dimanche 30 mai 2021

"Enseignez-leur à observer tout ce que je vous ai prescrit"




Deutéronome 4.32-40 ; Psaume 33 ; Romains 8.14-17 ; Matthieu 28.16-20

Deutéronome 4, 32-40
32 Interroge les temps anciens qui t’ont précédé, depuis le jour où Dieu créa l’homme sur la terre, et d’une extrémité du ciel à l’autre : y eut-il jamais si grand événement, et a-t-on jamais entendu chose semblable ?
33 Fut-il jamais un peuple qui entendît la voix de Dieu parlant du milieu du feu, comme tu l’as entendue, et qui soit demeuré vivant ? […]
36 Du ciel, il t’a fait entendre sa voix pour t’instruire ; et, sur la terre, il t’a fait voir son grand feu, et tu as entendu ses paroles du milieu du feu. […]
39 Sache donc en ce jour, et retiens dans ton cœur que l'Éternel est Dieu, en haut dans le ciel et en bas sur la terre, et qu’il n’y en a point d’autre.
40 Et observe ses lois et ses commandements que je te prescris aujourd’hui, afin que tu sois heureux, toi et tes enfants après toi, et que tu prolonges désormais tes jours dans le pays que l'Éternel, ton Dieu, te donne.

Matthieu 28, 16-20
16 Les onze disciples allèrent en Galilée, sur la montagne que Jésus leur avait désignée.
17 Quand ils le virent, ils se prosternèrent devant lui. Mais quelques-uns eurent des doutes.
18 Jésus, s’étant approché, leur parla ainsi : Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre.
19 Allez, faites de toutes les nations des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit,
20 et enseignez-leur à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et voici, je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde.

*

« Observe les lois et les commandements que je te prescris aujourd’hui » (Dt 4, 40), parole adressée à Israël depuis la Montagne — « enseignez aux nations à observer tout ce que je vous ai prescrit » (Mt 28, 20), parole adressée aux nations, depuis la Montagne où se trouvent les Onze disciples. C’est la différence entre les deux textes : élargissement aux nations.

Mais qu’en est-il du contenu de ce qui est à observer ? Qu’est-ce que le Christ a prescrit ?

On le trouve par ex. en Matthieu 5, 18-19 : « je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre […]. — Donc qui supprimera l’un de ces plus petits commandements, et qui enseignera aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais qui les observera, et qui enseignera à les observer, sera appelé grand dans le royaume des cieux. »

Jésus vient de dire, juste avant cet appel à la pratique de la Loi : « ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir, c'est-à-dire, littéralement, observer pleinement » (Mt 5, 17).

C'est là ce qu’il a prescrit ! Observer la Loi jusqu’en ses plus petits préceptes, contrairement à la tentation commune qui revient à considérer que Jésus en ayant rempli l’enseignement, il n’y aurait plus à l’observer ! Au contraire, il s'agit de la pratiquer, d’y fonder un comportement libre, y sourcer notre éthique, notre morale.

Les paroles d’envoi du Ressuscité sont données par Matthieu comme s'inscrivant dans cette lignée là. Alors quelle est notre observance d’une loi qui non seulement n’est pas abolie, mais sachant que son cœur est ce qu’a prescrit Jésus, concerne dès lors, suite à l’envoi des disciples, toutes les nations et pas seulement Israël ?

C’est ce qu’on va essayer de percevoir : selon Matthieu, ces paroles du Ressuscité sont données dans les années 30, donc avant la destruction du Temple, avant l’an 70. Le retour de l’exil de 586 à Babylone avait laissé le pays sous la souveraineté de la Perse, puis des divers empires, malgré quelques moments de résistance glorieux comme sous les Grecs.

Mais pas de réintégration totale et définitive de la souveraineté. Plus de royaume actuel ni en vue, au point que Jean le Baptiste annonce encore, au temps romain, la fin prochaine de l’exil (fin qui n’a donc pas vraiment eu lieu) et la venue du Royaume. Au point qu’au début du livre des Actes des Apôtres (ch. 1, v. 6), les disciples interrogent encore le Ressuscité sur le jour de la restauration du Royaume d’Israël !

Après 70, cette perte de souveraineté devient définitive. Les rites célébrés autour du Temple, désormais détruit, ne pourront plus être observés. Le judaïsme rabbinique recentre alors le culte autour de la Torah. Le christianisme en gestation se réorganise autour de la vie du Christ (ce qui structurera notre année liturgique).

*

La lecture des Évangiles s'inscrit alors dans la tradition juive de lecture des Écritures comme culte en exil, méditation des Écritures comme mémoire d’éternité ; cela ne peut se faire qu’en regard positif permanent de sa source, la Bible hébraïque, veillant à éviter les contresens qui verraient dans les tensions internes au Nouveau Testament celles d'un conflit judéo-chrétien, alors que le christianisme comme religion n'existe pas encore au temps du Nouveau Testament !

*

Mais, trouble annoncé par les doutes des Onze (v. 17), très vite, selon l’envoi aux nations de notre texte, le nombre de disciples non-juifs de Jésus augmente, et cela dès le Nouveau Testament, non-juifs desquels classiquement en judaïsme il n'est pas requis qu'ils observent les rites de la Torah, qui concernent les juifs (c’est enseigné par la tradition juive, qui prévoit pour les « craignants Dieu » la seule observance de la loi de Noé). Paul, notamment, s'inscrit dans cette perspective, qui verra plus tard se développer un christianisme séparé du judaïsme, ipso facto dispensé des rites propres au judaïsme (mais cela s’est fait au prix d’un débat avec l'Église de Jérusalem, qui entend rester fidèle à l’envoi du Ressuscité en Mt 28). Il est clair que l'option retenue en Actes 15, est cette option, provisoire, en vue de la prochaine venue du Royaume.

Puis, il y eut 70 et la destruction du 2e Temple, renvoyant sine die l'avènement du Royaume, inscrit dès lors dans la seule intériorité, selon que le Règne de Dieu est au milieu, ou à l’intérieur de vous…

Sachant donc que, comme chrétiens, on n’observe pas un certain nombre de préceptes pourtant bien inscrits dans la Bible hébraïque, et que gardent les juifs, se pose à nouveau la question de ce qu'il y a à observer, notamment au plan moral. La réponse la plus connue passe par le Décalogue, qui semble conservé, via une lecture de la Bible hébraïque orientée vers la venue du Christ. On observe donc au moins le Décalogue… Quoique ! Sont-ils vraiment observés ces « dix commandements » ?

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L’observance chrétienne des « dix commandements » s’avère problématique dès qu’on les aborde de façon concrète. Qu'en est-il d’une observance chrétienne du Shabbat, par exemple ?

La difficulté apparaît à travers le débat qui s’est levé dans certains courants du protestantisme, où l’on s’est attaché à observer le dimanche comme un Shabbat, ce que le dimanche n’est pas. Le débat a débouché pour certains sur la décision d’observer vraiment le Shabbat, et cela le jour du Shabbat, le samedi. Ceux-là sont parfois appelés « sabbatistes ». Les plus connus en France de ce courant sont les adventistes du 7e jour, aujourd’hui membres de la Fédération protestante de France.

L’option « sabbatiste » ne l’a cependant pas majoritairement emporté, on le sait. L’approche la plus commune consiste à retenir l’aspect moral et social du Shabbat — qui existe, souligné par le Deutéronome (5, 14-15), mais qui ne résume pas tout le commandement et sa dimension cérémonielle, soulignée par l’Exode (20, 11), de signe de Dieu.

On pourrait aussi mentionner le commandement sur les représentations (« tu ne te feras pas d’images cultuelles »), que plusieurs courants du christianisme historique (courants majoritaires) estiment ne pas concerner les chrétiens et leurs images du Christ et des personnages historiques de la tradition.

Qu’en est-il donc de l’observance chrétienne de la Loi biblique, observance prescrite par Jésus ?

*

La Réforme a enseigné de distinguer trois aspects de la Loi : l’aspect moral, l’aspect cérémoniel et l’aspect judiciaire.

L’aspect judiciaire est cet aspect de la Loi qui, selon sa primauté par rapport aux pouvoirs, se concrétise dans une vie de la Cité gérée de façon jurisprudentielle, donc souple. Il en ressort que cet aspect est perçu, quant à la lettre de la Loi, comme correspondant à des temps et à des traditions données : par exemple les formes de gouvernements, qui sont variables selon les lieux (sachant en outre qu’on n'est plus avant l’exil de 586 av. JC et que la souveraineté politique, davidique, est perdue).

La même chose quant à l’aspect cérémoniel (les cérémonies religieuses de la Loi) aspect perçu lui aussi, quant à sa lettre, comme correspondant à des temps et à des traditions données. Dans cette perspective, la pratique varie selon les lieux, les temps et les circonstances. Ainsi, quant à l’aspect cérémoniel, on ne pratique pas aujourd’hui de sacrifices d’animaux dans le Temple de Jérusalem — de toute façon détruit (on est désormais après l'an 70) ; les sacrifices correspondant pourtant à des commandements cérémoniels dont le judaïsme demeure le témoin (par son fondement strict dans la Torah, puisqu’il ne peut plus les pratiquer littéralement non plus). Une perspective calvinienne considère que dans un cadre chrétien, la variabilité des rites vaut pour tout commandement en son aspect cérémoniel — lié à des temps, des lieux, des traditions. À l’instar de l’aspect judiciaire.

En revanche l’aspect moral, comme norme idéale, comme visée de perfection, propre à orienter une éthique juste, n’est pas sujet aux variations des temps et des lieux, même si son application s’adapte aux circonstances. L’aspect moral peut être considéré comme se déployant en vertus. À commencer par des vertus communes, comme vertus dites naturelles — avec cependant cette caractéristique, dans la perspective chrétienne, d’être enracinées dans une nature perçue en regard de la Bible. La loi naturelle est en quelque sorte « corrigée » — en regard de la Loi biblique.

D’où la permanence de la méditation des Écritures, et de l'attention à ce qu’elles prescrivent et que Jésus est venu souligner, observer, et reprendre comme valant pour toutes les nations.

Au jour où toutes les nations sont appelées à être baptisées, c’est-à-dire intégrées dans l’Alliance, et l’ont largement été — les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, faites de toutes les nations des disciples — c’est-à-dire les appelant à se mettre à l’école — enseignez-leur à observer tout ce que je vous ai prescrit —, devenir disciples d’une morale exigeante comme morale de liberté, celle qu’a vécue et pratiquée Jésus. C’est ce témoignage que l'Église est appelée à porter en faveur d’un monde désorienté, sans boussole, désorientation au cœur du malaise, des replis et des exclusions qui tentent notre temps.

« Et voici », a promis Jésus : « je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du temps. »


RP, 30.05.2021
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dimanche 23 mai 2021

"Il vous fera accéder à la vérité tout entière"





Actes 2, 2-6 ; Psaume 104 ; Galates 5, 16-25 ; Jean 15, 26-27 & 16, 12-15

Actes 2, 2-6
2 Tout à coup il y eut un bruit qui venait du ciel comme le souffle d’un violent coup de vent : la maison où ils se tenaient en fut toute remplie ;
3 alors leur apparurent comme des langues de feu qui se partageaient et il s’en posa sur chacun d’eux.
4 Ils furent tous remplis d’Esprit Saint et se mirent à parler d’autres langues, comme l’Esprit leur donnait de s’exprimer.
5 Or, à Jérusalem, résidaient des juifs pieux, venus de toutes les nations qui sont sous le ciel.
6 À la rumeur qui se répandait, la foule se rassembla et se trouvait en plein désarroi, car chacun les entendait parler sa propre langue.

Jean 15, 26-27
26 « Lorsque viendra le Consolateur que je vous enverrai d’auprès du Père, l’Esprit de vérité qui procède du Père, il rendra lui-même témoignage de moi ;
27 et à votre tour, vous me rendrez témoignage, parce que vous êtes avec moi depuis le commencement.

Jean 16, 12-15
12 J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter maintenant.
13 lorsque viendra l’Esprit de vérité, il vous fera accéder à la vérité tout entière. Car il ne parlera pas de son propre chef, mais il dira ce qu’il entendra et il vous communiquera tout ce qui doit venir.
14 Il me glorifiera, parce qu’il prendra de ce qui est à moi, et vous l’annoncera.
15 Tout ce que le Père a est à moi ; c’est pourquoi j’ai dit qu’il prend de ce qui est à moi, et qu’il vous l’annoncera.

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Quelque cinquante jours avant Pentecôte, Jésus annonce, dans le texte de Jean que nous avons lu, l’envoi de l’Esprit saint, qui nous le dévoile comme Christ glorifié, pour nous envoyer à notre tour. Cet envoi de l’Esprit saint comme tout à nouveau, lors d’une fête juive de Chavouot du premier siècle de notre ère, est ce que nous fêtons aujourd’hui.

*

Cela commence donc par une chose étrange. Alors que Jésus va partir, être retiré à ses disciples, concrètement qu’il va mourir ; il annonce dans ce départ, cette réalité étonnante de la vie de Dieu avec le monde : le signe de son retrait à lui, son absence. Car si Dieu est présent partout, et si le Christ ressuscité est lui-même corporellement présent — il est ici —, il est aussi étrangement absent, caché, comme l’est aussi le Père — nous ne le voyons pas.

Cela signifie plusieurs choses. D’abord qu’il règne, que l’on n’a point de mainmise sur lui, un peu comme ces princes antiques qui exerçaient leur pouvoir en restant toujours cachés de tous, sauf à quelques occasions réservées à leurs proches — cachés derrière une série de voiles. Le rituel biblique exprime cela par le voile du Tabernacle, puis celui du Temple, derrière lequel ne vient, et qu’une fois l’an, le grand prêtre.

Ce lieu très saint a son équivalent céleste, comme nous l’explique l’Épître aux Hébreux (8, 5) lisant l’Exode (25, 40). Temple céleste symbolisé aujourd’hui par les langues de feu : pour le livre d’Hénoch (70, 7-8), livre évoqué par l’épître de Jude (v. 14), le Temple céleste est fait de langues de feu (cf. 2 Chr 7, 2 et le feu lors de la dédicace du 1er Temple de Jérusalem). Temple céleste dans lequel officie le Christ.

C’est dans le lieu très saint céleste qu’il est entré par son départ, au-delà du voile dit l’Épître aux Hébreux, départ avéré à sa mort — ce qui est signifié dans sa Résurrection et son Ascension. Le Christ entre dans son règne et se retire, voilé dans une nuée. Sa croix est alors, comme il l’annonçait, sa glorification : « l’Esprit de vérité vous conduira dans toute la vérité ; […] Il me glorifiera, parce qu’il prendra de ce qui est à moi, et vous l’annoncera » (Jean 16, 13-14).

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Le don de l’Esprit est alors la présence de celui qui ne se laisse plus voir, et le partage de sa vie. Jésus présent de façon visible, Jésus dans ce monde, est celui qu’on voulait fixer sur un trône palpable, lors des Rameaux, il est celui qu’on croyait fixer, par la crucifixion ; ou celui dont on voudrait se faire un Dieu commode, saisissable, visible, en somme.

Or Jésus manifeste le Dieu insaisissable, invisible, celui qui nous échappe, qui échappe à nos velléités de nous en fixer la forme, d’en faire une idole ! Une telle volonté relève de l’esprit du monde.

Mais l’Esprit de Dieu, l’Esprit saint, est celui qui nous communique cette impalpable, imperceptible présence au-delà de l’absence, et nous met dans la communion de l’insaisissable. C’est pourquoi sa venue est liée au départ de Jésus — ce que Jésus vient de dire à ses disciples : « si je ne m’en vais pas, le Saint Esprit, ne viendra pas ».

Nous laissant ainsi la place, il nous permet alors de devenir par l’Esprit saint ce à quoi Dieu nous destine, ce pourquoi il nous a créés.

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Cela nous enseigne en parallèle ce qu’il nous appartient de faire en ces temps d’absence : devenir ce à quoi nous sommes destinés, en marche vers le Royaume ; accomplissement de la Création.

C’est à présent, dans cette perspective, l’ultime étape du projet de Dieu : l’effusion de l’Esprit promise par les prophètes — « comme l’eau couvre le fond des mers », une effusion générale (Joël 3 / Actes 2), sur tous les peuples (Actes 8 & 10). C’est là la nouveauté fondamentale, cette universalité, car en Israël, les fidèles connaissaient la vie de l’Esprit déjà auparavant (voir par ex. Luc 2, 25) — et des temps d’effusion, de réveil. Dorénavant, dans cette nouvelle effusion, tous les peuples sont au bénéfice du don de Dieu : « élevé de la terre », le Christ, selon sa promesse, « attire tous les hommes à lui » (Jean 12, 32).

Cela pour une connaissance partagée du Père, ce qui est la vie éternelle : « la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (Jean 17, 3). Cette connaissance, cette consolation, n’est autre que la communion à son humilité, à son entrée dans la condition de l’esclave, que nous sommes conviés à faire nôtre (Philippiens 2, 4-6) — connaissance de la vérité, car sans humilité, il n’y a que mensonge sur nous-même.

C’est une dépossession à laquelle nous sommes appelés. La dépossession que suppose le don de l’Esprit saint est la dépossession de toute sagesse et puissance qu’a connue Jésus crucifié (1 Co 2, 1-11 ; Ph 2, 7). Dépossession qui doit aussi être notre part.

Ce n’est pas une incitation à l’irresponsabilité, mais une mise en garde contre une façon de s’imaginer régner, une façon, qui est mensonge, de refuser d’être dépossédé comme le Christ l’a été. Cette façon de croire qu’on est mieux placé qu’autrui pour démêler ses problèmes ; une façon de s’arroger la place de Dieu, là où le Christ, lui s’en est dépossédé. C’est ainsi que son Esprit nous conduira dans toute la vérité, et dans la gloire qui est la sienne — élevé à croix.

Or cette dépossession correspond précisément à l’action mystérieuse de Dieu dans la Création. On lit dans la Genèse que Dieu est entré dans son repos. Dieu s’est retiré pour que nous puissions être, comme le Christ s’en va, par la croix avant l’Ascension — et c’est sa glorification — pour que vienne l’Esprit qui nous fasse advenir nous-mêmes en Dieu.

Il y a là une puissante parole d’encouragement pour nous tous. L’Esprit saint remplit de sa force de vie quiconque, étant dépossédé, jusqu’à être abattu, en appelle à lui en reconnaissant cette faiblesse et cette incapacité. L’Esprit saint ne remplit pas un peuple ou un individu plein de lui-même.

C’est au contraire quand nous sommes sans force, que tout devient possible. « Ma grâce te suffit car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse », est-il dit à Paul (2 Co 12). Ou Pierre qui vient de renier Jésus, faiblesse immense, est à la veille de recevoir la puissance qui va l’envoyer, plein de la seule force de Dieu, jusqu’aux extrémités de la terre.

Et de même tous les disciples, dont la faiblesse, la dépossession de toute capacité, a été la porte du déferlement de l’Esprit saint. Il me semble qu’il y a là un message très actuel pour nous tous, pour nous, Église faible, en perte de capacités, en un peuple affaibli.

S’il y avait là un signe pour nous d’un proche déferlement nouveau ? À nous, à présent, de reconnaître notre faiblesse et notre abattement et d’en appeler dès lors à celui-là seul par qui tout est possible, et sans qui nous ne pouvons rien faire.

*

Nous sommes, 2000 ans après, toujours dans la période qui a suivi cet événement de Pentecôte ; où, en quelque sorte, l’étape ultime de la Création se met en place. Le jour s’approche de l’entrée de la Création dans le repos de Dieu, le jour de l’apaisement qu’appellent les prières du peuple de Dieu dans la liturgie divine dans laquelle s’inscrivent aussi les Apôtres (Actes 2, v.14).

En se retirant, ultime humilité à l’image de Dieu, le Christ, Dieu créant le monde, nous laisse la place pour qu’en nous retirant à notre tour, nous devenions, par l’Esprit, par son souffle mystérieux, ce que nous sommes de façon cachée. Non pas ce que nous projetons de nous-mêmes, non pas ce que nous croyons être en nous situant dans le regard des autres.

Devenir ce que nous sommes en Dieu qui s’est retiré pour que nous puissions être, par le Christ qui s’est retiré pour nous faire advenir dans la liberté de l’Esprit saint, suppose que nous nous retirions à notre tour de tout ce que nous avons pris l’habitude de croire de nous-mêmes, suppose que nous nous retirions de l’image qu’ont forgée de nous nos parents, nos maîtres, nos amis ou ennemis ; que nous nous retirions de la volonté de différencier par nous-mêmes pour être dans la vérité, conduits par L’Esprit de vérité dans toute la vérité et en premier lieu, à nouveau par l’humilité. Calvin, dont la pensée est en grande partie une méditation de l’œuvre de Esprit saint, ouvre ainsi son Institution chrétienne : « Toute la somme presque de nostre sagesse, laquelle, à tout conter, mérite d’estre réputée vraye et entière sagesse, est située en deux parties : c’est qu’en cognoissant Dieu, chacun de nous aussi se cognoisse. »

L’Esprit de Dieu est celui qui insuffle en nous la liberté de n’être rien de ce dont nous aurions la maîtrise, de ne plus rechercher ce que nos habitudes nous ont rendu désirable, de ne plus aimer, ni haïr en réaction.

Cela vaut aussi pour notre projet d’Église, pour les raisons de notre désir d’annoncer tout à nouveau l’Évangile. Précisément il s’agit là aussi de dépossession. Qu’il n’y ait en nos projets aucune raison autre que la gratuité de l’envoi de l’Esprit saint.

Le Christ lui-même s’est retiré pour nous laisser notre place, pour que l’Esprit vienne nous animer, cela à l’image de Dieu se retirant dans son repos pour laisser le monde être. À combien plus forte raison, devons-nous voir se retirer tous nos modèles et nos anti-modèles, tous nos désirs de nous démarquer, ou de perpétuer ce que nous prétendons être.

C’est dans ce renoncement seulement que se complète notre création à l’image de Dieu. C’est là seulement qu’est notre entrée avec le Christ dans le Temple éternel qu’est appelé à devenir ce monde. Hors cela il n’est que stérile agitation et poursuite de la vanité.

Que ce jour soit pour nous une prière de retrait en Dieu. De sorte que l’Esprit de Dieu que nous envoie le Christ se retirant, déferle en nous comme la sève dans le cep, et soit le souffle qui nous permettant de nous retirer de nous-mêmes, nous fasse alors accéder à la liberté de devenir enfants de Dieu et au sens de notre mission.


RP, Pentecôte, Poitiers, 23.05.21
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dimanche 16 mai 2021

"Envoyés dans le monde"




Actes 1, 15-26 ; Psaume 103 ; 1 Jean 4, 11-16 ; Jean 17, 11-19

1 Jean 4, 11-16
11 Bien-aimés, si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons aussi nous aimer les uns les autres.
12 Personne n’a jamais vu Dieu ; si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son amour est parfait en nous.
13 Nous connaissons que nous demeurons en lui, et qu’il demeure en nous, en ce qu’il nous a donné de son Esprit.
14 Et nous, nous avons vu et nous attestons que le Père a envoyé le Fils comme Sauveur du monde.
15 Qui confessera que Jésus est le Fils de Dieu, Dieu demeure en lui, et lui en Dieu.
16 Et nous, nous avons connu l’amour que Dieu a pour nous, et nous y avons cru. Dieu est amour ; et qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui.

Jean 17, 11-19
11 Désormais, je ne suis plus dans le monde ; eux sont dans le monde, et moi je vais à toi. Père saint, garde-les en ton nom, (ce nom) que tu m’as donné, afin qu’ils soient un comme nous.
12 Lorsque j’étais avec eux, je gardais en ton nom ceux que tu m’as donnés. Je les ai préservés, et aucun d’eux ne s’est perdu, sinon le fils de perdition, afin que l’Écriture soit accomplie.
13 Et maintenant, je vais à toi, et je parle ainsi dans le monde, afin qu’ils aient en eux ma joie parfaite.
14 Je leur ai donné ta parole, et le monde les a haïs, parce qu’ils ne sont pas du monde, comme moi, je ne suis pas du monde.
15 Je ne te prie pas de les ôter du monde, mais de les garder du Malin.
16 Ils ne sont pas du monde, comme moi, je ne suis pas du monde.
17 Sanctifie-les par la vérité : ta parole est la vérité.
18 Comme tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde.
19 Et moi, je me sanctifie moi-même pour eux, afin qu’eux aussi soient sanctifiés dans la vérité.

*

Dieu nous a aimés, au point que — nous venons de l'entendre, la 1ère Épître de Jean le dit en un mot : « Dieu est amour » (1 Jean 4, 8 & 16) ; ou, selon une autre traduction, « Dieu est chérissement ».

Comment comprendre cela — « le Père nous a chéris » et « a chéri, ou aimé, le monde » (Jn 3, 16) — ? sachant ce qu’est le monde, le cauchemar du monde — dont nous confessons que Dieu en est tout de même le créateur ! —, rien d'évident sachant que ce monde ennemi a infligé à celui qui l'a tant aimé, ce monde, la mort de son Fils.

Il a souffert l'inimitié du monde jusqu'à être crucifié. Haine d'un côté, amour de l'ennemi et du persécuteur de l'autre. « Aimez vos ennemis », a-t-il enseigné (Mt 5, 44), et pratiqué, cela sans naïveté ; il a aussi averti : « si le monde vous hait, sachez qu'il m'a haï avant vous » (Jn 15, 18). Ce que la 1ère épître de Jean reprend : « Ne vous étonnez pas si le monde vous hait » (1 Jn 3, 13). Qui nous est ennemi à aimer, sinon le monde ?

La même épître de Jean dit par ailleurs (1 Jn 2, 15) : « N'aimez pas le monde, ni les choses qui sont dans le monde. » Aimer ou ne pas aimer ? Y aurait-il contradiction ? Bien peu, semble-t-il, comprennent que cette supposée contradiction est résolue dans la manifestation de l'amour de Dieu, comme sève invisible qui passe du Cep aux sarments : ce que Dieu aime dans ce monde qui n'a rien d'aimable en soi nous est révélé dans le Christ aimant jusqu'à la mort (nous est révélé ou littéralement « nous est raconté », « personne n'a jamais vu Dieu, le fils unique nous l'a — littéralement — raconté », Jn 1, 18) : c'est ce qui, au-delà de l'apparence (selon la connotation grecque du mot « monde »), en est la vérité cachée : ce qui subsiste de l'image de Dieu en lui, en chacune et chacun, jusqu'en nos ennemis, ce monde, qui, avertit-il, vous haïra. Mais la vérité profonde du monde, que Dieu a infiniment aimée, est cachée en Dieu. Ainsi, n'aimez pas l'apparence, les choses qui sont dans le monde, mais aimez Dieu en aimant ce que Dieu a aimé du monde jusqu'à donner son Fils : c'est précisément son image ineffaçable. Comme nous l'avons chanté dimanche dernier (par un chant que l'on peut comprendre comme commentaire de Jean) : nous sommes appelés, à travers une imitation de Dieu aimant ce monde pas aimable, à l'aimer lui, à travers le monde !

Souffrance d'aimer sans retour, qui est celle de Dieu. Cette souffrance — exprimée à la croix — fonde alors un détachement à l’égard du monde ; le détachement par la mort sur la croix — « je ne suis plus dans le monde » (Jean 17, 11), dit Jésus dans sa prière pour ceux qui l'ont suivi à l’approche de sa mort. Ici s'explique ce qu'il disait à l'un des rares qui l'ont suivi jusqu'à l'accompagner au tombeau (Jn 19, 39), Nicodème, sur la naissance d'en-haut, en un grec souvent traduit approximativement par « de nouveau » en regard de la question faussement naïve de Nicodème, qui sait très bien de quoi il s'agit : il connaît les prophètes et Jésus le lui dit. Le mot, connote bien « d'en-haut », introduisant son annonce de la croix, signe de l'amour de Dieu pour le monde. Lui élevé comme le serpent (Jn 3, 14) annonçant aujourd'hui : « je ne suis plus dans le monde », et à ses disciples : « vous n'êtes pas du monde » où, pourtant « je vous envoie ». Comment ne sont-ils pas du monde ? Ils y sont bien nés, de parents qu'ils connaissent, etc. Mais ils ne sont pas du monde du fait de leur naissance d'en-haut, fruit du don de l'Esprit, chose à laquelle on ne peut pas plus qu'on ne peut quoi que ce soit à sa naissance terrestre. On a longuement vu cela en méditant ce ch. 3 de Jean.

On ne reçoit cela, à quoi on ne peut rien, que par la foi, par la foi seule. Ce pourquoi les plus avancés se gardent de parler à tout bout de champ de leur « nouvelle naissance ». Ni les Apôtres n'en parlent les concernant, ni les Réformateurs. Chez un seul d'eux, John Wesley, cela apparaît, mais pas dans une auto-glorification ! Uniquement dans son journal intime (pas voué a priori à être diffusé). Sans compter que les expériences de foi sont très diverses, parfois ineffables, au-delà de ce que les mots peuvent dire. Puis c'est devenu une mode dans certains milieux, fondant pour ceux qui clament leur dite « nouvelle naissance » un orgueil du haut duquel ils se posent en juges de tous, sans poutre dans l’œil. Une mode qui s'est étendue jusqu'à des chefs d'État (normal, c'est électoralement rentable quand dans tel ou tel pays, la majorité de la population prétend être « née de nouveau ») ; lesdits chefs d'État se proclamant « nés de nouveau » fomentant du haut de leur certitude prétendue spirituelle, des forfaits contre la santé publique (en matière de pandémie), contre l'environnement (en déforestant à qui mieux mieux), ou militairement (en envahissant des pays censés appartenir à l'axe du mal). Et qu'importent les dégâts, eux et leurs soutiens clament être « nés de nouveau ».

C'est en regard de cela que, me concernant, il me parait relever d'un minimum de décence évangélique de ne pas étaler ce que Wesley ne disait qu’intimement, en accord avec la prescription de Jésus concernant la prière (Mt 6, 6) : « quand tu pries, entre dans ta chambre, ferme ta porte, et prie ton Père qui est là dans le lieu secret ».

Ce pourquoi on ne voit jamais Jésus prier, sauf pour cette prière liturgique de consécration (Jean 17) : la seule où on le voit prier devant ses disciples. Habituellement, il se retire, appliquant lui-même son enseignement sur la prière. Ici, moment liturgique, sa prière, pour cette unique fois, se fait enseignement et promesse.

*

Jésus dévoile, au moment où se concrétise son renoncement à sa vie par amour, que Dieu qui l’envoie depuis l’éternité nous a aimés de cette façon mystérieuse.

Pour lui, il le dit dans sa prière : « Désormais, je ne suis plus dans le monde ; eux sont dans le monde, et moi je vais à toi. Père saint, garde-les en ton nom, (ce nom) que tu m’as donné, afin qu’ils soient un comme nous » (Jean 17, 11).

« Désormais ». Mot important pour la suite du texte, dans la suite de cette prière de Jésus pour les siens. Mot important pour comprendre ce fameux « ils ne sont pas du monde, mais dans le monde », qui trouble tant les lecteurs de la Bible. Comme s’il voulait dire que les chrétiens sont des sortes d’extraterrestres, qui n’auraient pas à s’occuper des choses bassement terrestres.

« Désormais ». On est au moment du départ de Jésus, au moment de son Ascension. Car dans l’Évangile de Jean, la Croix est Ascension, avec tout ce qu’est l’Ascension : glorification — « quand j’aurai été élevé de la terre, j’attirerai à moi tous les hommes — il parlait, précise le texte, de la mort dont il allait mourir » (Jean 12, 32) ; à savoir la Croix.

Glorification, donc ; et absence aussi, car l’Ascension, outre sa glorification, est le retrait de Jésus de la vue des disciples. « Désormais je ne suis plus dans le monde ».

Effectivement, il va mourir, c’est-à-dire entrer dans la gloire proclamée à la Résurrection et à l’Ascension ; c’est-à-dire aussi s’absenter, sortir du monde, de ce monde. C’est déjà vrai au moment où il parle ; il parle déjà depuis son absence imminente, inéluctable : « désormais je ne suis plus dans le monde ». Malgré les apparitions du Ressuscité, qui cesseront au bout de 40 jours, scellant alors définitivement son départ du monde.

Mais « tandis que moi je vais à toi »« eux restent dans le monde ». Alors, demande-t-il au Père, « garde-les en ton nom », garde-les « pour qu’ils soient un » ; évite-leur la dispersion qui serait leur fin, leur confusion avec le monde pour lequel je les envoie en témoins ; le monde, pour le salut duquel je te demande de les maintenir, ce monde que tu as tant aimé que tu m’y as envoyé. Désormais, ma mission à moi est terminée. Je les envoie à leur tour, je leur passe le relais.

Mais, ce faisant, ils demeurent avec moi, qui, désormais, ne suis plus dans le monde. Voilà comment il faut comprendre le fameux « être dans le monde, mais n’être pas du monde ».

Être avec Jésus, qui n’est pas de ce monde, comme cela nous est signifié dans sa mort et dans son Ascension. Mais y être comme envoyés par lui pour poursuivre sa mission. Pour le salut d’un monde qui se perd et se disperse ; ainsi en témoigne le fils de perdition, malgré lui — « pour que l’Écriture soit accomplie ». Ce n’est pas dans un monde facile que Jésus nous laisse, et demande au Père de ne pas nous en enlever, mais simplement de nous y garder du Mauvais. On est bien au moment où il passe le relais : au Père pour qu’il nous garde par son Esprit, à nous pour que par son Esprit nous manifestions sa présence dans le monde.

Chose terrible, puisque cela nous annonce l’inimitié, la haine, qu’il a connues — oh, pour les disciples, pas forcément jusqu’à la crucifixion ! — mais cela dit un aspect de notre mission, de notre envoi dans le monde. Aimer quand on n’est pas aimé : « si vous aimez ceux qui vous aiment, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens font la même chose ! »

Notre présence en ce monde, traversée de chagrins et de douleurs incompréhensibles, des maladies aux guerres et aux deuils, en butte, de plus, à la méchanceté — dès lors, par la parole qui nous a dévoilé la vérité et nous y scelle, notre présence ici devient mission. « Consacre-les par la vérité : ta parole est vérité. Comme tu m’as envoyé dans le monde, je les envoie dans le monde ». Il nous passe le relais : « je ne te demande pas de les ôter du monde, mais de les garder du Mauvais ».

Ainsi, être dans le monde sans être du monde, ne signifie en aucun cas une sorte de désengagement, retrait du monde, mais au contraire, étant morts à nous-mêmes avec celui qui est mort pour nous — « pour eux je me consacre moi-même » —, être pleinement en ce monde envoyés par lui pour y être témoins de la vérité qui a le pouvoir de lui donner un visage autre que celui du Mauvais. Transformer l’exil en mission, tel est le signe dont il nous confie désormais le dépôt.


RP, Poitiers, 16.05.21
Prédication (version imprimable)


jeudi 13 mai 2021

Ascension




Actes 1, 1-11 ; Psaume 47 ; Éphésiens 4, 1-13 ; Marc 16, 9-20

Marc 16, 9-20
9 Ressuscité le matin du premier jour de la semaine, Jésus apparut d’abord à Marie de Magdala, dont il avait chassé sept démons.
10 Celle-ci partit l’annoncer à ceux qui avaient été avec lui et qui étaient dans le deuil et les pleurs.
11 Mais, entendant dire qu’il vivait et qu’elle l’avait vu, ceux-ci ne la crurent pas.
12 Après cela, il se manifesta sous un autre aspect à deux d’entre eux qui faisaient route pour se rendre à la campagne.
13 Et ceux-ci revinrent l’annoncer aux autres ; eux non plus, on ne les crut pas.
14 Ensuite, il se manifesta aux Onze, alors qu’ils étaient à table, et il leur reprocha leur incrédulité et la dureté de leur cœur, parce qu’ils n’avaient pas cru ceux qui l’avaient vu ressuscité.
15 Et il leur dit : « Allez par le monde entier, proclamez l’Évangile à toute la Création.
16 Qui croira et sera baptisé sera sauvé, qui ne croira pas sera condamné.
17 Et voici les signes pour ceux qui auront cru, qui les accompagneront en mon nom : [les envoyés] chasseront les démons, ils parleront des langues nouvelles,
18 ils prendront dans leurs mains des serpents, et s’ils boivent quelque poison mortel, cela ne leur fera aucun mal ; ils imposeront les mains à des malades, et ceux-ci seront guéris. »
19 Donc le Seigneur Jésus, après leur avoir parlé, fut enlevé au ciel et s’assit à la droite de Dieu.
20 Quant à eux, ils partirent prêcher partout : le Seigneur agissait avec eux et confirmait la Parole par les signes qui l’accompagnaient.

*

Les versets qui nous sont proposés pour ce temps de l'Ascension parlent de ce qu’a d’incroyable le Royaume advenu dans la résurrection du Christ. Cet incroyable qui fige les disciples, les uns après les autres dans l'incrédulité, malgré l’annonce de Marie de Magdala (cf. Luc 8, 2), témoin première (cf. Jean 20), remarquable et privilégiée, de l'incroyable.

Car c'est bien d'incroyable qu'il s'agit. Le texte le souligne, en mentionnant dans un résumé les apparitions du Ressuscité que l'on trouve dans l’Évangile de Luc (ch. 24) : les Onze, incrédules, les disciples d'Emmaüs et à nouveau les Onze, à nouveau incrédules — soulignant combien il n'est pas naturel de croire en une chose pareille, qui avait effrayé les femmes découvrant le tombeau vide.

Il est important pour les Onze qui vont être envoyés — et pour nous après eux — de bien comprendre que ce qu'ils vont annoncer est incroyable, que nos cœurs — durs, dit le Ressuscité — n'y ont pas accès. Ce qu’il est capital de comprendre : la foi est un don, une œuvre de Dieu en nous. Rien de naturel et d'évident.

La foi est un acte de Création divine. C'est ce qui est signifié par le baptême, que je ne peux pas m'administrer moi-même, pour sceller que la foi ne vient pas de moi. Elle est le don d’un autre, Dieu lui-même.

Le baptême, administré par autrui, en Église, vient le souligner : le salut par la foi ne dépend pas de nous. Non pas que le baptême serait une condition du salut (cf. v. 16 : l'absence de baptême n'est pas mentionnée comme signe de condamnation), mais il vient souligner que la foi est surnaturelle, qu’elle ne vient pas de nous. Le baptême vient souligner que le don de Dieu est créateur d'une foi impossible par nous-mêmes.

Avec la résurrection du Christ on est entré dans un monde nouveau, le Royaume qui vient, auquel on n'accède pas selon sa volonté propre : « la chair et le sang n’héritent pas du Royaume de Dieu », soulignera Paul.

Voilà donc que s'est approché le Royaume universel, nouvelle Création que les disciples sont chargés d’annoncer à l’univers, selon un don surnaturel accompagné, pour cette génération-là, qui précède la fin d’un temps, scellée pour l’an 70, par les signes annoncés par les prophètes. C'est ce qui va advenir pour les Onze et ceux de leur génération, tel Paul, jusqu’en l’an 70. Dès avant cette date, qui verra la tragique destruction du temple de Jérusalem, le Royaume universel inauguré au tombeau vide s'étend à toutes les nations, en toutes leurs langues.

Dominant les serpents et les scorpions, les disciples annoncent cet Évangile dans de nouvelles langues (dès le jour de Pentecôte), annonce appuyée par des signes miraculeux, comme le pouvoir des disciples sur les démons, c’est-à-dire les esprits des idoles, les maladies et autres serpents ou venins, au long du livre des Actes des Apôtres. Actes 28, 3-6 :
Paul ayant ramassé un tas de broussailles et l’ayant mis au feu, une vipère en sortit par l’effet de la chaleur et s’attacha à sa main. Quand les habitant virent l’animal suspendu à sa main, ils se dirent les uns aux autres : Assurément cet homme est un meurtrier, puisque la Justice [divine] n’a pas voulu le laisser vivre […]. Paul secoua l’animal dans le feu, et ne ressentit aucun mal. Ces gens s’attendaient à le voir enfler ou tomber mort subitement ; mais, après avoir longtemps attendu, voyant qu’il ne lui arrivait aucun mal, ils changèrent d’avis et [se] dirent que c’était un dieu.

Comme le texte de Marc le souligne, cela concerne la génération de l'avènement du Royaume qui vient par le Ressuscité (v. 20) : « le Seigneur agissait avec eux et confirmait la Parole par les signes qui l’accompagnaient », dit le texte (au passé) — cela selon la promesse de Jésus (v. 17-18) : « tels sont les signes pour ceux qui auront cru, ces [signes des envoyés qui les] accompagneront en mon nom : [les envoyés] chasseront les démons [, les idoles], ils parleront des langues nouvelles, ils prendront dans leurs mains des serpents, et s’ils boivent quelque poison mortel, cela ne leur fera aucun mal ; ils imposeront les mains à des malades, et ceux-ci seront guéris. » Ce sont bien les envoyés, les Onze, Paul, etc., qui opèrent les signes, pas les bénéficiaires, ni a fortiori, nous, deux mille ans plus tard ! (Des « signes pour ceux qui auront cru », rapporte Marc 16, 17-18.)

En parallèle, comme après coup, l’Épître aux Hébreux rappelle, au passé (ch. 2, 3b-4) : « […] un pareil salut, qui commença à être annoncé par le Seigneur, puis fut confirmé pour nous par ceux qui l’avaient entendu, et fut appuyé aussi du témoignage de Dieu par des signes et des prodiges, des miracles de toute sorte, et par des dons de l’Esprit Saint répartis selon sa volonté » — où l’on retrouve Marc 16, 19-20 : « le Seigneur Jésus, après leur avoir parlé, fut enlevé au ciel et s’assit à la droite de Dieu. Quant à eux, ils partirent prêcher partout : le Seigneur agissait avec eux et confirmait la Parole par les signes qui l’accompagnaient. »

On a affaire à des signes du Royaume. Des signes de ce que le Royaume qui s’est approché en Jésus s’est approché par la Parole de ses envoyés : des signes miraculeux accompagnent toujours dans la Bible les temps où le Règne de Dieu s’approche. Ils n’adviennent qu’en ces temps-là, depuis Moïse et les Prophètes : lors du don de la Loi (signes opérés par Moïse et ses successeurs), au temps des Prophètes bibliques (Élie, puis Élisée), lors de la venue du Règne de Dieu en Jésus (par Jésus, puis les Apôtres).

Pour nous, il s'agit de croire ce que l’on n’a pas vu, mais que d’autres ont vu (Mc 16, 14). Mc 16, 16 : « qui croira […] sera sauvé ». Au-delà de nous, cela concerne toute la Création (v. 15) — c’est du salut de toute la Création qu’il s’agit (v. 15) — menacée d’être condamnée (v. 16b), mais appelée à être sauvée. Ce qui retrouve une troublante actualité à l’heure des menaces pandémiques et écologiques.

*

Dans notre texte, on est aux jours de l’extension du Règne de Dieu aux nations, au jour où pour la première fois de cette façon, les frontières se rompent, cela annoncé par le miracle des langues au jour de Pentecôte, et par le passage au-delà de l'impureté séparatrice — les serpents et le venin qui ne font aucun mal ont aussi ce sens là. Actes 10, 11-14 :
Pierre vit le ciel ouvert, et un objet semblable à une grande nappe […] où se trouvaient tous les quadrupèdes et les reptiles de la terre et les oiseaux du ciel. Et une voix lui dit : Lève-toi, Pierre, tue et mange. Mais Pierre dit : Non, Seigneur, car je n’ai jamais rien mangé de souillé ni d’impur.

La référence biblique en arrière-plan se trouve au livre du Deutéronome, ch. 32, v. 32-33 :
Leur vigne est du plant de Sodome et du terroir de Gomorrhe ; leurs raisins sont des raisins empoisonnés, leurs grappes sont amères ; Leur vin, c’est le venin des serpents, c’est le poison cruel des aspics.

De quoi s'agit-il ? De la menace de l'exil — où le vin, censé être consacré à Dieu, l'est à des idoles. Le Deutéronome le dit clairement, annonçant l’exil où la nourriture est comme un poison d'impureté d'idoles.

Et voilà que le Ressuscité inaugurant le Royaume a transformé l'exil en mission — témoins : ses envoyés de la 1ère génération que ni serpents ni poison n’atteignent : le temps qui va de la Résurrection du Christ à la fin du temps de cette génération, avec la destruction du Temple en 70, est comme une parenthèse de présence palpable du Royaume. Puis, « le Seigneur Jésus, après leur avoir parlé, fut enlevé au ciel et s’assit à la droite de Dieu », annonçant les quarante ans qui les sépare de l’an 70, symbolisés par les quarante jours que donne Luc avant l'absence de Jésus — ce quarantième jour que nous commémorons aujourd’hui.

Le Royaume a été inauguré, cela accompagné des signes, à commencer par le plus fulgurant, bien sûr, le tombeau vide, la mort vaincue, dont la mémoire nous accompagne pour le temps de l'absence, ce temps qui suit l’Ascension, absence jusqu'au jour du Royaume rendu visible dans la Parousie, le Venue finale du Ressuscité. Jusqu’alors, il s’est absenté, entré dans son règne. Pour nous, nous voilà dans le temps à nouveau, ce temps qui s’use, mais empli désormais de la bonne nouvelle : l’Éternité est venue jusqu'à nous.


RP, Ascension, Poitiers, 13.05.21
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dimanche 9 mai 2021

Sève éternelle




Actes 10, 25-48 ; Psaume 98 ; 1 Jean 4, 1-10 ; Jean 15, 9-17

Jean 15, 9-17
9 Comme le Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés ; demeurez dans mon amour.
10 Si vous observez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, comme, en observant les commandements de mon Père, je demeure dans son amour.
11 "Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite.
12 Voici mon commandement : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés.
13 Nul n'a d'amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu'il aime.
14 Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande.
15 Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur reste dans l'ignorance de ce que fait son maître ; je vous appelle amis, parce que tout ce que j'ai entendu auprès de mon Père, je vous l'ai fait connaître.
16 Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis et institués pour que vous alliez, que vous portiez du fruit et que votre fruit demeure : si bien que tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous l'accordera.
17 Ce que je vous commande, c'est de vous aimer les uns les autres.

*

Jésus, dans les évangiles, donne souvent à ses disciples l’explication de ses paraboles. Il rappelle à ses disciples qu'il parle aux foules en paraboles… pour n'être pas compris, puis il leur explique à eux ce qu'il voulait dire. Ici, il leur a parlé à eux, ses disciples, du cep et des sarments, aux versets précédents. Et ces versets qui suivent sont l’explication de ce qu'il vient de leur dire, à eux — ce qui pourrait nous mettre la puce à l'oreille : cette histoire de cep et de sarments n'est peut-être pas aussi simple qu'il semble, elle demande une explication : qu’est-ce que donne le cep qu’est Jésus dans les sarments que nous sommes ? Qu'est-ce que la sève ? Qu’est-ce que le fruit que produisent les sarments attachés au cep ?

« Ce qui glorifie mon Père, c'est que vous portiez du fruit en abondance et que vous soyez pour moi des disciples », vient de dire Jésus dans le verset précédent. Et puis ici : « Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite. »

À être attentifs aux versets explicatifs que nous avons lus, la sève, qui, invisible, n'est évoquée qu'implicitement, apparaît comme étant l'amour du Père : « Comme le Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés ; demeurez dans mon amour. » Amour donné comme don de la vie de Jésus, et auquel il appelle ses disciples, ses amis, désormais, par cette connaissance qu’il leur a donnée. Connaissance qui leur a fait connaître la volonté de Dieu au point que toute demande qu’ils peuvent formuler s’inscrit forcément dans la volonté de Dieu ! C’est à nous aussi qu’il s’adresse, si nous entendons sa parole !

Choisis par Dieu, les disciples sont envoyés, nous sommes envoyés — avec son commandement : « ce que je vous commande, c'est de vous aimer les uns les autres » (cf. Lév 19, 18). Tout un programme, dans un mouvement qui se commande et qui ainsi — c'est la manifestation de joie de sa fécondité — porte ce fruit qui fait pousser le monde vers le Royaume, immanquablement… « Que vous alliez porter du fruit »

Où il est bien question de la relation des disciples avec Jésus comme étant d’un ordre similaire à celui de la sève passant de la vigne aux sarments… Où la vigne devient le signe, carrefour de la rencontre entre Dieu et son peuple, signe de son amour, dont ceux que Jésus appelle ses amis sont appelés à vivre — et à le partager.

Dans notre texte, cette rencontre de joie se donne en celui qui se présente comme le Cep. De lui s’écoule le vin nouveau promis, ce vin, l’amour de Dieu, vin nouveau plus ancien que le monde et qui nous est donné comme signe de son sang qui irrigue l’univers, et nous fait vivre — comme la sève coule du Cep dans les sarments, de sorte que nous portions nous-mêmes ce fruit qui réjouit Dieu dans l’Éternité. Chacune et chacun de nous est comme un sarment de la vigne de Dieu.

Pour que la joie soit complète, « demeurez dans mon amour » comme « je demeure dans l’amour du Père » — par le don de l’Esprit saint, comme don d’une sève, vie du Père qui de moi coule en vous…

*

Cela dit, comment peut-on affirmer que Dieu nous aime, que Dieu est amour (1 Jn 4, 8 & 16) ?! Parole incroyable, ou, si on la prend au sérieux, une telle parole pose ipso facto une mystérieuse souffrance en Dieu. Et effectivement ce qui fonde cette assertion, c’est qu’ « à ceci, nous avons connu l’amour : c’est qu’il a donné sa vie pour nous », selon ce qu’indique la 1ère épître de Jean. La croix ! Amour égale, d’une façon ou d’une autre, souffrance.

*

« Comme le Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés », dit Jésus. L’amour de Jésus pour les siens est celui de Dieu à son égard. Il est comme la sève, don de Dieu, qui coule du cep dans les sarments et leur fait porter du fruit.

*

Nous sommes, disciples de Jésus, choisis pour aller, aller vers le monde, aller hors de — comme Jésus est allé hors de, aller, ce qui est déjà porter du fruit. C'est tout le mouvement de l'envoi de Jésus par le Père qui se poursuit dans l'Église, faite pour cela. « Que vous alliez porter du fruit »… sachant que « le fruit de l’Esprit, c’est l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la bienveillance, la fidélité,‭ la douceur, la tempérance » (Galates 5, 22-23). Quelle que soit l’opposition, l'adversité, l'inimitié, l’incompréhension de l'amour sans écho — qui a valu la croix à Jésus et qui vaut l'inimitié aux disciples. Car c'est là une source d’incompréhension, qui récapitule toutes les incompréhensions qui nous font souffrir. C'est face à cela qu’apparaît la fameuse phrase : « Dieu est amour », dans un seul texte biblique, la 1ère épître de Jean, répétée deux fois : 1 Jn 4, 8 & 16. Face à l'incompréhension — de ceux vers lesquels il faut aller et qui pour cela, pourront aller jusqu'à vous haïr, vous persécuter comme ils m'ont persécuté, annonce Jésus à ses disciples — :

1 Jean 4 :
5 Eux, ils sont du monde ; c’est pourquoi ils parlent d’après le monde, et le monde les écoute. […]
8 Qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour.
9 L’amour de Dieu a été manifesté envers nous en ce que Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde, afin que nous vivions par lui.
10 Et cet amour consiste, non point en ce que nous avons aimé Dieu, mais en ce qu’il nous a aimés et a envoyé son Fils qui s'est offert pour le pardon de nos péchés.

Là s'explique la profondeur de l'annonce : « je vous appelle amis, parce que tout ce que j'ai entendu auprès de mon Père, je vous l'ai fait connaître. » Jésus s'est donné, a tout donné, et lorsqu'il va au bout de l'amour et du don… il est trahi, par tous, abandonné jusque par les siens, qui pourtant l'ont supplié — rappelez-vous : « tout ce que vous demanderez vous sera accordé. » Nous l’avons tous supplié de ne pas nous abandonner à notre détresse, et lorsqu’il est allé jusqu’au bout de la réponse d'amour, il a été trahi, abandonné par tous… pour, dans un redoublement d'amour, pardonner ! Ce qui nous sera demandé aussi.

Nous sommes alors conduits au cœur du mystère de la Création et s'explique ipso facto ce qu'il faut entendre par ce commandement paradoxal, lié à ce qu'aimer semble pourtant ne pas se commander : « ce que je vous commande, c'est de vous aimer les uns les autres. » Eh bien le don de Jésus fait entrer dans le mystère du don de Dieu produisant la Création dans une souffrance mystérieuse, dévoilant son mystère comme celui de se donner. Et nous sommes invités à entrer dans ce mystère, pour une radicale conversion intérieure, retour intérieur, méditation de la beauté de l'acte créateur comme don — « quand tu pries entre dans la chambre de ton intimité » — pour y découvrir la sève de tout bon fruit.

Aimer est la seule chose dont on ne puisse pas la faire en faisant semblant. On peut accomplir tous les commandements et rites sans que notre cœur soit impliqué. Pour aimer, ce n'est pas possible : cela implique forcément tout l'être. D'où ce commandement d'imiter Dieu — « comme je vous ai aimés, c'est-à-dire comme le Père m'a aimé » — qui revient à un appel à plonger au cœur du mystère de Dieu, qui est le cœur de notre être : alors la vérité de l'amour en découlera comme la sève coule du cep dans les sarments.


R.P., Poitiers, 9.05.21
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dimanche 2 mai 2021

Cep éternel



(Cf. en bas de page, versions imprimables)

Actes 9.26-31 ; Psaume 22 ; 1 Jean 3.18-24 ; Jean 15.1-8

Jean 15, 1-8
1 Je suis la vraie vigne et mon Père est le vigneron.
2 Tout sarment qui, en moi, ne porte pas de fruit, il l'enlève, et tout sarment qui porte du fruit, il l'émonde, afin qu'il en porte davantage encore.
3 Déjà vous êtes émondés par la parole que je vous ai dite.
4 Demeurez en moi comme je demeure en vous! De même que le sarment, s'il ne demeure sur la vigne, ne peut de lui-même porter du fruit, ainsi vous non plus si vous ne demeurez en moi.
5 Je suis la vigne, vous êtes les sarments : qui demeure en moi et en qui je demeure, portera du fruit en abondance car, en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire.
6 Si quelqu'un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors comme le sarment, il se dessèche, puis on les ramasse, on les jette au feu et ils brûlent.
7 Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, vous demanderez ce que vous voudrez, et cela vous arrivera.
8 Ce qui glorifie mon Père, c'est que vous portiez du fruit en abondance et que vous soyez pour moi des disciples. <br /><br /> 9 Comme le Père m'a aimé, moi aussi, je vous ai aimés. Demeurez dans mon amour. <br /> 10 Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, comme moi j'ai gardé les commandements de mon Père et je demeure dans son amour. <br /> 11 Je vous ai parlé ainsi pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit complète. <br /> 12 Voici mon commandement&nbsp;: que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés. <br /> 13 Personne n'a de plus grand amour que celui qui se défait de sa vie pour ses amis. <br /> 14 Vous, vous êtes mes amis si vous faites ce que, moi, je vous commande. <br /> 15 Je ne vous appelle plus esclaves, parce que l'esclave ne sait pas ce que fait son maître. Je vous ai appelés amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j'ai entendu de mon Père. <br /> 16 Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis et institués pour que, vous, vous alliez, que vous portiez du fruit et que votre fruit demeure&nbsp;; afin que le Père vous donne tout ce que vous lui demanderez en mon nom. <br /> 17 Ce que je vous commande, c'est que vous vous aimiez les uns les autres.


*

Entre 1864 et 1900, un puceron, nouveau en Europe, le phylloxéra, ravageait les vignobles. Il a fallu tout reconstituer, arracher les plants menacés pour les greffer sur un cep qui résiste au parasite. Illustration de la situation dont il est question dans notre texte : la vigne de Dieu est menacée par la puissance romaine jusqu’à sa racine symbolique, le Temple de Jérusalem. Quel cep donner aux sarments ? Peuple menacé dans les racines de sa santé… aujourd'hui, quand on nous assure qu'il y aura un avant et un après covid, façon de phylloxéra, quelle espérance recevoir dans cette image biblique d’un cep gorgé de promesses ?

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Vigne et vigneron sont une image biblique classique par laquelle les prophètes désignaient la relation de Dieu avec son peuple. Cette relation de Dieu avec son peuple était centrée sur le Temple de Jérusalem, où l’on montait régulièrement en pèlerinage pour célébrer Dieu.

Lors du discours d’adieu de Jésus à ses disciples, durant lequel sont prononcés ces mots, selon l’Évangile, on est en plein dans une de ces périodes de pèlerinage. Pèlerinage important, celui de Pessah, la Pâque, par laquelle on commémore la libération de l’esclavage — libération de tous les esclavages, de tous nos esclavages. Quant aux vignes, cela tombe donc à peu près en la période qui correspond à celle de la fin de la taille. La taille sur la fin, on brûle les sarments que l'on a coupés et qui ont séché, les premières pousses apparaissent.

Entre la vigne et Temple, le rapport est souligné en ce que sur les portes du Temple d'alors, le Temple d'Hérode, est sculpté un cep, justement, qui symbolise bien ce qu'il en est classiquement : Israël est la vigne, Dieu est le vigneron, leurs rapports se nouent au Temple. Aussi, quand Jésus leur dit : « en vrai, la vigne, c'est moi », les disciples ont tout lieu d’être troublés.

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Le signe, la signification spirituelle autour du Temple ou de Jésus, est lié à ce que le vin et la vigne qui le porte sont, dans la Bible, une expression privilégiée de la bénédiction. Cultiver sa vigne, en boire le vin, tel est, pour une bonne part, le bonheur, selon la Bible.

L'Ecclésiaste le résume ainsi : « Va, mange avec joie ton pain et bois de bon cœur ton vin, car déjà Dieu a agréé tes œuvres » (Ecc 9:7). Et pour le Deutéronome : « Dieu t'aimera, te bénira, te rendra nombreux et il bénira le fruit de ton sein et le fruit de ton sol, ton blé, ton vin nouveau et ton huile, tes vaches pleines et tes brebis mères, sur la terre qu'il a juré à tes pères de te donner » (Dt 7:13). Ou : « En sécurité, Israël se repose ; elle coule à l'écart, la source de Jacob, vers un pays de blé et de vin nouveau, et le ciel même y répand la rosée » (Dt 33:28).

En ces jours heureux, les jours de la bénédiction, le vin, fruit de la vigne, signe de joie, entre simplement dans un quotidien qui oublie son bonheur. Qui oublie le revers de la médaille, le jour où l'on découvre que précisément on connaît le bonheur passé lorsqu'on l'a perdu : pèse en permanence la menace du jour où, encore le Deutéronome : « Tu planteras et tu soigneras des vignes, mais tu ne boiras pas de vin, tu ne feras même pas la vendange, car le ver aura tout mangé » (Dt 28:39). Le ver, le gel, ou cet autre ver qu'est l'ennemi vainqueur, le jour de l'exil : « ces maisons en pierre de taille que vous avez bâties, vous n'y résiderez pas ; ces vignes de délices que vous avez plantées, vous n'en boirez pas le vin », dit le prophète Amos (5:11).

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Quand le Temple, symbolisé par la vigne, est menacé, tout le bonheur promis, symbolisé par la joie du vin, est menacé. Jésus l'a dit à plusieurs reprises. Les Romains sont dans la ville. Le peuple, et surtout les responsables, sont bien conscients de la menace. Et la menace est donc mise en parallèle avec les paraboles des anciens prophètes sur la vigne et le vigneron. Jésus réutilise ces anciennes paraboles pour dire cette menace nouvelle qui veut qu'encore, comme antan, le Temple est en passe d'être détruit, et avec lui la joie du peuple. La destruction du Temple aura lieu quarante ans plus tard, en 70. Alors, dans notre texte, un cep spirituel est dessiné, en Jésus lui-même qui se présente comme la vigne.

Déjà se réalise ce qui s'accomplira en 70. Un temple spirituel s'enracine, comme parole de consolation en vue de ce qui va arriver. Les sarments que l'on voit brûler au bord du chemin en cette fin de la période de la taille prennent des signes de prophétie. Le Temple aussi sera brûlé, par les Romains. Les anciens plants seront déracinés, un nouveau monde est possible après la pandémie.

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Ce qui porte du bon fruit est émondé, taillé. Le fruit sera bon, parce que la sève du bon cep coule dans sarments déjà émondés, ce produit de la greffe de l'ancienne vigne sur le cep nouveau, le nouveau Temple, céleste, dévoilé dans le corps du Christ ressuscité.

Sans compter les Romains, le phylloxéra ou la pandémie, qui sont l'occasion, le moyen du problème, nous avons une explication, qui nous concerne tous : le temps a fait son œuvre. L'Épître aux Hébreux le dit ainsi, concernant le Temple : en ses formes, rassemblées autour du Temple, justement, l’Alliance est comme usée (Hé 8:13), appelée à être renouvelée. Et Jean exprime cette idée dans toute sa force : le monde s'est usé. Avec la prochaine destruction du Temple par les Romains, c'est le vieux monde qui meurt ; il montre ainsi déjà qu'il est mortel, corruptible. Mais l'Alliance est éternelle :  « ma parole ne passera pas » (Es 40:7-8 ; Ps 102:27 ; Mt 24:35), tandis que le monde passe.

Car le monde s'use, et cela affecte même le Temple : les épicuriens, philosophes alors en vogue chez les Romains, professaient à la même époque que « les temples, les statues des dieux, s'affaissent trahis par l'âge » ; il n'est pas jusqu'aux astres qui ne soient corruptibles, disait leur chef de file latin, Lucrèce (cf. Lucrèce - Ier siècle av. J.C. -, De la nature, livre V, trad. Clouard, Paris, Flammarion, coll. G.F., 1964, p.164-165).

Le vieux monde s'use, le nouveau se prépare, dans la chair du Christ, à la veille d'une Pâque qui le verra mourir pour ressusciter. C'est de cette vie là, vie de résurrection, qu'il faut vivre. C'est sur ce cep-là qu'il faut être greffé pour porter le fruit nouveau, le fruit de vie que Dieu attend de sa vigne.

Le vieux monde — symbolisé par un Temple fait de mains d'hommes, comme le disait Salomon inaugurant le premier Temple, fait de mains d'hommes et donc destructible —, le vieux monde se meurt, atteint par le temps, par la maladie, phylloxéra, covid, etc. Au-delà de tout cela, c'est d'une autre maladie, le péché, que ce vieux monde s'avère mortel, qu'il s'avère vicié.

Ici est enseignée une nouvelle leçon sur la fragilité d'un bonheur passager : « Israël, vigne florissante, produisait du fruit à l'avenant. Plus ses fruits se multipliaient, plus il multipliait les autels; plus sa terre était belle, plus ils embellissaient les stèles », écrit le prophète Osée (10:1).

Mais voilà, avertit le prophète Joël : « La vigne est étiolée, le figuier flétri ; grenadier, palmier, pommier, tous les arbres des champs sont desséchés. La gaieté, confuse, se retire d'entre les humains » (Jl 1:12).

Quand à travers la vigne et le vin, les prophètes conduisaient antan leurs méditations, en lien avec l'exil et la destruction du Temple, en lien avec la nostalgie des jours du bonheur passé, ils nous renvoyaient aussi, par-delà cette nostalgie, à une nostalgie plus fondamentale : au-delà du regret de la vigne féconde des jours passés, au-delà de la joie du bon vin des jours qui s'en sont allés, se dessine une nostalgie plus essentielle, marquée par la destruction du Temple, une nostalgie qui est aussi celle de Dieu, inscrite au cœur des Psaumes, cette nostalgie qui est derrière celle du temps où l'on chantait à pleins poumons, sans masques ni gestes-barrière, la nostalgie d’éternité.

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C'est alors un encouragement que Jésus adresse à ses disciples, en prévision des temps difficiles qu'ils vont traverser, en butte à la menace romaine.

Car le vieux monde perdure manifestement, et ce jusqu'aujourd'hui, avec ses difficultés, ses douleurs, ses deuils, ses maladies, sa violence, son injustice, le péché. Le temps qui n'a pas fini de l'user, continue de nous blesser. La détresse perdure, et à l'époque, pour les disciples, est en passe de s'intensifier ; par la menace romaine. C'est un temps terrible.

Mais Jésus les appelle ici, et nous appelle, à voir jusque dans la plus intense des détresses, lorsque tout s'écroule — comme par un phylloxéra, des guerres ou une pandémie —, il nous appelle à voir le signe de ce que quelque chose de neuf et éternel est en passe de se mettre en place. Nous voilà au cœur des chants bibliques sur le vin et la vigne, comme le Cantique des Cantiques célébrant l'amour de Dieu pour son peuple.

Car les textes sur la vigne qui célèbrent l'amour de Dieu pour son peuple, célèbrent l'amour de Dieu pour l'âme nostalgique du vrai bonheur, l'âme qui soupire après ce bonheur dont la vigne des temps heureux, d'avant la maladie, la détresse, est le signe, signe de notre exil à tous loin de Dieu. Alors aujourd’hui, Dieu plante un nouveau cep, le cep éternel, que le temps n'use pas, le Temple spirituel et vivant. Ici s'enracine le vrai fruit.


R.P., Châtellerault, 2.05.21
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