dimanche 19 février 2023

“Vous avez entendu qu'il a été dit…”




Matthieu 5, 38-48
38 Vous avez entendu qu'il a été dit : Œil pour œil, et dent pour dent.
39 Mais moi, je vous dis de ne pas vous opposer au mauvais. Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi l'autre.
40 Si quelqu'un veut te faire un procès pour te prendre ta tunique, laisse-lui aussi ton vêtement.
41 Si quelqu'un te réquisitionne pour faire un mille, fais-en deux avec lui.
42 Donne à celui qui te demande, et ne te détourne pas de celui qui veut t'emprunter quelque chose.
43 Vous avez entendu qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi.
44 Mais moi, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent.
45 Alors vous serez fils de votre Père qui est dans les cieux, car il fait lever son soleil sur les mauvais et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes.
46 En effet, si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les collecteurs des taxes eux-mêmes n'en font-ils pas autant ?
47 Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? Les nations mêmes n'en font-elles pas autant ?
48 Vous serez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait.

*

« Vous avez entendu qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. » — « Tu aimeras ton prochain » est une citation du Lévitique (19, 18) que nous avons entendu (texte du jour), parlant d’un prochain qu’il est toujours tentant de limiter à ses proches en considérant que le prochain n’est pas le lointain, entraînant l’interprétation erronée que certains font de plus ou moins bonne foi, interprétation erronée que Jésus résume ici ironiquement avec la formule « tu haïras ton ennemi. » Et voilà qu’on en est venu à ne plus percevoir l’ironie de Jésus et à croire que c’était l’enseignement de la Bible que Jésus viendrait corriger ! Non, il s'agit d’aimer pas seulement ceux qui nous aiment comme cela se fait dans toutes les nations ! Contre cela, c’est précisément à l'enseignement biblique — et on va voir à quel point — que Jésus nous ramène, contre une interprétation faussée, et dangereuse, qui débouche sur violence et guerres.

Violence et guerres — parlant de : la Bible, l'Histoire et nous… C’est le thème de nos études bibliques de cette année, nous conduisant à des moments de violence terrible au point d’ouvrir jusqu’à la question : est-ce une bonne chose que cette Création, celle de l’homme en particulier ? — l’homme dont Dieu s’est repenti de l’avoir créé (Gn 6, 6) ! Au plus aigu, l'atroce épisode relaté en Juges 19 que nous avons étudié ce mois-ci — je le résume : une femme, dont on ne sait pas le nom, violée à mort collectivement avant d’être démembrée. Ce récit ancien qui résonne tant avec notre actualité nous pose cruellement la question : cette Création valait-elle le coup ?

Il se trouve, hasard de l’actualité, qu’au temps de notre étude de ce texte, accompagnée par le travail exégétique de Patricia Verissimo Sacilotto, avec nous pour sa préparation au ministère, d’autres candidats au ministère, américains ceux-là, viennent d’être confrontés au même texte, d'après un article que nous a communiqué Philippe Cousson… On y apprend que pour un examen exégétique proposé aux candidats à l'ordination dans l'Église presbytérienne des États-Unis, lesdits candidats étaient invités à analyser Juges 19. Ce choix de ce qui est l'équivalent de notre commission des ministères a conduit à de nombreuses critiques ainsi qu'à une demande d’excuses, dans une pétition formulée en ces termes : "Bien qu'il soit vital pour les pasteurs d'être capables d'interpréter, d'enseigner et de prêcher à partir des Écritures, les histoires qui présentent une violence extrême et une violence sexuelle causent du tort à la fois aux candidats et aux lecteurs".

Voilà qui dit bien l'embarras que peuvent causer des textes bibliques relatant des atrocités anciennes, mais que l'on pourrait pourtant aussi bien retrouver dans l’actualité (il suffit d'ouvrir un journal). Question : on cache, sous un voile pudique ? (ici la violence inouïe, horrible, contre une femme) ou on réfléchit ? Je ne suis pas venu abolir la Loi ou les Prophètes, vient de dire Jésus (v. 17). Or le livre des Juges est le 2e livre des Prophètes…

Il se trouve que le chapître 19 de Juges est suivi par le chapitre 20, relatant la suite : une guerre civile qui débouche sur le quasi-génocide de la tribu des violeurs assassins. Le découpage en morceaux de la femme violée à mort par des membres de la tribu de Benjamin a en effet été effectué par son conjoint, qui envoie un morceau à chacune des autres tribus, en guise de message : voilà ce qu’on a fait dans la tribu de Benjamin. L’horreur débouche alors sur une guerre civile vengeresse (vengeance que le récit de l’horreur nous donne à comprendre). Le déséquilibre du nombre, 11 contre 1, débouche sur une presque extermination de la tribu des coupables !

Voilà un exemple de texte qu’il s'agit surtout de ne pas négliger, même et surtout parce qu’il est choquant. Il nous permet de percevoir pourquoi Jésus tire de la Bible la leçon qu’il donne aujourd’hui : aimez vos ennemis, même les pires d’entre eux. Ils ont le visage de l’humanité. Primo Levi le disait de ses bourreaux d’Auschwitz : hélas, ils ne sont pas des monstres, ils sont de la même humanité que les autres, comme ceux de la tribu de Benjamin dans l’atroce épisode biblique de Juges 19. Ce n’est pas leur aspect horrible qu’il s'agit d'aimer, mais leur humanité défigurée sous l’horreur.

« Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent. » De même qu’au temps des Juges, au jour où Jésus prononce ces paroles, le pays est colonisé ; par les Romains cette fois, qui ont alors tous les droits (discréditant tout droit). Il semble normal de plutôt les haïr, de vouloir se venger de toutes les exactions dont ils sont les auteurs. Rappelons quelques aspects de l'oppression romaine, que sous-entend notre texte. Par exemple, les Romains occupants pouvaient réquisitionner les populations pour telle ou telle tâche (ainsi les « mille pas » en question au v. 41). Pratique courante de la réquisition en temps de domination.

Les humiliations n'étaient pas rares, face auxquelles les dominés étaient impuissants (« si l’on te gifle »…) ; humiliations et spoliations, face auxquelles on n'avait de recours que devant l'ennemi lui-même, avec ses tribunaux, structurellement injustes pour les opprimés ! Et ça ne vaut pas que pour le cas de l’oppression romaine. Le monde n'a pas cessé d'être, pour les plus humbles, structurellement injuste. Le jour n'est pas venu où est réalisée la parole de la justice, de l'équité annoncée par Paul — « ni juif, ni grec ; ni esclave ni libre ; ni homme et femme » (Ga 3, 28), quand on est dans un monde injuste de domination suprémaciste et masculiniste ! Et dans un monde injuste, il risque fort d'être mal venu de se plaindre d'être spolié devant une justice aux mains de l'ennemi, qui n'a aucune raison d'être impartiale. Paul ne dira pas autre chose en mettant en garde contre ce qu'il appelle les plaidoiries devant les païens (1 Co 5).

Or, le texte biblique « œil pour œil, dent pour dent » concerne la juste rétribution requise, il concerne l'équité dont doit faire preuve un juge honnête. Il ne s'agit évidemment pas dans le « œil pour œil, dent pour dent » biblique d’arracher un œil. Pas question de vendetta, même restreinte ! Il s’agit de justice rétributive où la tradition juive a appris à lire une ouverture vers ce qui finira par mettre en question jusqu'à la peine de mort : un tribunal qui mettrait en œuvre une peine de mort tous les 70 ans serait criminel, dit le Talmud. « Œil pour œil, dent pour dent » ne concerne donc, a fortiori, pas la vengeance personnelle. Mais une juste justice.

Or, on est en un temps où la justice est forcément suspecte, parce que dominée par un ennemi considérablement plus puissant. La sagesse consiste alors au minimum à faire le gros dos ; et pour les plus sages, qui ne veulent pas ajouter l'amertume à leur domination, à se confier en Dieu, seul juste juge, plutôt que de cultiver le ressentiment.

Mieux : vivre déjà le Royaume, en anticipation. Le Royaume : il s'agit de ces jours où il n'y a plus d'ennemis, mais des prochains — plus « ni juif, ni grec ; ni esclave ni libre ; ni homme et femme ». Savoir déjà découvrir dans les mesquineries des oppresseurs des signes de leur immense faiblesse, des signes de leur insécurité chronique, de leur besoin de réconfort ! Savoir par là les désarmer par une force intérieure qu'ils ne soupçonnent même pas, mais qui finit toujours par se concrétiser : c'est de la sorte que le Royaume espéré commence à se déployer, que les choses commencent à changer.

C'est ainsi que Jésus invite à redécouvrir le sens des préceptes de la Torah. Des préceptes qui ainsi redécouverts, sont la Loi du Royaume, qu'il s'agit de vivre dès à présent !

Fait écho à Jésus la parole de l'Apôtre Paul citant le livre des Proverbes : « ne vous vengez pas vous-mêmes, mais laissez agir la colère ». La victoire qui s'annonce, victoire sur tous les oppresseurs, n'est pas le fruit du ressentiment et du désir de vengeance. Elle est le produit de la promesse de Dieu, Dieu juste à qui il s'agit de remettre l'exercice de la vengeance. Il s'agit de se décharger sur lui de tout ressentiment qui ne pourrait que nous ronger.

Quant à la réalisation de la promesse, elle advient par la mise en pratique, dès aujourd'hui, de la Loi du Royaume.

*

Il ne reste que cette possibilité. « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait », dit Jésus, évoquant le Lévitique (ch. 19, v. 2) : « vous serez saints car je suis saint, dit le Seigneur » (texte du jour, même chapître que celui sur l’amour du prochain). La « perfection » en question ne consiste pas en un état tel qu'il nous arracherait à notre humanité et à ses faiblesses, mais en une visée sérieusement poursuivie, qui se traduit en l'imitation, dans le cadre de nos limitations, de Dieu faisant pleuvoir, ou se lever le soleil, sur tous, « sur les justes et sur les injustes. »

C'est élever à la dignité de frère et de sœur du Christ que d'imiter Dieu en imitant le Christ se faisant le prochain du blessé du bord du chemin — blessé jusqu’en son sens oblitéré de la justice, comme le Romain oppresseur, qui se croit témoin de l’ordre et de la paix : « Pax romana », clame-t-il en pratiquant l’injustice, en blessé de la justice.

*

Car, Jésus ne l'ignore pas — il en mourra —, l’injustice demeure en ce monde jusqu’au jour de son Règne…

Avec une question terrible : en attendant, où est Dieu dans ce monde injuste et violent ? Où est-il en attendant que son Règne vienne ?

On connaît la remarque d’Elie Wiesel à Auschwitz : il est avec cet adolescent pendu par les nazis… Écho au serviteur souffrant du livre d’Ésaïe et, pour les chrétiens, à sa présence dans le Crucifié ; et — peut-être est-ce le message silencieux de Juges 19 —, ce Dieu dont on ne saurait prononcer le Nom au-dessus de tout nom est dans la souffrance de la femme anonyme… Dieu rachetant en pleurant, en s’identifiant à elle, ce monde dont il a jugé que sa possibilité était préférable aux ténèbres du non-être. Ce monde de douleur appelé encore aujourd’hui à une vie par laquelle un seul instant de lumière est chargé de la possibilité d’un Oui quand même…




(Textes du jour : Lévitique 19, 1-2 & 17-18 ; Psaume 103 ; 1 Co 3, 16-23 ; Matthieu 5, 38-48)


dimanche 12 février 2023

Observer pleinement



© Talika Photography (détail)

Matthieu 5, 17-37
17 « N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais accomplir.
18 Car, en vérité je vous le déclare, avant que ne passent le ciel et la terre, pas un i, pas un point sur l’i ne passera de la loi, que tout ne soit arrivé.
19 Dès lors celui qui transgressera un seul de ces plus petits commandements et enseignera aux hommes à faire de même sera déclaré le plus petit dans le Royaume des cieux ; au contraire, celui qui les mettra en pratique et les enseignera, celui-là sera déclaré grand dans le Royaume des cieux.
20 Car je vous le dis : si votre justice ne surpasse pas celle des [meilleurs, à savoir] scribes et pharisiens, non, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux.
21 « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne commettras pas de meurtre ; celui qui commettra un meurtre en répondra au tribunal.
22 Et moi, je vous le dis : quiconque se met en colère contre son frère en répondra au tribunal ; celui qui dira à son frère : "Raqa", "Vaurien", sera passible du Sanhédrin ; celui qui dira : “Fou” sera passible de la géhenne de feu.
23 Quand donc tu vas présenter ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi,
24 laisse là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; viens alors présenter ton offrande.
25 Mets-toi vite d’accord avec ton adversaire, tant que tu es encore en chemin avec lui, de peur que cet adversaire ne te livre au juge, le juge au gendarme, et que tu ne sois jeté en prison.
26 En vérité, je te le déclare : tu n’en sortiras pas tant que tu n’auras pas payé jusqu’au dernier centime.
27 « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère.
28 Et moi, je vous dis : quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà, dans son cœur, commis l’adultère avec elle.
29 « Si ton œil droit entraîne ta chute, arrache-le et jette-le loin de toi : car il est préférable pour toi que périsse un seul de tes membres et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne.
30 Et si ta main droite entraîne ta chute, coupe-la et jette-la loin de toi : car il est préférable pour toi que périsse un seul de tes membres et que ton corps tout entier ne s’en aille pas dans la géhenne.
31 « D’autre part il a été dit : Si quelqu’un répudie sa femme, qu’il lui remette un certificat de répudiation [à savoir de renvoi – qui n’est pas le divorce moderne].
32 Et moi, je vous dis : quiconque renvoie sa femme – sauf en cas d’union illégale [à savoir si elle est déjà adultère] – la pousse à l’adultère ; et [donc] si quelqu’un épouse une femme ainsi renvoyée, il est [de facto, lui aussi] adultère.
33 « Vous avez encore appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne te parjureras pas, mais tu t’acquitteras envers le Seigneur de tes serments.
34 Et moi, je vous dis de ne pas jurer du tout : ni par le ciel car c’est le trône de Dieu,
35 ni par la terre car c’est l’escabeau de ses pieds, ni par Jérusalem car c’est la Ville du grand Roi.
36 Ne jure pas non plus par ta tête, car tu ne peux en rendre un seul cheveu blanc ou noir.
37 Quand vous parlez, dites “Oui” ou “Non” : tout le reste vient du Malin.

*

« N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais accomplir » — ce qui ne veut pas dire « mettre un terme à », mais, littéralement « observer pleinement ».

Ce propos de Jésus doit être reçu comme une clef d'interprétation de son comportement, de son rapport aux commandements — « qui violera l'un de ces plus petits commandements et qui enseignera aux gens à faire de même sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux ». Il est une façon de lire les Évangiles qui revient à faire de Jésus lui-même un de ces plus petits dans le royaume. Un seul exemple, parlant de ce qui pourrait être considéré comme étant des plus petits commandements : lors de la controverse sur le rite du lavement de mains, en Marc 7, on tient trop souvent à ce que Jésus ait aboli la distinction entre nourritures pures et impures. Et on confond, jusque dans plusieurs traductions, Jésus et les latrines, lesquelles, dit-il, « purifient tout ». Les latrines, pas lui ! qui déclarerait tout pur, discréditant ainsi son autorité — là où il ne dit rien d'autre que ce qui est au fond un classique : les rites alimentaires et les rites de purification sont légitimes mais ils ne sont pas une fin en soi, ils sont signe de la nécessité de la pureté intérieure.

Je cite le maître du judaïsme Moïse Maïmonide (XIIe s.), qui ne dit pas autre chose : « La pureté des habits et du corps en se lavant et en enlevant la sueur et la saleté constitue aussi une des raisons de la loi, mais si c’est lié avec la pureté des actes, et avec un cœur libéré des principes inférieurs et des mauvaises habitudes. Il serait extrêmement mal pour quelqu’un de s’efforcer de laver son apparence extérieure en se lavant et en nettoyant ses vêtements tout en étant voluptueux et sans retenue dans les aliments et la luxure… Ils paraissent propres à l’extérieur mais leurs cœurs se soumettent à leurs désirs et à la jouissance corporelle, et ceci est contraire à l’Esprit de la Torah. Car l’objectif principal de la Torah est [d’enseigner à l’homme] de diminuer ses désirs, et de laver son apparence extérieure après qu’il a purifié son cœur. Ceux qui lavent leurs corps et nettoient leurs vêtements tandis qu’ils restent sales de leurs mauvaises actions et [de leurs mauvais] principes, sont décrits par Shlomo (Salomon) comme : "une génération pure à ses propres yeux et qui n’est pas lavée de son ordure une génération,… que ses yeux sont hautains, et ses paupières élevées !" (Proverbes 20, 12-13) » (Maïmonide, Guide des égarés, XXXIII).

Observer pleinement. L'exigence de Jésus est radicale. Les scribes et les pharisiens étaient d'une rigueur morale exemplaire. Et Jésus souligne pour ses disciples, pour nous, que c'est encore insuffisant. C'est à une visée de perfection qu'il ouvre (cf. v. 48), ce qui nous réduit tous à une profonde humilité : nous ne sommes évidemment pas plus à la hauteur que ces exemples de fidélité que sont les scribes et les pharisiens. Nous n'avons de recours, comme eux, que la grâce, ce qui ne rend pas l'exigence de Jésus facultative !

Car si Jésus s’annonce comme celui par qui vient le Règne de Dieu dans l’observance de la Loi jusqu’en son cœur, il ne saurait en abolir le principe, sans lequel il n’y a pas de Règne de Dieu. « Que ton Règne vienne », i. e. « que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». Ta volonté, à savoir l'observance de tes préceptes. Sans cette observance, pas de Règne de Dieu, ou « des cieux », selon la façon que l’on a alors, et que Jésus ne remet pas en question, d’employer des figures de style pour ne pas prononcer à tout bout de champ le Nom qui est au-dessus de tout nom — pour ne pas, selon les termes de la Torah, prononcer ce Nom en vain.

Laissez donc au-dessus de toute représentation le Nom qui est au dessus de tout nom, ne l’utilisant pas vainement, rappelle Jésus, même pas pour jurer — jurer ni par son Nom, ni même par le ciel, ce mot qu’on emploie pour désigner celui qui est au-dessus de tout nom — ni même par la terre, devenant comme son marchepied, ni encore par Jérusalem, ville de son Envoyé royal. Plutôt que jurer, c'est-à-dire d'instrumentaliser le nom de Dieu, soyez seulement d’être vrais et sincères, « oui » ou « non ».

En tout cela, c’est bien de la question de notre libération dans l’instauration du Royaume qu’il s’agit, et de la réception de la Loi comme Évangile. Y a-t-il libération plus entière que dans une prise au sérieux radicale de la Loi ? Jésus a parlé de la convoitise concernant l’adultère — pouvant aller, dit-il, jusqu’à briser ce que Dieu a uni. Et qu'on n'aille pas dire : "je n'ai jamais fait cela, j'ai toujours été monogame". Ah bon ? jamais regardé quiconque avec convoitise ? Or qu’est-ce que la convoitise sinon un esclavage perpétuel ? Et qu’en est-il du désir de meurtre, ou de vengeance, ou du besoin permanent de se justifier et de contourner la vérité d’une parole droite ? Ni abolition ni antithèse dans le « moi je vous dis ». Jésus nous ramène au cœur véritable de la libération. Écouter, et entendre la Parole de Dieu.

« Je suis le Seigneur, ton Dieu, qui t'ai libéré de l'esclavage ». L’Évangile est toujours un ordre qui libère, un ordre qui ne libère que si on le met en pratique. Sa parole, celle de la Torah, ne libère que si on la prend au sérieux, si on y obéit, si on la prend radicalement au sérieux. Elle est un ordre qui met en marche… Si on ne se laisse pas envahir par la colère et la rumination du meurtre, si on se s’abandonne pas à la convoitise de ce qui ne nous est pas donné, au désir de vengeance, ou à de toujours fausses imageries sur Dieu.

Cette loi ne sera pas abolie, c’est toujours la même, même si certains aspects comme mœurs politiques ou rites et cérémonies, que Jésus, fils d'Israël, observait, peuvent varier d’un peuple à un autre ; ou d’un temps à un autre : ainsi après la destruction du Temple, les aspects du rite qui y sont liés deviennent inapplicables. Ils seront réorganisés de façons diverses. C’est l’origine de la séparation de deux rites, le rite talmudique et le rite chrétien. Mais la Loi, elle, en son cœur, n’est nullement abolie. Elle est la fin de l’esclavage, la norme de la liberté : la Loi est ainsi l’Évangile de notre libération.

Mais allons plus loin : là où il s’avère qu’accomplir la Loi ne l’abolit pas ! Contrairement à la tentation commune qui revient à considérer que Jésus ayant accompli, i. e. observé pleinement la Loi, jusqu’en son cœur, il n’y aurait plus depuis à l’observer ! — introduisant de la sorte subrepticement l’idée d’abolition de fait sous le terme d’accomplissement.

Certes, on l’a dit, certains aspects, comme les rites et cérémonies, varient selon les lieux, les époques et les circonstances. Ainsi, on ne pratique pas aujourd’hui de sacrifices d’animaux dans le Temple de Jérusalem — de toute façon détruit. A fortiori, laisse là ton offrande pour vivre ce qu'elle signifie en termes de réconciliation avec autrui. Cela vaut pour tout précepte en son aspect cérémoniel — lié à des temps, des lieux, des traditions. Par exemple, dans le christianisme ou les traditions qui en sont issues, les façons chrétiennes de comprendre et de célébrer la sainte Cène ou comprendre et d’administrer le baptême sont variables.

Variable aussi l’organisation de la vie de la cité, selon les temps et les lieux. Par exemple, les régimes politiques et les formes de gouvernements varient selon les époques et les pays. Autre exemple, les sanctions de justice : quelle sanction pour telle faute, mettons aujourd’hui les abus sexuels ? Sanctionnés dans l’Antiquité d’une façon qui n’est pas la nôtre, il n’est pas question pour autant d’en abolir interdiction et sanction.

Autant d'aspects, cérémonies, organisation de la justice et de la cité toujours à l’ordre du jour, mais variables dans leur application selon les lieux et les temps.

Mais l’aspect moral, comme norme idéale, comme visée de perfection que Jésus rappelle avec force dans ce texte, n’est pas sujet aux variations culturelles. L’aspect moral peut être considéré comme se déployant en vertus. Accomplir la Loi, comme Jésus le fait, n’est donc pas l’abolir par la petite porte. Accomplir, c’est tout simplement observer, observer pleinement, jusqu’au cœur ; à la lettre, jusqu’en la plus petite lettre : la Loi demeure tant que dure le monde, étant en son cœur la bonne nouvelle, l'Évangile de notre libération — selon la première parole du Décalogue : « Je suis le Seigneur, ton Dieu, qui t’ai libéré de l’esclavage », de tout esclavage, jusqu’à l’esclavage du péché et de la mort ! Choisi donc la vie, nous enjoint le texte du Deutéronome proposé aussi aujourd’hui.

Deutéronome 30, 15-20
15 Vois, j'ai placé aujourd'hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur.
16 Ce que je t'ordonne aujourd'hui, c'est d'aimer le Seigneur, ton Dieu, de suivre ses voies et d'observer ses commandements, ses prescriptions et ses règles, afin que tu vives et que tu fructifies, et que le Seigneur, ton Dieu, te bénisse […].
17 Mais si ton cœur se détourne, si tu n'écoutes pas et si tu te laisses entraîner à te prosterner devant des idoles et à les servir,
18 je vous le dis aujourd'hui, vous disparaîtrez […].
19 J'en prends aujourd'hui à témoin contre vous le ciel et la terre : j'ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie, afin que tu vives, toi et les tiens,
20 en aimant le Seigneur, ton Dieu, en l'écoutant et en t'attachant à lui : c'est lui qui est ta vie, la longueur de tes jours […].


RP, Poitiers, 12/02/23
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(Textes du jour : Deutéronome 30, 15-20 ; Psaume 119, 1-32 ; 1 Co 2, 6-10 ; Matthieu 5, 17-37)