un homme seul… Puisqu’il est le chef de ces fameux publicains, arrogants collecteurs d'impôts, au service de Rome. Son métier ? Au regard de ses compatriotes judéens : racket professionnel dans la collaboration avec l’ennemi, puisque les percepteurs collaborateurs des Romains se servaient sur la bête. S’il est rejeté, c’est légitimement, peut-on dire.

Voilà autant d’éléments qui peuvent expliquer pourquoi il veut voir Jésus qui passe… Rien d’autre, dirait-il peut-être, que voir une nouvelle célébrité : il en est une lui-même ! D’habitude, il est sans doute dans le comité d’accueil des représentants du pouvoir romain. Voir une nouvelle célébrité… Et qui sait, en arrière-pensée, puisque ce genre de personnage, Zachée, est à courte vue, il est sans doute prêt à tourner sa veste pour un poste…

Car Jésus, oui, commence aussi à avoir une certaine célébrité : celle d’être peut-être le nouveau pouvoir, celui qui remplacera les Romains. Dans Jéricho, la foule presse Jésus. Ne perdons pas de vue qu'on est à la veille de son entrée triomphale à Jérusalem. Ce Jésus a commencé à faire parler de lui. Il est peut-être temps pour Zachée de se ménager des entrées — et pourquoi pas, une future nouvelle tâche de percepteur, si des fois ce Jésus prenait le pouvoir ! D'où la curiosité, qui fait que ce petit homme se rend visible en montant sur un arbre, tout en s’y cachant. Un homme tiraillé, sans doute, que ce chercheur d’honneurs qui se cache à moitié.

Car d’un autre côté, ce Zachée chercheur d’avantages et de prestige de petite ville, ce Zachée, qui est petit, préfère sans doute aussi ne pas trop se faire remarquer, ni par une foule qui lui est hostile et qui aujourd’hui bafoue ainsi son arrogance dans sa petitesse, ni même par Jésus qu’elle acclame. Il monte donc sur ce sycomore, ce qui ne l'empêche pas de se faire remarquer, notamment par Jésus — qui va le prendre à son propre désir d’être honoré, en le faisant sortir de cet observatoire qui le cache et l’exhibe à la fois.

Jésus a vraisemblablement déjà eu l'occasion de le voir aux portes de la ville, et d'en entendre beaucoup de mal. D'où sans doute, dans son geste, se faire inviter par cet homme, une part de provocation, un certain sens du scandale : Jésus sait que son attitude ne passera pas inaperçue, fera jaser. Et puisque la grâce est scandale, c'est d'un geste de grâce que Jésus va faire un sujet de commérage.

*

Avant d'apparaître comme grâce, le geste de Jésus fait sans doute plutôt figure d'aubaine aux yeux de ses fervents zélateurs. D'aubaine choquante : tous murmurent : « il va loger chez un pécheur ! » Et quel pécheur ! Mais voilà que le plus choqué de tous, c'est Zachée lui-même. Il pouvait s'attendre à tout — s'il s'attendait à quelque chose, sait-on jamais : « mes qualités de financiers pourraient être récupérées discrètement par le nouveau pouvoir » — il pouvait s'attendre à tout, mais pas à ça, pas de cette manière !

Zachée a quand même l’allure type du mauvais riche dont Jésus vient de lancer une de ces séries de portraits à même de décourager n’importe quel prédicateur, n’importe quel témoin de ses paroles, tant ses critiques des riches sont violentes ! Surtout si ce prédicateur ou témoin de ses paroles est soucieux des finances de la communauté ou simplement soucieux de ne pas décourager ses auditeurs non-SDF. Mais Jésus, moins embarrassé apparemment par tous ces problèmes, a porté ces critiques violentes, et sans pincettes, contre ces façons dont Zachée donne un exemple criant !

La fidélité à sa parole a sans doute contraint ses disciples à les dire à leur tour, ces critiques violentes… Que le vent a portées jusqu’aux oreilles du chef des publicains de Jéricho, qui, donc, se cache dans son sycomore. Et voilà, point culminant de la série « critique des riches », son cas à lui, le cas Zachée ! Et le cas de Zachée, lui, est caricatural : une richesse mal acquise, telle celle de l’intendant infidèle décrit quelques pages avant, acquise à coups de courbettes devant les Romains ; et tout ça pour un bonheur égoïste, comme le riche méprisant Lazare.

Il est tout cela à la fois Zachée. Un de ces personnages réputés irrachetables tellement leurs vols semblent non remboursables ! Aujourd'hui, ils feraient partie de ces personnages publics qui brillent par leur prestance jusqu'à ce qu'ils soient poursuivis pour abus de bien sociaux, détournements de fonds, corruption, etc. Simplement à l'époque c'était légal. Les Romains mettaient les populations occupées à la tache de la collecte d'impôt en leur permettant de puiser dans la caisse le supplément qu'ils demanderaient. On comprend pourquoi on n'aimait pas beaucoup ces riches qu'étaient les collecteurs d'impôts. Zachée en est.

Oui, décidément Zachée est un petit homme, et pas que par la taille ; et s’il s’est mis au loin, sur son arbre, c’est aussi sans doute parce qu’il redoute Jésus, qu’il redoute qu’il ne le rejette, dans les ténèbres à grincements de dents de ses paraboles.

Et voilà que c’est par lui, qui sait se reconnaître — comment ne le ferait-il pas, c’est si explicite — dans les portraits des paraboles de Jésus ; c’est par lui, sur lui, précisément que va éclater la parole de la grâce !

Parmi tous les habitants de Jéricho dont sans doute aucun n'aurait accueilli Jésus autrement qu'avec joie et empressement — il n'avait que l'embarras du choix, — il se fait recevoir par un pécheur. Et pas par n'importe quel pécheur, pas le pécheur du coin, anonyme ; non, il s'agit bien du pécheur connu, public, le pécheur en chef.

Il n'y a pas plus d'ambiguïté sur ce point de la part de Jésus que lorsqu'il fraye avec les prostituées. Aucun doute sur leur moralité.

Et, comble de l’incongruité, ici il ne s'agit pas du chef de n'importe quelle sorte de pécheurs, mais du chef des collecteurs d'impôts, se coltinant des tâches de Romains — courbettes comprises —, ce à quoi il doit son arrogante richesse.

Or celui qui l'interpelle, Jésus, représente à peu près l'inverse : le chef d'un groupe messianique, avec vocation de libérer Israël de toutes ses oppressions, Romains compris — une libération qu'il est peut-être à la veille de mener à bien — du moins est-il perçu comme cela. Et au cœur d'un bain de foule, au milieu de ses partisans enthousiastes qui encadrent son proche triomphe, le voilà qui se fait inviter, par qui ?… par Zachée !

Ce qui se passe alors dans la tête du publicain restera difficile à percer. On comprend en tout cas qu'il n'en revienne pas. Mais on peut imaginer aussi des sentiments mêlés, une sorte de triomphe mesquin, empreint de ressentiment, sur une foule qui le méprise.

Il y aurait là de quoi nourrir les murmures qu'entraîne l'attitude de Jésus. Un personnage comme Zachée semblerait bien digne d'un procès d'intention : que va-t-il faire des largesses de Jésus ? Ne vont-elles pas l'encourager dans sa mesquinerie qui, en plus, fonde son arrogance à l’égard des miséreux ?

Eh bien ! Jésus passe outre : la grâce est gratuite — pas à bon marché, on va le voir, mais gratuite, — totalement gratuite : la grâce n'attend pas de bonne attitude, ni de bonne moralité, le choix de Zachée en fait foi ; elle n'attend pas non plus de bonne disposition intérieure.

C’est la grâce qui justifie, tout simplement. Justification par la grâce, par la foi seule. La justification est déclarative.

C'est toute la leçon qu'a retrouvée la Réforme. Être justifié ne signifie pas être rendu juste, mais être déclaré juste. La Réforme parlait ainsi de justification « forensique », « étrangère », « extérieure », de ce mot qui a donné en français « forain », c'est-à-dire, extérieur, étranger, quelqu'un qui est d'ailleurs.

De même, la justification selon la Bible, expliquaient les Réformateurs, nous est étrangère, elle nous vient d'ailleurs. Nous ne sommes pas justes en nous-mêmes. Dieu nous déclare juste, par la grâce, c'est-à-dire gratuitement.

Cette justice qui n'est pas nôtre, qui est celle du Christ seul, est donnée gratuitement à notre seule foi. Nous sommes donc déclarés justes, ce que nous ne sommes pas, et non pas rendus justes, ce qui serait désespérant, puisqu'il nous faudrait sans cesse mesurer notre justification à nos œuvres de justice pour savoir si nous sommes réellement justifiés. Non, nous sommes déclarés justes par la grâce de Dieu et nous recevons cela, cette grâce gratuite, par notre seule foi.

*

Jésus ne pose aucune condition, ne requiert rien de Zachée suite à quoi il daignerait s'asseoir à sa table. Il accepte Zachée, dans le signe de ce qu'il lui offre, son hospitalité, tel qu'il est, Zachée le pécheur le plus en vue de Jéricho.

Et Zachée perçoit la grâce, il se sait accepté et il accepte d'être accepté. Il est une part de lui-même qui sait entendre ce qu'il découvre probablement pour la première fois. Lui dont les bonnes consciences religieuses n'ont sans doute pas manqué de l'inviter à se repentir en des termes comme : « si tu changes de vie, Dieu saura te faire grâce… » Parole sympathique certes, mais façon subtile de prêcher le salut par les œuvres : « à condition que… »

Et voilà que Jésus ne pose aucune condition : « Je veux demeurer dans ta maison ». Zachée a entendu sa voix : « si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai et je souperai avec lui et lui avec moi ».

Le changement de comportement de Zachée, son repentir, ne précède pas la grâce, mais en est un fruit et comme le signe ; le signe d'une libération et en aucun cas une condition. Zachée se voit libéré d'un poids — disons de sa peur qui le mène par tel ou tel « on ne sait jamais » à accumuler, et à frayer avec l'ennemi romain. Sous le regard de la grâce, le péché, qui est un malheur, un pesant esclavage, lui apparaît comme tel, comme chaîne.

Le péché contre son devoir est ce qui le coupe de ses prochains et l'enferme dans son arrogante solitude. Devoir, car il ne fait que se rendre aux préceptes de la Loi — restitution au quadruple des biens volés :

Exode 22, 1 :
Lorsqu’un homme volera un bœuf ou un agneau, s’il l’égorge ou le vend, il restituera cinq bœufs pour le bœuf et quatre (pièces de) petit bétail pour l’agneau.

2 Samuel 12 :
1 L’Éternel envoya Nathan vers David. Nathan vint à lui et lui dit: Il y avait dans une même ville deux hommes, l’un riche et l’autre pauvre.
2 Le riche avait du petit et du gros bétail en très grande quantité.
3 Le pauvre n’avait rien du tout sinon une petite brebis, qu’il avait achetée; il la nourrissait, et elle grandissait chez lui avec ses fils; elle mangeait de son pain, buvait dans sa coupe, dormait sur son sein. Elle était pour lui comme une fille.
4 Un voyageur arriva chez l’homme riche; et le riche ménagea son petit ou son gros bétail, pour préparer (un repas) au voyageur arrivé chez lui: il prit la brebis du pauvre et l’apprêta pour l’homme arrivé chez lui.
5 La colère de David s’enflamma violemment contre cet homme, et il dit à Nathan: L’Éternel est vivant! l’homme qui a fait cela mérite la mort,
6 et il rendra au quadruple la brebis, pour avoir commis cette action et pour avoir agi sans ménagements.


Et cela fait Zachée en vient enfin à la pratique de la mitsva — le commandement — de la tsedaqa — c'est-à-dire le précepte de la justice — puisque c'est le nom hébreu pour ce que l'on a rendu par "aumône".

Dans la perspective hébraïque et biblique celui qui a des biens en a été doté par Dieu pour un ministère à l'égard d'autrui — il est intendant de Dieu à ce propos ; ce qui fait que l'aumône est perçue comme juste restitution. Zachée ne manque pas d'en venir à ce qui est l'enseignement de la Loi : le regard de la grâce que lui a porté Jésus l'a libéré, l'a sauvé. Jésus est venu chercher et sauver les fils d'Abraham ; chercher et sauver ce qui était perdu.

Hébreux 2, 16 « ce n’est pas à des anges qu’il vient en aide, mais c’est à la descendance d’Abraham. » Galates 3, 7 : « ceux qui ont la foi sont enfants d’Abraham. »

Cela coûte tout à Zachée : il perd ce qu'il voulait sauver à force d'entourloupes, il perd tout parce que le regard de Jésus lui a fait saisir qu'il ne saurait rien sauver d'une manne qui pourrit. Cette perte du passager est signe qu’il a reçu ce qui ne passe pas.


R.P. Châtellerault, 3.11.19