dimanche 23 avril 2023

"Il leur ouvrit l’intelligence pour comprendre les Écritures"




Luc 24, 13-48
13 Et voici que, ce même jour, deux d’entre [les disciples] se rendaient à un village du nom d’Emmaüs, à deux heures de marche de Jérusalem.
14 Ils parlaient entre eux de tous ces événements.
15 Or, comme ils parlaient et discutaient ensemble, Jésus lui-même les rejoignit et fit route avec eux ;
16 mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître.
17 Il leur dit : "Quels sont ces propos que vous échangez en marchant ?" Alors ils s’arrêtèrent, l’air sombre.
18 L’un d’eux, nommé Cléopas, lui répondit : "Tu es bien le seul à séjourner à Jérusalem qui n’ait pas appris ce qui s’y est passé ces jours-ci !" -
19 "Quoi donc ?" leur dit-il. Ils lui répondirent : "Ce qui concerne Jésus de Nazareth, qui fut un prophète puissant en action et en parole devant Dieu et devant tout le peuple :
20 comment nos grands prêtres et nos chefs l’ont livré pour être condamné à mort et l’ont crucifié ;
21 et nous, nous espérions qu’il était celui qui allait délivrer Israël. Mais, en plus de tout cela, voici le troisième jour que ces faits se sont passés.
22 Toutefois, quelques femmes qui sont des nôtres nous ont bouleversés : s’étant rendues de grand matin au tombeau
23 et n’ayant pas trouvé son corps, elles sont venues dire qu’elles ont même eu la vision d’anges qui le déclarent vivant.
24 Quelques-uns de nos compagnons sont allés au tombeau, et ce qu’ils ont trouvé était conforme à ce que les femmes avaient dit ; mais lui, ils ne l’ont pas vu."
25 Et lui leur dit : "esprits sans intelligence, cœurs lents à croire tout ce qu’ont déclaré les prophètes !
26 Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela et qu’il entrât dans sa gloire ?"
27 Et, commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait.
28 Ils approchèrent du village où ils se rendaient, et lui fit mine d’aller plus loin.
29 Ils le pressèrent en disant : "Reste avec nous car le soir vient et la journée déjà est avancée." Et il entra pour rester avec eux.
30 Or, quand il se fut mis à table avec eux, il prit le pain, prononça la bénédiction, le rompit et le leur donna.
31 Alors leurs yeux furent ouverts et ils le reconnurent, puis il leur devint invisible.
32 Et ils se dirent l’un à l’autre : "Notre cœur ne brûlait-il pas en nous tandis qu’il nous parlait en chemin et nous ouvrait les Écritures ?"
33 A l’instant même, ils partirent et retournèrent à Jérusalem ; ils trouvèrent réunis les Onze et leurs compagnons,
34 qui leur dirent : "C’est bien vrai ! Le Seigneur est ressuscité, et il est apparu à Simon."
35 Et eux racontèrent ce qui s'était passé et comment ils l'avaient reconnu à la fraction du pain.
36 Comme ils parlaient ainsi, Jésus fut au milieu d’eux et il leur dit : "La paix soit avec vous."
37 Effrayés et remplis de crainte, ils pensaient voir un esprit.
38 Et il leur dit : "Quel est ce trouble et pourquoi ces objections s’élèvent-elles dans vos cœurs ?
39 Regardez mes mains et mes pieds : c’est bien moi. Touchez-moi, regardez ; un esprit n’a ni chair, ni os, comme vous voyez que j’en ai."
40 Et disant cela, il leur montra ses mains et ses pieds.
41 Mais étant néanmoins incrédules, loin de la joie et ébahis, il leur dit : "Avez-vous ici de quoi manger ?"
42 Ils lui offrirent un morceau de poisson grillé.
43 Il le prit et mangea sous leurs yeux.
44 Puis il leur dit : "Voici les paroles que je vous ai adressées quand j’étais encore avec vous : il faut que s’accomplisse tout ce qui a été écrit de moi dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes."
45 Alors il leur ouvrit l’intelligence pour comprendre les Écritures,
46 et il leur dit : "C’est comme il a été écrit : le Christ souffrira et ressuscitera des morts le troisième jour,
47 et on prêchera en son nom la conversion et le pardon des péchés à toutes les nations, à commencer par Jérusalem.
48 C’est vous qui en êtes les témoins."

*

Les disciples d’Emmaüs étaient en deuil. Leur maître venait de mourir. D'une fête de joie gâchée de la sorte, la Pâque, ils repartaient abattus. Tellement abattus qu'ils ne se sont dans un premier temps que peu arrêtés à ce qu’ont dit les femmes revenant du tombeau, évoquant le relèvement de Jésus d'entre les morts…

C’est que, pour reprendre l'expression de Jean 20, 9, « ils n’avaient pas encore compris l’Écriture selon laquelle Jésus devait se relever d’entre les morts. » À présent, « il leur ouvre l’intelligence pour comprendre les Écritures » (Lc 24, 45), selon que, dit-il, « il faut que s’accomplisse tout ce qui a été écrit de moi dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes » (v. 44) — c’est-à-dire la Bible hébraïque. De ce qui est écrit dans cette première Bible, citée en Luc dans le grec d’une deuxième Bible, la LXX, naît aujourd'hui une troisième Bible, notre Ancien Testament, dont la clef est la foi au Ressuscité, cœur du Nouveau Testament.

*

Voici donc comment s’opère cette naissance. Le Ressuscité partage un repas avec les deux disciples : une rencontre effective, concrète — ce qu’il va préciser devant les autres disciples : ce n’est pas un esprit, mais lui en chair et en os. Le Ressuscité ne se rencontre que dans une expérience concrète. Et lorsque les disciples d’Emmaüs leur disent leur expérience, les autres perçoivent bien quelque chose, mais ils ne saisissent pas. Et lorsque le Christ leur apparaît… ils croient être devant un fantôme ! Cela nous semble aussi irrationnel qu’une résurrection ? Peut-être, mais au moins, un fantôme on sait ce que c’est — si l’on y croit. Et à l’époque, on y croit. C’est le monde des morts qui se manifeste, autrement que dans le rêve nocturne, mais de façon équivalente.

Nous savons tous que l’on rencontre nos morts dans nos rêves. Le fantôme n’est jamais qu’une espèce particulière de ce type de rencontre. Inhabituelle, et par là effrayante. Les morts qui envahissent un instant le monde des vivants ; qui viennent un instant du monde de la nuit au monde du jour. Effrayant, cet effacement momentané des frontières des mondes. Et les disciples, croyant en être là concernant la présence de Jésus après le récit des pèlerins d’Emmaüs, sont effrayés.

Effrayant, mais rassurant aussi — en ce sens que l’on n’est pas tout à fait dans l’inconnu. C’est dans l’ordre des choses : il y a des morts, il y a des vivants ; et parfois ils se croisent. Mais au fond, tout est à sa place. Les morts, et les vivants. Mais voilà que ce n’est pas à cela qu’ils ont affaire. C’est bien Jésus vivant qui est ici. Pas un fantôme, mais Jésus en chair et en os. C’est l’expression qu’emploie le texte : voyez et touchez : je suis en chair et en os, dit-il en leur montrant ses mains et ses pieds… On retrouve ici quelque chose qui ressemble à l’épisode de Thomas dans l’Évangile de Jean. À savoir : il manque quelque chose pour qu’ils croient. Quelque chose dont ont bénéficié les disciples d’Emmaüs. La rencontre. L’expérience de la rencontre dans le partage.

*

Qu’il est difficile de reconnaître le Ressuscité ! D’autant plus difficile du cœur d'un tel abattement, qui en rajoute au fait qu'il est de tout temps difficile de le rencontrer en vérité, c’est-à-dire ne pas le confondre avec les images que nous nous en faisons, avec les a priori que nous avons sur lui. « Ils n’avaient pas encore compris l’Écriture selon laquelle Jésus devait se relever d’entre les morts. »

Le texte nous donne lui-même une indication pour que nous comprenions ce qui empêche les disciples de reconnaître le Ressuscité, leur maître, qu’ils ont côtoyé trois jours avant. Une difficulté qui est aussi la nôtre : ils ne comprennent pas les Écritures, qu’ils connaissent pourtant, et que l’inconnu avec eux, Jésus, leur explique — dit le texte. Ni l’un, ni l’autre ne comprend, ni ne reconnaît Jésus… Ni Cléopas, ni… Mais au fait, et l’autre ? Qui est-il ? Mais ma question est-elle la bonne ? Peut-être, mais pas sûr… Et s’il fallait demander : qui est-elle ?… Ainsi posée la question dévoile un a priori tel qu’il ne nous trouble même pas : nous sommes convaincus que le second disciple est un homme, ce que le texte ne dit pas ! Comme eux ne reçoivent pas ce que dit l’Écriture que l’inconnu leur explique.

Quelque chose leur a échappé, de l’Écriture, et du Ressuscité ! Comme il nous échappe que le texte de Luc ne dit pas que le second disciple n’est pas forcément un homme ! Mieux, à bien y regarder, il suggère, en ne nommant pas le second disciple, que ce n’est pas le cas ! Voilà comment nous imposons au texte quelque chose qu’il ne dit pas, et qui nous empêche peut-être de voir de qui il s’agit ! L’autre disciple, pas nommé, pourrait avoir tout lieu d’être tout simplement Mme Cléopas — prénommée Marie selon l’Évangile de Jean (19, 25) ! — , qui invite Jésus à sa table… Un couple de disciples. Étrange ? Et pourtant, M. et Mme invitant Jésus chez eux… Quoi de bizarre ? Mais on n’y a pas pensé…

Eh bien c’est un phénomène de ce genre, compréhension a priori, qui empêche les disciples de comprendre l'Écriture et de reconnaître Jésus ! Ils savent à quoi on doit s’attendre : à rien, concernant celui qui vient de mourir ! Il est mort ! Du coup, ils ne le voient pas, ils ne le reconnaissent pas… Et nous ? Comment imaginons-nous Jésus ? Rien qu’au plan physique… Cela juste pour illustrer la difficulté des disciples. Car la vraie difficulté n’est pas de l’ordre de l’apparence physique pour eux qui l’ont côtoyé : ils connaissaient son physique.

Mais lorsque, ressuscité, il leur apparaît… ils ne le reconnaissent pas ! Le problème, qui vaut pour nous aussi bien que pour eux, est lié à l'abîme qui sépare le temps de l'éternité et qui rend le Ressuscité inaccessible à l'imagination des disciples comme à la nôtre.

C’est le contact de l'éternité qui est incompréhensible, c’est ce contact qui nous trouble dans tout ce qui rompt l'ordre habituel des choses, et cela au plus haut point dans la résurrection — mais aussi, et ce n’est pas sans rapport, dans l’intimité avec Dieu qui nous conduit à changer nos regards sur autrui. Troublant contact avec la vérité de Dieu. Troublante résurrection. Trop troublante.

Le choc de l’éternité a des conséquences bouleversantes. Des conséquences jusque sur notre quotidien et nos relations avec autrui… Et cela nous le pressentons. Et nous en avons peur ! Mais voilà que l'éternité nous envahit, déferle dans notre temps, depuis un dimanche de Pâques, dont on choisit aisément de ne pas en voir les conséquences.

Aussi, le Ressuscité viendrait-il lui-même à nos côtés nous dévoiler son visage dans les Écritures, notre certitude confortable que tout est bien à sa place — l'éternité d'un côté, notre quotidien moyen de l'autre, — hurlerait dans son pesant silence à nos cœurs se consumant, qu'il s'agit surtout de ne pas voir. La terreur d'avoir à reconnaître le Ressuscité rejoint notre terreur de la grâce. La grâce est, dans sa gratuité, don d'intimité, et d'intimité avec Dieu, nécessairement terrorisante, mais ce faisant, elle est par là-même libération.

Chose toujours surprenante ; qui ouvre sur ce qu’on ne soupçonnait pas. Lorsqu’on rencontre vraiment autrui, gratuitement, on est contraint de réviser ses propres jugements. Ainsi du Christ pour les disciples d’Emmaüs. On avait un point de vue sur lui. Limitatif. À la mesure de notre imagination, de ce que l’on considérait comme devant être un Messie (cf. Lc 24, 21). Lorsqu’il apparaît tel qu’il est, on ne le reconnaît donc pas : ah, s’il pouvait se montrer d'une façon qui ne nous surprenne pas ! Sous une forme connue, repérable, habituelle ! Mais ce n'est pas ce qu'il fait. Et lorsqu'il nous explique les Écritures sans avoir au préalable conforté nos repères, on ne l'écoute pas, on ne l'entend pas. Ce faisant, notre cœur ne brûle-t-il pas au-dedans de nous ?

*

Et ce qui est vrai du Christ devient, en lui, vrai aussi de chacune et chacun de ceux qu’il nous donne de côtoyer et que l’on a pris l’habitude de regarder toujours comme d’habitude — ces frères et sœurs du Ressuscité, frères et sœurs dans l’espérance de leur résurrection, résurrection que nous affirmons, mais d’une façon qui risque toujours de ne rester qu’un mot… Les disciples d’Emmaüs regardaient l’inconnu comme on regarde habituellement ceux que nous côtoyons, à commencer par nos proches — et a fortiori des étrangers. Le Christ s'est montré en étranger à Emmaüs ; et puisque les disciples avaient pris l’habitude de regarder le Christ comme d’habitude, lorsqu’il se montre tel qu’il est au-delà de leurs regards appesantis par le sommeil de l’habitude, ils ne le reconnaissent pas.

“Notre cœur ne brûlait-il pas au-dedans de nous ?” Mais n’est-ce pas déjà notre expérience à chacune et chacun au quotidien ? Notre cœur ne brûle-t-il pas au-dedans de nous quand nous côtoyons jour après jours des frères et sœurs du ressuscité, quand nous mangeons avec eux — partageant le pain —, quand ils nous parlent, et que nous n’entendons que ce que nous avons pris l’habitude de filtrer, que nous n’en voyons qu’un quotidien toujours le même, alors que nous avons devant nous, à côté de nous, un frère, une sœur du Ressuscité, promis à la même gloire, déjà présente, de façon cachée, en lui, en elle ?

Notre cœur ne brûle-t-il pas au-dedans de nous quand nous ne reconnaissons pas l’image de Dieu dans celui ou celle, à côté de nous, que nous cantonnons dans les vieux jugements définitifs que nous avons pris l’habitude de porter sur lui, sur elle ? Au point que lorsque nous ne reconnaissons pas un prochain qui n’est encore que dans l’espérance de la résurrection que la parole de Dieu est en passe de faire germer en lui, nous le cantonnons dans ce chemin de dégradation et dans cette mort que Jésus a vaincues.

Ressuscité, étant la résurrection même (Jn 11, 25), il a la puissance de transformer nos regards comme ceux des disciples d’Emmaüs. C'est au moment de la fraction du pain, moment de partage, d'intimité, que les disciples reconnaissent Jésus. Mais là la grâce est précédence silencieuse qui brise les terreurs, les craintes, les habitudes. L'établissement de cette intimité, terrorisante pour qui l'anticipe avant de la connaître, ou pour qui regarderait après coup la rupture qu'elle a provoquée, contemplation inévitablement vertigineuse face à un tel abîme ; — l'établissement de l'intimité se fait, contre toute attente, en douceur, contre toute attente et à la surprise du regard rétrospectif.

C'est là l'étonnement de la grâce, qui brise, dans l'intimité qu’elle établit, toutes nos fausses certitudes. Pour les disciples d'Emmaüs, ils ont basculé, au cœur de leur temps envahi par le Ressuscité, dans l'éternité qui advient en lui. Pour nous aussi la présence du Ressuscité peut tout changer, change tout, dès aujourd'hui !


RP, Poitiers, 23.04.23
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(Textes du jour : Actes 2, 14-33 ; Psaume 16, 21-29 ; 1 Pierre 1, 17-21 ; Luc 24, 13-35)


dimanche 16 avril 2023

La libération par la foi à la résurrection




Jean 20, 19-31
19 Le soir de ce même jour qui était le premier de la semaine, alors que, par crainte des chefs judéens, les portes de la maison où se trouvaient les disciples étaient verrouillées, Jésus vint, il se tint au milieu d'eux et il leur dit : "La paix soit avec vous."
20 Tout en parlant, il leur montra ses mains et son côté. En voyant le Seigneur, les disciples furent tout à la joie.
21 Alors, à nouveau, Jésus leur dit : "La paix soit avec vous. Comme le Père m'a envoyé, à mon tour je vous envoie."
22 Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et leur dit : "Recevez l'Esprit Saint ;
23 ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Ceux pour qui vous les soumettrez, ils leur ont été soumis."
24 Cependant Thomas, l'un des Douze, celui qu'on appelle Didyme, n'était pas avec eux lorsque Jésus vint.
25 Les autres disciples lui dirent donc : "Nous avons vu le Seigneur !" Mais il leur répondit : "Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je n'enfonce pas mon doigt à la place des clous et si je n'enfonce pas ma main dans son côté, je ne croirai pas !"
26 Or huit jours plus tard, les disciples étaient à nouveau réunis dans la maison, et Thomas était avec eux. Jésus vint, toutes portes verrouillées, il se tint au milieu d'eux et leur dit : "La paix soit avec vous."
27 Ensuite il dit à Thomas : "Avance ton doigt ici et regarde mes mains ; avance ta main et enfonce-la dans mon côté, cesse d'être incrédule et deviens un homme de foi."
28 Thomas lui répondit : "Mon Seigneur et mon Dieu."
29 Jésus lui dit : "Parce que tu m’as vu, tu as cru ; bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru."
30 Jésus a opéré sous les yeux de ses disciples bien d’autres signes qui ne sont pas rapportés dans ce livre.
31 Ceux-ci l’ont été pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour que, en croyant, vous ayez la vie en son nom.

*

Le Ressuscité a consumé les puissances de la mort. En s’adressant à Thomas, il parle à chacune et chacun de nous, après s’être adressé à chacun des disciples : « tout en parlant, il leur montra ses mains et son côté ». Des mots similaires sont rapportés par Luc (24, 39) : « Regardez mes mains et mes pieds : c’est bien moi. Touchez-moi, regardez ; un esprit n’a ni chair, ni os, comme vous voyez que j’en ai. »

Les Évangiles y insistent, comme pour souligner cette trop troublante résurrection de la chair que Jésus signe ici dans son corps ressuscité : « un esprit n’a ni chair ni os ». Scandale pour la raison. Même si la notion de la résurrection a des antécédents (cf. 1 Corinthiens 15), avant Pâques, dans la réflexion philosophique du judaïsme de même que dans le monde persan, notre raison, comme on le voit chez les philosophes d’Athènes au livre des Actes (17, 31 sq.), bute, scandalisée…

« ‭Alors il leur ouvrit l’esprit, afin qu’ils comprennent les Écritures » (Luc 24, 45), écho à « ils n’avaient pas encore compris l’Écriture selon laquelle Jésus devait se relever d’entre les morts » (Jn 20, 9). Car c’est là comprendre les Écritures ! Là et pas en tournant autour des Écritures, en parlant à propos des Écritures, sans recevoir ce qu’elles nous disent…

Scandale pour la raison, jusqu'à nous. D’où la tentation de « spiritualiser » tout cela… C’est contre cela que Jésus invite Thomas à toucher ses plaies. Comme dans Luc il y invite les douze — et avec eux, par leur intermédiaire, nous tous : heureux celles et ceux qui n’ont pas vu comme Thomas, et qui ont cru, pourtant. Notons que Thomas n’a pas eu besoin de toucher, et qu’il n’a pas cru ce qu’il a vu (pas besoin, il l’a vu !), mais il a cru parce qu’il a vu : il a cru ce qui est au-delà de ce qu’il voit, et qui le conduit à confesser : « mon Seigneur et mon Dieu. »

Heureux celles et ceux qui sans avoir vu comme Thomas, ont cru, comme lui, que là, dans la présence réelle du Ressuscité, est le rachat de notre être de chair, de tout notre être. Notre vie ne se réalise, ne se concrétise, que dans notre histoire, dans nos rencontres, dans la trivialité du quotidien, bref, dans la chair ! Et c’est cela qui est racheté, radicalement et éternellement racheté au dimanche de Pâques.

Le rachat dont il est question n’est pas l’accès à un statut d’esprit évanescent et fantomatique. C’est bien tout ce qui constitue notre être, notre histoire, l’expérience de nos rencontres et donc de nos sens, de notre chair, qui est racheté. Notre histoire qui a fait de nous, qui fait de nous, qui fera de nous, ce que nous sommes, cette réalité de nos vies uniques devant Dieu. C’est l’extraordinaire nouvelle qui nous est donnée par le Ressuscité : lui aussi, Fils unique et éternel de Dieu, advient à l’éternité qui est la sienne par le chemin de son histoire dans la chair : ses plaies-mêmes, qui ont marqué sa chair, sont constitutives de son être !

… Signe que tous nos instants, ceux de Thomas, ceux des Apôtres, les nôtres, chacun de nos moments uniques dans l’éternité, est porteur de notre propre vocation à l’éternité ! Là est rien moins que le sens — éternel ! — de notre vie.

Et là est la pleine libération, une libération qui concerne tout l’être, à savoir jusqu'à la chair, selon que la Parole est devenue chair (Jn 1, 14), libération que Jésus octroie aux disciples enfermés : « les portes de la maison où se trouvaient les disciples étaient verrouillées », par peur des autorités (v. 19)… Et… « Jésus vint, il se tint au milieu d'eux et il leur dit : "La paix soit avec vous." Puis, leur ayant montré ses mains et son côté, à nouveau il leur dit : "La paix soit avec vous. Comme le Père m'a envoyé, à mon tour je vous envoie." Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et leur dit : “Recevez l'Esprit Saint” » (v. 20-22).

Libération : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie » (Jn 20, 21). Pour une mission… C’est par les disciples et nous après eux, que le projet de la Création est appelé à être accompli. Jésus nous passe le relais — comme le Père s’est retiré dans son repos lors de la Création —, Jésus nous passe le relais en nous donnant l’Esprit du Père qui l’a animé : « comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie ». Et, écho de la Genèse, il souffle sur eux : « Recevez l’Esprit Saint »… et déliez ceux qui sont liés. Tel est l’envoi, la mission, pour une Création nouvelle — dont nous sommes les acteurs, à l’instar de Thomas qui, absent comme nous au dimanche de Pâques, est présent huit jours après Pâques — un dimanche comme aujourd'hui.

Thomas est notre représentant, à nous qui n'avons pas vu et qui sommes appelés à entrer dans la Création nouvelle. Heureux celles et ceux qui sans avoir vu ont cru. Car rien ne se fait, en termes de Création nouvelle, renouvelée, sans un acte de foi en ce qui ne se voit pas, ne se voit pas encore à ce qui est, ou semble encore impossible.

Or, à bien lire ce texte, la Création nouvelle — fruit de la foi, — est fondée sur le pardon : « déliez ceux qui sont liés » par la fatalité, par la mort qui menace, par leur culpabilité. À qui vous pardonnez, à qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis…

*

Nouveau commencement. S’ouvre la porte de tous les possibles. Porte de liberté. Une liberté qui est bien une question de pardon — le pardon qui libère : « ceux pour qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis » (plutôt que « ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus », comme si les Apôtres avaient pour mission de retenir captifs de leurs péchés certains de ceux à qui ils sont envoyés !). La libération est en deux volets : pardon du péché, de tout ce qui rend captif, et soumission du péché qui rend captif, pour une libération totale, victoire sur tous les esclavages, pour une ouverture sur la domination sur le péché, promesse d'accomplissement de ce que n’a pu faire Caïn : « domine sur le péché » (Gn 4). Comme mort au péché à la croix pour une résurrection à la vie nouvelle.

Voilà les Apôtres envoyés — et nous à leur suite — pour communiquer pleinement la libération que par sa résurrection, Jésus vient d'octroyer dans le don de l’Esprit saint.

Envoyés pour communiquer la libération abondamment : « ceux pour qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis. » Et mieux : « ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis. » (Aspect qui relève de la promesse — 1 Jn 5, 18 : « quiconque est né de Dieu ne pèche pas » —, promesse puisqu’en deçà de ce pouvoir de l’Esprit sur le péché, nous savons que nous pécherons encore et que nous aurons encore besoin de recevoir et le pardon et la promesse, en recourant à l'avocat que nous avons auprès du Père).

Car la libération passe par la reconnaissance de la part sombre qui est en nous. Sans quoi, la puissance du péché, c’est la mort, affirme la Bible. Mais le Ressuscité, qui a vaincu la mort, a pouvoir sur tout. Il a pouvoir même sur le péché.

Telle est la parole de liberté, parole de pardon qui met fin à la crainte et nous envoie à notre tour avec la paix de Dieu — « La paix soit avec vous » — qui nous est donnée dans ce souffle de l’Esprit saint : « la paix soit avec vous », dit le Ressuscité une deuxième fois. Malgré la crainte qui est au début du texte et qui maintient les disciples derrière des portes verrouillées — malgré la crainte et le refus qu’elle porte, crainte que Jésus doit encore et encore apaiser : « La paix soit avec vous » — dit-il une troisième fois…

*

Cette parole est près de toi, dans ta bouche et dans ton cœur : elle n'est pas dans le tombeau — vide. Elle n'est pas non plus aux extrémités du monde pour qu'on dise « qui ira la chercher pour nous » — dès lors qu'elle est prononcée, elle est « près de toi, dans ta bouche et dans ton cœur », dit le Deutéronome, repris par Paul. Aux extrémités de la terre, les disciples y sont donc envoyés pour qu'elle habite tous les lieux et tous les temps, emplir tout à nouveau la terre et les cieux. Trois fois, aux lendemains du sortir du tombeau, à la face du ciel, pour tous les horizons de la terre, retentit jusqu’à nous la parole donnée par le Ressuscité : « La paix soit avec vous. »


RP, Poitiers, 16.04.23
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(Textes du jour : Actes 2, 42-47 ; Psaume 118, 17-29 ; 1 P 1, 3-9 ; Jean 20, 19-31)


dimanche 9 avril 2023

“Ils n’avaient pas encore compris l’Écriture…”




Jean 20, 1-9
1 Le premier jour de la semaine, à l’aube, alors qu’il faisait encore sombre, Marie de Magdala se rend au tombeau et voit que la pierre a été enlevée du tombeau.
2 Elle court, rejoint Simon-Pierre et l’autre disciple, celui que Jésus aimait, et elle leur dit : « On a enlevé du tombeau le Seigneur, et nous ne savons pas où on l’a mis. »
3 Alors Pierre sortit, ainsi que l’autre disciple, et ils allèrent au tombeau.
4 Ils couraient tous les deux ensemble, mais l’autre disciple courut plus vite que Pierre et arriva le premier au tombeau.
5 Il se penche et voit les bandelettes qui étaient posées là. Toutefois il n’entra pas.
6 Arrive, à son tour, Simon-Pierre qui le suivait ; il entre dans le tombeau et considère les bandelettes posées là
7 et le linge qui avait recouvert la tête ; celui-ci n’avait pas été déposé avec les bandelettes, mais il était roulé à part, dans un autre endroit.
8 C'est alors que l’autre disciple, celui qui était arrivé le premier, entra à son tour dans le tombeau ; il vit et il crut.
9 En effet, ils n’avaient pas encore compris l’Écriture selon laquelle Jésus devait se relever d’entre les morts.

*

« Ils n’avaient pas encore compris l’Écriture selon laquelle Jésus devait se relever d’entre les morts ». Pourquoi n’avaient-ils pas compris ? La raison de fond pourrait bien être : parce que comprendre coûtera tout !… Car les Évangiles, dont celui de Jean que nous avons lu, suggèrent bien que ne pas comprendre est finalement le fait d’un aveuglement — selon un choix, « préférer les ténèbres » (Jean 3, 19). Se pose alors une question préalable : celle des motifs qu’on se donne pour ne pas comprendre ? Aujourd’hui, on répondrait : c’est parce que la science nous dit que la résurrection est impossible. Est d’ordre scientifique ce qui est reproductible en laboratoire. Ce qui s’est passé au dimanche de Pâques n’est pas reproductible en laboratoire… Alors ce qu’en disent les Écritures…

Sauf que ce que constate Marie de Magdala est d'un tout autre ordre que celui auquel accède la science, tout comme ce que voit et croit l'autre disciple. Ici on entre dans l’impossible. Notre science s'arrête, comme le disciple, à l'entrée du tombeau. Ici, notre raison n'a accès qu'à des paraboles, comme autant de bandelettes laissées là.

Une de ces paraboles, une illustration, est celle du papillon. La résurrection nous semble impossible ? Les disciples en sont naturellement là. Une chenille peut-elle voler ? Non évidemment… Mais elle devient papillon ! Les chenilles subissent une métamorphose impressionnante. Leur cycle de vie comporte quatre stades : œuf, chenille, chrysalide, puis papillon. Les chenilles muent plusieurs fois avant de passer au stade de papillon.

Chez l’homme, on connaît trois stades : le stade fœtal, puis notre stade, puis la tombe. Point final. Pour la chenille, dans sa « tombe », le sarcophage du cocon, les choses bougent… C’est là une illustration, puisque les chenilles, elles, ne meurent pas en devenant papillons…

Ainsi, en suivant la science, on peut ne pas recevoir la parabole de la chenille se réveillant papillon… Et, en conséquence, tournant autour du pot d’un réveil de Jésus d’entre les morts qui devrait se contenter d'être une métaphore symbolisant une forme d’ « espérance malgré tout », on reste confronté à la question que nous pose l'Écriture. « Ils n’avaient pas encore compris l’Écriture selon laquelle Jésus devait se relever d’entre les morts ».

Allons toutefois un peu plus loin, pour voir de quel angle, irréfutable, nous parle la science, et de quel angle elle ne nous parle pas.

Aujourd’hui, la science nous dit par exemple — depuis plusieurs années par les rapports du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) — que les dégâts dus au réchauffement climatique sont déjà irréversibles. Il faut changer tout de suite. Que fait-on sachant cela ? Rien… quelle que soit la raison ou l’absence de raison de ce rien !…

Que dit la science concernant notre vie et notre mort ? Au fond, l’histoire de la pensée le montre : on s’en fiche ! On ne retient de la science que ce qui vient conforter nos a priori et nos positions. Au sujet de la menace climatique, comme de tout le reste, y compris la vie et la mort, dont on est pourtant si curieux…

*

« Ils n’avaient pas encore compris l’Écriture selon laquelle Jésus devait se relever d’entre les morts ». Reprenons. Pourquoi cette incompréhension de l’Écriture ? Si c’était aujourd'hui on pourrait dire ici aussi : ils se préoccupaient de questions scientifiques — et donc, concernant les Écritures : datation des textes, les auteurs sont-ils bien ceux que l’on croit ? Etc.

À l'époque, cet aspect des choses n’était pas à l’ordre du jour, mais en commun avec cela, de tout temps, on cherche tout — autour de l’Écriture, sauf ce que dit l'Écriture, qui trouble tant… La question est la même : pourquoi n'avaient-ils pas compris ? Parce que cela coûte le dépassement de ce que nous croyions jusque là, et précisément de ce que nous croyions de nous. Parce que cela coûte tout. Aussi, on pratique la fuite en avant.

Aujourd’hui à nos façons dites scientifiques, à l’époque pour d'autres motifs, mais au fond, il s'agit avant tout, hier comme aujourd’hui et en tout temps, de surtout ne pas comprendre, et pour cela on s’appuie sur des prétextes, par exemple intitulés « science », en faisant mine de penser la résurrection comme ce qu’elle n’est pas.

La résurrection est quelque chose dont la science ne parle pas, ni au sens de science des textes — ni au sens de reproductible en laboratoire… La résurrection des morts dans l'Écriture est tout autre chose. Et la résurrection du Christ, que l'Écriture donne comme réelle, est tout autre chose.

*

On menaçait les premiers chrétiens de brûler leur corps pour empêcher leur résurrection (les Romains avaient remarqué cet aspect de leur foi). Leur être, notre être, serait-il dans ce qui en nous est consumable par le feu ? Si oui, dans quelle partie précisément de ce que l’on menaçait de brûler ? Quelle partie précisément de notre être devrait-on redouter de voir brûler ? Quelle partie échapperait à la puissance divine de résurrection ? Tel os essentiel ? Tel pivot de la structure de nos corps ? Quelle partie serait plus constitutive de nos êtres que telle autre ? Aujourd’hui, nous dirions notre cerveau — c’est tout de même le siège de notre pensée, dit-on de nos jours. Antan, ça pouvait être ailleurs, comme le cœur, devenu ensuite une simple pompe.

On sait pourtant que les premiers chrétiens avaient appris à ne pas redouter de telles menaces… Les martyrs brûlés ont-ils plus perdu de leur être que ceux qui sont morts âgés et de leur belle mort ? Non évidemment. Nous savons en outre (à nouveau la science) que toutes nos cellules sont renouvelées en un an. Nous ne sommes plus, physiquement, ce que nous étions l’an dernier.

Ce qui constitue notre être réel est plus profond… plus profond que nos profondeurs propres, que notre pensée, que notre mémoire. Nos êtres s’ancrent dans l’éternité de la mémoire de Dieu — seul éternel.

Comprendre cela, comprendre ce que disent les Écritures, libère de tout, comme pour un nouvel Exode de la Pâque hors de l’esclavage, hors de l’esclavage du péché et de la mort. Cela libère de tout, et pour cela, ça coûte tout ! C’est là ce qui est au cœur de ce qui empêche de comprendre les Écritures, et c’est ce que scelle la foi du dimanche de Pâques.

*

Voilà donc notre enveloppe temporelle dont nous nous dépouillons au jour le jour de son vieillissement ; une enveloppe déjà entrée dans la mort, qui s’use, qui se dégrade de jour en jour ; jusqu’au moment où il faudra la quitter comme un vêtement qui a fait son temps.

Et voilà ce qui apparaît dans la clarté du dimanche de Pâques : le Christ a été relevé d’entre les morts. Et pour qu’on ne s’y trompe pas, le corps, de toute façon, n’est pas là. Ce corps, cette enveloppe, qu’il a dépouillée à la croix.

Le relèvement du Christ d’entre les morts au dimanche de Pâques nous arrache à tout ce qui est vain, nous libère de tout ce qui est vain, à commencer par nos querelles et préoccupations d’égos ou aussi nos prétextes savants, dépouillés à la croix du Ressuscité.

Pour nous, il a dépouillé le corps temporel, provisoire, douloureux, et il a été relevé d’entre les morts. Et pour que cela apparaisse dans toute sa clarté, le tombeau est vide : la pierre en a été ôtée pour que nous ne restions pas autour du tombeau. Il n’est pas au tombeau. Aussi — pour les disciples comme pour nous — vous n’êtes pas appelés à y être non plus. Parce que ce qui vaut pour le Christ, et c’est là que son relèvement d’entre les morts est aussi un dévoilement de ce que disent les Écritures, une révélation ; ce qui vaut pour lui, vaut, en lui, aussi pour nous.

Notre vrai être n’est pas dans la dépouille de nos corps, pas plus que dans notre pensée ou dans notre mémoire propres, et surtout pas dans la vanité de nos égos, mais caché avec le Christ, en Dieu (cf. Colossiens 3, 3).

Ce qui ne rend pas nos corps provisoires insignifiants. Ils sont la manifestation visible de ce que nous sommes de façon cachée. Et ils sont le lieu de la solidarité. Le corps que le Christ s’est vu tisser dans le sein de sa mère manifeste dans notre temps ce qu’il est définitivement devant Dieu — et qui nous apparaît dans sa résurrection. Il est un autre niveau de réalité, celui qui apparaît dans la résurrection. Or nous en sommes aussi, à notre tour, en Christ. C’est cet autre niveau qu’il nous faut rechercher, pour y fonder notre vécu dans le provisoire. C’est à ce niveau de réalité-là qu’est notre vrai être. Vivre de la résurrection du Christ éternel, pour marcher vivants dès aujourd’hui sur les routes du provisoire.


RP, Châtellerault, Pâques, 9.04.23
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(Textes du jour : Actes 10.34-43 ; Psaume 118.1-16 ; 1 Co 5.6-8 ; Jean 20.1-9)


vendredi 7 avril 2023

Des ténèbres sur toute la terre




Matthieu 27, 1-61
[…] 39 Les passants l’insultaient, hochant la tête
40 et disant : « Toi qui détruis le sanctuaire et le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même, si tu es le Fils de Dieu, et descends de la croix ! »
41 De même, avec les scribes et les anciens, les grands prêtres se moquaient :
42 « Il en a sauvé d’autres et il ne peut pas se sauver lui-même ! Il est Roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix, et nous croirons en lui !
43 Il a mis en Dieu sa confiance, que Dieu le délivre maintenant, s’il l’aime, car il a dit : “Je suis Fils de Dieu !” »
44 Même les bandits crucifiés avec lui l’injuriaient de la même manière.
45 A partir de midi, il y eut des ténèbres sur toute la terre jusqu’à trois heures.
µ 46 Vers trois heures, Jésus s’écria d’une voix forte : « Eli, Eli, lema sabaqthani », c’est-à-dire « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
47 Certains de ceux qui étaient là disaient, en l’entendant : « Le voilà qui appelle Élie ! »
48 Aussitôt l’un d’eux courut prendre une éponge qu’il imbiba de vinaigre ; et, la fixant au bout d’un roseau, il lui présenta à boire.
49 Les autres dirent : « Attends ! Voyons si Élie va venir le sauver. »
50 Mais Jésus, criant de nouveau d’une voix forte, rendit l’esprit.
51 Et voici que le voile du sanctuaire se déchira en deux du haut en bas ; la terre trembla, les rochers se fendirent ;
52 les tombeaux s’ouvrirent, les corps de nombreux saints défunts ressuscitèrent :
53 sortis des tombeaux, après sa résurrection, ils entrèrent dans la ville sainte et apparurent à un grand nombre de gens.
54 A la vue du tremblement de terre et de ce qui arrivait, le centurion et ceux qui avec lui gardaient Jésus furent saisis d’une grande crainte et dirent : « Vraiment, celui-ci était Fils de Dieu. »

*

Un tissu de malentendus. Des ignorants en train de se moquer — personne ne comprend : il prie le Psaume 22, on croit qu’il appelle Élie — ; des signes du monde éternel en train d'entrer dans l'histoire. Signes à la fois terrifiants et merveilleux : le voile du Temple se déchire, la terre tremble, des résurrections…

Et en premier lieu, « des ténèbres sur toute la terre » (Mt 27, 45).

Comme le dit le Psaume 2, en arrière-plan de la relecture par les disciples de la condamnation à mort de leur maître, « tous se sont ligués contre le Messie » — tous, de toutes les nations ; cela, au jour de la crucifixion, sans vraiment s'en rendre compte. Ainsi les responsables de la Judée, censés être les représentants d'une nation farouchement opposée à la domination romaine, se montrent comme étant fort proches des Romains !

Le conflit tourne autour de la crainte de ceux qui ont des positions élevées face à l'espérance que suscite Jésus, qui commence à être jugée trop dangereuse — « s'il continue les Romains vont nous détruire », avertissait le chef du Temple Caïphe (en Jean 11, 48). Et finalement, les responsables religieux parviendront à retourner une part suffisante du peuple à propos de celui qui est en fait porteur de quelque chose de bien plus grand que les trop faibles espérances du peuple.

Quelques versets plus haut — Matthieu 26, 63-65 —,
[…] le grand pontife, prenant la parole, lui dit : Je t’adjure, par le Dieu vivant, de nous dire si tu es le Christ, le Fils de Dieu.
Jésus lui répondit : Tu l’as dit. De plus, je vous le déclare, vous verrez désormais le Fils de l’homme assis à la droite de la puissance de Dieu, et venant sur les nuées du ciel.
Alors le grand pontife déchira ses vêtements, disant : Il a blasphémé ! Qu’avons-nous encore besoin de témoins ? Voici, vous venez d’entendre son blasphème.
Les chefs du Temple ont invoqué ce prétexte pour livrer Jésus : le « blasphème » : il s'est identifié au Fils de l'Homme du livre de Daniel. Or le Fils de l'Homme est un être céleste, image éternelle de Dieu.

Les sadducéens, que sont les chefs du Temple d’alors, ne croient probablement pas à ce « Fils de l'Homme », être céleste qui existe avant que le monde soit, auquel le peuple, lui, croit. Et pourtant lorsque Jésus s'applique à lui-même la citation de Daniel (ch. 7, v. 13) sur le Fils de l'Homme, le grand pontife crie au blasphème.

Comme quoi les sadducéens et les partisans du roi Hérode, proches des Romains, et adversaires privilégiés de Jésus, peuvent fort bien s'accommoder de la croyance populaire, qui n'est sans doute pas la leur, au Fils de l'Homme céleste et éternel. Car voilà que cet être céleste devient concret, en Jésus ; la chose peut devenir dangereuse, surtout si ce Jésus rassemble les espérances du peuple ; ce dont les Romains pourraient s'inquiéter.

Le Fils de l'Homme est une figure céleste ! Or ce Jésus en train de comparaître n'a vraiment pas l'apparence du héros céleste, image éternelle de Dieu : il est au contraire humilié, méprisé, apparemment impuissant. Bientôt crucifié, sa prétention au titre divin de Fils de l'Homme peut bien sembler blasphématoire : ce prétendu céleste Fils de l'Homme n'a pas fière allure ! Crucifié, même les passants se moquent, même les bandits crucifiés avec lui l'injurient !

Curieux retournement, portant l'écho de la tentation au désert (Mt 4, 6). Même évocation du Psaume 91 : « que Dieu le délivre maintenant, s’il l’aime, car il a dit : “Je suis Fils de Dieu !” » (Mt 27, 43 / cf. Ps 91, 14).

Lui se taira, n'admettant aucune compromission : surtout pas avec les Romains et leurs partisans au pouvoir, mais pas non plus avec ceux qui veulent renverser les Romains par la force, nombreux sans doute parmi le peuple.

*

La crainte est bien celle qu'exprimait le grand pontife Caïphe, selon Jean (11, 48) : « s'il continue les Romains vont nous détruire ». On le leur livrera donc. Selon une série de malentendus et d’incompréhensions… D'où l'attitude de Pilate. Sa femme rêve, lui ne comprend pas : « qu'as-tu fait, que les tiens te livrent à moi ? » — « Moi je ne suis pas Judéen… vous avez votre Loi, etc. » Sous-entendu : « réglez donc cela entre vous ! »

Le problème que pose Jésus est renforcé par son silence devant ce Pilate perplexe : son Règne n'est pas de ce monde. Et ce n'est pas par la force, mais par l'Esprit de Dieu qu'il sera instauré. Pour l'heure, lorsque le Christ, « lumière du monde » (Jean 9, 5), est exclu du monde, c'est le monde et celui qui le séduit, le diable, qui est jeté hors de sa lumière : « il y eut des ténèbres sur toute la terre ».

Lorsque le monde de la vanité, de l'apparence et des pouvoirs passagers s'imagine réduire à l'impuissance celui dont il cloue les mains et les pieds, il ignore tout de ce qui est en train de se passer : Dieu est en train de révéler qui est Jésus par cette crucifixion.

Lorsque la lumière du monde est élevée de la terre (Jn 12, 32), la terre entre dans les ténèbres. Alors Dieu fait éclater la Vérité. Mieux que Pilate au procès, le centurion entrevoit cela et en conçoit de la crainte : « Il était vraiment le Fils de Dieu » (Mt 27, 54). Au milieu des moqueries, Dieu se révèle. C'est là, là seulement qu'il ne peut qu'être. La vraie justice, fût-elle voilée dans les sarcasmes — là est la puissance de Dieu.

*

Il est celui qui est qui était et qui vient, celui-là même qui a versé son sang, et voici que, Fils de l'Homme contemplé par Daniel, il vient sur les nuées (Apocalypse 1, 5-8).

Car son sang versé, c’est-à-dire sa mort, est, par sa résurrection, la source de notre salut, de notre accès à l’éternité — dans le vrai sens de ce que, selon Matthieu, a dit le peuple : « Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants ! » (27, 25). Ultime et affreux malentendu débouchant, celui-là, sur la lecture historique antisémite de ces mots de la foule… Celui qui meurt entend-il autre chose qu’une prière en vue du salut, cachée dans ces mots dits devant lui ? Ultime malentendu — la foule ne sait pas le sens profond de ses mots —, une demande de bénédiction de Dieu sous le sang versé pour que nous ayons la vie. Bénédiction et non pas malédiction !

Il nous est ainsi montré étrangement infiniment proche, jusqu’à la mort, jusqu’à son sang versé, lui qui est le Fils de l'Homme dans les cieux, demeurant avec Dieu avant la fondation du monde — nous appelant à notre tour à faire nôtres les mots du peuple : « Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants ! » Car là, dans son sang versé, est le salut du monde. Que telle soit notre prière, la prière de notre salut : « son sang sur nous et sur nos enfants ! »


RP, Poitiers, Vendredi saint, 7.04.23
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dimanche 2 avril 2023

“Hosanna”




Matthieu 21, 1-11
1 Lorsqu’ils approchèrent de Jérusalem et arrivèrent près de Bethphagé, au mont des Oliviers, alors Jésus envoya deux disciples
2 en leur disant : "Allez au village qui est devant vous ; vous trouverez aussitôt une ânesse attachée et un ânon avec elle ; détachez-la et amenez-les-moi.
3 Et si quelqu’un vous dit quelque chose, vous répondrez : Le Seigneur en a besoin, et il les laissera aller tout de suite."
4 Cela est arrivé pour que s’accomplisse ce qu’a dit le prophète :
5 Dites à la fille de Sion : Voici que ton roi vient à toi, humble et monté sur une ânesse et sur un ânon, le petit d’une bête de somme.
6 Les disciples s’en allèrent et, comme Jésus le leur avait prescrit,
7 ils amenèrent l’ânesse et l’ânon ; puis ils disposèrent sur eux leurs vêtements, et Jésus s’assit dessus.
8 Le peuple, en foule, étendit ses vêtements sur la route ; certains coupaient des branches aux arbres et en jonchaient la route.
9 Les foules qui marchaient devant lui et celles qui le suivaient, criaient : "Hosanna au Fils de David ! Béni soit au nom du Seigneur celui qui vient ! Hosanna au plus haut des cieux !"
10 Quand Jésus entra dans Jérusalem, toute la ville fut en émoi : "Qui est-ce ?" disait-on ;
11 et les foules répondaient : "C’est le prophète Jésus, de Nazareth en Galilée."

*

Hosanna ! C’est l’acclamation de la foule lorsque Jésus entre en procession royale à Jérusalem. Hosanna : reprise du v. 25 du Ps 118, dit traditionnellement, rameaux en mains, lors de la fête de Souccoth — célébrée en septembre-octobre. (« Hosanna », qui vient du grec, dérive de l’hébreu « Hochi’ah na’ »« Hoshanna » : sauve, maintenant.) Si le mot Hosanna est devenu une exclamation de joie et de bienvenue, à l’origine c'est une supplique : « Sauve maintenant », sauve tout de suite, dans l’instant présent, dès cet instant, sauve ce temps, sauve notre temps.

Cela peut être assez proche de l’appel des Épîtres (aux Éphésiens 5, 16 ; ou aux Colossiens 4, 5) à « racheter le temps ». En ce sens, cela suppose qu’il y a un autre temps, où « mille ans sont comme un jour » (Ps 90), d’où se « rachète » le temps, comme on sort quelqu’un d’un fleuve. « Béni soit celui qui vient » parmi nous… depuis le « plus haut des cieux », depuis hors du fleuve de ce temps. Où l’on trouve ce sens à « Hoshanna » : le Royaume à venir est aussi présent — de façon cachée, maintenant, « au milieu de nous ». Manifeste-le, rends-le présent, demande-t-on à Jésus. « Hoshanna (du) plus haut des cieux »… « Béni soit au nom du Seigneur celui qui vient » à la rencontre de Jérusalem, à notre rencontre, dans notre temps.

Notre temps, notre maintenant, est appelé à être sauvé, racheté — car notre temps se corrompt, contrairement au temps éternel inauguré ici-bas dans la résurrection du Christ selon le temps céleste où un jour est comme mille ans et où mille ans sont comme un jour (2 Pierre 3, 8).

L’Écriture nous invite à revêtir en Jésus Christ l’incorruptibilité où le temps cesse d’être perte. Un peu comme devant Jésus, aux Rameaux, on dépouillait ses vêtements du temps pour revêtir le Christ du « plus haut des cieux ». Le temps, notre temps, est celui de l’exil hors de l’éternité. Ce temps, celui de notre monde, qui dès lors « est tout entier au pouvoir du Malin » (1 Jean 5, 19).

Là, on est au cœur du quiproquo des Rameaux. Les foules attendent sans doute une délivrance — à l’égard de l’oppression romaine —, mais qui les laissera, elles l’ignorent, dans ce temps de ténèbres, le nôtre, où « le monde entier est au pouvoir du Malin » — car après Rome, il y en aura d'autres, autant de signes d'une oppression plus fondamentale. Tant que ce monde dure c’est de cette autre oppression, qui porte les oppressions du temps, qu’il s’agit d’être sauvé (cf. Mt 21, 5 / Zacharie 9, 9).

*

Or qui a accompli cela ? Celui à qui la foule le demande à ce moment-là. Mais la foule ne sait pas exactement ce qu’elle demande — comme Abraham, quand il commence sa montée du mont Morija ne sait pas. Il ne sait pas encore qu'il s'agit de retrouver Isaac en vérité, et non plus tel qu'Abraham le maintenait sous son pouvoir. La foule ne sait pas que celui qu’elle acclame comme un roi temporel devra être sacrifié comme tel, pour rayonner de sa vérité éternelle.

Alors le temps est racheté. Voilà la parole surgie de la foule agitée, de la foule en fête, parole silencieuse derrière les mots, mais qui retentira au dimanche de Pâques en écho de l’éternité dans laquelle est fondé le salut de celles et ceux qui sont dans le temps.




(Textes du jour : Ésaïe 50.4-7 ; Psaume 22 ; Philippiens 2.6-11 ; Matthieu 21.1-11)