Matthieu 5, 38-48
« Vous avez entendu qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. » — « Tu aimeras ton prochain » est une citation du Lévitique (19, 18) que nous avons entendu (texte du jour), parlant d’un prochain qu’il est toujours tentant de limiter à ses proches en considérant que le prochain n’est pas le lointain, entraînant l’interprétation erronée que certains font de plus ou moins bonne foi, interprétation erronée que Jésus résume ici ironiquement avec la formule « tu haïras ton ennemi. » Et voilà qu’on en est venu à ne plus percevoir l’ironie de Jésus et à croire que c’était l’enseignement de la Bible que Jésus viendrait corriger ! Non, il s'agit d’aimer pas seulement ceux qui nous aiment comme cela se fait dans toutes les nations ! Contre cela, c’est précisément à l'enseignement biblique — et on va voir à quel point — que Jésus nous ramène, contre une interprétation faussée, et dangereuse, qui débouche sur violence et guerres.
Violence et guerres — parlant de : la Bible, l'Histoire et nous… C’est le thème de nos études bibliques de cette année, nous conduisant à des moments de violence terrible au point d’ouvrir jusqu’à la question : est-ce une bonne chose que cette Création, celle de l’homme en particulier ? — l’homme dont Dieu s’est repenti de l’avoir créé (Gn 6, 6) ! Au plus aigu, l'atroce épisode relaté en Juges 19 que nous avons étudié ce mois-ci — je le résume : une femme, dont on ne sait pas le nom, violée à mort collectivement avant d’être démembrée. Ce récit ancien qui résonne tant avec notre actualité nous pose cruellement la question : cette Création valait-elle le coup ?
Il se trouve, hasard de l’actualité, qu’au temps de notre étude de ce texte, accompagnée par le travail exégétique de Patricia Verissimo Sacilotto, avec nous pour sa préparation au ministère, d’autres candidats au ministère, américains ceux-là, viennent d’être confrontés au même texte, d'après un article que nous a communiqué Philippe Cousson… On y apprend que pour un examen exégétique proposé aux candidats à l'ordination dans l'Église presbytérienne des États-Unis, lesdits candidats étaient invités à analyser Juges 19. Ce choix de ce qui est l'équivalent de notre commission des ministères a conduit à de nombreuses critiques ainsi qu'à une demande d’excuses, dans une pétition formulée en ces termes : "Bien qu'il soit vital pour les pasteurs d'être capables d'interpréter, d'enseigner et de prêcher à partir des Écritures, les histoires qui présentent une violence extrême et une violence sexuelle causent du tort à la fois aux candidats et aux lecteurs".
Voilà qui dit bien l'embarras que peuvent causer des textes bibliques relatant des atrocités anciennes, mais que l'on pourrait pourtant aussi bien retrouver dans l’actualité (il suffit d'ouvrir un journal). Question : on cache, sous un voile pudique ? (ici la violence inouïe, horrible, contre une femme) ou on réfléchit ? Je ne suis pas venu abolir la Loi ou les Prophètes, vient de dire Jésus (v. 17). Or le livre des Juges est le 2e livre des Prophètes…
Il se trouve que le chapître 19 de Juges est suivi par le chapitre 20, relatant la suite : une guerre civile qui débouche sur le quasi-génocide de la tribu des violeurs assassins. Le découpage en morceaux de la femme violée à mort par des membres de la tribu de Benjamin a en effet été effectué par son conjoint, qui envoie un morceau à chacune des autres tribus, en guise de message : voilà ce qu’on a fait dans la tribu de Benjamin. L’horreur débouche alors sur une guerre civile vengeresse (vengeance que le récit de l’horreur nous donne à comprendre). Le déséquilibre du nombre, 11 contre 1, débouche sur une presque extermination de la tribu des coupables !
Voilà un exemple de texte qu’il s'agit surtout de ne pas négliger, même et surtout parce qu’il est choquant. Il nous permet de percevoir pourquoi Jésus tire de la Bible la leçon qu’il donne aujourd’hui : aimez vos ennemis, même les pires d’entre eux. Ils ont le visage de l’humanité. Primo Levi le disait de ses bourreaux d’Auschwitz : hélas, ils ne sont pas des monstres, ils sont de la même humanité que les autres, comme ceux de la tribu de Benjamin dans l’atroce épisode biblique de Juges 19. Ce n’est pas leur aspect horrible qu’il s'agit d'aimer, mais leur humanité défigurée sous l’horreur.
« Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent. » De même qu’au temps des Juges, au jour où Jésus prononce ces paroles, le pays est colonisé ; par les Romains cette fois, qui ont alors tous les droits (discréditant tout droit). Il semble normal de plutôt les haïr, de vouloir se venger de toutes les exactions dont ils sont les auteurs. Rappelons quelques aspects de l'oppression romaine, que sous-entend notre texte. Par exemple, les Romains occupants pouvaient réquisitionner les populations pour telle ou telle tâche (ainsi les « mille pas » en question au v. 41). Pratique courante de la réquisition en temps de domination.
Les humiliations n'étaient pas rares, face auxquelles les dominés étaient impuissants (« si l’on te gifle »…) ; humiliations et spoliations, face auxquelles on n'avait de recours que devant l'ennemi lui-même, avec ses tribunaux, structurellement injustes pour les opprimés ! Et ça ne vaut pas que pour le cas de l’oppression romaine. Le monde n'a pas cessé d'être, pour les plus humbles, structurellement injuste. Le jour n'est pas venu où est réalisée la parole de la justice, de l'équité annoncée par Paul — « ni juif, ni grec ; ni esclave ni libre ; ni homme et femme » (Ga 3, 28), quand on est dans un monde injuste de domination suprémaciste et masculiniste ! Et dans un monde injuste, il risque fort d'être mal venu de se plaindre d'être spolié devant une justice aux mains de l'ennemi, qui n'a aucune raison d'être impartiale. Paul ne dira pas autre chose en mettant en garde contre ce qu'il appelle les plaidoiries devant les païens (1 Co 5).
Or, le texte biblique « œil pour œil, dent pour dent » concerne la juste rétribution requise, il concerne l'équité dont doit faire preuve un juge honnête. Il ne s'agit évidemment pas dans le « œil pour œil, dent pour dent » biblique d’arracher un œil. Pas question de vendetta, même restreinte ! Il s’agit de justice rétributive où la tradition juive a appris à lire une ouverture vers ce qui finira par mettre en question jusqu'à la peine de mort : un tribunal qui mettrait en œuvre une peine de mort tous les 70 ans serait criminel, dit le Talmud. « Œil pour œil, dent pour dent » ne concerne donc, a fortiori, pas la vengeance personnelle. Mais une juste justice.
Or, on est en un temps où la justice est forcément suspecte, parce que dominée par un ennemi considérablement plus puissant. La sagesse consiste alors au minimum à faire le gros dos ; et pour les plus sages, qui ne veulent pas ajouter l'amertume à leur domination, à se confier en Dieu, seul juste juge, plutôt que de cultiver le ressentiment.
Mieux : vivre déjà le Royaume, en anticipation. Le Royaume : il s'agit de ces jours où il n'y a plus d'ennemis, mais des prochains — plus « ni juif, ni grec ; ni esclave ni libre ; ni homme et femme ». Savoir déjà découvrir dans les mesquineries des oppresseurs des signes de leur immense faiblesse, des signes de leur insécurité chronique, de leur besoin de réconfort ! Savoir par là les désarmer par une force intérieure qu'ils ne soupçonnent même pas, mais qui finit toujours par se concrétiser : c'est de la sorte que le Royaume espéré commence à se déployer, que les choses commencent à changer.
C'est ainsi que Jésus invite à redécouvrir le sens des préceptes de la Torah. Des préceptes qui ainsi redécouverts, sont la Loi du Royaume, qu'il s'agit de vivre dès à présent !
Fait écho à Jésus la parole de l'Apôtre Paul citant le livre des Proverbes : « ne vous vengez pas vous-mêmes, mais laissez agir la colère ». La victoire qui s'annonce, victoire sur tous les oppresseurs, n'est pas le fruit du ressentiment et du désir de vengeance. Elle est le produit de la promesse de Dieu, Dieu juste à qui il s'agit de remettre l'exercice de la vengeance. Il s'agit de se décharger sur lui de tout ressentiment qui ne pourrait que nous ronger.
Quant à la réalisation de la promesse, elle advient par la mise en pratique, dès aujourd'hui, de la Loi du Royaume.
Il ne reste que cette possibilité. « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait », dit Jésus, évoquant le Lévitique (ch. 19, v. 2) : « vous serez saints car je suis saint, dit le Seigneur » (texte du jour, même chapître que celui sur l’amour du prochain). La « perfection » en question ne consiste pas en un état tel qu'il nous arracherait à notre humanité et à ses faiblesses, mais en une visée sérieusement poursuivie, qui se traduit en l'imitation, dans le cadre de nos limitations, de Dieu faisant pleuvoir, ou se lever le soleil, sur tous, « sur les justes et sur les injustes. »
C'est élever à la dignité de frère et de sœur du Christ que d'imiter Dieu en imitant le Christ se faisant le prochain du blessé du bord du chemin — blessé jusqu’en son sens oblitéré de la justice, comme le Romain oppresseur, qui se croit témoin de l’ordre et de la paix : « Pax romana », clame-t-il en pratiquant l’injustice, en blessé de la justice.
Car, Jésus ne l'ignore pas — il en mourra —, l’injustice demeure en ce monde jusqu’au jour de son Règne…
Avec une question terrible : en attendant, où est Dieu dans ce monde injuste et violent ? Où est-il en attendant que son Règne vienne ?
On connaît la remarque d’Elie Wiesel à Auschwitz : il est avec cet adolescent pendu par les nazis… Écho au serviteur souffrant du livre d’Ésaïe et, pour les chrétiens, à sa présence dans le Crucifié ; et — peut-être est-ce le message silencieux de Juges 19 —, ce Dieu dont on ne saurait prononcer le Nom au-dessus de tout nom est dans la souffrance de la femme anonyme… Dieu rachetant en pleurant, en s’identifiant à elle, ce monde dont il a jugé que sa possibilité était préférable aux ténèbres du non-être. Ce monde de douleur appelé encore aujourd’hui à une vie par laquelle un seul instant de lumière est chargé de la possibilité d’un Oui quand même…
38 Vous avez entendu qu'il a été dit : Œil pour œil, et dent pour dent.
39 Mais moi, je vous dis de ne pas vous opposer au mauvais. Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi l'autre.
40 Si quelqu'un veut te faire un procès pour te prendre ta tunique, laisse-lui aussi ton vêtement.
41 Si quelqu'un te réquisitionne pour faire un mille, fais-en deux avec lui.
42 Donne à celui qui te demande, et ne te détourne pas de celui qui veut t'emprunter quelque chose.
43 Vous avez entendu qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi.
44 Mais moi, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent.
45 Alors vous serez fils de votre Père qui est dans les cieux, car il fait lever son soleil sur les mauvais et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes.
46 En effet, si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les collecteurs des taxes eux-mêmes n'en font-ils pas autant ?
47 Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? Les nations mêmes n'en font-elles pas autant ?
48 Vous serez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait.
*
« Vous avez entendu qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. » — « Tu aimeras ton prochain » est une citation du Lévitique (19, 18) que nous avons entendu (texte du jour), parlant d’un prochain qu’il est toujours tentant de limiter à ses proches en considérant que le prochain n’est pas le lointain, entraînant l’interprétation erronée que certains font de plus ou moins bonne foi, interprétation erronée que Jésus résume ici ironiquement avec la formule « tu haïras ton ennemi. » Et voilà qu’on en est venu à ne plus percevoir l’ironie de Jésus et à croire que c’était l’enseignement de la Bible que Jésus viendrait corriger ! Non, il s'agit d’aimer pas seulement ceux qui nous aiment comme cela se fait dans toutes les nations ! Contre cela, c’est précisément à l'enseignement biblique — et on va voir à quel point — que Jésus nous ramène, contre une interprétation faussée, et dangereuse, qui débouche sur violence et guerres.
Violence et guerres — parlant de : la Bible, l'Histoire et nous… C’est le thème de nos études bibliques de cette année, nous conduisant à des moments de violence terrible au point d’ouvrir jusqu’à la question : est-ce une bonne chose que cette Création, celle de l’homme en particulier ? — l’homme dont Dieu s’est repenti de l’avoir créé (Gn 6, 6) ! Au plus aigu, l'atroce épisode relaté en Juges 19 que nous avons étudié ce mois-ci — je le résume : une femme, dont on ne sait pas le nom, violée à mort collectivement avant d’être démembrée. Ce récit ancien qui résonne tant avec notre actualité nous pose cruellement la question : cette Création valait-elle le coup ?
Il se trouve, hasard de l’actualité, qu’au temps de notre étude de ce texte, accompagnée par le travail exégétique de Patricia Verissimo Sacilotto, avec nous pour sa préparation au ministère, d’autres candidats au ministère, américains ceux-là, viennent d’être confrontés au même texte, d'après un article que nous a communiqué Philippe Cousson… On y apprend que pour un examen exégétique proposé aux candidats à l'ordination dans l'Église presbytérienne des États-Unis, lesdits candidats étaient invités à analyser Juges 19. Ce choix de ce qui est l'équivalent de notre commission des ministères a conduit à de nombreuses critiques ainsi qu'à une demande d’excuses, dans une pétition formulée en ces termes : "Bien qu'il soit vital pour les pasteurs d'être capables d'interpréter, d'enseigner et de prêcher à partir des Écritures, les histoires qui présentent une violence extrême et une violence sexuelle causent du tort à la fois aux candidats et aux lecteurs".
Voilà qui dit bien l'embarras que peuvent causer des textes bibliques relatant des atrocités anciennes, mais que l'on pourrait pourtant aussi bien retrouver dans l’actualité (il suffit d'ouvrir un journal). Question : on cache, sous un voile pudique ? (ici la violence inouïe, horrible, contre une femme) ou on réfléchit ? Je ne suis pas venu abolir la Loi ou les Prophètes, vient de dire Jésus (v. 17). Or le livre des Juges est le 2e livre des Prophètes…
Il se trouve que le chapître 19 de Juges est suivi par le chapitre 20, relatant la suite : une guerre civile qui débouche sur le quasi-génocide de la tribu des violeurs assassins. Le découpage en morceaux de la femme violée à mort par des membres de la tribu de Benjamin a en effet été effectué par son conjoint, qui envoie un morceau à chacune des autres tribus, en guise de message : voilà ce qu’on a fait dans la tribu de Benjamin. L’horreur débouche alors sur une guerre civile vengeresse (vengeance que le récit de l’horreur nous donne à comprendre). Le déséquilibre du nombre, 11 contre 1, débouche sur une presque extermination de la tribu des coupables !
Voilà un exemple de texte qu’il s'agit surtout de ne pas négliger, même et surtout parce qu’il est choquant. Il nous permet de percevoir pourquoi Jésus tire de la Bible la leçon qu’il donne aujourd’hui : aimez vos ennemis, même les pires d’entre eux. Ils ont le visage de l’humanité. Primo Levi le disait de ses bourreaux d’Auschwitz : hélas, ils ne sont pas des monstres, ils sont de la même humanité que les autres, comme ceux de la tribu de Benjamin dans l’atroce épisode biblique de Juges 19. Ce n’est pas leur aspect horrible qu’il s'agit d'aimer, mais leur humanité défigurée sous l’horreur.
« Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent. » De même qu’au temps des Juges, au jour où Jésus prononce ces paroles, le pays est colonisé ; par les Romains cette fois, qui ont alors tous les droits (discréditant tout droit). Il semble normal de plutôt les haïr, de vouloir se venger de toutes les exactions dont ils sont les auteurs. Rappelons quelques aspects de l'oppression romaine, que sous-entend notre texte. Par exemple, les Romains occupants pouvaient réquisitionner les populations pour telle ou telle tâche (ainsi les « mille pas » en question au v. 41). Pratique courante de la réquisition en temps de domination.
Les humiliations n'étaient pas rares, face auxquelles les dominés étaient impuissants (« si l’on te gifle »…) ; humiliations et spoliations, face auxquelles on n'avait de recours que devant l'ennemi lui-même, avec ses tribunaux, structurellement injustes pour les opprimés ! Et ça ne vaut pas que pour le cas de l’oppression romaine. Le monde n'a pas cessé d'être, pour les plus humbles, structurellement injuste. Le jour n'est pas venu où est réalisée la parole de la justice, de l'équité annoncée par Paul — « ni juif, ni grec ; ni esclave ni libre ; ni homme et femme » (Ga 3, 28), quand on est dans un monde injuste de domination suprémaciste et masculiniste ! Et dans un monde injuste, il risque fort d'être mal venu de se plaindre d'être spolié devant une justice aux mains de l'ennemi, qui n'a aucune raison d'être impartiale. Paul ne dira pas autre chose en mettant en garde contre ce qu'il appelle les plaidoiries devant les païens (1 Co 5).
Or, le texte biblique « œil pour œil, dent pour dent » concerne la juste rétribution requise, il concerne l'équité dont doit faire preuve un juge honnête. Il ne s'agit évidemment pas dans le « œil pour œil, dent pour dent » biblique d’arracher un œil. Pas question de vendetta, même restreinte ! Il s’agit de justice rétributive où la tradition juive a appris à lire une ouverture vers ce qui finira par mettre en question jusqu'à la peine de mort : un tribunal qui mettrait en œuvre une peine de mort tous les 70 ans serait criminel, dit le Talmud. « Œil pour œil, dent pour dent » ne concerne donc, a fortiori, pas la vengeance personnelle. Mais une juste justice.
Or, on est en un temps où la justice est forcément suspecte, parce que dominée par un ennemi considérablement plus puissant. La sagesse consiste alors au minimum à faire le gros dos ; et pour les plus sages, qui ne veulent pas ajouter l'amertume à leur domination, à se confier en Dieu, seul juste juge, plutôt que de cultiver le ressentiment.
Mieux : vivre déjà le Royaume, en anticipation. Le Royaume : il s'agit de ces jours où il n'y a plus d'ennemis, mais des prochains — plus « ni juif, ni grec ; ni esclave ni libre ; ni homme et femme ». Savoir déjà découvrir dans les mesquineries des oppresseurs des signes de leur immense faiblesse, des signes de leur insécurité chronique, de leur besoin de réconfort ! Savoir par là les désarmer par une force intérieure qu'ils ne soupçonnent même pas, mais qui finit toujours par se concrétiser : c'est de la sorte que le Royaume espéré commence à se déployer, que les choses commencent à changer.
C'est ainsi que Jésus invite à redécouvrir le sens des préceptes de la Torah. Des préceptes qui ainsi redécouverts, sont la Loi du Royaume, qu'il s'agit de vivre dès à présent !
Fait écho à Jésus la parole de l'Apôtre Paul citant le livre des Proverbes : « ne vous vengez pas vous-mêmes, mais laissez agir la colère ». La victoire qui s'annonce, victoire sur tous les oppresseurs, n'est pas le fruit du ressentiment et du désir de vengeance. Elle est le produit de la promesse de Dieu, Dieu juste à qui il s'agit de remettre l'exercice de la vengeance. Il s'agit de se décharger sur lui de tout ressentiment qui ne pourrait que nous ronger.
Quant à la réalisation de la promesse, elle advient par la mise en pratique, dès aujourd'hui, de la Loi du Royaume.
*
Il ne reste que cette possibilité. « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait », dit Jésus, évoquant le Lévitique (ch. 19, v. 2) : « vous serez saints car je suis saint, dit le Seigneur » (texte du jour, même chapître que celui sur l’amour du prochain). La « perfection » en question ne consiste pas en un état tel qu'il nous arracherait à notre humanité et à ses faiblesses, mais en une visée sérieusement poursuivie, qui se traduit en l'imitation, dans le cadre de nos limitations, de Dieu faisant pleuvoir, ou se lever le soleil, sur tous, « sur les justes et sur les injustes. »
C'est élever à la dignité de frère et de sœur du Christ que d'imiter Dieu en imitant le Christ se faisant le prochain du blessé du bord du chemin — blessé jusqu’en son sens oblitéré de la justice, comme le Romain oppresseur, qui se croit témoin de l’ordre et de la paix : « Pax romana », clame-t-il en pratiquant l’injustice, en blessé de la justice.
*
Car, Jésus ne l'ignore pas — il en mourra —, l’injustice demeure en ce monde jusqu’au jour de son Règne…
Avec une question terrible : en attendant, où est Dieu dans ce monde injuste et violent ? Où est-il en attendant que son Règne vienne ?
On connaît la remarque d’Elie Wiesel à Auschwitz : il est avec cet adolescent pendu par les nazis… Écho au serviteur souffrant du livre d’Ésaïe et, pour les chrétiens, à sa présence dans le Crucifié ; et — peut-être est-ce le message silencieux de Juges 19 —, ce Dieu dont on ne saurait prononcer le Nom au-dessus de tout nom est dans la souffrance de la femme anonyme… Dieu rachetant en pleurant, en s’identifiant à elle, ce monde dont il a jugé que sa possibilité était préférable aux ténèbres du non-être. Ce monde de douleur appelé encore aujourd’hui à une vie par laquelle un seul instant de lumière est chargé de la possibilité d’un Oui quand même…
(Textes du jour : Lévitique 19, 1-2 & 17-18 ; Psaume 103 ; 1 Co 3, 16-23 ; Matthieu 5, 38-48)
Aucun commentaire :
Enregistrer un commentaire