dimanche 29 août 2021

Ce qui sort du dedans




Deutéronome 4.1-8 ; Psaume 15 ; Jacques 1.17-27 ; Marc 7.1-23

Deutéronome 4.1-2
1 Maintenant, Israël, écoute les prescriptions et les règles que je vous apprends pour que vous les mettiez en pratique, afin que vous viviez et que vous entriez en possession du pays que le SEIGNEUR, le Dieu de vos pères, vous donne.
2 Vous n’ajouterez rien à la parole que j’institue pour vous, et vous n’en retrancherez rien ; vous observerez les commandements du SEIGNEUR, votre Dieu, tels que je les institue pour vous.
Marc 7.1-23
1 Les pharisiens et quelques scribes venus de Jérusalem se rassemblent autour de lui.
2 Ils voient quelques-uns de ses disciples manger avec des mains souillées, c’est-à-dire non lavées.
3 – Or les pharisiens et tous les Judéens ne mangent pas sans s’être soigneusement lavé les mains, parce qu’ils sont attachés à la tradition des anciens.
4 Et, quand ils reviennent de la place publique, ils ne mangent qu’après avoir fait les ablutions rituelles. Ils sont encore attachés à beaucoup d’autres observances traditionnelles, comme le bain rituel des coupes, des cruches, des vases de bronze et des sièges. –
5 Les pharisiens et les scribes lui demandent : Pourquoi tes disciples mangent-ils avec des mains souillées, au lieu de suivre la tradition des anciens ?
6 Il leur dit : Ésaïe a bien parlé en prophète sur vous, hypocrites, comme il est écrit : Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est très éloigné de moi ;
7 c’est en vain qu’ils me rendent un culte, eux qui enseignent comme doctrines des commandements humains.
8 Vous abandonnez le commandement de Dieu, et vous vous attachez à la tradition des humains.
9 Il leur disait : Vous rejetez bel et bien le commandement de Dieu pour établir votre tradition.
10 Car Moïse a dit : Honore ton père et ta mère, et : Celui qui parle en mal de son père ou de sa mère sera mis à mort.
11 Mais vous, vous dites : Si un homme dit à son père ou à sa mère : « Ce que j’aurais pu te donner pour t’assister est korbân – un présent sacré »
12 – vous ne le laissez plus rien faire pour son père ou pour sa mère ;
13 vous annulez ainsi la parole de Dieu par la tradition que vous avez transmise. Et vous faites bien d’autres choses semblables.
14 Il appela encore la foule et se mit à dire : Écoutez-moi tous et comprenez.
15 Il n’y a rien au dehors de l’être humain qui puisse le souiller en entrant en lui. C’est ce qui sort de l’être humain qui le souille. [16]
17 Lorsqu’il fut rentré à la maison, loin de la foule, ses disciples l’interrogèrent sur cette parabole.
18 Il leur dit : Êtes-vous donc sans intelligence, vous aussi ? Ne comprenez-vous pas que rien de ce qui, du dehors, entre dans l’être humain ne peut le souiller ?
19 Car cela n’entre pas dans son cœur, mais dans son ventre, avant de s’en aller aux latrines, qui purifient tous les aliments.
20 Et il disait : C’est ce qui sort de l’être humain qui le souille.
21 Car c’est du dedans, du cœur des gens, que sortent les raisonnements mauvais : inconduites sexuelles, vols, meurtres,
22 adultères, avidités, méchancetés, ruse, débauche, regard mauvais, calomnie, orgueil, déraison.
23 Toutes ces choses mauvaises sortent du dedans et souillent l’être humain.

*

Moïse Maïmonide, rabbin et philosophe du XIIe siècle après Jésus-Christ, donne indirectement un éclairage indispensable sur ce texte de Marc (qu'il n'a peut-être pas connu) : « La pureté des habits et du corps, écrit Maïmonide, en se lavant et en enlevant la sueur et la saleté constitue aussi une des raisons de la loi, mais si c’est lié avec la pureté des actes, et avec un cœur libéré des principes inférieurs et des mauvaises habitudes. Il serait extrêmement mal pour quelqu’un de s’efforcer de laver son apparence extérieure en se lavant et en nettoyant ses vêtements tout en étant voluptueux et sans retenue dans les aliments et la luxure… Ils paraissent propres à l’extérieur mais leurs cœurs se soumettent à leurs désirs et à la jouissance corporelle, et ceci est contraire à l’esprit de la Torah. Car l’objectif principal de la Torah est [d’enseigner à l’homme] de diminuer ses désirs, et de laver son apparence extérieure après qu’il a purifié son cœur. Ceux qui lavent leurs corps et nettoient leurs vêtements tandis qu’ils restent sales de leurs mauvaises actions et [de leurs mauvais] principes, sont décrits par Shlomo (Salomon) comme : ‘une génération pure à ses propres yeux et qui n’est pas lavée de son ordure une génération,… que ses yeux sont hautains, et ses paupières élevées !’ (Proverbes 20, 12-13) » (Maïmonide, Guide des égarés, XXXIII). Bref, pour Maïmonide, ce serait hypocrisie ! Jésus n'a pas dit autre chose. Où il apparaît que les invectives des évangiles parlant de « pharisiens hypocrites » relèvent d’une polémique interne à une même famille, polémique dont la vigueur même est indicative de ce que, comme plus tard Maïmonide, Jésus se réclame ipso facto de ladite famille !

Cela permet d'éclairer quelques mots mal lus d’un verset de notre texte, le v. 19, mots par ailleurs inexistants dans les plus anciens manuscrits, faisant dire à Jésus qu’ « il déclarait purs tous les aliments » (sic !), témoin d’un précoce glissement, oubliant la fidélité juive de Jésus — sans compter que littéralement en grec, ce n’est pas Jésus, mais les latrines qui purifient les aliments, réglant ainsi le problème !

Nous voilà bel et bien, autour d'un repas comme il se doit, dans une vive discussion de famille, famille dont sont aussi Jésus et ses disciples, parmi lesquels « quelques-uns » ne se lavent pas les mains.

Ce « quelques-uns » suppose : « pas tous » — d’autres disciples se les lavent. Ce détail permet de comprendre l’arrière-plan de la discussion. Et la raison pour laquelle il faut ici comme dans d'autres textes, traduire le mot grec donné ici par « Judéens » (à savoir de la région de Judée) plutôt que par « juifs » (de la religion juive) ; sachant que le mot grec, le même en grec comme en hébreu, a les deux significations.

Reprenons le propos : « les pharisiens, comme tous les Judéens, ne mangent pas sans s’être lavé soigneusement les mains », explique le texte ; cela contrairement à ce que font « quelques-uns des disciples » de Jésus. Car en Judée, contrairement à ce que font certains disciples de Jésus, qui eux sont Galiléens, on observe cette pratique… Ici, l’épisode se passe en Galilée, c’est-à-dire hors Judée. Ainsi le texte a précisé d’entrée : « les Pharisiens et quelques scribes venus de Jérusalem »… À savoir de la Judée, dont Jérusalem est la capitale. On a affaire à des Judéens en déplacement. L’Évangile explique donc que ces représentants de la Judée que sont, dans ce cadre, les pharisiens, font comme on fait en Judée : ils pratiquent le rite du lavement des mains, contrairement à certains des disciples de Jésus qui sont juifs aussi, mais Galiléens, pas Judéens !… Et qui, eux, ne pratiquent pas aussi strictement ce rite judéen.

Inutile de préciser qu’il ne s’agit pas d’une mesure d’hygiène ! Il s’agit d’une purification rituelle ; un geste par lequel on dit que le repas est placé devant Dieu. Un rite, donc, incontestablement respectable, et que la Torah requiert des prêtres.

C’est donc assez simple : il s’agit d’une explication préalable de Marc pour que l’on saisisse le cadre du débat. Si on traduit par « juifs », c’est-à-dire « les adeptes de la religion juive », on ne comprend plus rien : qu’est-il besoin de préciser « les pharisiens comme tous les juifs » ? Ou alors est-ce que les disciples de Jésus ne seraient pas juifs ? Si, naturellement, tout en n’étant pour la plupart pas Judéens, mais Galiléens. Et « quelques-uns » d’entre eux n'observent pas le rite pharisien et judéen en général — « les pharisiens comme tous les Judéens ». Ce sont ceux des disciples qui n'observent pas la façon judéenne de faire qui seront pris à partie.

Et l’on sait effectivement par ailleurs que le judaïsme de Galilée n’est pas exactement le même, considéré par les stricts observants comme moins pur, que celui de la Judée. Au point que dans la suite des temps, et déjà, à l’époque, en diaspora, dans le reste du monde, la Judée a donné son nom à la religion de Moïse : le judaïsme ; et ses habitants à ses adeptes : d’où le fait que le mot grec, peut se traduire par « Judéens » (connotation régionale), comme par « juifs » (connotation d’obédience religieuse), ainsi qu’on le comprend habituellement.

C’est pourquoi lorsqu’il s’agit du reste du bassin méditerranéen, comme pour les voyages de l’Apôtre Paul, il est tout à fait raisonnable de traduire « juifs ». Mais concernant la région d’Israël/Palestine, c’est-à-dire pour les évangiles, cela a quelque chose d’un anachronisme. Ici la distinction n’est pas entre juifs et Grecs, ils sont tous juifs ; les distinctions sont entre les juifs de Judée et ceux de Galilée, outre les Samaritains.

La polémique n’oppose pas juifs et chrétiens — lesquels n’existent pas encore ! La polémique des évangiles est entre juifs — judéens d’un côté, et galiléens (autour de Jésus), de l’autre. (Il est significatif que les premiers chrétiens seront longtemps appelés « nazaréens », terme référant, entre autres, à Nazareth en Galilée.)

C’est le départ de la polémique de notre texte : les pharisiens venus de Jérusalem en Judée, adeptes d’un judaïsme judéen de bonne observance, se lavent les mains, « comme tous les Judéens », ou : « selon la pratique judéenne ». La pratique galiléenne, du coup suspecte aux yeux des premiers, est plus floue. Les Galiléens, sont souvent accusés d’être semi-païens : on le voit bien dans les évangiles : moins grave que les Samaritains, mais pas très net quand même.

Or Jésus est Galiléen, comme ses disciples mis en cause. Et quand arrivent des gens de Jérusalem, des Judéens — c’est-à-dire dans un monde hiérarchisé (Jérusalem est la capitale !), des gens bien placés en matière de religion —, ils font remarquer à Jésus le laisser-aller de certains des siens. C’est comme un appel du pied qui lui est lancé pour qu’il mette un peu d’ordre dans son troupeau et rappelle la droite observance !

*

Et Jésus… ne donne pas raison à ses disciples, notez bien — mais entre alors dans un dialogue serré avec les représentants de Jérusalem.

Ce qui est ici en vue est la compréhension du rituel juif, comme c'est le sens du rituel juif qui sera visé par Maïmonide. Mais au-delà de sa signification dans son cadre d’origine, il faut se demander si l’interpellation de Jésus peut avoir un sens général, et donc un sens pour nous qui n’avons pas cette pratique judéenne. Quel est le sens de l’interpellation de Jésus concernant les rites en général, nos rites inclus ?

Un rite a pour fonction de dessiner un espace symbolique, ou un temps symbolique, qui nous permette de nous extraire de nos agitations et de nos vanités, de nous axer sur l’essentiel ; cet essentiel qui n’est ni économique, ni commercial, ni politique… Nous axer sur ce que nous sommes devant Dieu. Un cadeau, même si nous en comprenons mal la valeur.

Un rite n’est rien d’autre que ce que nous faisons ce matin, une série de mots et de gestes, qui au plan de l’efficacité et du rentable de nos sociétés ne servent à rien. Comme, souvent, d’ailleurs, un cadeau de valeur ne sert à rien.

Un rite est une façon de dessiner dans nos agitations et nos vanités la dimension de la sainteté, c’est-à-dire de la mise à part. « Que ton nom soit sanctifié ! », mis à part, prions-nous… C’est ce que signifient les rites autour du repas auxquels sont attachés les Judéens de notre texte : faire du repas un moment extrait de la vanité, un cadeau, un moment à part, placé devant Dieu.

Cela correspond au fond à cette leçon de Jésus : « vous n’êtes pas de ce monde… je vous donne ma paix, paix que le monde ne connaît pas » — au-delà de toutes les agitations et des choses dites utiles.

Le rite ne fait rien d’autre qu’ouvrir des moments et des lieux symboliques en vue de cette paix. Si notre monde connaissait la valeur de ce temps de gratuité qui coûte des samedis aux juifs et des dimanches matins aux chrétiens !… Il y gagnerait le bénéfice d’un vrai repos !… Ça fait partie en tout cas de ce que l’on reproche aux pharisiens…

Alors, on continue de ne pas trouver de paix, en se donnant le prétexte que Jésus aurait dit de ne pas se laver rituellement les mains, de ne pas dessiner de moments symboliques comme les pharisiens. Or il ne l’a pas dit !

Je propose un dernier éclairage à partir de cet équivalent dans le meilleur du christianisme : la pratique de l’intériorité précisément ; le retour à Dieu dans la liturgie de sanctification, avec confession des péchés et paroles de grâce ; le retour à Dieu dans la prière, selon, comme le dit saint Augustin, que Dieu m’est plus intime que ma propre intimité. Voilà le propos qui est dans le rituel du repas chez les pharisiens ! Et dans nos rituels.

Alors au fond, n’y a-t-il que quiproquo entre Jésus et les Judéens ? Ou n’y a-t-il que volonté de Marc, qui rapporte l’épisode, de rattacher à Jésus l’abandon par les chrétiens d’origine païenne de la pratique juive concernant les interdits alimentaires ? Ce serait aller au-delà de ce qu’a dit Jésus.

La teneur exacte, Marc vient de la citer : « ce n’est pas ce qui entre en l’homme qui le souille, mais ce qui en sort » ; cela illustré par l’aboutissement (selon certains manuscrits) — aux latrines, la fosse, au cas où on ne voudrait pas comprendre. « Ce n’est pas ce qui entre en l’homme qui le souille, mais ce qui en sort ». En d’autres termes : si le rite a valeur symbolique réelle, il n’est pas une fin en soi, ce en quoi Jésus rejoint l’interprétation de nombre de ses coreligionnaires juifs. Ce que signifient lavements de mains ou autres rites, c’est qu’il est des espaces et des temps de sainteté qu’il est bon de dessiner. « Venez un peu à l’écart et reposez-vous », dit-il lui aussi à ses disciples.

*

Cela est légitime, mais n’est pas non plus une fin en soi. Cela n’est pas une fin en soi, au risque de voir cette signification légitime des rites se pervertir, parce que l’homme est prompt à tout pervertir. Ainsi le dit ce grand témoin de l’espace intérieur, l’Ecclésiaste : « Dieu a fait les hommes droits, mais ils ont cherché beaucoup de détours ».

Ici, le détour est dévoilé par Jésus à travers l’usage que certains font de la loi légitime et bonne du korbân, c’est-à-dire de la sanctification de tel ou tel bien pour un usage cultuel. Chose très bonne en soi, mais parfaitement perverse si elle devient un moyen de ne pas honorer ses parents, de transgresser donc, un autre commandement — honorer père et mère. Où la « pureté » serait alors dressée contre la charité !

Ainsi, ce n’est pas le judaïsme (Maïmonide en témoignera), ce ne sont pas les rites et ce qu’ils signifient qui sont mis en cause ; c’est le fait que même cela est utilisé par nos esprits retords pour ne pas obéir à Dieu.

Que fait Jésus face aux Judéens qui veulent lui donner des leçons de direction de communauté concernant ses disciples — « rappelle-les à l’ordre quant au rite » — ? Il les renvoie — nous renvoie — à une autre question concernant le pur et l’impur : « ce n’est pas ce qui entre en l’homme qui le souille, mais ce qui en sort ». Où l’intériorité, ce qui sort de l'intérieur, n’est pas non plus une garantie de pureté devant Dieu !

Vous vous croyez purs parce que vous accomplissez consciencieusement les rites — parce vous avez une vie intérieure profonde — ? Et si vous aviez tout bonnement — si nous avions, sans nous en rendre compte, donné occasion à nos faiblesses, paresses, conforts… de tout fausser ? Si l'accès à un autre espace, qui est le sens du rite, de la culture de l’intériorité, devenue fin en soi, nous voyait alors rater sa signification : nous dégager de nous-mêmes et de nos agitations et nous rendre disponibles, pour découvrir ce pour quoi Dieu nous envoie ? C’est avec cette question que nous laisse ce texte.


RP, Poitiers, 29.08.21
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