dimanche 29 août 2021

Ce qui sort du dedans




Deutéronome 4.1-8 ; Psaume 15 ; Jacques 1.17-27 ; Marc 7.1-23

Deutéronome 4.1-2
1 Maintenant, Israël, écoute les prescriptions et les règles que je vous apprends pour que vous les mettiez en pratique, afin que vous viviez et que vous entriez en possession du pays que le SEIGNEUR, le Dieu de vos pères, vous donne.
2 Vous n’ajouterez rien à la parole que j’institue pour vous, et vous n’en retrancherez rien ; vous observerez les commandements du SEIGNEUR, votre Dieu, tels que je les institue pour vous.
Marc 7.1-23
1 Les pharisiens et quelques scribes venus de Jérusalem se rassemblent autour de lui.
2 Ils voient quelques-uns de ses disciples manger avec des mains souillées, c’est-à-dire non lavées.
3 – Or les pharisiens et tous les Judéens ne mangent pas sans s’être soigneusement lavé les mains, parce qu’ils sont attachés à la tradition des anciens.
4 Et, quand ils reviennent de la place publique, ils ne mangent qu’après avoir fait les ablutions rituelles. Ils sont encore attachés à beaucoup d’autres observances traditionnelles, comme le bain rituel des coupes, des cruches, des vases de bronze et des sièges. –
5 Les pharisiens et les scribes lui demandent : Pourquoi tes disciples mangent-ils avec des mains souillées, au lieu de suivre la tradition des anciens ?
6 Il leur dit : Ésaïe a bien parlé en prophète sur vous, hypocrites, comme il est écrit : Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est très éloigné de moi ;
7 c’est en vain qu’ils me rendent un culte, eux qui enseignent comme doctrines des commandements humains.
8 Vous abandonnez le commandement de Dieu, et vous vous attachez à la tradition des humains.
9 Il leur disait : Vous rejetez bel et bien le commandement de Dieu pour établir votre tradition.
10 Car Moïse a dit : Honore ton père et ta mère, et : Celui qui parle en mal de son père ou de sa mère sera mis à mort.
11 Mais vous, vous dites : Si un homme dit à son père ou à sa mère : « Ce que j’aurais pu te donner pour t’assister est korbân – un présent sacré »
12 – vous ne le laissez plus rien faire pour son père ou pour sa mère ;
13 vous annulez ainsi la parole de Dieu par la tradition que vous avez transmise. Et vous faites bien d’autres choses semblables.
14 Il appela encore la foule et se mit à dire : Écoutez-moi tous et comprenez.
15 Il n’y a rien au dehors de l’être humain qui puisse le souiller en entrant en lui. C’est ce qui sort de l’être humain qui le souille. [16]
17 Lorsqu’il fut rentré à la maison, loin de la foule, ses disciples l’interrogèrent sur cette parabole.
18 Il leur dit : Êtes-vous donc sans intelligence, vous aussi ? Ne comprenez-vous pas que rien de ce qui, du dehors, entre dans l’être humain ne peut le souiller ?
19 Car cela n’entre pas dans son cœur, mais dans son ventre, avant de s’en aller aux latrines, qui purifient tous les aliments.
20 Et il disait : C’est ce qui sort de l’être humain qui le souille.
21 Car c’est du dedans, du cœur des gens, que sortent les raisonnements mauvais : inconduites sexuelles, vols, meurtres,
22 adultères, avidités, méchancetés, ruse, débauche, regard mauvais, calomnie, orgueil, déraison.
23 Toutes ces choses mauvaises sortent du dedans et souillent l’être humain.

*

Moïse Maïmonide, rabbin et philosophe du XIIe siècle après Jésus-Christ, donne indirectement un éclairage indispensable sur ce texte de Marc (qu'il n'a peut-être pas connu) : « La pureté des habits et du corps, écrit Maïmonide, en se lavant et en enlevant la sueur et la saleté constitue aussi une des raisons de la loi, mais si c’est lié avec la pureté des actes, et avec un cœur libéré des principes inférieurs et des mauvaises habitudes. Il serait extrêmement mal pour quelqu’un de s’efforcer de laver son apparence extérieure en se lavant et en nettoyant ses vêtements tout en étant voluptueux et sans retenue dans les aliments et la luxure… Ils paraissent propres à l’extérieur mais leurs cœurs se soumettent à leurs désirs et à la jouissance corporelle, et ceci est contraire à l’esprit de la Torah. Car l’objectif principal de la Torah est [d’enseigner à l’homme] de diminuer ses désirs, et de laver son apparence extérieure après qu’il a purifié son cœur. Ceux qui lavent leurs corps et nettoient leurs vêtements tandis qu’ils restent sales de leurs mauvaises actions et [de leurs mauvais] principes, sont décrits par Shlomo (Salomon) comme : ‘une génération pure à ses propres yeux et qui n’est pas lavée de son ordure une génération,… que ses yeux sont hautains, et ses paupières élevées !’ (Proverbes 20, 12-13) » (Maïmonide, Guide des égarés, XXXIII). Bref, pour Maïmonide, ce serait hypocrisie ! Jésus n'a pas dit autre chose. Où il apparaît que les invectives des évangiles parlant de « pharisiens hypocrites » relèvent d’une polémique interne à une même famille, polémique dont la vigueur même est indicative de ce que, comme plus tard Maïmonide, Jésus se réclame ipso facto de ladite famille !

Cela permet d'éclairer quelques mots mal lus d’un verset de notre texte, le v. 19, mots par ailleurs inexistants dans les plus anciens manuscrits, faisant dire à Jésus qu’ « il déclarait purs tous les aliments » (sic !), témoin d’un précoce glissement, oubliant la fidélité juive de Jésus — sans compter que littéralement en grec, ce n’est pas Jésus, mais les latrines qui purifient les aliments, réglant ainsi le problème !

Nous voilà bel et bien, autour d'un repas comme il se doit, dans une vive discussion de famille, famille dont sont aussi Jésus et ses disciples, parmi lesquels « quelques-uns » ne se lavent pas les mains.

Ce « quelques-uns » suppose : « pas tous » — d’autres disciples se les lavent. Ce détail permet de comprendre l’arrière-plan de la discussion. Et la raison pour laquelle il faut ici comme dans d'autres textes, traduire le mot grec donné ici par « Judéens » (à savoir de la région de Judée) plutôt que par « juifs » (de la religion juive) ; sachant que le mot grec, le même en grec comme en hébreu, a les deux significations.

Reprenons le propos : « les pharisiens, comme tous les Judéens, ne mangent pas sans s’être lavé soigneusement les mains », explique le texte ; cela contrairement à ce que font « quelques-uns des disciples » de Jésus. Car en Judée, contrairement à ce que font certains disciples de Jésus, qui eux sont Galiléens, on observe cette pratique… Ici, l’épisode se passe en Galilée, c’est-à-dire hors Judée. Ainsi le texte a précisé d’entrée : « les Pharisiens et quelques scribes venus de Jérusalem »… À savoir de la Judée, dont Jérusalem est la capitale. On a affaire à des Judéens en déplacement. L’Évangile explique donc que ces représentants de la Judée que sont, dans ce cadre, les pharisiens, font comme on fait en Judée : ils pratiquent le rite du lavement des mains, contrairement à certains des disciples de Jésus qui sont juifs aussi, mais Galiléens, pas Judéens !… Et qui, eux, ne pratiquent pas aussi strictement ce rite judéen.

Inutile de préciser qu’il ne s’agit pas d’une mesure d’hygiène ! Il s’agit d’une purification rituelle ; un geste par lequel on dit que le repas est placé devant Dieu. Un rite, donc, incontestablement respectable, et que la Torah requiert des prêtres.

C’est donc assez simple : il s’agit d’une explication préalable de Marc pour que l’on saisisse le cadre du débat. Si on traduit par « juifs », c’est-à-dire « les adeptes de la religion juive », on ne comprend plus rien : qu’est-il besoin de préciser « les pharisiens comme tous les juifs » ? Ou alors est-ce que les disciples de Jésus ne seraient pas juifs ? Si, naturellement, tout en n’étant pour la plupart pas Judéens, mais Galiléens. Et « quelques-uns » d’entre eux n'observent pas le rite pharisien et judéen en général — « les pharisiens comme tous les Judéens ». Ce sont ceux des disciples qui n'observent pas la façon judéenne de faire qui seront pris à partie.

Et l’on sait effectivement par ailleurs que le judaïsme de Galilée n’est pas exactement le même, considéré par les stricts observants comme moins pur, que celui de la Judée. Au point que dans la suite des temps, et déjà, à l’époque, en diaspora, dans le reste du monde, la Judée a donné son nom à la religion de Moïse : le judaïsme ; et ses habitants à ses adeptes : d’où le fait que le mot grec, peut se traduire par « Judéens » (connotation régionale), comme par « juifs » (connotation d’obédience religieuse), ainsi qu’on le comprend habituellement.

C’est pourquoi lorsqu’il s’agit du reste du bassin méditerranéen, comme pour les voyages de l’Apôtre Paul, il est tout à fait raisonnable de traduire « juifs ». Mais concernant la région d’Israël/Palestine, c’est-à-dire pour les évangiles, cela a quelque chose d’un anachronisme. Ici la distinction n’est pas entre juifs et Grecs, ils sont tous juifs ; les distinctions sont entre les juifs de Judée et ceux de Galilée, outre les Samaritains.

La polémique n’oppose pas juifs et chrétiens — lesquels n’existent pas encore ! La polémique des évangiles est entre juifs — judéens d’un côté, et galiléens (autour de Jésus), de l’autre. (Il est significatif que les premiers chrétiens seront longtemps appelés « nazaréens », terme référant, entre autres, à Nazareth en Galilée.)

C’est le départ de la polémique de notre texte : les pharisiens venus de Jérusalem en Judée, adeptes d’un judaïsme judéen de bonne observance, se lavent les mains, « comme tous les Judéens », ou : « selon la pratique judéenne ». La pratique galiléenne, du coup suspecte aux yeux des premiers, est plus floue. Les Galiléens, sont souvent accusés d’être semi-païens : on le voit bien dans les évangiles : moins grave que les Samaritains, mais pas très net quand même.

Or Jésus est Galiléen, comme ses disciples mis en cause. Et quand arrivent des gens de Jérusalem, des Judéens — c’est-à-dire dans un monde hiérarchisé (Jérusalem est la capitale !), des gens bien placés en matière de religion —, ils font remarquer à Jésus le laisser-aller de certains des siens. C’est comme un appel du pied qui lui est lancé pour qu’il mette un peu d’ordre dans son troupeau et rappelle la droite observance !

*

Et Jésus… ne donne pas raison à ses disciples, notez bien — mais entre alors dans un dialogue serré avec les représentants de Jérusalem.

Ce qui est ici en vue est la compréhension du rituel juif, comme c'est le sens du rituel juif qui sera visé par Maïmonide. Mais au-delà de sa signification dans son cadre d’origine, il faut se demander si l’interpellation de Jésus peut avoir un sens général, et donc un sens pour nous qui n’avons pas cette pratique judéenne. Quel est le sens de l’interpellation de Jésus concernant les rites en général, nos rites inclus ?

Un rite a pour fonction de dessiner un espace symbolique, ou un temps symbolique, qui nous permette de nous extraire de nos agitations et de nos vanités, de nous axer sur l’essentiel ; cet essentiel qui n’est ni économique, ni commercial, ni politique… Nous axer sur ce que nous sommes devant Dieu. Un cadeau, même si nous en comprenons mal la valeur.

Un rite n’est rien d’autre que ce que nous faisons ce matin, une série de mots et de gestes, qui au plan de l’efficacité et du rentable de nos sociétés ne servent à rien. Comme, souvent, d’ailleurs, un cadeau de valeur ne sert à rien.

Un rite est une façon de dessiner dans nos agitations et nos vanités la dimension de la sainteté, c’est-à-dire de la mise à part. « Que ton nom soit sanctifié ! », mis à part, prions-nous… C’est ce que signifient les rites autour du repas auxquels sont attachés les Judéens de notre texte : faire du repas un moment extrait de la vanité, un cadeau, un moment à part, placé devant Dieu.

Cela correspond au fond à cette leçon de Jésus : « vous n’êtes pas de ce monde… je vous donne ma paix, paix que le monde ne connaît pas » — au-delà de toutes les agitations et des choses dites utiles.

Le rite ne fait rien d’autre qu’ouvrir des moments et des lieux symboliques en vue de cette paix. Si notre monde connaissait la valeur de ce temps de gratuité qui coûte des samedis aux juifs et des dimanches matins aux chrétiens !… Il y gagnerait le bénéfice d’un vrai repos !… Ça fait partie en tout cas de ce que l’on reproche aux pharisiens…

Alors, on continue de ne pas trouver de paix, en se donnant le prétexte que Jésus aurait dit de ne pas se laver rituellement les mains, de ne pas dessiner de moments symboliques comme les pharisiens. Or il ne l’a pas dit !

Je propose un dernier éclairage à partir de cet équivalent dans le meilleur du christianisme : la pratique de l’intériorité précisément ; le retour à Dieu dans la liturgie de sanctification, avec confession des péchés et paroles de grâce ; le retour à Dieu dans la prière, selon, comme le dit saint Augustin, que Dieu m’est plus intime que ma propre intimité. Voilà le propos qui est dans le rituel du repas chez les pharisiens ! Et dans nos rituels.

Alors au fond, n’y a-t-il que quiproquo entre Jésus et les Judéens ? Ou n’y a-t-il que volonté de Marc, qui rapporte l’épisode, de rattacher à Jésus l’abandon par les chrétiens d’origine païenne de la pratique juive concernant les interdits alimentaires ? Ce serait aller au-delà de ce qu’a dit Jésus.

La teneur exacte, Marc vient de la citer : « ce n’est pas ce qui entre en l’homme qui le souille, mais ce qui en sort » ; cela illustré par l’aboutissement (selon certains manuscrits) — aux latrines, la fosse, au cas où on ne voudrait pas comprendre. « Ce n’est pas ce qui entre en l’homme qui le souille, mais ce qui en sort ». En d’autres termes : si le rite a valeur symbolique réelle, il n’est pas une fin en soi, ce en quoi Jésus rejoint l’interprétation de nombre de ses coreligionnaires juifs. Ce que signifient lavements de mains ou autres rites, c’est qu’il est des espaces et des temps de sainteté qu’il est bon de dessiner. « Venez un peu à l’écart et reposez-vous », dit-il lui aussi à ses disciples.

*

Cela est légitime, mais n’est pas non plus une fin en soi. Cela n’est pas une fin en soi, au risque de voir cette signification légitime des rites se pervertir, parce que l’homme est prompt à tout pervertir. Ainsi le dit ce grand témoin de l’espace intérieur, l’Ecclésiaste : « Dieu a fait les hommes droits, mais ils ont cherché beaucoup de détours ».

Ici, le détour est dévoilé par Jésus à travers l’usage que certains font de la loi légitime et bonne du korbân, c’est-à-dire de la sanctification de tel ou tel bien pour un usage cultuel. Chose très bonne en soi, mais parfaitement perverse si elle devient un moyen de ne pas honorer ses parents, de transgresser donc, un autre commandement — honorer père et mère. Où la « pureté » serait alors dressée contre la charité !

Ainsi, ce n’est pas le judaïsme (Maïmonide en témoignera), ce ne sont pas les rites et ce qu’ils signifient qui sont mis en cause ; c’est le fait que même cela est utilisé par nos esprits retords pour ne pas obéir à Dieu.

Que fait Jésus face aux Judéens qui veulent lui donner des leçons de direction de communauté concernant ses disciples — « rappelle-les à l’ordre quant au rite » — ? Il les renvoie — nous renvoie — à une autre question concernant le pur et l’impur : « ce n’est pas ce qui entre en l’homme qui le souille, mais ce qui en sort ». Où l’intériorité, ce qui sort de l'intérieur, n’est pas non plus une garantie de pureté devant Dieu !

Vous vous croyez purs parce que vous accomplissez consciencieusement les rites — parce vous avez une vie intérieure profonde — ? Et si vous aviez tout bonnement — si nous avions, sans nous en rendre compte, donné occasion à nos faiblesses, paresses, conforts… de tout fausser ? Si l'accès à un autre espace, qui est le sens du rite, de la culture de l’intériorité, devenue fin en soi, nous voyait alors rater sa signification : nous dégager de nous-mêmes et de nos agitations et nous rendre disponibles, pour découvrir ce pour quoi Dieu nous envoie ? C’est avec cette question que nous laisse ce texte.


RP, Poitiers, 29.08.21
Diaporama :: :: Liturgie :: :: Prédication


dimanche 22 août 2021

"Tu as les paroles de la vie éternelle"




Josué 24, 1-18 ; Psaume 34, 16-23 ; Éphésiens 5, 21-32 ; Jean 6, 60-69

Jean 6, 60-69
60 Après l'avoir entendu, beaucoup de ses disciples commencèrent à dire : « Cette parole est dure ! Qui peut l'écouter ? »
61 Mais, sachant en lui-même que ses disciples murmuraient à ce sujet, Jésus leur dit : « C'est donc pour vous une cause de scandale ?
62 Et si vous voyiez le Fils de l'homme monter là où il était auparavant… ?
63 C'est l'Esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie.
64 Mais il en est parmi vous qui ne croient pas. » En fait, Jésus savait dès le début quels étaient ceux qui ne croyaient pas et qui était celui qui allait le livrer.
65 Il ajouta : « C'est bien pourquoi je vous ai dit : “Personne ne peut venir à moi si cela ne lui est donné par le Père.” »
66 Dès lors, beaucoup de ses disciples s'en retournèrent et cessèrent de faire route avec lui.
67 Alors Jésus dit aux Douze : « Et vous, ne voulez-vous pas partir ? »
68 Simon-Pierre lui répondit : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as des paroles de vie éternelle.
69 Et nous, nous avons cru et nous avons connu que tu es le Saint de Dieu. »

*

L’enseignement de Jésus suite au signe de la multiplication des pains a mené les disciples, et les auditeurs nourris la veille, à ce point crucial, à une sorte de point de rupture, avec les mots : (v. 60) « cette parole est dure, qui peut l’écouter ? »… (et v. 66) « Dès lors plusieurs de ses disciples se retirèrent en arrière et cessèrent d’aller avec lui ».

On a vu Jésus partir d’une réalité que l’on peut dire sociale : des gens ont faim, Jésus provoque les disciples à leur donner à manger. Et on voyait la foule, qui s’arrêterait volontiers à ce stade du problème, proposant à Jésus de le faire roi — quel bon roi que celui qui multiplie les pains ! Et qu’importe si Jésus, se refusant à cette perspective, se retire, puis s’en va de l’autre côté du lac. Les pauvres qu’il a nourris ne lâcheront pas si facilement : ils le retrouvent le lendemain.

C’est alors que Jésus entamait un dialogue avec les témoins du miracle, avec ceux qui le cherchent, par lequel il en vient à dévoiler, derrière leur faim concrète — qu’il n’a pas niée, il les a nourris ! — une faim d’éternité, comme il y avait une véritable nostalgie d’éternité derrière la nostalgie d’Égypte du peuple de l’Exode au désert — que dans un défi, l’on vient d’évoquer devant Jésus pour le comparer à Moïse.

C’est ce passage à un autre niveau du miracle, selon le mot de « signe » qu’emploie l’Évangile de Jean pour « miracle » ; c’est ce passage à cet autre niveau, à la dimension d’éternité sur lequel, par différents angles, butent les interlocuteurs de Jésus, depuis leur insistance pour le pain concret jusqu’à leur rouspétance dubitative contre l’idée qu’il puisse y avoir recoupement entre l'homme concret et celui qui dit « être descendu du ciel ».

Car c’est bien ce que dit Jésus, ce qui choque : c'est dans la chair concrète d'un homme concret, palpable, que se donne à participer l’éternité qui fonde le monde et précède ses faims, qu’elle seule peut combler : « celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour » (v. 54).

Manifestation de l’éternité dans la chair, comment la raison ne serait-elle pas scandalisée ? Est-ce bien raisonnable ? Tout comme la folie de cette Sagesse éternelle qui se donne à pressentir derrière chacune des beautés et séductions de la Création, selon le livre des Proverbes.

C'est là que butte de tout temps l'idolâtrie, fût-elle idolâtrie d'une idole unique, qui interdit de voir dans la beauté de la Création le signe de la Beauté du Créateur qui y annonce le jour où il n'y a plus ni juif ni Grec, ni esclave ni libre, ni homme et femme (Ga 3, 28). L'idole unique des fanatiques entend faire instaurer l'inverse : antisémitisme, esclavagisme, emprisonnement des femmes, interdiction de tout ce qui évoque la beauté, visage et voix des femmes, musique et art en général. L'idole n'aime pas la concurrence de la beauté du Créateur. Jésus lui, annonce la présence de l'éternité dans la fragilité passagère, scandalisant jusqu'à ses disciples lents à comprendre.

*

Lents à comprendre que là se pressent une autre sagesse, en odeur de scandale : la chair qui nourrit pour l’éternité est chair qui se donne à partager, comme agneau de la Pâque. Le relèvement pour la vie, le passage à l’éternité, est passage, précisément, ou Pâque, selon le sens du mot.

Et l’Évangile ne manque pas de préciser, qu’au temps de cette multiplication des pains, « la Pâque… était proche » (v.4). Les auditeurs peuvent difficilement s’y tromper. Celui qui se présente devant eux, parlant de sa chair comme nourriture, ne se présente-t-il pas comme agneau pascal ? Porte qui s’ouvre sur un autre temps, sur un au-delà d’une captivité bien plus lourde que celle de l’Égypte, captivité irrémédiable, récurrente : celle de ce temps qui, par le péché, débouche sur la mort.

Qui ne le perçoit pas, qui s’en tient à l’aspect nourriture tout court du miracle, que ce soit la manne ou le pain multiplié, celui-là est alors sèchement, durement provoqué, bousculé dans sa torpeur qu’il croyait bienheureuse : comme ceux qui ont mangé les pains de veille mourrons quand même, « vos pères ont mangé la manne dans le désert et ils sont morts. Celui qui mange ce pain, que donne le Père, vivra éternellement » (v. 58).

C’est alors que plusieurs de ses disciples se disent : « cette parole est dure, qui peut l’écouter ? » (v. 60).

Cette autre sagesse que donne à pressentir Jésus est celle d’un déchirement, le sien, auquel ses auditeurs se savent confusément appelés à participer : « celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui » (v. 56).

Ici s’ouvre un autre sens de la Pâque, par laquelle le Fils de l’Homme monte de ce temps-ci, douloureux et brisé, à l’éternité « où il était auparavant » : « cela vous scandalise ? Et si vous voyiez le Fils de l’Homme monter où il était auparavant ? » (v. 61-62). L’allusion est à la crucifixion, puisque pour l’Évangile de Jean, la crucifixion est appelée « élévation » (cf. 12:33).

*

Les foules ont été nourries, et ont encore faim, comme les pères au désert ont été nourris par la manne et n'en ont pas été satisfaits — ils voulaient plus et ont eu des cailles, jusqu'à l’indigestion.

« La chair ne sert de rien. C’est l’Esprit qui vivifie » (v. 63).

Il ne faut pas penser que la chair, dès lors qu’elle est choisie, va s’éterniser, va devenir vivifiante : certes non, elle ne va pas pour autant cesser de pourrir.

*

Il s'agit de savoir, pour ceux qui vont suivre le Christ, qu'ils s'engagent de toute façon sur un champ de bataille, une bataille où Jésus est mort. « Et il savait dès le commencement qui étaient ceux qui ne croyaient pas et qui était celui qui le livrerait » (v. 64), précise l'Évangile. Ce sont de ses disciples qui montrent leur courte vue et se retirent en arrière, selon l'Évangile (v. 66). Le pacte en question n'est pas dans le passage entre deux moments du temps, mais dans le passage entre le temps et l'éternité, la Pâque éternelle. C'est un passage mystérieux qu'il n'est pas en notre force de franchir : « nul ne peut venir à moi, si cela ne lui est donné par le Père » (v. 65).

Et voici le signe de ce franchissement : il est dans la perception de la vraie nostalgie derrière nos nostalgies d'Égypte, et dans le vrai rassasiement derrière nos pains multipliés : « Seigneur à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle » (v. 68).


R.P., Poitiers, 22.08.21
Culte en entier :: :: Prédication


dimanche 15 août 2021

Le pain du ciel




Proverbes 9, 1-6 ; Psaume 34, 10-15 ; Éphésiens 5, 15-20 ; Jean 6, 52-59

Jean 6, 51-59
51 "Je suis le pain vivant qui descend du ciel. Celui qui mangera de ce pain vivra pour l’éternité. Et le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie."
52 Sur quoi, les Judéens se mirent à discuter violemment entre eux : "Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ?"
53 Jésus leur dit alors : "En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas en vous la vie.
54 Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour.
55 Car ma chair est vraie nourriture, et mon sang vraie boisson.
56 Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui.
57 Et comme le Père qui est vivant m’a envoyé et que je vis par le Père, ainsi celui qui me mangera vivra par moi.
58 Tel est le pain qui est descendu du ciel : il est bien différent de celui que vos pères ont mangé ; ils sont morts, eux, mais celui qui mangera du pain que voici vivra pour l’éternité."
59 ‭Jésus dit ces choses dans la synagogue, enseignant à Capernaüm.‭

*

Voilà un propos de Jésus qui scandalise jusqu'à ses propres disciples (v. 60), parmi les auditeurs d'obédience judéenne (v. 52) choqués par cet enseignement donné dans la synagogue de Capernaüm, où se passe la discussion (v. 59).

Au fond que veut dire Jésus par ces mots aux allures… "cannibales" ? Provocation ? Peut-être. Mais tout de même !?

Il s'agit alors de ne pas perdre de vue que ce que dit Jésus ici s’inscrit dans le propos de tout le discours de ce chapitre ; c’en est le point culminant. Ce propos est le suivant : nourrissons-nous notre vrai désir ? — le connaissons-nous, même : — le désir de Dieu ?

C’est la question que nous pose ce texte… En termes apparemment outranciers, certes. En fait en termes qui rendent la question incontournable.

Les gens avaient faim. De pain, apparemment. Jésus leur a donné du pain. Et ils ont à nouveau faim. Et lorsque Jésus veut les entraîner à la question de la vraie nourriture, ils ont bien compris, pensent-ils. Ils ont suivi leur catéchisme. Ah oui, le pain du ciel, quoi ! On connaît : c’est l’histoire de manne et de Moïse dans le désert. Car pour le judaïsme, il est traditionnel que la manne désigne la nourriture de la Parole de Dieu (cf. Ps 78, 24).

Accord apparent entre Jésus et eux, jusqu’à ce que les choses se gâtent. Provocation ? Jésus ne lésine pas : apparemment, il se donne même tort, semblant mettre, pour qui veut s’imaginer qu’il invite au cannibalisme, jusqu’au Lévitique contre lui (17, 10) : tu ne mangeras pas le sang. Tout pour être scandalisé. Ce n'est pas la seule fois où l'on voit Jésus provoquer ainsi. Là ça semble atteindre un comble. Pourquoi ? Parce que ses interlocuteurs, nous, à force de croire savoir — oui on connait ça, le pain du ciel — finissons par ne plus entendre !

*

Voilà donc les auditeurs de Jésus entre le pain abondant de la veille, dont ils veulent bien se rassasier à nouveau, et le pain spirituel qui les renvoie via leur enseignement catéchétique au passé religieux, au temps du désert, au temps glorieux de la religion des ancêtres.

Mais… si c’était aujourd’hui qu’ils avaient faim ? Une faim qu’ils ignorent, une faim qu’ils n’ont pas conçue. Et qui pourtant tenaille. Telle est la question de ce texte, la question qu’il nous pose aujourd’hui à nous aussi.

Et comme nous aussi, nous aimerions bien n’avoir plus le souci du pain du lendemain ; plus le souci financier du lendemain — de même, nous aussi nous savons qu’il y a une vraie nourriture spirituelle qui a fondé l’Église.

*

Oui, tout cela, on est au courant, ont-ils dit. "Au désert, nos pères ont mangé la manne, ainsi qu’il est écrit : Il leur a donné à manger un pain qui vient du ciel."

Moïse a donné le pain du ciel. Or pas plus que les pains de la veille qui ont nourri les ventres ne sont le pain céleste, le pain du désert n'est pas le pain du ciel dont parle le Psaume évoqué ici (Ps 78, 24). Dans les deux cas, lors de l'Exode et hier encore, avec cette multiplication des pains, on n’est pas mort de faim, physiquement… Certes. Mais l'être spirituel ? Et aujourd’hui ? Et nous ?

*

Nous ? Notre foi n’a-t-elle pas vu que notre vraie soif, Jésus porte les paroles qui peuvent l’assouvir ? "À qui irions-nous ?… tu as les paroles de la vie éternelle…" dira pour nous Pierre à la suite de ces paroles de Jésus (v. 68).

Hors cela, on reste dans sa faim : les pauvres, vous les aurez toujours avec vous, dira Jésus ; les pauvres vous les serez toujours, à moins que vous ne deveniez pauvres en esprit, connaissant votre vraie faim, votre vrai désir, et celui-là seul qui peut combler votre vraie faim, éternelle, au-delà de nos vies passagères.

Pour cela Jésus ira jusqu’à donner sa vie passagère… Donner sa chair à manger — en ses mots provocateurs. Il donne sa chair pour la vie du monde. C’est-à-dire, il se dépouille de sa vie… Et il nous appelle à recevoir ce dépouillement — "manger sa chair".

Là, Jésus a tracé un parallèle entre le pain dont il nourrit la foule et sa propre mort. Manger le pain qu’il partage revient ainsi à confesser concrètement que l’on vit de sa mort, du don de sa vie. Le partage de la Cène est bien évidemment en perspective — ceci est mon corps donné pour vous — dira-t-il du pain partagé. Le discours de Jean 6 nous permet ainsi de comprendre en quoi ce pain, le pain de la Cène, est son corps, le corps du Christ : il ne s’agit évidemment pas de l’élément chimique qu’est le pain. Il ne s’agit pas de la matière, mais de la parole qui y est signifiée, donnée à notre foi — où l'abstinence de Cène en temps de pandémie vient souligner le fait que ce n'est pas tant de pain qu'il s'agit, que de parole d'éternité : c'est mon Père qui donne le vrai pain du ciel (Jn 6, 32).

De quoi s’agit-il ? De recevoir du dépouillement de Jésus, jusqu’au dépouillement de sa vie, la parole, la promesse de notre propre dépouillement.

En d’autres termes : recevoir sa mort, et donc abandonner l’illusion que le provisoire de la vie-même pourrait durer, pour découvrir, dans l’abandon de cette illusion, dans l’abandon de sa propre vie passagère, la vie de résurrection.

*

Mourir au désir de faire du transitoire du définitif, mourir déjà à ce qui mourra ; bref : perdre sa vie… pour la vivre en vérité dans un aujourd'hui de résurrection. Le Christ est présent avec nous comme don partagé, au milieu de nous, pas comme pâte ingérée ! Pain et vin signifient don de sa vie, communion les uns avec les autres dans sa mort et sa vie de résurrection. Car alors prend place la parole, la promesse de la Résurrection. "Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour."

"C’est l’Esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie", expliquera-t-il à ce sujet.

La résurrection prend alors place comme résolution de nos désirs de pains multipliés ; désir illusoire de vie comblée de façon indéfinie. Elle prend place comme récapitulation dans le Christ de ce que nous sommes vraiment, l’ignorerions-nous. Dans la résurrection du Christ, notre résurrection au dernier jour prend place dès aujourd’hui comme présentation de nos êtres vrais devant Dieu. Comme résolution et exaucement de nos désirs, et non pas de pains multipliés qui au fond ne rassasient pas. Elle est résolution et récapitulation de la vérité de nos vies.

C’est là la vérité profonde de la parole ou Jésus mène ses interlocuteurs, où Jésus nous mène : "comme le Père qui est vivant m’a envoyé et que je vis par le Père, ainsi celui qui me mangera vivra par moi". "Celui qui mangera de ce pain vivra pour l’éternité".

C’est la parole par laquelle Jésus répond en vérité aujourd’hui à toutes nos demandes.


RP, Poitiers, 15.08.21
Diaporama :: :: Culte en entier :: :: Prédication