dimanche 29 mars 2020

"Cette maladie n’est pas à la mort"




Cultes suspendus jusqu'à nouvel ordre suite aux directives des pouvoirs publics.

Liturgie et prédication en PDF ici

Prédication en audio (musique de fond : Vangelis - La Création du mondeici :


Ézéchiel 37, 12-14 ; Psaume 130 ; Romains 8, 8-11 ; Jean 11, 1-45

Jean 11, 1-45
1 Il y avait un homme malade ; c’était Lazare de Béthanie, le village de Marie et de sa sœur Marthe.
2 Il s’agit de cette même Marie qui avait oint le Seigneur d’une huile parfumée et lui avait essuyé les pieds avec ses cheveux ; c’était son frère Lazare qui était malade.
3 Les sœurs envoyèrent dire à Jésus : « Seigneur, celui que tu aimes est malade. »
4 Dès qu’il l’apprit, Jésus dit : « Cette maladie n’aboutira pas à la mort, elle servira à la gloire de Dieu : c’est par elle que le Fils de Dieu doit être glorifié. »
5 Or Jésus aimait Marthe et sa sœur et Lazare.
6 Cependant, alors qu’il savait Lazare malade, il demeura deux jours encore à l’endroit où il se trouvait.
7 Après quoi seulement, il dit aux disciples : « Retournons en Judée. »
8 Les disciples lui dirent : « Rabbi, tout récemment encore les autorités judéennes cherchaient à te lapider ; et tu veux retourner là-bas ? »
9 Jésus répondit : « N’y a-t-il pas douze heures de jour ? Si quelqu’un marche de jour, il ne trébuche pas parce qu’il voit la lumière de ce monde ;
10 mais si quelqu’un marche de nuit, il trébuche parce que la lumière n’est pas en lui. »
11 Après avoir prononcé ces paroles, il ajouta : « Notre ami Lazare s’est endormi, mais je vais aller le réveiller. »
12 Les disciples lui dirent donc : « Seigneur, s’il s’est endormi, il sera sauvé. »
13 En fait, Jésus avait voulu parler de la mort de Lazare, alors qu’ils se figuraient, eux, qu’il parlait de l’assoupissement du sommeil.
14 Jésus leur dit alors ouvertement : « Lazare est mort,
15 et je suis heureux pour vous de n’avoir pas été là, afin que vous croyiez. Mais allons à lui ! »
16 Alors Thomas, celui que l’on appelle Didyme, dit aux autres disciples : « Allons, nous aussi, et nous mourrons avec lui. »
17 A son arrivée, Jésus trouva Lazare au tombeau ; il y était depuis quatre jours déjà.
18 Comme Béthanie est distante de Jérusalem d’environ quinze stades,
19 beaucoup d’habitants de la Judée étaient venus chez Marthe et Marie pour les consoler au sujet de leur frère.
20 Lorsque Marthe apprit que Jésus arrivait, elle alla au-devant de lui, tandis que Marie était assise dans la maison.
21 Marthe dit à Jésus : « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort.
22 Mais maintenant encore, je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te le donnera. »
23 Jésus lui dit : « Ton frère ressuscitera. »
24 – « Je sais, répondit-elle, qu’il ressuscitera lors de la résurrection, au dernier jour. »
25 Jésus lui dit : « Je suis la résurrection et la vie : celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ;
26 et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Crois-tu cela ? »
27 – « Oui, Seigneur, répondit-elle, je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu, celui qui vient dans le monde. »
28 Là-dessus, elle partit appeler sa sœur Marie et lui dit tout bas : « Le Maître est là et il t’appelle. »
29 A ces mots, Marie se leva immédiatement et alla vers lui.
30 Jésus, en effet, n’était pas encore entré dans le village ; il se trouvait toujours à l’endroit où Marthe l’avait rencontré.
31 Les Judéens étaient avec Marie dans la maison et ils cherchaient à la consoler. Ils la virent se lever soudain pour sortir, ils la suivirent : ils se figuraient qu’elle se rendait au tombeau pour s’y lamenter.
32 Lorsque Marie parvint à l’endroit où se trouvait Jésus, dès qu’elle le vit, elle tomba à ses pieds et lui dit : « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. »
33 Lorsqu’il les vit se lamenter, elle et les Judéens qui l’accompagnaient, Jésus frémit intérieurement et il se troubla.
34 Il dit : « Où l’avez-vous déposé ? » Ils répondirent : « Seigneur, viens voir. »
35 Alors Jésus pleura ;
36 et les Judéens disaient : « Voyez comme il l’aimait ! »
37 Mais quelques-uns d’entre eux dirent : « Celui qui a ouvert les yeux de l’aveugle n’a pas été capable d’empêcher Lazare de mourir. »
38 Alors, à nouveau, Jésus frémit intérieurement et il s’en fut au tombeau ; c’était une grotte dont une pierre recouvrait l’entrée.
39 Jésus dit alors : « Enlevez cette pierre. » Marthe, la sœur du défunt, lui dit : « Seigneur, il doit déjà sentir… Il y a en effet quatre jours… »
40 Mais Jésus lui répondit : « Ne t’ai-je pas dit que, si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ? »
41 On ôta donc la pierre. Alors, Jésus leva les yeux et dit : « Père, je te rends grâce de ce que tu m’as exaucé.
42 Certes, je savais bien que tu m’exauces toujours, mais j’ai parlé à cause de cette foule qui m’entoure, afin qu’ils croient que tu m’as envoyé. »
43 Ayant ainsi parlé, il cria d’une voix forte : « Lazare, sors ! »
44 Et celui qui avait été mort sortit, les pieds et les mains attachés par des bandes, et le visage enveloppé d’un linge. Jésus dit aux gens : « Déliez-le et laissez-le aller ! »
45 Beaucoup de ces Judéens qui étaient venus auprès de Marie et qui avaient vu ce que Jésus avait fait, crurent en lui.

*

Pouvons-nous entendre cette parole ? « Moi je suis la résurrection et la vie : qui croit en moi vivra, quand bien même il serait mort ; et qui vit et croit en moi ne mourra pas pour toujours. » Marthe entend cette parole, et elle croit ; après avoir accueilli Jésus comme dans un reproche, « si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort », à présent, par sa foi en lui, elle entre dans un aujourd’hui éternel, dans la présence de celui qui est la résurrection et la vie. Même le passage par la destruction du corps n’enlève rien à cela : Jésus est la résurrection et la vie. Ce pourquoi il avait pu dire concernant la maladie et la mort de Lazare : « cette maladie n’est pas pour la mort » ! Et à présent : « Je suis la résurrection et la vie » — « Crois-tu cela ? » lui a-t-il demandé — « Oui, Seigneur, je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu, celui qui vient dans le monde ».

À ce moment, Marthe sait : elle, et Lazare, sont passés de la mort à la vie par la foi en Jésus. « Là-dessus, poursuit le texte, elle partit appeler sa sœur Marie et lui dit tout bas : "Le Maître est là et il t’appelle" ». Que chacun de nous l’entende aujourd’hui, cette parole, car elle est pour chacun de nous : « Le Maître est là et il t’appelle ».

*

Marie marque alors le pas nouveau : « À ces mots, Marie se leva immédiatement et alla vers lui » (v. 29). Puis elle profère à son tour la parole qu'avait dite dans un premier temps sa sœur, mais d’une toute autre façon : « elle tomba à ses pieds et lui dit : "Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort." » (v. 32). Une attitude qui dit qu’on est déjà au-delà du simple reproche, qu’on est déjà dans l’espérance que tout est possible à celui vers lequel Marie s’est tournée. Aujourd'hui Jésus s'est fait présence vivifiante contre tous les désespoirs.

La mort qui a atteint Lazare et devant laquelle Jésus pleure — le plus court verset des Écritures (v. 35) : « Jésus pleura » — Lazare est vraiment mort, « il sent déjà » (v. 39) —, Jésus va en montrer qu'elle non plus, la mort, l'affreuse mort, n'est pas maladie à la mort.

« Enlevez cette pierre. » — « Seigneur, il sent déjà, a répondu Marthe… Ça fait quatre jours… » C'est bien un acte de création que pose ici la parole créatrice devenue chair en Jésus. Rappelez-vous le début de cet Évangile, reprenant la Genèse. Au commencement était la parole, par qui le monde a été fait, et cette parole est là à présent, parole créatrice.

Il sent déjà. Plus de vie. Il est mort. C'est bien un acte de création, création nouvelle, à partir de rien, qui va être posé. « Si quelqu'un est en Christ, il est une nouvelle création » (2 Co 5, 17).

Jésus répondit à Marthe : "Ne t’ai-je pas dit que, si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ?"
On ôta donc la pierre. Alors, Jésus leva les yeux et dit : "Père, je te rends grâce de ce que tu m’as exaucé.
Certes, je savais bien que tu m’exauces toujours, mais j’ai parlé à cause de cette foule qui m’entoure, afin qu’ils croient que tu m’as envoyé."
Ayant ainsi parlé, il cria d’une voix forte : "Lazare, sors !"
Et celui qui avait été mort sortit, les pieds et les mains attachés par des bandes, et le visage enveloppé d’un linge. Jésus dit aux gens : "Déliez-le et laissez-le aller !"
(Jn 11, 40-44)

Jésus vient de poser le signe qui annonce pour nous tous ce en quoi sa résurrection au dimanche de Pâques donne tout son sens à notre foi : « vous êtes ressuscités avec le Christ. […] Vous êtes morts, en effet, et votre vie est cachée avec le Christ, en Dieu », dira l’Épître aux Colossiens (ch. 3, v. 1 & 4).

Et, Romains 8 v. 11, « Si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus Christ d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels, par son Esprit qui habite en vous ».

Et voici à présent, pour Marthe et Marie et pour nous tous, le signe inouï : la résurrection de Lazare. Leur prière a porté son fruit, elles qui ont porté Lazare. Signe de ce que décidément, en effet, comme le disait Jésus, « cette maladie n’est pas pour la mort » — car la maladie à la mort est le désespoir. Jésus vient de fonder l’espérance, d’ancrer la foi qui renverse tout désespoir au-delà même de la mort.

*

« Ne t’ai-je pas dit que, si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ? » a demandé Jésus. Mais comme la résurrection de Lazare est un acte de création, la foi en est un aussi. Et plusieurs ne peuvent pas voir ce qui vient de se passer. Ils ne voient là qu'un inconvénient !

Si nous le laissons continuer ainsi, tous croiront en lui, les Romains interviendront et ils détruiront et notre saint Lieu et notre nation. »
Caïphe, qui était Grand Prêtre en cette année-là, dit :
« vous ne percevez même pas que c’est votre avantage qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière. »
(Jn 11, 48-50)

Cette inquiétude explique tout. Comme toute inquiétude, elle est légitime. Face à toute inquiétude le seul recours est la foi. Tous ne l'ont pas. Cette inquiétude explique tout, depuis la livraison de Jésus aux Romains jusqu'à la persécution des premiers chrétiens par Paul. Encore une fois elle est légitime. « Vous me cherchez non parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez eu à manger » disait Jésus (Jn 6), qui se méfie de sa popularité — « il savait ce qui est dans le cœur de l'homme » !

Notre épisode précède immédiatement la procession de Rameaux et permet de comprendre l'état d’esprit de Jésus à Rameaux, une popularité qui lui vaudra la mort.

« C'est votre avantage qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière, dit alors Caïphe. Caïphe fit cette prophétie qu’il fallait que Jésus meure pour la nation et non seulement pour elle, mais pour réunir dans l’unité les enfants de Dieu qui sont dispersés. » — Écho au Psaume : « Pourquoi les rois de la terre se soulèvent-ils Et les princes se liguent-ils avec eux Contre l’Éternel et contre son messie ? » (Ps 2, 2)

Tous : les autorités judéennes : « vous n'y comprenez rien. Si nous le laissons continuer ainsi, tous croiront en lui, les Romains interviendront et ils détruiront et notre saint Lieu et notre nation » ; les proches de Jésus, bientôt, à Rameaux, ceux auprès de qui il est populaire, mais qui ne comprennent pas vraiment — voir la confession de Pierre… qui voudra le défendre par l'épée —, des proches le fêtant à Rameaux, mais qui ne supporteront pas qu'il leur échappe, au fond ; et plus tard, au vendredi saint : les Romains, éliminant un improbable rebelle se prenant pour un nouveau roi des Judéens ! Ce qu'il est en réalité échappe à tous !

*

L’Évangile de la résurrection est acte de création. Et il ne se reçoit que dans l'obéissance à ce qui est de l’ordre du commandement accompli : « Lazare, sors ! » Tel est l’ordre, le commandement donné par Jésus, dans l’écoute et l’accomplissement duquel la libération du dimanche de Pâques devient une réalité effective dans nos vies dès aujourd’hui. « Sors de ta tombe, sors de ce qui te lie ! » ; et, dernier signe que rien ni personne ne saurait y faire obstacle — Jésus s’adresse à ceux qui sont présents : « Déliez-le, et laissez le aller ».

Lazare a entendu et a obéi : il est sorti de la mort. Comme Abraham obéissait au commandement de sa liberté : « va ! », « Va vers où je t’indique », « va pour toi ». Et Abraham est allé.

L’Évangile de la résurrection et de la liberté libère vraiment, il fait vraiment entrer dès aujourd’hui dans la vie nouvelle celui, celle, qui entend la voix du Ressuscité et obéi à son ordre, son commandement, parole de création : « sors de ta tombe, de ce qui te lie ! » Ta maladie n'est pas à la mort. Parole pour chacun de nous. Lève-toi à présent, « relève-toi d’entre les morts, et Christ t'éclairera » (Éphésiens 5, 14-24).


RP, 29.03.2020



Vangelis - La Création du monde


dimanche 22 mars 2020

Comme les vers luisants




Cultes suspendus jusqu'à nouvel ordre suite aux directives des pouvoirs publics.

Liturgie et prédication en PDF ici
Prédication en audio (musique de fond : György Ligeti - Lux Aeternaici :


1 Samuel 16, 1-13 ; Psaume 23 ; Éphésiens 5, 8-14 ; Jean 9, 1-41

Jean 9, 1-41
1  En passant, Jésus vit un homme aveugle de naissance.
2  Ses disciples lui posèrent cette question : "Rabbi, qui a péché pour qu’il soit né aveugle, lui ou ses parents ?"
3  Jésus répondit : "Ni lui, ni ses parents. Mais c’est pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui !
4  Tant qu’il fait jour, il nous faut travailler aux œuvres de celui qui m’a envoyé : la nuit vient où personne ne peut travailler ;
5  aussi longtemps que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde."
6  Ayant ainsi parlé, Jésus cracha à terre, fit de la boue avec la salive et l’appliqua sur les yeux de l’aveugle ;
7  et il lui dit : "Va te laver à la piscine de Siloé" — ce qui signifie Envoyé. L’aveugle y alla, il se lava et, à son retour, il voyait.
8  Les gens du voisinage et ceux qui auparavant avaient l’habitude de le voir – car c’était un mendiant – disaient : « N’est-ce pas celui qui était assis à mendier ? »
9  Les uns disaient : « C’est bien lui ! » D’autres disaient : « Mais non, c’est quelqu’un qui lui ressemble. » Mais l’aveugle affirmait : « C’est bien moi. »
10  Ils lui dirent donc : « Et alors, tes yeux, comment se sont-ils ouverts ? »
11  Il répondit : « L’homme qu’on appelle Jésus a fait de la boue, m’en a frotté les yeux et m’a dit : “Va à Siloé et lave-toi.” Alors moi, j’y suis allé, je me suis lavé et j’ai retrouvé la vue. »
12 Ils lui dirent : « Où est-il, celui-là ? » Il répondit : « Je n’en sais rien. »
13  On conduisit chez les Pharisiens celui qui avait été aveugle.
14  Or c’était un jour de sabbat que Jésus avait fait de la boue et lui avait ouvert les yeux.
15  À leur tour, les Pharisiens lui demandèrent comment il avait recouvré la vue. Il leur répondit : "Il m’a appliqué de la boue sur les yeux, je me suis lavé, je vois."
16  Parmi les Pharisiens, les uns disaient : "Cet individu n’observe pas le sabbat, il n’est donc pas de Dieu." Mais d’autres disaient : "Comment un homme pécheur aurait-il le pouvoir d’opérer de tels signes ?" Et c’était la division entre eux.
17  Alors, ils s’adressèrent à nouveau à l’aveugle : "Et toi, que dis-tu de celui qui t’a ouvert les yeux ?" Il répondit : "C’est un prophète."
18 Mais tant qu’ils n’eurent pas convoqué ses parents, les autorités judéennes refusèrent de croire qu’il avait été aveugle et qu’il avait recouvré la vue.
19 Elles posèrent cette question aux parents : « Cet homme est-il bien votre fils dont vous prétendez qu’il est né aveugle ? Alors comment voit-il maintenant ? »
20 Les parents leur répondirent : « Nous sommes certains que c’est bien notre fils et qu’il est né aveugle.
21  Comment maintenant il voit, nous l’ignorons. Qui lui a ouvert les yeux ? Nous l’ignorons. Interrogez-le, il est assez grand, qu’il s’explique lui-même à son sujet ! »
22  Ses parents parlèrent ainsi parce qu’ils avaient peur des autorités judéennes. Celles-ci étaient déjà convenues d’exclure de la synagogue quiconque confesserait que Jésus est le Messie.
23  Voilà pourquoi les parents dirent : « Il est assez grand, interrogez-le. »
24  Une seconde fois, les Pharisiens appelèrent l’homme qui avait été aveugle, et ils lui dirent : « Rends gloire à Dieu ! Nous savons, nous, que cet homme est un pécheur. »
25  Il leur répondit : « Je ne sais si c’est un pécheur ; je ne sais qu’une chose : j’étais aveugle et maintenant je vois. »
26  Ils lui dirent : « Que t’a-t-il fait ? Comment t’a-t-il ouvert les yeux ? »
27  Il leur répondit : « Je vous l’ai déjà raconté, mais vous n’avez pas écouté ! Pourquoi voulez-vous l’entendre encore une fois ? N’auriez-vous pas le désir de devenir ses disciples vous aussi ? »
28  Les Pharisiens se mirent alors à l’injurier et ils disaient : « C’est toi qui es son disciple ! Nous, nous sommes disciples de Moïse.
29  Nous savons que Dieu a parlé à Moïse tandis que celui-là, nous ne savons pas d’où il est ! »
30  L’homme leur répondit : « C’est bien là, en effet, l’étonnant : que vous ne sachiez pas d’où il est, alors qu’il m’a ouvert les yeux !
31  Dieu, nous le savons, n’exauce pas les pécheurs ; mais si un homme est pieux et fait sa volonté, Dieu l’exauce.
32  Jamais on n’a entendu dire que quelqu’un ait ouvert les yeux d’un aveugle de naissance.
33  Si cet homme n’était pas de Dieu, il ne pourrait rien faire. »
34  Ils ripostèrent : "Tu n’es que péché depuis ta naissance et tu viens nous faire la leçon !" ; et ils le jetèrent dehors.
35  Jésus apprit qu’ils l’avaient chassé. Il vint alors le trouver et lui dit : "Crois-tu, toi, au Fils de l’homme ?"
36  Et lui de répondre : "Qui est-il, Seigneur, pour que je croie en lui ?"
37  Jésus lui dit : "Eh bien ! Tu l’as vu, c’est celui qui te parle."
38  L’homme dit : "Je crois, Seigneur" et il se prosterna devant lui.
39  Et Jésus dit alors : "C’est pour un jugement que je suis venu dans le monde, pour que ceux qui ne voyaient pas voient, et que ceux qui voyaient deviennent aveugles."
40  Les Pharisiens qui étaient avec lui entendirent ces paroles et lui dirent : « Est-ce que, par hasard, nous serions des aveugles, nous aussi ? »
41  Jésus leur répondit : « Si vous étiez des aveugles, vous n’auriez pas de péché. Mais à présent vous dites “nous voyons” : votre péché demeure.

*

« Les religions sont comme les vers luisants : pour briller, il leur faut de l’obscurité », nous avertit un philosophe (Arthur Schopenhauer, Parerga et Paralipomena). Serait-ce la leçon finale de notre texte de l’Évangile ? On verra qu’il ne s’agit toutefois pas de « briller » ! Mais il y a bien un arrière-plan nocturne, un de ces arrière-plans qui rend toutes nos décisions aléatoires, comme pour nos autorités embarrassées par l’intensification rapide de la nuit pandémique… Mais voyons d’abord l’entrée du texte…

Les disciples voulaient savoir si c’était parce que lui avait péché ou si c’était parce que ses parents avaient péché — que l’homme est né aveugle. Si lui avait péché pour être né aveugle ? Mais… avant de naître… il n’était pas encore né ! Quoique, selon une légende juive, l’enfant connaît, avant de naître, tous les secrets de la Torah, tous les mystères du monde. À la naissance, un ange lui ferme la bouche pour qu’il oublie tout ce qu'il sait. Le petit sillon qu’on a sous le nez est la marque du doigt de l'ange. Alors, l'homme aurait-il péché avant de naître ?… Comment savoir après le passage du doigt de l’ange !? Alors ses parents ? La réponse de Jésus sera : là n’est pas la question.

Pas de raisons pour expliquer l’infirmité ou la maladie, pas même la raison morale : il n'y a pas à chercher d'explication dans le péché, collectif (ses parents) ou personnel.

Il n'est pas de raisons non plus qui expliqueront sa guérison : la manifestation des œuvres de Dieu qui est par le miracle n'explique pas plus la grâce que la souffrance de l'aveugle ne trouve d'explication dans une faute — ou autre.

Avec cet homme — avec l'homme —, on nage en pleines ténèbres !

L'aveugle-né du texte le sait bien : il est au bénéfice d'une guérison qui ne peut lui arracher qu'un joyeux « pourquoi moi ? » — équivalent de l'amer « pourquoi lui ? » de quelques mécontents présents ce jour-là — ; l'aveugle-né se contente de constater « j'étais aveugle, maintenant je vois ».

*

Ceux qui entendent lui extorquer quelque lumière, eux, ne sont pas aveugles, eux savent, eux voient, croient-ils ; ils ont la connaissance.

Et voilà que Jésus affirme que c'est leur capacité à voir, leur lumière, leur connaissance, qui les aveugle, alors que les ténèbres de l'aveugle, et de tous les aveuglés, fondent leur aptitude à voir.

Dès l'abord, Jésus le soulignait par la méthode choisie pour guérir l'aveugle : il commence par lui couvrir les yeux de boue. Pour le moins peu clair ! S'il avait voulu insister sur l'aveuglement, il ne s'y serait pas pris autrement : les yeux pleins de boue…

Puis il l'envoie se laver, au bassin de Siloé, de l'Envoyé (c’est-à-dire au miqvé de Siloé — équivalent, dans le judaïsme, de ce qu’on appellerait « baptistère »). Les bien-voyants, non plus que l'aveugle, semblent ne pas se tromper à la leçon, mais sont trop éclairés pour la saisir : ils remarquent le côté peu séant de l'affaire, et y achoppent. On voudrait des explications : normalement, cet homme est un pécheur (ils semblent avoir de bonnes raisons d'en savoir quelque chose – v. 34). On hésite quand même un peu, rapport au miracle (v. 16) : c'est là qu'on voudrait quelque explication.

Et Jésus ne s'embarrasse de rien de tout cela : pas d'explication — pas plus concernant la terre dont Jésus fait cette boue créatrice, qu'au livre de la Genèse pour la création de l'homme depuis la terre —, pas d'explication, et surtout pas quant au choix de cet homme, dont la fidélité religieuse semble ne pas entraîner l'estime générale (la question des disciples — « qui a péché ? » indique que, dans leur esprit non plus, le soupçon n'est pas absent).

*

Que peut nous dire ce texte, à nous, aujourd'hui ? Quelle est notre lumière ? Quelle est notre « connaissance » ? Est-ce celle par laquelle nous décrétons qui est pécheur et en quoi, celle par laquelle, à nouveau comme dans Genèse, nous connaissons ce qui est bien et ce qui est mal — surtout pour les autres — ? Est-ce la lumière du haut de laquelle nous nous réjouissons de la clarté et de la rationalité de notre foi, tels les vers luisants du philosophe face aux ténèbres qui nous entourent ? Mais alors notre lumière n'est-elle pas ténèbres ? Notre aveuglement n'est-il pas d'autant plus patent que nous l'ignorons ?

*

L'aveugle n'est-il pas celui qui se leurre dans la prétention d'avoir accédé à une clarté telle que le mystère de Dieu serait devenu pour lui moins opaque ? Cet aveuglement n'est-il point péché, qui pousse à mépriser les capacités à voir de son prochain ?

C'est ainsi qu'il est équivalent de juger son frère et de juger la Loi de Dieu (Jacques 4, 11) : c'est être dans une lumière telle qu'on se place au dessus de tout, y compris de la grâce, qui est d'abord surprise, et étonnement, lieu absurde d'une incompréhension.

C'est là le jugement que porte Jésus dans le monde : que ceux qui voient deviennent aveugles, afin de voir, car il n'est pas de grâce dans nos sagesses, fût-ce notre sagesse religieuse : Dieu ne les a-t-il pas frappées de folie (1 Co 1, 20) ?

La lumière qui éclaire l'aveugle que Dieu guérit n'est pas cette sorte de faisceau que nous pourrions braquer froidement sur nos prochains, de façon à mieux asseoir nos certitudes, ainsi toujours plus imperméables à la grâce. La lumière de Dieu est celle qui éblouit, aveugle celui qui ainsi, confesse sa cécité. C'est cette lumière que porte Jésus, sagesse mystérieuse et cachée, que le monde ne reçoit pas, scandale et folie.

Qui prétend être éclairé par Dieu et n'en est pas aveuglé, aveuglé au point d'en perdre toute capacité de se sentir en supériorité par rapport à quiconque, fût-ce en supériorité religieuse — celui que la lumière de Dieu n'aveugle pas à ce point !… Est-ce bien la lumière de Dieu qu'une lumière si faible ?

Tel est le jugement : « que ceux qui ne voient pas voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles. »

Voulons-nous expliquer la souffrance de tel ou tel par un péché collectif, de ses parents, ou de son peuple ? Ou, ceux qui souffrent sont-ils quelque part plus fautifs que les autres ? Penser cela est ce que Jésus appelle être aveugle à la grâce totalement gratuite. Et manquer la vocation pour la gloire de Dieu, qui est de lutter contre ce qui humilie et fait souffrir. Cela est arrivé « pour que les œuvres de Dieu soient ainsi manifestées en lui » !

Bienheureux celles et ceux dont la relation avec Dieu est d’être éblouis par sa promesse, partant en aveugles vers sa « lumière inaccessible » (1 Ti 6, 16). Celles et ceux dont la promesse de Dieu a couvert les yeux de la boue créatrice des origines, les plaçant sur le chemin de Siloé, le chemin de l'Envoyé de lumière.


RP, 22/03/20



György Ligeti - Lux Aeterna


dimanche 15 mars 2020

Séduction divine & soif de Dieu




Cultes suspendus jusqu'à nouvel ordre suite aux directives des pouvoirs publics.

Prédication prévue pour le 15 mars 2020 ci-dessous - liturgie et prédication en PDF ici
Prédication en audio — sans fond musical ici ;
avec musique de fond (Klaus Schulze - The Future) ici :


Exode 17, 3-7 ; Psaume 95 ; Romains 5, 1-8 ; Jean 4, 5-42

Jean 4, 5-42
5 C’est ainsi qu’il parvint dans une ville de Samarie appelée Sychar, non loin de la terre donnée par Jacob à son fils Joseph,
6 là même où se trouve le puits de Jacob. Fatigué du chemin, Jésus était assis tout simplement au bord du puits. C’était environ la sixième heure.
7 Arrive une femme de Samarie pour puiser de l’eau. Jésus lui dit : « Donne-moi à boire. »
8 Ses disciples, en effet, étaient allés à la ville pour acheter de quoi manger.
9 Mais cette femme, cette Samaritaine, lui dit : « Comment ? Toi qui es Juif, tu me demandes à boire, à moi, une femme, une Samaritaine ? » Les Juifs, en effet, n'ont pas de relations avec les Samaritains.
10 Jésus lui répondit : « Si tu connaissais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : “Donne-moi à boire”, c’est toi qui aurais demandé et il t’aurait donné de l’eau vive. »
11 La femme lui dit : « Seigneur, tu n’as pas même un seau et le puits est profond ; d’où la tiens-tu donc, cette eau vive ?
12 Serais-tu plus grand, toi, que notre père Jacob qui nous a donné le puits et qui, lui-même, y a bu ainsi que ses fils et ses bêtes ? »
13 Jésus lui répondit : « Quiconque boit de cette eau-ci aura encore soif ;
14 mais celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; au contraire, l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source jaillissant en vie éternelle. »
15 La femme lui dit : « Seigneur, donne-moi cette eau pour que je n’aie plus soif et que je n’aie plus à venir puiser ici. »
16 Jésus lui dit : « Va, appelle ton mari et reviens ici. »
17 La femme lui répondit : « Je n’ai pas de mari. » Jésus lui dit : « Tu dis bien : “Je n’ai pas de mari” ;
18 tu en as eu cinq et l’homme que tu as maintenant n’est pas ton mari. En cela tu as dit vrai. »
19 – « Seigneur, lui dit la femme, je vois que tu es un prophète.
20 Nos pères ont adoré sur cette montagne et vous, vous affirmez qu’à Jérusalem se trouve le lieu où il faut adorer. »
21 Jésus lui dit : « Crois-moi, femme, l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père.
22 Vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Judéens.
23 Mais l’heure vient, elle est là, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ; tels sont, en effet, les adorateurs que cherche le Père.
24 Dieu est esprit et c’est pourquoi ceux qui l’adorent doivent adorer en esprit et en vérité. »
25 La femme lui dit : « Je sais qu’un Messie doit venir – celui qu’on appelle Christ. Lorsqu’il viendra, il nous annoncera toutes choses. »
26 Jésus lui dit : « Je le suis, moi qui te parle. »
27 Sur quoi les disciples arrivèrent. Ils s’étonnaient que Jésus parlât avec une femme ; cependant personne ne lui dit « Que cherches-tu ? » ou « Pourquoi lui parles-tu ? »
28 La femme alors, abandonnant sa cruche, s’en fut à la ville et dit aux gens :
29 « Venez donc voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait. Ne serait-il pas le Messie ? »
30 Ils sortirent de la ville et allèrent vers lui.
31 Entre-temps, les disciples le pressaient : « Rabbi, mange donc. »
32 Mais il leur dit : « J’ai à manger une nourriture que vous ne connaissez pas. »
33 Sur quoi les disciples se dirent entre eux : « Quelqu’un lui aurait-il donné à manger ? »
34 Jésus leur dit : « Ma nourriture, c’est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre.
35 Ne dites-vous pas vous-mêmes : “Encore quatre mois et viendra la moisson” ? Mais moi je vous dis : levez les yeux et regardez ; déjà les champs sont blancs pour la moisson !
36 Déjà le moissonneur reçoit son salaire et amasse du fruit pour la vie éternelle, si bien que celui qui sème et celui qui moissonne se réjouissent ensemble.
37 Car en ceci le proverbe est vrai, qui dit : “L’un sème, l’autre moissonne.”
38 Je vous ai envoyés moissonner ce qui ne vous a coûté aucune peine ; d’autres ont peiné et vous avez pénétré dans ce qui leur a coûté tant de peine. »
39 Beaucoup de Samaritains de cette ville avaient cru en lui à cause de la parole de la femme qui attestait : « Il m’a dit tout ce que j’ai fait. »
40 Aussi, lorsqu’ils furent arrivés près de lui, les Samaritains le prièrent de demeurer parmi eux. Et il y demeura deux jours.
41 Bien plus nombreux encore furent ceux qui crurent à cause de sa parole à lui ;
42 et ils disaient à la femme : « Ce n’est plus seulement à cause de tes dires que nous croyons ; nous l’avons entendu nous-mêmes et nous savons qu’il est vraiment le Sauveur du monde. »

*

« Je la conduirai au désert et je la séduirai, je parlerai à son cœur », lit-on au livre du prophète Osée (2, 16). Désert, lieu d'abstinence, de carême, de jeûne, de manque, particulièrement criant en cette période de pandémie, avec la détresse et le deuil l'accompagnant en tant de lieux du monde. La misère aussi, conséquences économiques. Tout cela qui vient s'ajouter aux détresses de la guerre et de l'exil en tant de lieux. Mais « au désert je la séduirai, je parlerai à son cœur »

Le Dieu qui parle ici est au-delà de tout nom, il est, au-delà de toute représentation, le Dieu universel, et révélé concrètement, en l’occurrence d'abord à un peuple et par un peuple — « le salut vient des Judéens ». Le cœur mystérieux de notre libération vient dans la foi en ce Dieu-là, qui est au-delà de tout Dieu (Ps 95, 3), au point que si on s'en donne une conception, ce n'est pas encore lui — « Dieu est Esprit, et il faut que ceux qui l’adorent l’adorent en esprit et en vérité ».

Un paradoxe qui passe par ce que le Dieu au-delà de tout Dieu, au delà de toute conception de la divinité, le libérateur au-delà de toutes nos limites, est révélé dans une histoire particulière, celle d'un peuple particulier, avec toutes ses limites. Le Dieu dont nous sommes témoins malgré nous est bien celui qui nous est donné, qui se donne malgré tout dans une histoire particulière. Jésus a fait siennes toutes nos limites, comme il a fait sienne notre mortalité. Il a fait siens nos deuils : il a pleuré la mort de Lazare. Il a fait sienne notre humanité au sens le plus précis.

Comme nous, il est devenu un individu, cet individu, appartenant à ce moment de l’histoire — né sous César Auguste, crucifié sous Ponce Pilate — ; appartenant à ce peuple, le peuple juif, peuple de l’Alliance et donc peuple premier de Dieu. Cela aussi Jésus le fait sien jusqu’au bout !

Car c'est dans cette histoire particulière, par cette histoire particulière, voire parfois malgré elle s'il le faut, que le Dieu de l’universel se dévoile. Cet épisode, celui de la Samaritaine et de son peuple à elle, nous dit la profondeur de l'Incarnation du Fils de Dieu, une réalité qui n'a rien d'abstrait. Juif, le Fils de Dieu s'inscrit dans cette histoire-là, en élevant celles et ceux à qui il s'adresse au statut d'enfants d’Abraham, d'affranchis du Dieu d'Israël selon la promesse des prophètes. Par delà les idoles figurées ici par les maris de la Samaritaine (cf. 2 Rois 17, 29-41) — et « celui-là n'est pas ton mari », lui dit Jésus — par delà les idoles et les captivités qu'elles génèrent, est libéré quiconque en appelle à celui qui est au-delà de toute captivité et de toute identité qui rend captif.

C’est comme cela que le Dieu qui est au-dessus de tout Dieu nous sauve. Celui qui est la parole éternelle, qui a fondé le monde et connaît tous les méandres de nos vies a emprunté un chemin, celui de l’Alliance qui va d’Abraham au Royaume à venir. Le salut vient des Judéens, du cœur de la foi juive, reprise d'Ésaïe, ch. 2 v. 3 : « Car de Sion sortira la loi, Et de Jérusalem la parole de l’Éternel », mais cette parole, celle du salut, provient de l'éternité, que Jésus, parole devenue chair (Jean 1, 14) vient ainsi inscrire dans le temps éternel comme Ressuscité. C'est cette parole semée par les prophètes (cf. Michée 6, 15) que ses disciples moissonnent à présent (Jn 4, 37-38), dans une rencontre d'amour entre un peuple, les Samaritains (cf. Michée 1, 6 sq.), et le Dieu venu en Jésus, dépassant l'attente d'amour de la Samaritaine découvrant dans le Dieu dévoilé en Jésus ce qu'elle n'a pas pu trouver dans ses maris successifs, comme autant d'idoles samaritaines. La source de vie qu'elle découvre en Jésus, mieux que l'eau d'un puits, jaillit en vie éternelle.

De la sorte Jésus conduit cette femme à le confesser en ses termes à elle, comme il nous y conduit tous. On ne sera libéré des idoles qui nous tiennent captifs qu'en les dénonçant pour ce qu'il en est : des idoles, dont seul le Dieu qui est au-delà de tout nom, de toute figure que l'on s'en fait peut rompre le mensonge. Dieu d'éternité dont la parole sort de Jérusalem, du cœur de la Judée et des paroles des prophètes d'Israël. C'est ce Dieu qui s'est dit en Jésus. C'est le Dieu au-delà de toute figure, de toute idole ; lui est esprit et vérité, qui nous advient comme source vraie, jaillissant en vie éternelle, adoré en esprit et vérité.

*

Cela est apparu dans ce récit à travers une dimension pour le moins étonnante de la relation entre Dieu et nous : la dimension de la séduction !… qui est au cœur de la rencontre de Jésus et de la femme samaritaine, selon une lecture qu’il est difficile d’éviter si l'on tient compte des circonstances, pour le moins étranges, de cette conversation. Comme les disciples n'ont pas manqué de le remarquer (v. 27) — et on le verra, avec une gêne qui ne les quittera pas de tout le repas qui suivra l’épisode —, il est pour le moins incongru — à l'époque —, qu'un homme et une femme seuls tiennent conversation ensemble.

On a souvent remarqué ce côté bizarre de l'affaire, mais en en tirant peu ou pas de conséquences quant au sens de cette rencontre. Jésus ne ferait qu'érafler les conventions. Mais, quand ce ne serait que cela, ça ne changerait rien au fait : il n'est pas indifférent, et pas sans ambiguïté, d'érafler ces conventions-là. D'autant moins indifférent que, loin de se détourner, la femme se prête au jeu !

Jeu dont elle sait le sens antique, et qui correspond à ce qui a tout d’une autre convention : dans la Bible, un dialogue au bord d'un puits a tout d'une entrée en matière à visée matrimoniale (cf. Gn 24, 14, à propos de Rébecca, la future épouse d'Isaac ; cf. Ex 2, 15-20, la rencontre de Moïse et de sa future femme,…).

Tel est le décor de notre texte, Dieu s'y montrant comme dans un rapport… de séduction, avec la Samaritaine, et à travers elle,… avec nous ! Car, il est peut-être question d'autre chose que d'un simple échange de bons services du genre : « je te demande de l'eau de puits pour t'offrir de l'eau vive de l’Évangile en échange ». Le dialogue qui nous est rapporté ici pourrait bien aller plus loin.

Dès l'abord, donc, on est dans l'étrange : Jésus s'adresse à une femme, seule (v. 7-8). Jésus a peut-être soif, mais il n'est pas complètement naïf : il s'agit d'une femme, seule ! Et à cela, les disciples achopperont (v. 27).

La Samaritaine n'est pas naïve non plus. Et voilà qu'elle lui répond ! Elle pourrait, ou devrait, l'ignorer. Mais non, elle lui parle de leur appartenance ethno-religieuse différente (v. 9) puisque, comme le texte le rappelle, il n'est pas habituel qu'il y ait des relations entre Juifs et Samaritains, en ce sens que ce genre-là de contact homme-femme ne débouche pas sur un mariage… La Samaritaine le sait ; mais elle a choisi de poursuivre le dialogue. Autrement dit, ce qui apparaît comme l'audace de Jésus, loin de l'effrayer, semble ne pas lui déplaire. L'ambiance est à l'ambiguïté.

Et Jésus qui naturellement a perçu, dès l'abord, cette dimension, cette ouverture de cette femme à sa personne, poursuit, lui aussi sur la voie de l'ambiguïté. Il lui promet de l'eau vive (v. 10), parole à double sens, on l'a de tout temps remarqué, désignant l'Esprit. Double sens… voire triple, si l'on tient compte de ce qui ne peut pas ne pas entrer d'une façon ou d'une autre dans la compréhension de la Samaritaine, compte tenu de l'ambiance. Ça ne peut sonner aux oreilles de cette femme habituée à des relations instables avec les hommes que comme une possible promesse… de bonheur enfin fidèle. Et la Samaritaine de poursuivre, référant aux grands ancêtres Jacob et alii, et à leurs troupeaux. Ces grands ancêtres qui justement, rencontraient leur femme autour de ce puits.

Et là, Jésus, comme s'il voulait assurer ses arrières (v. 16) : « va chercher ton mari et reviens ». Et la femme de commettre une… petite omission (v. 17) : « je n'ai pas de mari ». En d'autres termes : « je suis toute à toi ».

*

À ce point, Jésus la reprend (v. 17-18) : « tu as eu cinq maris… et celui que tu as là n'est pas ton mari »… Pour déboucher sur le point culminant du dialogue (v. 21-24) : « ici, c'est Dieu qui te séduit, c'est Dieu que tu séduis : il n'y a plus que relation vraie, entre Dieu et son aimé, intime, en esprit et vérité, au-delà de tout rite ou cérémonie. La brèche qui s'opère entre nous est la brèche de la séduction entre Dieu et toi, entre toi et Dieu. »

Et on découvre là le troisième niveau. C'est celui auquel le vit Jésus.

Dans son aptitude à saisir les discours dédoublés, ébréchés par la séduction, la Samaritaine accède à ce plan, et glisse alors sa question sur le Messie (v. 25). Jésus dévoile alors qu'en lui se révèle le Dieu séduit et le Dieu qui séduit ; qu'il est un réel désir de Dieu pour son aimé, qu'à un plan sublimé, il y a ici réelle séduction réciproque. Une histoire de séduction avec ses différents niveaux. Ici le niveau habituel et son extension céleste !

Ce qui n’en trouble pas moins fortement les disciples (v. 27-34), durant tous les versets qui suivent. Ils ont, bien sûr, saisi l'ambiguïté ; et à demi-mot, laissent paraître le malaise causé par une question qu'ils n'ont pas osé poser à Jésus : « que faisais-tu avec cette femme ? »

Alors, Jésus, laissant les pensées qui le retiennent et qui — sans doute au grand dam des disciples — lui font oublier son repas (v. 31), Jésus en vient à cette question que les disciples ne posent pas (v. 32) : « J'ai à manger une nourriture que vous ne connaissez pas ». Ce qui, naturellement, les renvoie à ce à quoi ils pensent (v. 33) : « quelqu'un lui aura apporté à manger », retour discret de la lancinante question : qu'a-t-il pu se passer entre Jésus et cette femme en leur absence ?

Et Jésus répond à leur trouble (v. 34 sq) : « ma nourriture est de faire la volonté de Dieu ». Volonté troublante comme un dialogue au bord d'un puits avec une femme de Samarie : elle conduit chez ces suspects Samaritains, et elle y conduira les disciples (v. 38), à travers une histoire de séduction entre Dieu et un peuple qui s'est dite dans un dialogue de séduction se sublimant entre un homme et une femme.

Déjà la moisson est prête, s'ouvrant dans une relation de séduction divine. Qu'en est-il de la relation de séduction entre Dieu et nous ? Si Dieu nous a séduits, qu'est-ce que son regard a saisi, opéré en nous ? Car c'est bien de cela qu'il s'agit : un Dieu qui nous a séduit, qui se révèle comme Dieu séduit, qui dit au prophète Osée : « je la conduirai au désert et je la séduirai, je parlerai à son cœur ». Car c'est « lui qui nous a aimés le premier » ! (1 Jn 4, 19)


dimanche 8 mars 2020

La transfiguration, dévoilement




Genèse 12.1-4 ; Psaume 33 ; 2 Timothée 1.8-10 ; Matthieu 17.1-9

Matthieu 17, 1-9
1 Six jours après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère, et les emmène à l’écart sur une haute montagne.
2 Il fut transfiguré devant eux : son visage resplendit comme le soleil, ses vêtements devinrent blancs comme la lumière.
3 Et voici que leur apparurent Moïse et Élie qui s’entretenaient avec lui.
4 Intervenant, Pierre dit à Jésus : "Seigneur, il est bon que nous soyons ici ; si tu le veux, je vais dresser ici trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, une pour Élie."
5 Comme il parlait encore, voici qu’une nuée lumineuse les recouvrit. Et voici que, de la nuée, une voix disait : "Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir. Écoutez-le !"
6 En entendant cela, les disciples tombèrent la face contre terre, saisis d’une grande crainte.
7 Jésus s’approcha, il les toucha et dit : "Relevez-vous! soyez sans crainte!"
8 Levant les yeux, ils ne virent plus que Jésus, lui seul.
9 Comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur donna cet ordre: "Ne dites mot à personne de ce qui s’est fait voir de vous, jusqu’à ce que le Fils de l’homme soit ressuscité des morts."
*

La transfiguration : ce moment où trois disciples recevaient le privilège de voir lever un instant le secret de la gloire cachée de celui qui demeure dans l’éternité auprès du Père.

Ce secret ne sera pleinement levé pour la foi des croyants qu’au dimanche de Pâques.

« Je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du temps » promettra alors le Ressuscité (Matthieu 28, 20)… Alors se réalise ce que Pierre, Jean et Jacques avaient perçu en un éclair, lors de la transfiguration de Jésus.

Message surprenant que ce dévoilement d’un instant dont ils bénéficient, et qui nous dit dès lors que l’humanité, que Jésus a assumée, est au-delà de nos capacités de compréhension et a fortiori de vision.

Impossible, dès lors que le dévoilement de la transfiguration a eu lieu, de penser — sous prétexte que Jésus a assumé une réelle humanité — que nous aurions prise sur lui, que son humanité serait à la mesure de nos conceptions.

Or ce dévoilement est là comme un don qui vaut pour chacune et chacun, dotés d’une valeur qui relève de l’infini (à souligner en cette journée du droit des femmes), et que l’apparence ne fait que voiler. Combien de fois ne dénonçons-nous pas les erreurs des autres — nous aurions fait mieux ! —, manquant ainsi l'être réel et éternel de toutes et tous. Comme la maladresse apparente des disciples parlant de « tentes » ne fait que voiler derrière le même mot « tente » son sens éternel : « tabernacle ».

C’est ce qui sera dévoilé au dimanche de Pâques, pour un tout nouveau retentissement de la promesse du Royaume — « Je vous le dis en vérité, quelques-uns de ceux qui sont ici ne mourront point, qu’ils n’aient vu le Fils de l’homme venir dans son règne. » disait Jésus quelques jours avant sa transfiguration (Matthieu 16, 28).

Ainsi, désormais, « du moment que vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez ce qui est en haut, là où se trouve le Christ, assis à la droite de Dieu ; fondez vos pensées en haut, non sur la terre. Vous êtes morts, en effet, et votre vie est cachée avec le Christ, en Dieu. Quand le Christ, votre vie, paraîtra, alors vous aussi, vous paraîtrez avec lui en pleine gloire » (Colossiens 3, 1-4).

Lorsque au matin de Pâques, les femmes ont reçu ce signe : « le corps n’était pas là » ; le signe est chargé de cette promesse — qui retentit jusqu’à nous : « je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du temps ».

C’est, depuis la nuée du mont de la transfiguration, une percée de ce jour d’éternité qui nous est donnée dans l’expérience des disciples :

2 Pierre 1, 16-18 :
16 Nous vous avons fait connaître la venue puissante de notre Seigneur Jésus Christ, pour l'avoir vu de nos yeux dans tout son éclat.
17 Car il reçut de Dieu le Père honneur et gloire, quand la voix venue de la splendeur magnifique de Dieu lui dit : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu'il m'a plu de choisir. »

18 Et cette voix, nous-mêmes nous l'avons entendue venant du ciel quand nous étions avec lui sur la montagne sainte.


« Je vous le dis en vérité, quelques-uns de ceux qui sont ici ne mourront point, qu’ils n’aient vu le Fils de l’homme venir dans son règne. » (Matthieu 16, 28). Cette promesse donnée par Jésus une semaine avant sa transfiguration vaut à présent pour quiconque la reçoit de la foi au Ressuscité, présent avec nous jusqu’à la fin du temps.


dimanche 1 mars 2020

Au désert, l'épreuve intérieure




Genèse 2, 7-9 &-3, 1-7 ; Psaume 51 ; Romains 5, 12-19 ; Matthieu 4, 1-11

Matthieu 4, 1-11
1  Alors Jésus fut conduit par l’Esprit au désert, pour être tenté par le diable.
2  Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il finit par avoir faim.
3  Le tentateur s’approcha et lui dit: "Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains."
4  Mais il répliqua: "Il est écrit: Ce n’est pas seulement de pain que l’homme vivra, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu."
5  Alors le diable l’emmène dans la Ville Sainte, le place sur le faîte du temple
6  et lui dit: "Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit: Il donnera pour toi des ordres à ses anges et ils te porteront sur leurs mains pour t’éviter de heurter du pied quelque pierre."
7  Jésus lui dit: "Il est aussi écrit: Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu."
8  Le diable l’emmène encore sur une très haute montagne; il lui montre tous les royaumes du monde avec leur gloire
9  et lui dit: "Tout cela je te le donnerai, si tu te prosternes et m’adores."
10  Alors Jésus lui dit: "Retire-toi, Satan! Car il est écrit: Le Seigneur ton Dieu tu adoreras et c’est à lui seul que tu rendras un culte."
11  Alors le diable le laisse, et voici que des anges s’approchèrent, et ils le servaient.

*

Le désert, lieu-type de la tentation, le lieu du déchaînement du souffle de la destruction, du malheur et du ravage intérieur, le diable ; avec en arrière-plan des quarante jours de jeûne de Jésus, les quarante ans d'épreuve du peuple au désert, juste sorti de captivité. Nos déserts propres sont aussi le lieu par excellence de nos tentations.

Le poète — Baudelaire — l'a dit de ce désert qu’est l'Ennui, qui
« … ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde »
;

et de nous apostropher :
« Tu le connais lecteur, ce monstre délicat,
— Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère ! 
»

Et la tentation prend pour chacun de nous la figure de ce que nous sommes — et dès lors d'un repli sur soi-même, d'un repli sur ce que nous entendons être, avec certitude d'être inébranlables, sans faiblesses. Pour Jésus, il est le Messie ; sa tentation sera donc messianique : comment accéder à sa propre messianité.

Quant à chacun de nous aussi, l'épreuve intérieure, la tentation, nous assaille par ce qui nous concerne. Pas la messianité bien sûr. À nous de savoir où sont nos tentations…

*

Au cœur de nos tentations, épreuves intérieures, pour celle de Jésus comme pour toute tentation, est la suggestion d'être par-soi-même, donc d'être sans faiblesses, c'est-à-dire n'avoir plus besoin d'autrui, que ce soit du prochain ou de Dieu (i. e. ce qui ne dépend pas de nous) — pour une autre espèce de désert : vivre en autarcie…

Proposition d'être tout par soi-même, un soi-même pour lequel Dieu ne serait que la clef de voûte et la caution facultative de soi-même. Et soi, un être clos, comblé, définitivement satisfait.

*

Pour Jésus, cela se manifeste en premier lieu par la tentation du changement des pierres en pains : accéder à la totalité, n'avoir plus de manque, être comblé et le montrer, avec en écho la référence à la manne : « montre que tu en es le dispensateur ! »

Car sa tentation étant messianique, et donc politique, la tentation qui accompagne celle de venir au pouvoir, être celui qui est comblé, est liée à la tentation de promettre de combler son peuple. En d'autres termes, la tentation démagogique. Quel peuple ne serait pas tenté de plébisciter pas un dirigeant qui comblerait tous ses besoins ? Baisser les impôts en augmentant les services.

Mais plus que cela, la tentation diabolique à l’égard de Jésus, est de l’induire à s'imaginer capable de cela, hors de portée des faiblesses humaines, se croire complet par soi, i. e. sans Dieu. L'homme vrai est humble, — et, debout, il prend garde de ne point tomber.

Jésus ne s'y trompe pas : pour lui, pourtant irréprochable, point question d'être un homme complet par soi — fût-ce au nom de Dieu —, ni de se faire passer pour tel : l'homme vit de la parole de Dieu, extérieure à lui ; pour Jésus la parole de sa vocation messianique. Et la messianité est un fait d'humilité ; elle sera scellée dans la crucifixion. Jésus ne deviendra pas roi par sa propre force. Là, déjà, il a vaincu, il a surmonté l'essentiel de sa tentation. Y sont comme inclus les deux autres aspects successifs de sa tentation : « jette-toi du haut du Temple » et : « prosterne-toi adore moi ».

Les deux tentations inverses de l'accession à la messianité ; par le coup d’éclat ou par la soumission au diable. Deux voies possibles d'accès à la messianité sans le signe de l'humilité, par soi-même, ce que Jésus refusera. « C'est par mon Esprit, pas par la force », dit le Seigneur — ni coup d’éclat, ni par un raccourci diabolique.

*

Coup d’éclat. C’est ce que Jésus se voit proposer par le diable : aux yeux d’un peuple en attente de délivrance, quel signal remarquable de l’avènement messianique que la descente du Messie depuis le ciel dans le Temple !

La tentation est forte : saute dans le Temple, depuis son sommet. Force le destin. Messie que tu es, les anges te porteront, et tout le peuple te reconnaîtra et sera avec toi pour te porter au pouvoir, en place des dirigeants corrompus et de l’occupant romain.

La tentation de s'imaginer chasser les Romains ! Comme si, au-delà des Romains, le problème n’était pas plus profond.

Ce qui était vrai il y a deux mille ans l'est aussi aujourd'hui.

Et Jésus invoque, dans l'humilité, sa relation avec Dieu. Point question de tenter Dieu, point question de lui offrir une figure d'homme total, et dont il devrait reconnaître le droit avéré à la satisfaction. Point question de succomber à une tentation si évidemment suicidaire, pour le peuple et pour lui, figurée ici par l'idée de se jeter du haut du Temple.

*

Le diable invite donc à présent Jésus à l'adorer. Concrètement, il s'agit d'idolâtrie, d'abandon du culte du Dieu unique — rappelons-nous la réponse de Jésus : « tu adoreras Dieu seul » — ; idolâtrie donc, et dans le contexte de l'époque, il s'agit indirectement d'alliance avec l'idolâtrie au pouvoir, avec la divinité diabolique qu'est César, et donc de collaboration avec les Romains. Moyen rapide d'éviter le déchirement de la relation avec Dieu pour connaître la messianité.

Le satan est — l'illusoire — prétendu propriétaire des royaumes de ce monde : c'est, en effet, que l'Empire romain domine le monde entier d'alors, par l'unification de tous les cultes dans le culte de l'idole impériale, César. Il suffirait à Jésus de s'allier à l'Empire par un simple compromis religieux pour s'assurer la principauté messianique sur Israël, un compromis qui tout de même revient à adorer le diable — Jésus (et l’Évangile) ne s’y trompe pas.

Mais me direz-vous, quel sens cela a-t-il aujourd'hui : les idoles romaines n'ont-elles pas disparu, à commencer par César lui-même ? Sous cette forme, bien sûr ! Mais ne nous y trompons pas, l'idole centrale selon le Nouveau testament, idole que tous adorent, n'a pas pour temple les lieux de culte officiels. Elle a un nom, rappelé plus tard par Jésus : Mammon. Cette idole-là est en train de dévorer le monde. Mammon ! C'est la figure de la tentation la plus terrible par laquelle le diable réclame l'adoration. Par elle, il a un pouvoir mondial, représenté à l'époque par l'Empire romain, depuis longtemps écroulé, mais qui a bien des successeurs. Reconnaissable au fond : aujourd’hui, le consumérisme.

Jésus a refusé de se soumettre à l’équivalent de son temps. Cela lui a coûté la croix. Cela coûtera cher à quiconque ne s'y soumettra pas. Jésus, lui, a refusé le culte idolâtre : « tu adoreras Dieu, et lui seul ».

*

Ici, la tentation d'être l'homme total se dévoile : l'homme sans humilité, l'homme non-brisé, est l'idolâtre : son Dieu, son idole, est la garantie de sa totalité, de son intégrité, capable de toujours plus. Or, Jésus est Fils de Dieu justement de par sa relation, éternelle, avec Dieu qui est hors du monde, hors de la totalité, le Dieu qui opère le brisement de toutes les totalités, de toutes nos tours de Babel.

*

« Fais que nous ne succombions pas à l'épreuve, mais délivre-nous du Mauvais », prions-nous. Jésus, lui,, l'homme de l'humilité, ne succombe pas. Mais ne nous voulons-nous pas êtres réalisés, accomplis, avec caution divine ?

Ne nous voulons-nous chacun être celui auquel tout est donné, tout est dû ? Et lorsque nous voyons le pain de notre plénitude être cailloux dans nos bouches, nous n'avons de recours que caprice et repli boudeur : « je veux tout », je veux le beurre et l'argent du beurre, je veux bénéficier du commerce avec autrui, mais je ne veux pas qu’il en tire bénéfice, je veux être chrétien et adorer Dieu seul, mais je veux adorer aussi le toujours plus de ce monde, jusqu'à la folie consumériste qui dévore le monde ; comme chrétien, je veux aimer mon prochain quel qu'il soit, tout en tendant l'oreille aux sirènes qui me crient qu'il est la source de tous mes maux.

Prenons garde qu'à force d'écouter ces mensonges-là, le diable ne finisse par nous faire succomber et ne nous enferme dans le désert de nos solitudes malheureuses, d'où nous nous imaginons nous suffire à nous-mêmes, sans même la promesse de la libération que symbolise le don du jour consacré à Dieu, que nos sociétés consuméristes sont en train d’abolir !

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Contre cette tentation, la tentation d'être tout par soi, il y a le brisement qu'accepte Jésus dans l'éternité, et qui s'accomplit sur la croix, Jésus le Messie selon Dieu n'ayant pas succombé à la tentation d'être le Messie par soi-même.





Orlande de Lassus - Psalmi Davidis Pœnitentiales