dimanche 27 mars 2022

Les deux fils et le Père aimant





Josué 5, 10-12 ; Psaume 34 ; 2 Co 5, 17-21 ; Luc 15, 1-3 & 11-32

Luc 15, 11-32
11 […] "Un homme avait deux fils.
12 Le plus jeune dit à son père : Père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir. Et le père leur partagea son avoir.
13 Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout réalisé, partit pour un pays lointain et il y dilapida son bien dans une vie de désordre.
14 Quand il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans l’indigence.
15 Il alla se mettre au service d’un des citoyens de ce pays qui l’envoya dans ses champs garder les porcs.
16 Il aurait bien voulu se remplir le ventre des gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui en donnait.
17 Rentrant alors en lui-même, il se dit : Combien d’ouvriers de mon père ont du pain de reste, tandis que moi, ici, je meurs de faim !
18 Je vais aller vers mon père et je lui dirai : Père, j’ai péché envers le ciel et contre toi.
19 Je ne mérite plus d’être appelé ton fils. Traite-moi comme un de tes ouvriers.
20 Il alla vers son père. Comme il était encore loin, son père l’aperçut et fut pris de pitié : il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers.
21 Le fils lui dit : Père, j’ai péché envers le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d’être appelé ton fils…
22 Mais le père dit à ses serviteurs : Vite, apportez la plus belle robe, et habillez-le ; mettez-lui un anneau au doigt, des sandales aux pieds.
23 Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons,
24 car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé. "Et ils se mirent à festoyer.
25 Son fils aîné était aux champs. Quand, à son retour, il approcha de la maison, il entendit de la musique et des danses.
26 Appelant un des serviteurs, il lui demanda ce que c’était.
27 Celui-ci lui dit : C’est ton frère qui est arrivé, et ton père a tué le veau gras parce qu’il l’a vu revenir en bonne santé.
28 Alors il se mit en colère et il ne voulait pas entrer. Son père sortit pour l’en prier ;
29 mais il répliqua à son père : Voilà tant d’années que je te sers sans avoir jamais désobéi à tes ordres; et, à moi, tu n’as jamais donné un chevreau pour festoyer avec mes amis.
30 Mais quand ton fils que voici est arrivé, lui qui a mangé ton avoir avec des filles, tu as tué le veau gras pour lui !
31 Alors le père lui dit: Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi.
32 Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé.

*

Un propos de la tradition juive, enseigné par les rabbins, dit que le plus grand des justes ne sera jamais aussi grand que le pécheur qui s'est repenti, car il ne comprendra jamais la profondeur de la miséricorde de Dieu, de sa tendresse, aussi intensément que celui qui a été relevé.

Jésus, par cette parabole dite du “fils prodigue”, c’est-à-dire en français courant “fils gaspilleur”, nous dit la même chose. N'oublions pas que ceux qui écoutent Jésus lorsqu’il donne cette parabole sont des gens bien, ou qui se pensent tels, des gens qui pensent tout mieux faire que les autres, mais qui ignorent tout de la vraie tendresse du Père, que Jésus essaie de leur dire : “mon enfant, dit le père au fils aîné, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi” (v. 31). Ne leur manque, comme au fils aîné de la parabole, que la connaissance profonde, vécue, de la miséricorde du père, de sa tendresse.

*

C'est pour bien souligner cela aux yeux de ce fils aîné — qui l’écoute, donc, par les oreilles de ses interlocuteurs — que Jésus dresse un si long et étonnant portrait de son frère cadet et prodigue.

Il en trace le pire portrait qui soit : non seulement il n'a pas été fidèle au père, il l’a quitté, et de quelle façon : tout juste s’il ne l’a pas enterré avant l’heure, réclamant son héritage pour partir. Et ses biens, il les a carrément gaspillés. Et non seulement, il les a gaspillés, mais il ne les a pas gaspillés en essayant par exemple, même maladroitement, de les faire fructifier. Il les a stupidement gaspillés. Et il ne les a pas gaspillés de façon charitable, ni même utile, mais de façon égoïste, en vivant dans la débauche. Jésus ainsi en rajoute à décrire un frère cadet de la pire espèce, sans excuse aux yeux du frère aîné dont il ne faut pas oublier qu'il est en train d'écouter Jésus par les oreilles de ceux qui pensent tout mieux faire, représentés par ce fils qui se fâche tout rouge au retour de son frère.

Quant au fils prodigue dont Jésus donne le portrait, il n'est pas jusqu’à son repentir qui ne soit douteux. Ce n’est pas l'affection qui le pousse vers son père, mais tout bonnement la faim (v. 17). Il revient en réfugié économique. Un de ces pauvres qui n’arrive pas pour les beaux yeux de ceux qui l’accueillent, mais parce qu’il est affamé. Sans parler du genre d’humiliation qu’il a subie.

Réduit à convoiter la nourriture des cochons — comme si ce n’était pas déjà assez humiliant de les garder ! Et le voilà, humilié, qui revient penaud, qui a perdu jusqu’à sa sincérité, s’il en a jamais eu. Sa sincérité, en effet, est devenue si peu sûre qu'on le voit carrément préparer un discours de repentir à réciter à son père (v. 18, cf. v. 21). Motivations qui, la suite le montre, quelles qu'elles soient, importent peu au père, qui s’étant précipité de loin pour se jeter à son cou, interrompt le discours qu’il avait préparé, pour ordonner la fête, sans attendre l’aîné qui se vexe : lui qui fait tout mieux que tout le monde, le père ne lui a rien demandé pour s’émouvoir spontanément.

*

C'est parce que le Père trouve son enfant que le retour de son enfant peut commencer. Il arrive penaud, mais le Père a trouvé le fils qu'il attend ; le fils lui, n'en est qu'au début de sa découverte du Père, de son retour à lui. De loin, le Père court se jeter à son cou. C’est parce qu’il a retrouvé ce qui était perdu qu’il invite les siens à la réjouissance et à la fête.

Et voilà que le fils aîné se fâche des retrouvailles de son frère. Vexé pas tant de la conversion de son frère prodigue que de l’attitude de son Père. Car au fond, à bien y regarder, c’est contre le père qu’il est en colère !

Le père a ouvert la fête avant même son retour des champs, sans l’attendre (v. 25-27) ! comme il n'a pas attendu d'entendre le discours préparé de son frère prodigue pour se jeter à son cou et fêter sa joie.

C'est ici que la parabole du fils prodigue devient celle des deux fils et du Père aimant. Parce que finalement les deux sont éloignés : l’un, l’aîné, ne connaît pas la profondeur de la miséricorde du Père, la profondeur de sa tendresse, l’autre, le second, ignorait ce qu’est la reconnaissance : il considérait tous les biens de son Père comme un dû qu’il pouvait donc s'approprier et gaspiller à sa guise. Les deux sont éloignés de sa bonté, qui, dans l’accueil du second qui revient ruiné, apparaît sans limite, pour les deux ! Dieu attend leur retour à tous les deux.

Il n'attend que de nous voir enfin près de lui tels que nous sommes, sous son regard ; il nous tend déjà ses bras. Déjà, il est prêt à préparer la fête de la joie de notre retour. La simple vue de ses enfants fait éclater sa tendresse. Il nous attend toutes et tous.


RP, Poitiers, 27/03/22
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dimanche 20 mars 2022

"Si vous ne vous convertissez pas…"




Exode 3.1-15 ; Psaume 103 ; 1 Corinthiens 10.1-12 ; Luc 13.1-9

Luc 13.1-9
1 À ce moment survinrent des gens qui lui rapportèrent l'affaire des Galiléens dont Pilate avait mêlé le sang à celui de leurs sacrifices.
2 Il leur répondit : "Pensez-vous que ces Galiléens étaient de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens pour avoir subi un tel sort ?
3 Non, je vous le dis, mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même.
4 "Et ces dix-huit personnes sur lesquelles est tombée la tour à Siloé, et qu'elle a tuées, pensez-vous qu'elles étaient plus coupables que tous les autres habitants de Jérusalem ?
5 Non, je vous le dis, mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de la même manière."
6 Et il dit cette parabole : "Un homme avait un figuier planté dans sa vigne. Il vint y chercher du fruit et n'en trouva pas.
7 Il dit alors au vigneron : Voilà trois ans que je viens chercher du fruit sur ce figuier et je n'en trouve pas. Coupe-le. Pourquoi faut-il encore qu'il épuise la terre ?
8 Mais l'autre lui répond : Maître, laisse-le encore cette année, le temps que je bêche tout autour et que je mette du fumier.
9 Peut-être donnera-t-il du fruit à l'avenir. Sinon, tu le couperas."

*

On est en route vers Jérusalem. “Des gens” rapportent à Jésus qu'un groupe de pèlerins galiléens y a été massacré par Pilate. Un rapport plein de sous-entendus. Ces Galiléens n'ont-ils pas eu là un signe menaçant ? Et toi Jésus, Galiléen, quelle est ton interprétation… ?

Jésus refuse évidemment de voir un quelconque lien de cause à effet entre on ne sait quel regard défavorable de Dieu et la violence qui a atteint les victimes. Mais derrière la question, de façon invisible, le problème est la division du peuple face à l’ennemi romain, entre Judéens et Galiléens. Ce que Jésus fait apparaître en rappelant une autre catastrophe : l'écroulement de la tour de Siloé, ayant tué dix-huit personnes, judéennes celles-là, de Jérusalem (v. 4), et non point galiléennes.

Alors comprenez, souligne Jésus, qu’il n'y a pas à considérer les victimes quelles qu’elles soient comme plus coupables que les autres (ces Galiléens-là et ces Judéens-là ne sont ni plus ni moins pécheurs que les autres - v. 2), mais il s’agit d’y voir une menace qui pèse sur tous ; les divisions du peuple déboucheront sur sa destruction par Rome, la nation de Pilate, qui n’en a pas que contre le seuls Galiléens. Toute division est affaiblissement de tous, ici Judéens comme Galiléens, — ce qui appelle à se convertir, c’est-à-dire à se tourner vers Dieu, se repentir : “si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de la même manière” (v. 5). Tous !

*

Et Jésus d'illustrer son appel par une parabole, la parabole du figuier stérile. Si le massacre qui a frappé les Galiléens semble donner raison à ceux qui prétendent mieux savoir que faire, ou être plus fidèles, ou moins pécheurs, leur insensibilité, leur manque de compassion fraternelle face à ce sort cruel, dévoile qu’ils ne savent trouver là que la justification terrible d'un stérile contentement de soi…

À cette stérilité, comme au figuier stérile, il faut du fumier, excrément, signe de pourrissement, de déperdition ; mais si cette déperdition est reconnue et confessée, le fumier peut devenir signe annonciateur d’une nouvelle fécondité : “si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de la même manière”, Judéens comme Galiléens. Si vous reconnaissez le pourquoi de ce fumier, il deviendra promesse de renouveau. Convertissez-vous, repentez-vous : c’est Dieu seul qui fait croître, c’est lui qui, pour le dire avec les Actes des Apôtres (2:47), ajoute à son peuple ceux qu’il sauve lui-même. Cela ne dépend que de sa grâce.

*

Paul a retenu la leçon, appliquée à l'Église : c’est sans doute le propos essentiel d’une épître comme la première aux Corinthiens, qu’il commençait en écrivant : “Je vous exhorte, frères [et sœurs], par le nom de notre Seigneur Jésus Christ, […] à ne point avoir de divisions parmi vous, mais à être parfaitement unis dans un même esprit et dans un même sentiment” (1 Co 1:10). Et devenant concret, au ch. 11, v. 18 : “j'apprends que, lorsque vous vous réunissez en assemblée, il y a parmi vous des divisions, et je le crois en partie”.

Façon de dire aux Corinthiens, par un trait d'ironie, que le problème concerne bien leur Église. Divisions en écarts sociaux non résolus, en clans, etc. Face au drame de divisions qui, derrière les sourires convenus, ne disent pas leur nom, mais transpirent de partout, Paul ira jusqu’à prôner l’abolition des repas d'Église à Corinthe, ces repas censés être fraternels, mais devenus de fait lieu d’hypocrisie. Mieux vaut arrêter, écrit-il : vous pouvez manger chez vous (1 Co 11:22) !

Après quoi, ch. 12, il développe son propos sur le corps qui ne peut qu’être un pour fonctionner, et sur les dons de l’Église, le don le plus désirable étant l’amour fraternel (1 Co 13) ; écho aux propos qu’il tient dans plusieurs épîtres. Je cite, petit florilège non exhaustif : “Soumettez-vous les uns aux autres” (Ep 5:21). “Considérez les autres comme étant supérieur à vous-mêmes” (Ph 2:3) — concrètement comme ayant une vision de l'Église et de sa mission supérieure à la vôtre. “Si vous vous mordez et vous dévorez les uns les autres, prenez garde que vous ne soyez détruits les uns par les autres” (Ga 5:15). Etc.

Tout cela à vivre dans le cadre d’une structure donnée : Romains 12:8-9 : “que celui qui préside le fasse avec zèle ; que celui qui pratique la miséricorde le fasse avec joie.‭ ‭Que l’amour soit sans hypocrisie.” Pierre dira la même chose : “soyez soumis aux anciens. Et tous, dans vos rapports mutuels, revêtez-vous d’humilité ; car Dieu résiste aux orgueilleux, mais il fait grâce aux humbles” (1 P 5:5-6). Le tout en écho à ce qu’écrit Marc (3:25) sur la chute de Jérusalem : “si une maison est divisée contre elle-même, elle ne peut subsister”… Se souvenant de la leçon des Proverbes : “qui se plaît au mal provoque des querelles, et le rapporteur divise les amis” (16:28) ; “qui couvre une faute cherche l’amitié , mais qui la rappelle divise les amis” (Pr 17:9). « Accueillez-vous donc les uns les autres, comme le Christ vous a accueillis » (Ro 15:7). Ils vous a donnés les uns aux autres comme vous êtes…

*

Aujourd'hui encore, Dieu manifeste sa patience envers son figuier, pour qu'il porte ce fruit qui est d’être une bénédiction pour toutes et tous autour de lui. Pour que germe la justice, la paix vraie et la joie pour toutes et tous, si nombreux, qui en sont privés, qui n’en savent pas la source. Un appel à enrichir le monde, chacun, chacune à notre mesure, à notre humble mesure, face à la douleur du monde.


RP, 20.03.2022 (AG)
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dimanche 13 mars 2022

Les yeux fixés sur Jésus




Genèse 15.5-18 ; Psaume 27 ; Philippiens 3.17–4.1 ; Luc 9.28-36

Luc 9, 28-36
28 Jésus prit avec lui Pierre, Jean et Jacques et monta sur la montagne pour prier.
29 Pendant qu’il priait, l’aspect de son visage changea et son vêtement devint d’une blancheur éclatante.
30 Et voici que deux hommes s’entretenaient avec lui ; c’étaient Moïse et Élie ;
31 apparus en gloire, ils parlaient de son départ qui allait s’accomplir à Jérusalem.
32 Pierre et ses compagnons étaient écrasés de sommeil ; mais, s’étant réveillés, ils virent la gloire de Jésus et les deux hommes qui se tenaient avec lui.
33 Or, comme ceux-ci se séparaient de Jésus, Pierre lui dit : “Maître, il est bon que nous soyons ici; dressons trois tentes : une pour toi, une pour Moïse, une pour Élie.” Il ne savait pas ce qu’il disait.
34 Comme il parlait ainsi, survint une nuée qui les recouvrait. La crainte les saisit au moment où ils y pénétraient.
35 Et il y eut une voix venant de la nuée; elle disait : “Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai élu, écoutez-le !”
36 Au moment où la voix retentit, il n’y eut plus que Jésus seul. Les disciples gardèrent le silence et ils ne racontèrent à personne, en ce temps-là, rien de ce qu’ils avaient vu.

*

Plus tard, au jour de la résurrection, les disciples raconteront, entrant dans la lignée des témoins dont parle l’Épître aux Hébreux, exhortant ceux qui ont cru par leur parole et leur témoignage (ch. 11, v. 1-2a) : « puisque nous sommes environnés d’une si grande nuée de témoins, rejetons tout fardeau et le péché qui nous enveloppe si facilement, et courons avec persévérance l’épreuve qui nous est proposée, les yeux fixés sur Jésus. »

Mais qu’est-ce à dire, depuis l’Ascension et la fin des apparitions du Ressuscité, que reste-t-il pour nous à voir, où fixer les yeux ?

« Tu sais qu’il est difficile pour nous de voir plus loin que cette tombe. Remets-nous en mémoire les paroles d’espérance des prophètes, des apôtres et des témoins de la résurrection », prie notre liturgie de deuil.

Que reste-t-il pour nous de ce qu’ont vu les disciples, témoins de la résurrection, pour que l’Épître aux Hébreux puisse nous exhorter à garder « les yeux fixés sur Jésus » ? Pour qui a vu Jésus en ce monde, comme Siméon, recevant en Jésus enfant le salut attendu, « enfin mes yeux ont vu resplendir le salut que j’attendais sans cesse » (Luc 2). Pour lui, soit ! Encore qu’il fallait bien la lumière de l’Esprit saint pour reconnaître le Fils éternel de Dieu en un enfant semblable aux autres, et plus tard, pour les autres hommes et femmes qui l’ont côtoyé, en un homme semblable aux autres. Mais que dire nous concernant, nous qui n’avons pas frayé avec Jésus sur les routes de Galilée ou de Judée ?…

Et même pour ceux qui ont eu ce privilège, se pose la question de la foi, de cette œuvre de l’Esprit saint qui leur fait percevoir la présence de Dieu en cet homme. « Nul n’a jamais vu Dieu », souligne l’Évangile de Jean, qui précise : « Dieu Fils unique seul l’a fait connaître. » Alors, « les yeux fixés sur Jésus », qu’est-ce à dire ?

Ou alors, serait-ce que contrairement à l’époque du Décalogue, on verrait désormais ? — et l’auteur de l’Épître aux Hébreux écrit après l’Ascension. Avoir « fait connaître Dieu » l’aurait-il rendu visible ? Dieu dévoilé dans sa Gloire : est-ce ce que signifie la rencontre de Jésus ressuscité au dimanche de Pâques, ou au jour de la Transfiguration ? Puisqu’ici il n’est plus question de connaître selon la chair, pour le dire avec Paul.

Dieu serait-il devenu donc devenu comme visible, ou imaginable ? Pour que l’on ait, de la sorte « les yeux fixés sur Jésus ». En effet, puisque, comme chrétiens, nous confessons avoir connu Dieu dans l’humanité du Christ, la gloire céleste du Fils de Dieu serait-elle donc devenue visible dans l’humanité visible du Christ ? Mais ne serait-ce alors pas là la satisfaction d’une tentation récurrente ? Voir Dieu. Déjà dans l’Exode, à Moïse : « fais-nous des dieux qui marchent devant nous » !

Cela ne correspond-il pas d’ailleurs à une tentation de Jésus lui-même : rendre Dieu visible en levant le voile de son humanité et en se montrant dans sa gloire céleste ? C’est bien le cœur de sa tentation au désert ! « Saute du haut du temple, montre-toi comme tu es, Fils éternel de Dieu ! » Or, Jésus a résisté : quant à sa gloire, son ministère se déroulera dans le secret, dans l’anonymat. La Transfiguration est alors le moment où trois disciples reçoivent le privilège de voir lever un instant ce secret de la gloire cachée de celui qui demeure dans l’éternité auprès du Père. Secret qui ne sera pleinement levé pour la foi des croyants qu’au dimanche de Pâques, et universellement lors de la Parousie.

Que nous dit la Transfiguration par ce dévoilement d’un instant ? Elle nous dit que l’humanité-même, à laquelle Jésus qui l’a revêtue n’a pas voulu renoncer, est au-delà de nos capacités de compréhension et a fortiori de vision. Il serait mal venu — sous prétexte que Jésus a assumé notre humanité, qu’il a refusé d’y renoncer ou d’en lever le voile — ; il serait mal venu de penser que du coup nous aurions prise sur lui ; que son humanité serait à la mesure de nos conceptions. Au contraire, nous dit la Transfiguration, l’humanité de Jésus est l’humanité du Fils de Dieu, l’humanité en laquelle Dieu nous rencontre, l’humanité même de Dieu ! Voilà qui est tout de même troublant, d’autant que cela bouleverse notre humanité propre, ainsi rachetée et élevée à sa dignité inouïe.

Cela contre la tentation de vouloir un Christ à notre mesure — à l’encontre de ce qu’en dévoile la Transfiguration. Un Christ que nous continuerions à voir en quelque sorte, de nos yeux… Contre ce qu’en dévoile la Transfiguration ! En effet, « nous ne connaissons plus selon la chair », nous avertit Paul selon sa foi au Ressuscité. C’est la même leçon que tire de la Transfiguration la seconde Épître de Pierre : « ce n’est pas en nous mettant à la traîne de fables sophistiquées que nous vous avons fait connaître la venue puissante de notre Seigneur Jésus Christ, mais pour l’avoir vu de nos yeux dans tout son éclat. Car il reçut de Dieu le Père honneur et gloire, quand la voix venue de la splendeur magnifique de Dieu lui dit : “Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir.” Et cette voix, nous-mêmes nous l’avons entendue venant du ciel quand nous étions avec lui sur la montagne sainte. » (2 Pierre 1, 16-18).

Cela n’empêchera pas de voir prospérer ce désir récurrent d’un Christ « selon la chair ». C’est ainsi que les Christ à notre image vont foisonner. Un Christ accessible non seulement à nos yeux, mais jusqu’à nos laboratoires de recherche historico-théologiques, presque à nos scalpels !

Ainsi foisonnent régulièrement des portraits et autres « biographies » de Jésus, dans des ouvrages promis au statut de best-sellers, preuve que leur souci est aussi largement celui du grand public. Or, que font-ils, ces « biographes » de Jésus ? Ils font comme tous les auteurs, mais ici par le détour par Jésus : ils parlent d’eux-mêmes. Et foisonnent les Christ, toujours au goût, à la mode du jour — justifiant l'aphorisme de Cioran : « Il est incroyable que la perspective d'avoir un biographe n'ait fait renoncer personne à avoir une vie » (Cioran, Syllogismes de l'amertume, Œuvres, p. 751).

Ou alors, autre mode, chez les non-croyants pour le coup, avec pour projet de mettre en question la foi au Christ, d'autres, parlant aussi d’eux-mêmes, se réjouissent de ce qu’il y ait aussi peu de traces dans les Évangiles d’un Jésus distinct du Christ de la foi — c’est un euphémisme : il n’y en a pas !… On n’a de récits que des Évangiles, textes de foi.

Voilà donc qu’un courant un temps prisé dans l’historiographie soviétique mettait carrément en doute l’existence de Jésus… Ces auteurs parlaient d’eux-mêmes et de leurs convictions, eux aussi, bien sûr. Mais les traces d’un personnage historique distinct des récits évangéliques ? — me direz-vous. Eh bien, on n’en a évidemment pas (sinon quelque mention floue dans deux ou trois textes antiques). Rien qui permette de faire un portrait ! C’est au point que des auteurs d’aujourd’hui renouent avec cette mode et son goût aux temps soviétiques, en rescapés de la méthode apparemment… pour nous expliquer qu’il n’y a de Jésus que mythique.

Quoique aujourd’hui, (à part dans ce courant à la mode) on ne se demande en général plus s’il a vraiment existé ; mais quand même on aimerait cependant en savoir un peu plus… « Nous ne connaissons plus selon la chair », répond Paul — c’est-à-dire : depuis sa résurrection.

Or, c’est cela que nous disent les récits de la Transfiguration, celui de Luc (ou Matthieu et Marc) ou celui de Pierre : ce Jésus que vous ne verrez plus (et pour nous, que nous n’avons pas vu) ; ce Jésus que les disciples ont côtoyé n’est autre que le Fils éternel de Dieu. « Écoutez-le ».

Écoutez-le aujourd’hui, précisera l’Épître de Pierre, dans les Écritures : « nous avons la parole des prophètes qui est la solidité même ». Mais, alors, à nouveau, que dire des « yeux fixés sur Jésus » de l’Épître aux Hébreux ? Que dire, sinon en venir à ce que Jésus lui-même dit faire ce qu’il voit faire à son Père : il l’a vu faire briller son soleil sur toutes et tous, faire pleuvoir sur toutes et tous, et donc, être généreux comme l’est le Père : « le Fils ne fait que ce qu'il voit faire au Père ; et tout ce que le Père fait, le Fils aussi le fait pareillement », dit Jean (5, 19).

*

Voilà qui nous ramène à la Loi et aux Prophètes. Ils ont désigné Jésus depuis le commencement. Voilà ce dont se souviennent Pierre et les Évangiles. La Loi et les Prophètes, à savoir Moïse et Élie dans le récit de la Transfiguration selon les Évangiles.

Au Sinaï, Moïse, qu’en est-il de ce qu’on voit ? — : une voix, des voix que le peuple voit : « vous avez vu les voix de Dieu », est-il dit au peuple au Sinaï. Et au mont Carmel, qu’a vu Élie ? Un souffle silencieux selon le texte ! Alors, en présence de Moïse et Élie, qu’ont-t-il retenu finalement, les trois disciples ? Ils parlent de blancheur éclatante. Soit pas grand chose de visualisable ou de descriptible. Comme dans le souffle d’un silence pour Élie ; ou comme au Sinaï, où s’est donnée à voir une Parole : « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai élu, écoutez-le ! »« Écoutez-le » : voilà ce qu’est « avoir les yeux fixés sur Jésus » !

Pour fixer leur bonheur, comme si c’était possible, les disciples n’ont d’autre idée que de dresser des tentes ! Et pourquoi pas : on peut imaginer qu’ils pensent à des tabernacles — référence à l’Exode (voir Jean 1, 14 : « la Parole a “tabernaclé” parmi nous »). Mais la présence du Fils de Dieu ne se fixe pas, pas même dans un tabernacle. Il faudra redescendre de la Montagne. Où le texte fait apparaître que les disciples sont tout de même à côté de la plaque !

Et pour cause : ils sont de la terre — comme nous. Ils se trouvent en présence de celui qui manifestement vient du ciel, qui provient d’au-delà de l’Histoire et dont la Loi et les Prophètes ont parlé et parlent encore, celui auquel toute l’Histoire biblique, de Moïse, les commencements, à Élie, celui qui vient à la fin, ne cesse de renvoyer.

Celui qui leur apparaît aujourd’hui est au-delà de l’Histoire et le voilà en ces jours au milieu d’eux, dans leur histoire, de son commencement à sa fin. Il ne nous est pas donné pas d’autre Jésus que celui-là.

*

Ce Jésus-là n’est autre que le Ressuscité. C’est ce qu’ont compris les disciples, plus tard. C’est bien le Ressuscité qui leur est apparu ce jour-là, avant même la crucifixion, celui qui demeure dans le sein du Père dans toute l’Éternité, celui en qui vient le Royaume ; qu’ils ont donc contemplé dans la Gloire avant même leur mort — comme l’annonçait le texte (Luc 9, 27-28a) : « quelques-uns de ceux qui sont ici ne mourront point qu’ils n’aient vu le Royaume de Dieu.‭ Environ huit jours après qu’il eut dit ces paroles »… c’était la Transfiguration.

Et on a retenu la voix qui a retenti : « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai élu, écoutez-le ! ». Écoutez ce que Dieu vous dit par lui. Déjà le Royaume est à l’intérieur de vous… Ne restez pas sur le Mont de la Transfiguration. Allez suivre le Ressuscité sur les routes où il vous précède. Jésus en est descendu. À nous de le suivre à présent : allez donc dans le monde… « les yeux fixés sur Jésus », à savoir : « écoutez-le », et donc pour nous : « écoutez ce qu’ont dit de lui ceux qu’il a envoyés vers nous ».

Alors nous sommes l’objet même de la prière de Jésus lui-même. Jean 17 : « c’est pour eux que je prie — les Apôtres. Et aussi pour celles et ceux qui auront cru par leur parole, la parole des Apôtres ». « Les yeux fixés sur Jésus » — : « celui-ci est mon Fils élu, écoutez-le » !


R.P., Poitiers 13.03.2022
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dimanche 6 mars 2022

"Tout le pouvoir des royaumes de la terre m'a été remis"




Deutéronome 26, 4-10 ; Psaume 91 ; Romains 10, 8-13 ; Luc 4, 1-13

Luc 4, 1-13
1 Jésus, rempli d'Esprit Saint, revint du Jourdain et il était dans le désert, conduit par l'Esprit,
2 pendant quarante jours, et il était tenté par le diable. Il ne mangea rien durant ces jours-là, et lorsque ce temps fut écoulé, il eut faim.
3 Alors le diable lui dit : "Si tu es le Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain."
4 Jésus lui répondit : "Il est écrit : Ce n'est pas seulement de pain que l'homme vivra."
5 Le diable le conduisit plus haut, lui fit voir en un instant tous les royaumes de la terre
6 et lui dit : "Je te donnerai tout ce pouvoir avec la gloire de ces royaumes, parce que c'est à moi qu'il a été remis et que je le donne à qui je veux.
7 Toi donc, si tu m'adores, tu l'auras tout entier."
8 Jésus lui répondit : "Il est écrit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et c'est à lui seul que tu rendras un culte."
9 Le diable le conduisit alors à Jérusalem ; il le plaça sur le faîte du temple et lui dit : "Si tu es Fils de Dieu, jette-toi d'ici en bas ;
10 car il est écrit : Il donnera pour toi ordre à ses anges de te garder,
11 et encore : ils te porteront sur leurs mains pour t'éviter de heurter du pied quelque pierre."
12 Jésus lui répondit : "Il est dit : Tu ne mettras pas à l'épreuve le Seigneur ton Dieu."
13 Ayant alors épuisé toute tentation possible, le diable s'écarta de lui jusqu'au moment fixé.

*

C'est au désert que temps liturgique de carême commence, par un récit aux allures de métaphore.

Quelqu'un demandera : « Mais si tu enlèves les métaphores, qu'est-ce qu'il reste ? — Il reste l'inexplicable. » Je viens de citer le romancier Stephen King, dans son livre L'Outsider, où l'inexplicable est le mal. Je poursuis avec Stephen King. Une conversation dans L'Outsider, à propos d'une figure du mal, comme, d'une autre façon, le diable dans notre récit :

« — Vous dites toujours S'il existe. En supposant qu'il existe. En admettant qu'il existe.
Je ne parle pas des catastrophes naturelles ni des accidents. Je parle des choses que certaines personnes font à d'autres. Un individu qui avait un visage pour son entourage et un autre pour les femmes qu'il tuait. La dernière vision de ses victimes, c'était ce visage, son visage intérieur. Il en existe d'autres. Ils vivent parmi nous. Vous le savez. Ce sont des monstres qui dépassent notre entendement. Pourtant, vous croyez à leur existence.
Pourriez-vous dire : "Je comprends le mal et les ténèbres qui se dissimulaient derrière le masque de ce bon citoyen ? Je sais exactement ce qui l'a poussé à faire ça" ?
— Non. Des hommes qui ont commis des actes affreux, une femme qui a noyé son bébé dans la baignoire, et je n'ai jamais compris. D'ailleurs, la plupart du temps, eux-mêmes ne comprennent pas.
— Pas plus que je n'ai compris pourquoi tel jeune homme a décidé se faire exploser, de se suicider en plein concert et d'entraîner dans la mort un millier de gamins innocents. »


Aujourd'hui, revenant à l'actualité, on pourrait évoquer bien sûr les guerres et leur déferlement de méchanceté gratuite…

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« Alors le diable dit à Jésus », lit-on dans notre texte :

Pour commencer, « Si tu es le Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain. » Et enfin : « Si tu es Fils de Dieu, jette-toi en bas depuis le faîte du temple ; car il est écrit : Il donnera pour toi ordre à ses anges de te garder. »

Entre les deux, pour inviter Jésus à l’adorer, le diable a affirmé cette chose énorme, effrayante : « Je te donnerai tout ce pouvoir avec la gloire de ces royaumes, parce que c'est à moi qu'il a été remis et que je le donne à qui je veux. » A chaque proposition diabolique (utilisant jusqu'aux Psaumes – v. 10-11 / Ps 91, 11-12), Jésus répond par la Torah.

Tout le pouvoir de la Terre m'appartient, a dit le diable ? Est-ce vrai ? Certes n'oublions pas que le diable est menteur et père du mensonge, menteur dès les origines (Jean 8, 44)… « C'est à moi que tout ce pouvoir avec la gloire de ces royaumes a été remis et je le donne à qui je veux. » Est-ce donc vrai ? Jésus n'a pas répondu sur ce point dans ce dialogue.

Petite enquête pour savoir, si cela se pouvait. Voyons les faits : retour, à nouveau, à l'actualité, informons-nous… Ouvrons un journal, ou allumons la radio, ou la télévision, Internet… histoire de savoir ce qui se passe en ce bas-monde : le diable n'a-t-il pas effectivement soumis toute la Terre ? « Le monde entier gît sous le pouvoir du malin », lit-on dans en 1 Jean (ch. 5, v. 19). Impressionnant ! Le monde entier en proie à toutes les injustices, toutes les violences, toutes les cruautés… La griffe du diable. Et Jésus mettra en garde ses disciples, nous si nous l'entendons. Ça vaut aussi pour toutes les glorioles et autres querelles de clochers pour un pouvoir dérisoire, celui de ce monde… Mais aussi pour les pulsions et passions humaines pouvant mener au pire du mal… La griffe du diable. « Tout cela m'a été remis. » a dit le diable !

Alors, dit-il à Jésus, puisque tout pouvoir et toute gloire m’appartiennent, tu n’as qu’à me le demander et je t’introniserai immédiatement dans ton règne : à nous deux, nous ferons du bon boulot.

Ça te demande certes un geste d’allégeance : prosterne-toi donc et adore-moi — un geste d’allégeance certes, mais qui t’évitera bien des tracas : tu assumeras, sans te compliquer la vie en passant par le détour d’une histoire douloureuse, tes responsabilités de chef des créatures de chair et de poil que tu sembles aimer au point d'en être devenu une !

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Jésus préférera alors le règne humble, invisible, du vrai Dieu, au fracas de la gloire des trônes et des médias (ou leur équivalent de l'époque), et au pouvoir immédiat que lui propose celui qui règne si évidemment — à ce plan-là, à ce plan illusoire et menteur — mais qui peut deviner qu'il y a un autre plan ? Celui qui connaît le manque. Parlant de son peuple : « Je vais la séduire, dit Dieu, je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur », lit-on dans le livre du prophète Osée (ch. 2, v. 14). Dieu créant le manque, le vrai manque, le manque de Lui au cœur de son aimée, son peuple, sa fiancée, au grand dam de qui sait voir, comme Jérémie, conduit par le Dieu qui l'a séduit à la persécution : « tu m’as séduit et je me suis laissé séduire » (ch. 20, v. 7) regrette-t-il !, étant confronté jour après jour au prix de cette séduction ! Pour Jésus, au cœur de cette séduction divine, puisqu'il a refusé celle du diable, se dessine la croix — « le diable s'écarta de lui jusqu'au moment fixé ».

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De part et d'autre de la tentation du pouvoir, de la gloire, bref du culte du diable, les deux autres tentations consistent à refuser le manque : le manque de pain d'un côté, le manque d'un Dieu qui soit à mon service de l'autre.

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Si le cœur de la visée diabolique est de faire succomber Jésus, et nous avec lui, à la tentation du pouvoir, ou de la gloire, on voit, par parenthèse, puisque Jésus a jeûné, le côté redoutable d’une pratique du jeûne devenue rituelle, et qui risque par là de devenir gloriole, et d’être vidée de son sens. Les réformateurs de tout temps l’ont bien perçu. Les Réformateurs du XVIe siècle bien sûr, qui ont préféré que l’on se garde de cette habitude rituelle pour venir à sons sens, mais pas eux seuls : Les Réformateurs rejoignaient en cela d’autres réformateurs, comme Ésaïe — rappelant ce vrai sens du jeûne à ceux qui en font une occasion de fausse humilité : « Voici le jeûne que je préconise : détache les chaînes de la méchanceté, dénoue les liens du joug, renvoie libres ceux qu’on écrase, et que l’on rompe toute espèce de joug ; partage ton pain avec celui qui a faim et ramène à la maison les pauvres sans abri ; Si tu vois un homme nu, couvre-le, Et ne te détourne pas de celui qui est ta propre chair. » (Ésaïe 58, v. 6-7).

C’est encore ce que rappellera Jésus invitant (leçon du désert) à un jeûne caché, sans rite visible, de façon à ce que sa signification ne soit pas annulée par un côté record d’ascèse qui risque toujours d’apparaître en biais dans la pratique des champions de l’abstinence — « Quand vous jeûnez, ne prenez pas un air sombre, comme font les hypocrites : ils prennent une mine défaite pour bien montrer aux hommes qu’ils jeûnent. En vérité, je vous le déclare : ils ont reçu leur récompense. Pour toi, quand tu jeûnes, parfume-toi la tête et lave-toi le visage, pour ne pas montrer aux hommes que tu jeûnes, mais seulement à ton Père qui est là dans le secret » (Matthieu 6, 16-18). Jésus lui-même a donc jeûné au désert, pas en public, et finalement, rejoignant par là-même la condition humble de l’humanité… il eut faim. Jésus manque, et accepte ce manque que le diable voudrait lui faire contourner ; il accepte ce manque qui le conduit à la recherche de ce qui est son vrai manque, caché en Dieu et en sa parole.

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Alors, puisque tu sembles si sûr du Dieu invisible qui seul peut combler tout manque, dont le règne ne se voit pas — montre donc, suggérera le diable, montre donc cette confiance en celui qui te protège toujours — jette-toi en bas, voyons si tu es vraiment le compagnon des anges.

Et Jésus révèle alors comment sous la chair faible où est cachée sa gloire, s’établit la dimension spirituelle de l’humanité : de façon cachée. Pour l’humanité, la relation avec Dieu, la participation à la dimension spirituelle de la Création se vit sans fracas, sans grand signe, sans même se voir, par la foi seule : « tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu ». Jésus ne cèdera pas à tentation de rendre Dieu visible pour une Création matérielle qui ne le voit naturellement pas.

À ce point, le diable reviendra à l’attaque, plus tard, au « moment fixé » (v. 13) : et plus particulièrement au jour du retour du diable vers Jésus lors de son agonie et sa mort, qui dévoile l'illusoire des propositions du menteur qui prétend avoir tout pouvoir — et qui a tout pouvoir d'illusion. Ce qui est déjà dévoilé par le refus de Jésus de sauter en bas du Temple est à nouveau refusé par son refus de sauter en bas de la Croix, ou de faire intervenir les armées d’anges pour le garder de toute chute. Alors Dieu est pleinement manifesté comme étant le Dieu caché, caché derrière l’humilité de la croix d’un homme qui meurt — élevé sur le bois à la vraie gloire.

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Dieu et Jésus, une histoire qui a mené où ? Et par quels chemins ? Ça a commencé par une épreuve au désert…

Le désert comme temps d’épreuve, et dans la victoire de Jésus par l'humilité — dans l'épreuve, fais que nous ne sombrions pas, mais délivre-nous du Malin —, l'épreuve au désert de Jésus devient aussi pour nous temps d'apprentissage de la promesse du Royaume, qui ne vient pas, comme le propose le diable, prince de ce monde, de façon à frapper nos regards. Le Royaume de Dieu n'est pas de ce monde.

Jusque là, nos déserts sont un temps d’apprivoisement réciproque, Dieu et nous, Dieu séduisant son peuple comme amoureux séduisant son aimée !

« Je vais la séduire, dit Dieu, je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur ».


R.P. Châtellerault, 6.03.20
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