dimanche 27 juin 2021

"Talitha qoum"




Ézéchiel 18, 21-32 ; Psaume 30 ; 2 Corinthiens 8, 7-15 ; Marc 5, 21-43

Marc 5, 21-43
21  Quand Jésus eut regagné en barque l'autre rive, une grande foule s'assembla près de lui. Il était au bord de la mer.
22  Arrive l'un des chefs de la synagogue, nommé Jaïros : voyant Jésus, il tombe à ses pieds
23  et le supplie avec insistance en disant : "Ma petite fille est près de mourir ; viens lui imposer les mains pour qu'elle soit sauvée et qu'elle vive."
24  Jésus s'en alla avec lui ; une foule nombreuse le suivait et l'écrasait.

25  Une femme, qui souffrait d'hémorragies depuis douze ans
26  — elle avait beaucoup souffert du fait de nombreux médecins et avait dépensé tout ce qu'elle possédait sans aucune amélioration ; au contraire, son état avait plutôt empiré,
27  cette femme, donc, avait appris ce qu'on disait de Jésus. Elle vint par-derrière dans la foule et toucha son vêtement.
28  Elle se disait : "Si j'arrive à toucher au moins ses vêtements, je serai sauvée."
29  À l'instant, sa perte de sang s'arrêta et elle ressentit en son corps qu'elle était guérie de son mal.
30  Aussitôt Jésus s'aperçut qu'une force était sortie de lui. Il se retourna au milieu de la foule et il disait : "Qui a touché mes vêtements ?"
31  Ses disciples lui disaient : "Tu vois la foule qui te presse et tu demandes : Qui m'a touché ?
32  Mais il regardait autour de lui pour voir celle qui avait fait cela.
33  Alors la femme, craintive et tremblante, sachant ce qui lui était arrivé, vint se jeter à ses pieds et lui dit toute la vérité.
34  Mais il lui dit : "Ma fille, ta foi t'a sauvée ; va en paix et sois guérie de ton mal."

35  Il parlait encore quand arrivent, de chez le chef de la synagogue, des gens qui disent : "Ta fille est morte ; pourquoi ennuyer encore le Maître ?"
36  Mais, sans tenir compte de ces paroles, Jésus dit au chef de la synagogue : "Sois sans crainte, crois seulement."
37  Et il ne laissa personne l'accompagner, sauf Pierre, Jacques et Jean, le frère de Jacques.
38  Ils arrivent à la maison du chef de la synagogue. Jésus voit de l'agitation, des gens qui pleurent et poussent de grands cris.
39  Il entre et leur dit : "Pourquoi cette agitation et ces pleurs ? L'enfant n'est pas morte, elle dort."
40  Et ils se moquaient de lui. Mais il met tout le monde dehors et prend avec lui le père et la mère de l'enfant et ceux qui l'avaient accompagné. Il entre là où se trouvait l'enfant,
41  il prend la main de l'enfant et lui dit : "Talitha qoum", ce qui veut dire : "Fillette, je te le dis, réveille-toi !"
42  Aussitôt la fillette se leva et se mit à marcher, — car elle avait douze ans. Sur le coup, ils furent tout bouleversés.
43  Et Jésus leur fit de vives recommandations pour que personne ne le sache, et il leur dit de donner à manger à la fillette.

*

Ce texte intercale un récit à un autre pour une raison bien précise. La clé de cela est dans la précision "douze ans" : la femme est atteinte d'une perte de sang depuis douze ans. La jeune fille a atteint ses douze ans. C'est l'âge où dans la tradition biblique un enfant atteint la maturité, son autonomie devant Dieu face à ses parents (cf. en Luc 2, Jésus au Temple à douze ans). Or cela est comme une mort pour les parents, ici réelle pour le père Jaïros, appelé à être une sorte de Jephté laissant sa fille à Dieu seul — la perdant en la consacrant, mais pour qu’elle vive ; équivalent d'Abraham élevant Isaac au mont Moriya.

Le fait que Jésus croise cette femme qui perd son sang depuis douze ans, l'âge de la jeune fille, n'est pas dû au hasard. C'est pour Jésus, en chemin vers la fillette, un signe de ce qui va se passer. Cela dans le cadre de la solidarité des êtres humains. La femme devient comme la mère, au sens large, de la fillette — à savoir pour un enfantement à la vie de résurrection. Car il s’agit de rien moins que d’une résurrection !

L'accession de la fillette de sa vie d’enfant devant Jaïros à sa vie de femme devant Dieu suppose ce signe : la guérison de la femme ; le double miracle sera pour une guérison des deux femmes de la servitude de la biologie pour accéder à la vie de l’Esprit ; et pour la fillette, libération de sa dépendance de son père, Jaïros, chef de communauté religieuse, de plus. La jeune fille revit, droite devant Dieu, exorcisée de toute peur.

Le judaïsme utilise la hagada, ce qui signifie “récit”, pour entrer dans un texte par une illustration qui semble s’en éloigner mais qui conduit à son cœur. On en a un exemple avec la parabole du bon Samaritain, un récit illustratif qui conduit au cœur du commandement central de la Torah en Lévitique 19. Le papillon du culte de la semaine dernière, absent du texte, était une façon d’illustrer ce qui est au cœur du récit de la tempête apaisée, à savoir : ce qui nous échappe, Dieu le maîtrise. Les légendes et contes traditionnels peuvent remplir cet office : l 'écrivain britannique C.S. Lewis remarque que les mythes et légendes enseignent des vérités universelles communes à l’humanité. Des vérités universelles et symboliques qui, dit-il, sont concrétisées dans les récits bibliques et évangéliques ; des symboles que Jésus-Christ est venu incarner. Connaissez-vous le conte La belle au bois dormant ?

Il était une fois un roi et une reine qui étaient si fâchés de n'avoir point d'enfants, si fâchés qu'on ne saurait dire. Enfin pourtant la reine devint enceinte, et accoucha d'une fille : on donna pour marraines à la petite princesse toutes les fées qu'on pût trouver dans le pays (il s'en trouva sept), afin que chacune d'elles lui faisant un don, comme c'était la coutume des fées en ce temps-là, la princesse eût par ce moyen toutes les perfections imaginables.

La fée, les fées, comme un monde spirituel et mystérieux ; un monde ambigu que ce monde où la fillette n'est pas entrée, monde dangereux, qui attend le déploiement de la vie de l’Esprit dans la proclamation de la résurrection du Christ.

Après les cérémonies du baptême, la compagnie revint au palais du roi, où il y avait un grand festin pour les fées. On mit devant chacune d'elles un couvert magnifique, avec un étui d'or massif, où il y avait une cuiller, une fourchette, et un couteau de fin or, garni de diamants et de rubis. Mais comme chacun prenait sa place à table, on vit entrer une vieille fée qu'on n'avait point priée parce qu'il y avait plus de cinquante ans qu'elle n'était sortie d'une tour et qu'on la croyait morte, ou enchantée. Le roi lui fit donner un couvert, mais il n'y eut pas moyen de lui donner un étui d'or massif, comme aux autres, parce que l'on n'en avait fait faire que sept pour les sept fées. La vieille crut qu'on la méprisait, et grommela quelques menaces entre ses dents.

Voilà une fée blessée, qui ne se remet pas d'un cycle de la vie qui va bientôt l'en exclure. Elle vieillit. La naissance de la fillette en est le signe. Sa féminité est blessée. Sa féminité en saigne continuellement : on ne se guérit pas de l'irrémédiable, le temps qui blesse, se ruinerait-on auprès des médecins et souffrirait-on beaucoup de leur fait, comme le dit le texte l’évangile quant à la femme. — Exclue, impure, comme une mauvaise fée, une sorcière, son contact souille ce qu’elle touche. Mais, chose miraculeuse, le contact de Jésus, plus fort, purifie ce qu’il touche ! Jésus la guérira au prix de sa renonciation à sa blessure anonyme, renonciation qui renverse sa transgression, quant à l’impureté, en acte de foi. Elle l'a touché, il l'a su, sa guérison publiée la sort de l'anonymat de sa blessure. Mais on n'en est pas encore là.

Une des jeunes fées qui se trouva auprès d'elle l'entendit grommeler, et jugeant qu'elle pourrait donner quelque fâcheux don à la petite princesse, alla, dès qu'on fut sorti de table, se cacher derrière la tapisserie, afin de parler la dernière, et de pouvoir réparer autant qu'il lui serait possible le mal que la vieille aurait fait.
Cependant les fées commencèrent à faire leurs dons à la princesse. La plus jeune lui donna pour don qu'elle serait la plus belle du monde, celle d'après qu'elle aurait de l'esprit comme un ange, la troisième qu'elle aurait une grâce admirable à tout ce qu'elle ferait, la quatrième qu'elle danserait parfaitement bien, la cinquième qu'elle chanterait comme un rossignol, et la sixième qu'elle jouerait de toutes sortes d'instruments à la perfection. Le rang de la vieille fée étant venu, elle dit en branlant la tête, encore plus de dépit que de vieillesse, que la princesse se percerait la main d'un fuseau, et qu'elle en mourrait.


Préfiguration de la croix — au temps de la venue du sang, ici sang comme celui de la femme qui perd son sang — ou de la blessure d'un fuseau —, l'enfant meurt, ou plutôt, dit Jésus, elle dort.

Ce terrible don fit frémir toute la compagnie, et il n'y eut personne qui ne pleurât. Dans ce moment la jeune fée sortit de derrière la tapisserie, et dit tout haut ces paroles : "Rassurez-vous, roi et reine, votre fille n'en mourra pas : il est vrai que je n'ai pas assez de puissance pour défaire entièrement ce que mon ancienne a fait. La princesse se percera la main d'un fuseau ; mais au lieu d'en mourir, elle tombera seulement dans un profond sommeil, au bout desquels le fils d'un roi viendra la réveiller."

"Pourquoi cette agitation et ces pleurs ? — dit Jésus. L'enfant n'est pas morte, elle dort." L’enfant de la chair s’en va, l’enfant de Dieu qu'elle est va s'éveiller.
"Je dormais mais je m'éveille : j'entends mon bien-aimé qui frappe", dit le Cantique des Cantiques (ch. 5, v.2) — "Ouvre-moi, ma sœur, ma compagne, ma colombe, ma parfaite ; car ma tête est pleine de rosée ; mes boucles, des gouttes de la nuit."

Le roi — disons Jaïros —, pour tâcher d'éviter le malheur annoncé par la vieille, fit publier aussitôt un édit, par lequel il défendait à tous de filer au fuseau, ni d'avoir des fuseaux chez soi sous peine de mort.

Que ne ferait pas un père, ou une mère, pour conserver enfant son enfant.

Mais il arriva que la jeune princesse courant un jour dans le château, et montant de chambre en chambre, alla jusqu'au haut d'un donjon, où une bonne vieille était seule à filer sa quenouille. Cette bonne femme n'avait point entendu parler des défenses que le roi avait faites de filer au fuseau.
— "Que faites-vous là, ma bonne femme ?" dit la princesse.
— "Je file, ma belle enfant" lui répondit la vieille qui ne la connaissait pas.
— "Ha ! que cela est joli" reprit la princesse, "comment faites-vous ? Donnez-moi que je voie si j'en ferais bien autant."
Elle n'eut pas plus tôt pris le fuseau, que comme elle était fort vive, un peu étourdie, et que d'ailleurs l'arrêt des fées l'ordonnait ainsi, elle s'en perça la main, et tomba évanouie.
Alors le roi se souvint de la prédiction des fées, et jugeant bien qu'il fallait que cela arrivât, puisque les fées l'avaient dit, fit mettre la princesse dans le plus bel appartement du palais, sur un lit en broderie d'or et d'argent.
La bonne fée qui lui avait sauvé la vie en fut avertie. La fée partit aussitôt, et on la vit au bout d'une heure arriver dans un chariot tout de feu, traîné par des dragons. Le roi lui alla présenter la main à la descente du chariot. Elle approuva tout ce qu'il avait fait; mais comme elle était grandement prévoyante, elle pensa que quand la princesse viendrait à se réveiller, elle serait bien embarrassée toute seule dans ce vieux château.
Voici ce qu'elle fit : elle toucha de sa baguette tout ce qui était dans ce château (hors le roi et la reine), gouvernantes, filles d'honneur, femmes de chambre, gentilshommes, officiers. Il crût dans un quart d'heure tout autour du parc une si grande quantité de grands arbres et de petits, de ronces et d'épines entrelacées les unes dans les autres, que bête ni homme n'y aurait pu passer : en sorte qu'on ne voyait plus que le haut des tours du château, encore n'était-ce que de bien loin. On ne douta point que la fée n'eût encore fait là un tour de son métier, afin que la princesse, pendant qu'elle dormirait, n'eût rien à craindre des curieux.
Bien plus tard, le fils du roi qui régnait alors, et qui était d'une autre famille que la princesse endormie, étant allé à la chasse de ce côté-là, demanda ce que c'était que ces tours qu'il voyait au-dessus d'un grand bois fort épais. Un vieux paysan prit la parole, et lui dit :
— "Mon prince, il y a bien longtemps, j'ai entendu dire de mon père qu'il y avait dans ce château une princesse, la plus belle du monde ; qu'elle devait y dormir jusqu’à ce qu'elle soit réveillée par le fils d'un roi, à qui elle était réservée."
Le jeune prince résolut de voir sur-le-champ ce qu'il en était. A peine s'avança-t-il vers le bois, que tous ces grands arbres, ces ronces et ces épines s'écartèrent d'eux-mêmes pour le laisser passer :


Jésus s'en alla avec lui ; une foule nombreuse le suivait et l'écrasait. Ses disciples lui disaient : "Tu vois la foule qui te presse et tu demandes : Qui m'a touché ?

Il marche vers le château qu'il voyait au bout d'une grande avenue où il entra, et ce qui le surprit un peu, il vit que personne de ses gens ne l'avait pu suivre, parce que les arbres s'étaient rapprochés dès qu'il avait été passé. Il continua donc son chemin.
Il entra dans une grande avant-cour où tout ce qu'il vit d'abord était capable de le glacer de crainte : c'était un silence affreux, l'image de la mort s'y présentait partout, et ce n'était que des corps étendus d'hommes et d'animaux, qui paraissaient morts. Il traverse plusieurs chambres pleines de gentilshommes et de dames, dormant tous, les uns debout, les autres assis ; il entre dans une chambre toute dorée, et il vit sur un lit, dont les rideaux étaient ouverts de tous côtés, le plus beau spectacle qu'il eût jamais vu : la princesse endormie.
Alors comme la fin de l'enchantement était venue, elle s'éveilla ; et le regardant avec des yeux plus tendres qu'une première vue ne semblait le permettre : "Est-ce vous, mon prince ? lui dit-elle, vous vous êtes bien fait attendre."


Ici, on quitte le conte où le prince épouse la princesse. On le quitte de la façon suivante : c’est dans un tout autre monde que celui qui était prévu par les fées du conte que Jésus fait entrer la fillette. Jésus lui disant "Talitha qoum, jeune fille lève-toi", la fait se lever du sommeil de son enfance, de l’enfance spirituelle, à sa réalité d’enfant de Dieu, passant de la mort à l'ouverture vers la vie. Ce que même Jaïros n’avait pas prévu !

C'est à la liberté de l'Évangile à laquelle d'autres femmes ont accédé à Pâques, que Jésus nous donne, à nous tous, par ces femmes, d'accéder aujourd'hui. Il nous dépouille toutes et tous du sommeil de nos dépendances, comme la jeune fille ; de nos fausses espérances, comme celles, peut-être, de Jaïros avant ; de l'amertume de ce que nous aurions perdu, comme la femme qu'il guérit ; et nous dit à toutes et tous, dit à nos âmes ensommeillées dans l'oubli de leur Dieu, "jeune fille, lève-toi" : "Je dormais mais je m'éveille : j'entends mon bien-aimé qui frappe !" — "Ouvre-moi, ma sœur, ma compagne, ma colombe, ma parfaite; car ma tête est pleine de rosée ; mes boucles, des gouttes de la nuit."


RP, Poitiers, 27.06.21
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dimanche 20 juin 2021

Déjà la barque se remplissait. Et lui dormait




Job 38, 1 & 8-11 ; Psaume 107 ; 2 Corinthiens 5, 14-17 ; Marc 4, 35-41

Marc 4, 35-41
35  Ce jour-là, le soir venu, Jésus leur dit : « Passons sur l'autre rive. »
36  Quittant la foule, ils emmènent Jésus dans la barque où il se trouvait, et il y avait d'autres barques avec lui.
37  Survient un grand tourbillon de vent. Les vagues se jetaient sur la barque, au point que déjà la barque se remplissait.
38  Et lui, à l'arrière, sur le coussin, dormait. Ils le réveillent et lui disent : « Maître, cela ne te fait rien que nous périssions ? »
39  Réveillé, il menaça le vent et dit à la mer : « Silence ! Tais-toi ! » Le vent tomba, et il se fit un grand calme.
40  Jésus leur dit : « Pourquoi avez-vous si peur ? Vous n'avez pas encore de foi. »
41  Ils furent saisis d'une grande crainte, et ils se disaient entre eux : « Qui donc est-il, pour que même le vent et la mer lui obéissent ? »

*

Imaginons-nous en l'an 30 de notre ère, aux alentours des habitations de Lemonum, qui deviendra Poitiers. Sur le Clain, la rivière qui coule en contrebas, une barque glisse lentement. Dans la barque, un enfant en train de pêcher. L'eau de la rivière est calme. Un papillon vient d’en frôler la surface, provoquant un poisson qui tente de sauter pour l’attraper. D'un battement d'aile, le papillon lui échappe et poursuit son vol, s’élevant au-dessus des cercles qui s'élargissent sur l'eau paisible de la rivière…

Avant de revenir à notre papillon, transportons-nous à présent près de vingt siècles plus tard, à Boston, en 1963. Un mathématicien du nom d'Edward Lorenz y travaille au Département de météorologie l'Institut de Technologie de l'État du Massachusetts. Il étudie sur ordinateur les problèmes de prévisions météorologiques.

Il s'aperçoit que s'il change de façon très minime les données météo sur son ordinateur, cela bouleverse considérablement les prévisions. On passe, par une minuscule modification, de beau temps à tempête ou l'inverse. Les conséquences de ce changement minime des données est ce qu'il explique lors d'une conférence qu'il donne en 1972, ce à quoi un de ses collègues réagit par une formule qui sera résumée en ces mots : « le battement d’une aile de papillon modifie complètement l’atmosphère, au point qu'on peut dire qu'un battement d'aile de papillon au Brésil peut entraîner une tempête au Texas ». La formule est devenue célèbre sous le nom d'effet papillon. Cela veut simplement dire, au départ, que les prédictions météorologiques à long terme sont à peu près impossibles à tenir, puisque la moindre modification, fût-ce un battement d'aile de papillon, peut tout changer…

Revenons sur le Clain où l'enfant est en train de pêcher en l'an 30 après Jésus-Christ. L'enfant ne sait pas que le papillon qu'il vient de voir échapper, par un simple battement d'aile, à la faim d'un poisson, est peut-être en rapport avec la tempête qui va se lever quelques jours après, à plusieurs milliers de kilomètres de là, sur le lac de Galilée que Jésus, sur une autre barque, sera en train de traverser avec ses disciples…

*

Il parait que les tempêtes sont toujours des surprises dans la mer de Galilée, cette mer que Jésus apaise, cette mer sur laquelle il y a plusieurs barques, nous dit Marc… Plusieurs barques, mais la mer est la même pour tous.

Dans telle barque, on subira dans une véritable angoisse tel remou que telle autre jugera insignifiant. Nos peurs nous sont propres.

Et on ne sait jamais quelle sera la tempête que l’on devra affronter, et qu'un simple papillon lointain et inconnu de nous peut annoncer. La menace ne connaît pas de mesure plus précise que les prévisions météos sur plus de quelques jours.

La mer, à l'époque de notre récit, a une signification ambiguë. Elle a d'un côté des aspects positifs : par exemple, les pêcheurs que sont les disciples en tirent leur nourriture. Mais la mer a aussi une signification menaçante, qui s'exprime dans cette tempête. La mer est aussi ce qui trouble la Création, tandis que Dieu la dompte et en fixe les limites — ainsi au livre de Job (ch. 38, v. 11) : « Tu viendras jusqu’ici, pas plus loin ; là s’arrêtera l’insolence de tes flots ! » dit Dieu à l'océan.

La mer peut être menaçante, l’Esprit de Dieu n'est pas étranger à ses flots et à ses agitations. Rappelons-nous le récit de la Création : l'Esprit de Dieu planait à la surface des eaux, dit la Genèse (ch. 1, v. 2). Notre texte, lui, parle du vent que Jésus apaise. Souffle de Dieu ou vent créé, esprit bon ou mauvais, souffle doux ou vent de tempête.

L'Esprit de Dieu souffle où il veut, dit Jésus, montrant aux disciples l’action de son Père, celui qui fixe ses limites à la mer, celui qui donne le souffle ou le retient, celui qui donne ses ordres aux flots et aux anges, esprits, souffles, vents et papillons.

Mes peurs sont les miennes, nos peurs à chacune et chacun sont les nôtres. Ne sachant pas ce que vivent les autres, nous sommes naturellement tentés de penser que les tempêtes de nos vies sont les plus menaçantes, assez, parfois, pour que nous restions au port… Mais Jésus ne propose pas de ramener la barque au port… « Passons sur l'autre rive », a-t-il dit. À présent, il apaise la tempête en lui donnant un ordre… Après avoir été tiré d'un sommeil qui dit aux disciples que décidément la tempête semble ne pas l'inquiéter.

*

De l'autre côté de cette mer qu'il va calmer, Jésus, un peu plus tard, multipliera les pains, pour apaiser, cette fois, la faim, cette faim, qui, avec la misère de nombreux pays, ou la persécution et la guerre, bientôt les exils écologiques, conduit aujourd'hui aux grands exodes qui se dessinent — parlant de barque, comment ne pas penser à celles, surchargées, qui sombrent de nos jours en Méditerranée.

Nous sommes tous dans la même mer… où Dieu semble dormir, à l'image de Jésus, dont le sommeil nous dit ce silence de Dieu, mais aussi la confiance qui est celle de Jésus.

*

Jésus apaise les flots, en se faisant obéir du vent et de la mer qui sont les mêmes pour tous. En montrant la puissance divine à ses disciples, Jésus leur montre aussi qu'il a pouvoir sur la tempête, pour tous.

Voilà qui nous ramène à une tempête qui traverse le temps, jusqu’à nous, à l’autre bout de vingt siècles, notre tempête elle aussi plus vaste que notre seule barque. La tempête, qui agite les flots pour toutes et tous, s'apaise aussi pour toutes et tous, montre Jésus en réduisant à l'obéissance la mer et le vent. Jésus, lui, est dans la barque, au milieu des flots agités, agités pour tout le monde. Et il calme la tempête, pour tous, nous rejoignant depuis son sommeil qui nous dit son calme et sa confiance — « c’est dans le calme et la confiance que sera votre force », dit Ésaïe (30, 15), auquel Paul fait écho en écrivant que nous sommes sauvés par la foi de Jésus-Christ (Galates 2, 16 ; Romains 3, 22), sauvés de toutes les tempêtes, par la confiance en son Père qu’a eu pour nous celui qui dormait dans la barque. Pour une démultiplication de confiance, comme un effet papillon, la confiance de Jésus entraînant celle des disciples, et de loin en loin, appelant la nôtre.

*

« Vous n'avez pas encore de foi ? » a demandé Jésus (v. 40). Dans la situation qui est la nôtre, la confiance de Jésus est un appel à lui faire confiance comme il a fait confiance en son Père : il a pouvoir sur toutes les tempêtes. Même le vent et la mer lui obéissent !


RP, Poitiers, 20.06.21
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dimanche 13 juin 2021

Que l'on dorme ou que l’on veille, la semence germe et croît




Ézéchiel 17.22-24 ; Psaume 92 ; 2 Corinthiens 5.6-10 ; Marc 4.26-34

Ézéchiel 17, 22-24
22 Ainsi parle le Seigneur, l’Éternel : J’enlèverai, moi, la cime d’un grand cèdre, et je la placerai ; j’arracherai du sommet de ses branches un tendre rameau, et je le planterai sur une montagne haute et élevée.
23 Je le planterai sur une haute montagne d’Israël ; il produira des branches et portera du fruit, il deviendra un cèdre magnifique. Les oiseaux de toute espèce reposeront sous lui, tout ce qui a des ailes reposera sous l’ombre de ses rameaux.
24 Et tous les arbres des champs sauront que moi, le Seigneur, j’ai abaissé l’arbre qui s’élevait et élevé l’arbre qui était abaissé, que j’ai desséché l’arbre vert et fait verdir l’arbre sec. Moi, le Seigneur, j’ai parlé, et j’agirai.

Marc 4, 26-34
26 Il dit encore : Il en est du royaume de Dieu comme quand un homme jette de la semence en terre ;
27 qu’il dorme ou qu’il veille, nuit et jour, la semence germe et croît sans qu’il sache comment.
28 La terre produit d’elle-même, d’abord l’herbe, puis l’épi, puis le grain tout formé dans l’épi ;
29 et, dès que le fruit est mûr, on y met la faucille, car la moisson est là.
30 Il dit encore : À quoi comparerons-nous le royaume de Dieu, ou par quelle parabole le représenterons-nous ?
31 Il est semblable à un grain de sénevé, qui, lorsqu’on le sème en terre, est la plus petite de toutes les semences qui sont sur la terre ;
32 mais, lorsqu’il a été semé, il monte, devient plus grand que tous les légumes, et pousse de grandes branches, en sorte que les oiseaux du ciel peuvent habiter sous son ombre.
33 C’est par beaucoup de paraboles de ce genre qu’il leur annonçait la parole, selon qu’ils étaient capables de l’entendre.
34 Il ne leur parlait point sans parabole ; mais, en particulier, il expliquait tout à ses disciples.

*

« Dès que le fruit est mûr, on y met la faucille, car la moisson est là » (v. 29). C’est là ce qui advient au bout du compte. Quand ? Cela nous échappe, cela ne dépend pas de nous. Du début, la semence, à la fin, la moisson.

Le thème de la semence dans nos paraboles est ainsi en quelque sorte l’équivalent du thème de la naissance d’en haut dans l’Évangile de Jean : nous n’y pouvons rien, comme à notre naissance. Autant de façons de référer, par différentes images, aux promesses prophétiques : « ma Parole ne retourne pas vers moi sans effet », nous est-il dit au livre du prophète Ésaïe (ch. 55).

C’est l’Esprit de Dieu qui, portant cette Parole, précède tout mouvement de la foi. Et nous fait perdre tout pouvoir sur nous. Le Royaume vient par l’effet d’une Parole sur laquelle et sur les conséquences de laquelle nous n’avons aucun pouvoir, que nous veillons ou que nous dormions (v. 27).

La venue du Règne de Dieu n’est pas en notre pouvoir. Tout comme le vent souffle où il veut, tout comme on ne peut pas naître par la force de la volonté, nul ne peut préjuger du fruit d’une semence ni expliquer la raison finale de sa germination, « sans que l’on sache comment » (v. 27).

C’est la semence de cette parole que le semeur, au-delà de nos volontés et de nos refus, de notre sommeil ou de nos veilles, vient répandre en nous.

*

Que nous disent au fond toutes ces images parlant de graine ? Que le salut « ne vient pas de façon à frapper les regards » (Luc 17, 20), qu’on ne le fait avancer ni par nos propos, ni par nos enthousiasmes, ni par soucis, qu’il n’a rien à voir avec tout ce que nous prétendrions en construire à force de forcer les choses.

Si le grain ne meurt pas, il ne portera pas de grain à son tour… dit Jésus par ailleurs (Jean 12, 24). Pour des paysans galiléens écoutant Jésus et entendant « semence », ils peuvent penser à tout cela. En tout cas, l’absence de maîtrise des éléments, vent, pluie, vers, ne leur échappe pas.

Le fruit n’est pas en notre pouvoir. Il s’agit de lâcher prise. Ce que souligne ce propos essentiel donné au v. 29 : « dès que le fruit est mûr, on y met la faucille, car la moisson est là ». Faucille ! Comme le grain doit disparaître pour germer. Comme nos vies doivent s’effacer, fût-ce du fait de notre mortalité. On devra tôt ou tard lâcher ce que l'on a passé sa vie à établir patiemment ! C'est ce que suppose le fait de recevoir cette Parole : alors seulement, le fruit que nous attendons se prépare. Mais pour cela, il faut se perdre. Perdre l’idée de notre maîtrise des choses !

Voilà donc pour quelques aspects de la semence. On est contraint à une humilité que devrait méditer tout prédicateur : ne faire que semer, sans autre pouvoir que celui d’attendre ce qui vient, fût-ce dans notre sommeil, ce fruit qui est amour, joie, paix, bienveillance, patience, fidélité, etc. (Galates 5, 22-23) qui croit même dans notre sommeil. Ne faire que semer, et au mieux, arroser, mais encore pas trop : ça peut faire pourrir !

*

Or cela nous conduit au cœur de l’Évangile de la foi, de la confiance seule. C’est de l’ordre de la semence à recevoir de la seule écoute de la Parole de Dieu… à même de fructifier en abondance. C’est la seule façon qu’a proposée Dieu de faire venir le Royaume. En le forçant, on le gâche.

Dieu lui-même s’est réduit à faire venir le Royaume sur le mode de l’ensemencement et de la germination. Aussi, tenter de faire venir le Royaume comme si nous avions en la matière plus de pouvoir que Dieu, c’est risquer de faire venir en lieu et place du Paradis espéré, un enfer : l’histoire l’a maintes fois prouvé…

Dieu l’a envisagé autrement. Et c’est là qu’est le cœur de la question. C’est de cette façon que ces paraboles de la semence nous conduisent au cœur de l’Évangile de la foi, de la confiance seule ; qui est de l’ordre de la semence à recevoir de la seule écoute de la Parole de Dieu. Sachant en outre que la Parole de Dieu ne se confond pas avec mes bavardages de pasteur, de prédicateur, trop oublieux de ce que si une semence divine perce derrière mes bavardages, c’est encore mystère de grâce, effet mystérieux du silence divin qui seul porte sa Parole, Parole créatrice qui éclaire tout humain qui vient dans le monde (Jean 1, 9), avant même les mots, mes faibles mots qui n’en sont qu’un écho très affaibli…

C’est cela la parole comme semence de vérité. Et c’est la seule façon qu’a proposée Dieu de faire venir le Royaume. En le forçant, on le gâche. En y introduisant un rôle à l’enthousiasme, à l'éloquence ou au souci d’un fruit visible qu’on confond avec le fruit de l’Esprit, on le manque.

Il s’agit simplement d’être ouvert à la Parole de Dieu, qui ne se confond pas avec nos mots, dans la seule confiance : « Comme descend la pluie ou la neige, du haut des cieux, et comme elle ne retourne pas là-haut sans avoir saturé la terre, sans l’avoir fait enfanter et bourgeonner, sans avoir donné semence au semeur et nourriture à celui qui mange, ainsi se comporte ma Parole du moment qu’elle sort de ma bouche : elle ne retourne pas vers moi sans résultat, sans avoir exécuté ce qui me plaît et fait aboutir ce pour quoi je l’ai envoyée » (Ésaïe 55, 10-11).

Des paraboles, parlant de semence, de graine, qui invitent à la plus grande humilité de l’Église. Si l’on est attentif au texte de l’Évangile, il est clair que le grain de sénevé ne devient pas Église mais Royaume. Un arbre immense qui évoque l’arbre de vie qui germe et croît pour la guérison des nations.

Apocalypse 22, 1-2 : L’ange « me montra un fleuve d’eau de la vie, limpide comme du cristal, qui sortait du trône de Dieu et de l’agneau. Au milieu de la place de la ville et sur les deux bords du fleuve, il y avait un arbre de vie, produisant douze fois des fruits, rendant son fruit chaque mois, et dont les feuilles servaient à la guérison des nations. »

L’Église n’est que pour répandre cette semence qui est la Parole de Dieu, pas la sienne ni celle de ses pasteurs et prédicateurs, celle de Dieu seul, comme la lumière de la lampe n’est pas nôtre. L’Église n’est que pour cette semence qui n’est pas sienne et qui produit son fruit, qui n’est pas pour elle, mais pour le Royaume, dont les feuilles sont pour la guérison des nations qui viennent s’y abriter comme les oiseaux dans l’arbre, qui croît jusque là de la seule puissance de Dieu, alors même que nous dormons ! « Moi, le Seigneur, j’ai parlé, et j’agirai. » (Ézéchiel 17, 24)


RP, Châtellerault, 13/06/21
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dimanche 6 juin 2021

Le pardon est de l’éternité




Exode 24, 3-8 ; Psaume 116 ; Hébreux 9, 11-15 ; Marc 14, 12-26

Marc 14, 12-26
12 Le premier jour des pains sans levain, où l'on immolait la Pâque, ses disciples lui disent : « Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour que tu manges la Pâque ? »
13 Et il envoie deux de ses disciples et leur dit : « Allez à la ville ; un homme viendra à votre rencontre, portant une cruche d'eau. Suivez-le
14 et, là où il entrera, dites au propriétaire : “Le Maître dit : Où est ma salle, où je vais manger la Pâque avec mes disciples ?”
15 Et lui vous montrera la pièce du haut, vaste, garnie, toute prête ; c'est là que vous ferez les préparatifs pour nous. »
16 Les disciples partirent et allèrent à la ville. Ils trouvèrent tout comme il leur avait dit et ils préparèrent la Pâque.
17 Le soir venu, il arrive avec les Douze.
18 Pendant qu'ils étaient à table et mangeaient, Jésus dit : « En vérité, je vous le déclare, l'un de vous va me livrer, un qui mange avec moi. »
19 Pris de tristesse, ils se mirent à lui dire l'un après l'autre : « Serait-ce moi ? »
20 Il leur dit : « C'est l'un des Douze, qui plonge la main avec moi dans le plat.
21 Car le Fils de l'homme s'en va selon ce qui est écrit de lui, mais malheureux l'homme par qui le Fils de l'homme est livré ! Il vaudrait mieux pour lui qu'il ne soit pas né, cet homme-là ! »
22 Pendant le repas, il prit du pain et, après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit, le leur donna et dit : « Prenez, ceci est mon corps. »
23 Puis il prit une coupe et, après avoir rendu grâce, il la leur donna et ils en burent tous.
24 Et il leur dit : « Ceci est mon sang, le sang de l'Alliance, versé pour la multitude.
25 En vérité, je vous le déclare, jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu'au jour où je le boirai, nouveau, dans le Royaume de Dieu. »
26 Après avoir chanté les psaumes, ils sortirent pour aller au mont des Oliviers.

*

« L'un de vous va me livrer » (v. 18), dit Jésus au moment où il partage le repas de la Pâque avec ses disciples. Un qui met la main au plat avec moi. « Serait-ce moi ? » demande chaque disciple. Car celui qui va trahir est bien là aussi, à la sainte Cène, annonçant la suite des choses : « ils sortirent pour aller au mont des Oliviers » (v. 26) — où Jésus sera livré. Au cœur d’une ambiance lourde, menaçante — annoncée par le secret du lieu, avec le signe de l’homme à la cruche qui y conduit…

« Il vaudrait mieux pour lui qu'il ne soit pas né » (v. 21). Référence à celui qui le livre — dont on sait bientôt qu’il s’agit de Judas. Avec pour l’instant cette réaction de chaque disciple : « serait-ce moi ? » Même scène en Matthieu, même remarque, « il vaudrait mieux pour lui qu'il ne soit pas né » — juste après l’enseignement de Jésus rappelant que « ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits d’entre mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25).

Chaque disciple est renvoyé à sa conscience, aucun n’accuse l’autre — « serait-ce moi ? »… Attitude juste. Contrairement à celle qui consiste, et ça vaut jusqu'à aujourd'hui, à désigner Judas, en se disant : « ce ne pourrait pas être moi ». C’est l’inverse qui est juste. Car au fond, de son point de vue, Judas imagine peut-être ne pas être dans son tort ! D’où les nombreuses théories qui ont fait le succès de romanciers et de cinéastes à ce sujet. Le Nouveau Testament, lui, reste très sobre. De l’argent reçu dont il cherche ensuite à le rendre selon Matthieu, finissant par le jeter dans le Temple avant de se pendre (Mt 27) !

Manifestement Judas, dans cette perspective, ne voulait pas la mort de Jésus. Que cherchait-il précisément ? Nul ne sait. Ce que l’on perçoit, c’est qu’il n’avait sans doute pas mesuré la portée et les conséquences de son geste. C’est en cela qu’il ressemble finalement aux autres disciples… et à chacune et chacun de nous !… nous qui prétendons facilement maîtriser les choses. Les onze autres, la parole de Jésus les a placés face à cela, face à leur conscience et à l’abîme qui s’ouvre. « Serait-ce moi ? » se demande chacun. Et ils ont raison. C’est peut-être cela précisément qui les distingue de Judas qui lui sait, ou croit savoir, et ne s’interroge pas sur les conséquences de sa décision… au point que lorsqu’il découvre que cela va déboucher sur la mort de son maître, il se pend ! Connaissons-nous les conséquences de nos actes, des actes que nous avons posés sans nous mettre à la place d’autrui ? En connaissons-nous les conséquences sur autrui… et sur nous-même ? Sur notre conscience et sur notre inconscient ?… qui nous mène inéluctablement à subir ce que nous avons voulu infliger sans en avoir mesuré le prix pour autrui…

« Tu aimeras pour ton prochain comme pour toi-même », c’est-à-dire, « fais à autrui ce que tu voudrais qu’il te fasse ». Nous pesons minutieusement pour nous-mêmes les conséquences possibles de nos décisions. Le faisons-nous aussi attentivement quand cela concerne autrui ?… sachant que même pour nous, nous ne maîtrisons pas tout des conséquences. D’où l’indication supplémentaire de Jésus : aimez « comme je vous ai aimés ». Admettre donc que nous ne maîtrisons pas tout, s’en remettre à celui qui sait, et aimer.

« Permets que nous puissions consoler et guérir là où nous avons méprisé et blessé, Et veuille réparer toi-même les maux que nous avons causés, et dont les conséquences sont hors de notre portée », dit une de nos confessions de péché. Admettre que nous ne contrôlons pas tout, perdre donc toute prétention d’avoir le contrôle. Et recevoir le pardon, pour soi et pour autrui. C’est tout ce que Judas n’a pas fait…

« Il vaudrait mieux pour lui qu'il ne soit pas né », dit Jésus ! Non pas pour ce qu’il a fait et qu’il n’a pas mesuré. Cela aussi est au bénéfice du pardon de Jésus — « pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc 23, 34) — ! Mais parce qu’il n’a pas su recevoir le pardon qui lui est ouvert — pour n’avoir pas mesuré l’effet de son geste… sur lui-même ! Non plus sur Jésus, mais sur lui-même !

Jésus mesure que le choc pour Judas des conséquences de sa décision l’empêchera d’accéder au pardon de lui-même, d’accéder à la réception du pardon — ce qui peut se résumer par la formule des Évangiles de Jean (22, 13) et Luc (22, 3) : « Satan entra en lui », le satan, c’est-à-dire l'adversité, l'inimitié, ici celle de Judas contre lui-même.

*

Il est des choses qui se voient, et des choses qui existent en profondeur. Notre présent qui passe et les enfouissements de notre mémoire.

La mémoire est aussi l’étagement des blessures, l’entassement d’un passé qui blesse, l'inimitié, ou le satan, contre soi, qui assaille le souvenir par le rappel des fautes, des péchés, du mal que nous avons commis ou du bien que nous n’avons pas fait. Autant de choses qui blessent notre conscience. Or c’est bien ce que doit atteindre le pardon ; sachant que face aux blessures du passé, à la douleur récurrente, « si notre cœur nous condamne, Dieu est plus grand que notre cœur, et il connaît toutes choses » (1 Jn 3, 20).

Cette profondeur-là, au-delà, ou en deçà, des abîmes de notre mémoire, lieu de notre vrai fondement, au cœur de Dieu, lieu d’en deçà, ou d’au-delà des blessures du temps, du péché et de la culpabilité, est le vrai cœur du vrai Sanctuaire. C’est là que le Christ s’est offert lui-même éternellement (« par l’Esprit éternel » dit l’Epître aux Hébreux). S’étant « offert lui-même par l’Esprit éternel » : mourir à tout ce qui blesse est le passage, la traversée des cieux, des profondeurs de la mémoire, pour l’obtention de la paix. C’est là ce qu’a effectué le Christ au jour de sa mort.

Cela ouvre sur une vraie guérison des mémoires, des blessures, guérison déjà obtenue ! Le pardon est donné. Revenir sans cesse, quand il le faut, à la parole du pardon, à l’amour qui nous l’a acquis, et que n’a pas perçu Judas. Le pardon est plus profond que toutes nos blessures, à cause de l’amour dont nous avons été aimés — « À peine mourrait-on pour un juste ; quelqu'un peut-être mourrait-il pour un homme de bien. Mais Dieu prouve son amour envers nous, en ce que, lorsque nous étions encore des pécheurs, Christ est mort pour nous » (Romains 5, 7-8). Ce qui relève du temps, des blessures de culpabilité qui nous blessent, relève toujours du passé ! Le pardon est de l’éternité.


RP, St-Maixent, 6.06.21
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