Luc 24, 13-48
Les disciples d’Emmaüs étaient en deuil. Leur maître venait de mourir. D'une fête de joie gâchée de la sorte, la Pâque, ils repartaient abattus. Tellement abattus qu'ils ne se sont dans un premier temps que peu arrêtés à ce qu’ont dit les femmes revenant du tombeau, évoquant le relèvement de Jésus d'entre les morts…
C’est que, pour reprendre l'expression de Jean 20, 9, « ils n’avaient pas encore compris l’Écriture selon laquelle Jésus devait se relever d’entre les morts. » À présent, « il leur ouvre l’intelligence pour comprendre les Écritures » (Lc 24, 45), selon que, dit-il, « il faut que s’accomplisse tout ce qui a été écrit de moi dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes » (v. 44) — c’est-à-dire la Bible hébraïque. De ce qui est écrit dans cette première Bible, citée en Luc dans le grec d’une deuxième Bible, la LXX, naît aujourd'hui une troisième Bible, notre Ancien Testament, dont la clef est la foi au Ressuscité, cœur du Nouveau Testament.
Voici donc comment s’opère cette naissance. Le Ressuscité partage un repas avec les deux disciples : une rencontre effective, concrète — ce qu’il va préciser devant les autres disciples : ce n’est pas un esprit, mais lui en chair et en os. Le Ressuscité ne se rencontre que dans une expérience concrète. Et lorsque les disciples d’Emmaüs leur disent leur expérience, les autres perçoivent bien quelque chose, mais ils ne saisissent pas. Et lorsque le Christ leur apparaît… ils croient être devant un fantôme ! Cela nous semble aussi irrationnel qu’une résurrection ? Peut-être, mais au moins, un fantôme on sait ce que c’est — si l’on y croit. Et à l’époque, on y croit. C’est le monde des morts qui se manifeste, autrement que dans le rêve nocturne, mais de façon équivalente.
Nous savons tous que l’on rencontre nos morts dans nos rêves. Le fantôme n’est jamais qu’une espèce particulière de ce type de rencontre. Inhabituelle, et par là effrayante. Les morts qui envahissent un instant le monde des vivants ; qui viennent un instant du monde de la nuit au monde du jour. Effrayant, cet effacement momentané des frontières des mondes. Et les disciples, croyant en être là concernant la présence de Jésus après le récit des pèlerins d’Emmaüs, sont effrayés.
Effrayant, mais rassurant aussi — en ce sens que l’on n’est pas tout à fait dans l’inconnu. C’est dans l’ordre des choses : il y a des morts, il y a des vivants ; et parfois ils se croisent. Mais au fond, tout est à sa place. Les morts, et les vivants. Mais voilà que ce n’est pas à cela qu’ils ont affaire. C’est bien Jésus vivant qui est ici. Pas un fantôme, mais Jésus en chair et en os. C’est l’expression qu’emploie le texte : voyez et touchez : je suis en chair et en os, dit-il en leur montrant ses mains et ses pieds… On retrouve ici quelque chose qui ressemble à l’épisode de Thomas dans l’Évangile de Jean. À savoir : il manque quelque chose pour qu’ils croient. Quelque chose dont ont bénéficié les disciples d’Emmaüs. La rencontre. L’expérience de la rencontre dans le partage.
Qu’il est difficile de reconnaître le Ressuscité ! D’autant plus difficile du cœur d'un tel abattement, qui en rajoute au fait qu'il est de tout temps difficile de le rencontrer en vérité, c’est-à-dire ne pas le confondre avec les images que nous nous en faisons, avec les a priori que nous avons sur lui. « Ils n’avaient pas encore compris l’Écriture selon laquelle Jésus devait se relever d’entre les morts. »
Le texte nous donne lui-même une indication pour que nous comprenions ce qui empêche les disciples de reconnaître le Ressuscité, leur maître, qu’ils ont côtoyé trois jours avant. Une difficulté qui est aussi la nôtre : ils ne comprennent pas les Écritures, qu’ils connaissent pourtant, et que l’inconnu avec eux, Jésus, leur explique — dit le texte. Ni l’un, ni l’autre ne comprend, ni ne reconnaît Jésus… Ni Cléopas, ni… Mais au fait, et l’autre ? Qui est-il ? Mais ma question est-elle la bonne ? Peut-être, mais pas sûr… Et s’il fallait demander : qui est-elle ?… Ainsi posée la question dévoile un a priori tel qu’il ne nous trouble même pas : nous sommes convaincus que le second disciple est un homme, ce que le texte ne dit pas ! Comme eux ne reçoivent pas ce que dit l’Écriture que l’inconnu leur explique.
Quelque chose leur a échappé, de l’Écriture, et du Ressuscité ! Comme il nous échappe que le texte de Luc ne dit pas que le second disciple n’est pas forcément un homme ! Mieux, à bien y regarder, il suggère, en ne nommant pas le second disciple, que ce n’est pas le cas ! Voilà comment nous imposons au texte quelque chose qu’il ne dit pas, et qui nous empêche peut-être de voir de qui il s’agit ! L’autre disciple, pas nommé, pourrait avoir tout lieu d’être tout simplement Mme Cléopas — prénommée Marie selon l’Évangile de Jean (19, 25) ! — , qui invite Jésus à sa table… Un couple de disciples. Étrange ? Et pourtant, M. et Mme invitant Jésus chez eux… Quoi de bizarre ? Mais on n’y a pas pensé…
Eh bien c’est un phénomène de ce genre, compréhension a priori, qui empêche les disciples de comprendre l'Écriture et de reconnaître Jésus ! Ils savent à quoi on doit s’attendre : à rien, concernant celui qui vient de mourir ! Il est mort ! Du coup, ils ne le voient pas, ils ne le reconnaissent pas… Et nous ? Comment imaginons-nous Jésus ? Rien qu’au plan physique… Cela juste pour illustrer la difficulté des disciples. Car la vraie difficulté n’est pas de l’ordre de l’apparence physique pour eux qui l’ont côtoyé : ils connaissaient son physique.
Mais lorsque, ressuscité, il leur apparaît… ils ne le reconnaissent pas ! Le problème, qui vaut pour nous aussi bien que pour eux, est lié à l'abîme qui sépare le temps de l'éternité et qui rend le Ressuscité inaccessible à l'imagination des disciples comme à la nôtre.
C’est le contact de l'éternité qui est incompréhensible, c’est ce contact qui nous trouble dans tout ce qui rompt l'ordre habituel des choses, et cela au plus haut point dans la résurrection — mais aussi, et ce n’est pas sans rapport, dans l’intimité avec Dieu qui nous conduit à changer nos regards sur autrui. Troublant contact avec la vérité de Dieu. Troublante résurrection. Trop troublante.
Le choc de l’éternité a des conséquences bouleversantes. Des conséquences jusque sur notre quotidien et nos relations avec autrui… Et cela nous le pressentons. Et nous en avons peur ! Mais voilà que l'éternité nous envahit, déferle dans notre temps, depuis un dimanche de Pâques, dont on choisit aisément de ne pas en voir les conséquences.
Aussi, le Ressuscité viendrait-il lui-même à nos côtés nous dévoiler son visage dans les Écritures, notre certitude confortable que tout est bien à sa place — l'éternité d'un côté, notre quotidien moyen de l'autre, — hurlerait dans son pesant silence à nos cœurs se consumant, qu'il s'agit surtout de ne pas voir. La terreur d'avoir à reconnaître le Ressuscité rejoint notre terreur de la grâce. La grâce est, dans sa gratuité, don d'intimité, et d'intimité avec Dieu, nécessairement terrorisante, mais ce faisant, elle est par là-même libération.
Chose toujours surprenante ; qui ouvre sur ce qu’on ne soupçonnait pas. Lorsqu’on rencontre vraiment autrui, gratuitement, on est contraint de réviser ses propres jugements. Ainsi du Christ pour les disciples d’Emmaüs. On avait un point de vue sur lui. Limitatif. À la mesure de notre imagination, de ce que l’on considérait comme devant être un Messie (cf. Lc 24, 21). Lorsqu’il apparaît tel qu’il est, on ne le reconnaît donc pas : ah, s’il pouvait se montrer d'une façon qui ne nous surprenne pas ! Sous une forme connue, repérable, habituelle ! Mais ce n'est pas ce qu'il fait. Et lorsqu'il nous explique les Écritures sans avoir au préalable conforté nos repères, on ne l'écoute pas, on ne l'entend pas. Ce faisant, notre cœur ne brûle-t-il pas au-dedans de nous ?
Et ce qui est vrai du Christ devient, en lui, vrai aussi de chacune et chacun de ceux qu’il nous donne de côtoyer et que l’on a pris l’habitude de regarder toujours comme d’habitude — ces frères et sœurs du Ressuscité, frères et sœurs dans l’espérance de leur résurrection, résurrection que nous affirmons, mais d’une façon qui risque toujours de ne rester qu’un mot… Les disciples d’Emmaüs regardaient l’inconnu comme on regarde habituellement ceux que nous côtoyons, à commencer par nos proches — et a fortiori des étrangers. Le Christ s'est montré en étranger à Emmaüs ; et puisque les disciples avaient pris l’habitude de regarder le Christ comme d’habitude, lorsqu’il se montre tel qu’il est au-delà de leurs regards appesantis par le sommeil de l’habitude, ils ne le reconnaissent pas.
“Notre cœur ne brûlait-il pas au-dedans de nous ?” Mais n’est-ce pas déjà notre expérience à chacune et chacun au quotidien ? Notre cœur ne brûle-t-il pas au-dedans de nous quand nous côtoyons jour après jours des frères et sœurs du ressuscité, quand nous mangeons avec eux — partageant le pain —, quand ils nous parlent, et que nous n’entendons que ce que nous avons pris l’habitude de filtrer, que nous n’en voyons qu’un quotidien toujours le même, alors que nous avons devant nous, à côté de nous, un frère, une sœur du Ressuscité, promis à la même gloire, déjà présente, de façon cachée, en lui, en elle ?
Notre cœur ne brûle-t-il pas au-dedans de nous quand nous ne reconnaissons pas l’image de Dieu dans celui ou celle, à côté de nous, que nous cantonnons dans les vieux jugements définitifs que nous avons pris l’habitude de porter sur lui, sur elle ? Au point que lorsque nous ne reconnaissons pas un prochain qui n’est encore que dans l’espérance de la résurrection que la parole de Dieu est en passe de faire germer en lui, nous le cantonnons dans ce chemin de dégradation et dans cette mort que Jésus a vaincues.
Ressuscité, étant la résurrection même (Jn 11, 25), il a la puissance de transformer nos regards comme ceux des disciples d’Emmaüs. C'est au moment de la fraction du pain, moment de partage, d'intimité, que les disciples reconnaissent Jésus. Mais là la grâce est précédence silencieuse qui brise les terreurs, les craintes, les habitudes. L'établissement de cette intimité, terrorisante pour qui l'anticipe avant de la connaître, ou pour qui regarderait après coup la rupture qu'elle a provoquée, contemplation inévitablement vertigineuse face à un tel abîme ; — l'établissement de l'intimité se fait, contre toute attente, en douceur, contre toute attente et à la surprise du regard rétrospectif.
C'est là l'étonnement de la grâce, qui brise, dans l'intimité qu’elle établit, toutes nos fausses certitudes. Pour les disciples d'Emmaüs, ils ont basculé, au cœur de leur temps envahi par le Ressuscité, dans l'éternité qui advient en lui. Pour nous aussi la présence du Ressuscité peut tout changer, change tout, dès aujourd'hui !
(Textes du jour : Actes 2, 14-33 ; Psaume 16, 21-29 ; 1 Pierre 1, 17-21 ; Luc 24, 13-35)
13 Et voici que, ce même jour, deux d’entre [les disciples] se rendaient à un village du nom d’Emmaüs, à deux heures de marche de Jérusalem.
14 Ils parlaient entre eux de tous ces événements.
15 Or, comme ils parlaient et discutaient ensemble, Jésus lui-même les rejoignit et fit route avec eux ;
16 mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître.
17 Il leur dit : "Quels sont ces propos que vous échangez en marchant ?" Alors ils s’arrêtèrent, l’air sombre.
18 L’un d’eux, nommé Cléopas, lui répondit : "Tu es bien le seul à séjourner à Jérusalem qui n’ait pas appris ce qui s’y est passé ces jours-ci !" -
19 "Quoi donc ?" leur dit-il. Ils lui répondirent : "Ce qui concerne Jésus de Nazareth, qui fut un prophète puissant en action et en parole devant Dieu et devant tout le peuple :
20 comment nos grands prêtres et nos chefs l’ont livré pour être condamné à mort et l’ont crucifié ;
21 et nous, nous espérions qu’il était celui qui allait délivrer Israël. Mais, en plus de tout cela, voici le troisième jour que ces faits se sont passés.
22 Toutefois, quelques femmes qui sont des nôtres nous ont bouleversés : s’étant rendues de grand matin au tombeau
23 et n’ayant pas trouvé son corps, elles sont venues dire qu’elles ont même eu la vision d’anges qui le déclarent vivant.
24 Quelques-uns de nos compagnons sont allés au tombeau, et ce qu’ils ont trouvé était conforme à ce que les femmes avaient dit ; mais lui, ils ne l’ont pas vu."
25 Et lui leur dit : "esprits sans intelligence, cœurs lents à croire tout ce qu’ont déclaré les prophètes !
26 Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela et qu’il entrât dans sa gloire ?"
27 Et, commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait.
28 Ils approchèrent du village où ils se rendaient, et lui fit mine d’aller plus loin.
29 Ils le pressèrent en disant : "Reste avec nous car le soir vient et la journée déjà est avancée." Et il entra pour rester avec eux.
30 Or, quand il se fut mis à table avec eux, il prit le pain, prononça la bénédiction, le rompit et le leur donna.
31 Alors leurs yeux furent ouverts et ils le reconnurent, puis il leur devint invisible.
32 Et ils se dirent l’un à l’autre : "Notre cœur ne brûlait-il pas en nous tandis qu’il nous parlait en chemin et nous ouvrait les Écritures ?"
33 A l’instant même, ils partirent et retournèrent à Jérusalem ; ils trouvèrent réunis les Onze et leurs compagnons,
34 qui leur dirent : "C’est bien vrai ! Le Seigneur est ressuscité, et il est apparu à Simon."
35 Et eux racontèrent ce qui s'était passé et comment ils l'avaient reconnu à la fraction du pain.
36 Comme ils parlaient ainsi, Jésus fut au milieu d’eux et il leur dit : "La paix soit avec vous."
37 Effrayés et remplis de crainte, ils pensaient voir un esprit.
38 Et il leur dit : "Quel est ce trouble et pourquoi ces objections s’élèvent-elles dans vos cœurs ?
39 Regardez mes mains et mes pieds : c’est bien moi. Touchez-moi, regardez ; un esprit n’a ni chair, ni os, comme vous voyez que j’en ai."
40 Et disant cela, il leur montra ses mains et ses pieds.
41 Mais étant néanmoins incrédules, loin de la joie et ébahis, il leur dit : "Avez-vous ici de quoi manger ?"
42 Ils lui offrirent un morceau de poisson grillé.
43 Il le prit et mangea sous leurs yeux.
44 Puis il leur dit : "Voici les paroles que je vous ai adressées quand j’étais encore avec vous : il faut que s’accomplisse tout ce qui a été écrit de moi dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes."
45 Alors il leur ouvrit l’intelligence pour comprendre les Écritures,
46 et il leur dit : "C’est comme il a été écrit : le Christ souffrira et ressuscitera des morts le troisième jour,
47 et on prêchera en son nom la conversion et le pardon des péchés à toutes les nations, à commencer par Jérusalem.
48 C’est vous qui en êtes les témoins."
*
Les disciples d’Emmaüs étaient en deuil. Leur maître venait de mourir. D'une fête de joie gâchée de la sorte, la Pâque, ils repartaient abattus. Tellement abattus qu'ils ne se sont dans un premier temps que peu arrêtés à ce qu’ont dit les femmes revenant du tombeau, évoquant le relèvement de Jésus d'entre les morts…
C’est que, pour reprendre l'expression de Jean 20, 9, « ils n’avaient pas encore compris l’Écriture selon laquelle Jésus devait se relever d’entre les morts. » À présent, « il leur ouvre l’intelligence pour comprendre les Écritures » (Lc 24, 45), selon que, dit-il, « il faut que s’accomplisse tout ce qui a été écrit de moi dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes » (v. 44) — c’est-à-dire la Bible hébraïque. De ce qui est écrit dans cette première Bible, citée en Luc dans le grec d’une deuxième Bible, la LXX, naît aujourd'hui une troisième Bible, notre Ancien Testament, dont la clef est la foi au Ressuscité, cœur du Nouveau Testament.
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Voici donc comment s’opère cette naissance. Le Ressuscité partage un repas avec les deux disciples : une rencontre effective, concrète — ce qu’il va préciser devant les autres disciples : ce n’est pas un esprit, mais lui en chair et en os. Le Ressuscité ne se rencontre que dans une expérience concrète. Et lorsque les disciples d’Emmaüs leur disent leur expérience, les autres perçoivent bien quelque chose, mais ils ne saisissent pas. Et lorsque le Christ leur apparaît… ils croient être devant un fantôme ! Cela nous semble aussi irrationnel qu’une résurrection ? Peut-être, mais au moins, un fantôme on sait ce que c’est — si l’on y croit. Et à l’époque, on y croit. C’est le monde des morts qui se manifeste, autrement que dans le rêve nocturne, mais de façon équivalente.
Nous savons tous que l’on rencontre nos morts dans nos rêves. Le fantôme n’est jamais qu’une espèce particulière de ce type de rencontre. Inhabituelle, et par là effrayante. Les morts qui envahissent un instant le monde des vivants ; qui viennent un instant du monde de la nuit au monde du jour. Effrayant, cet effacement momentané des frontières des mondes. Et les disciples, croyant en être là concernant la présence de Jésus après le récit des pèlerins d’Emmaüs, sont effrayés.
Effrayant, mais rassurant aussi — en ce sens que l’on n’est pas tout à fait dans l’inconnu. C’est dans l’ordre des choses : il y a des morts, il y a des vivants ; et parfois ils se croisent. Mais au fond, tout est à sa place. Les morts, et les vivants. Mais voilà que ce n’est pas à cela qu’ils ont affaire. C’est bien Jésus vivant qui est ici. Pas un fantôme, mais Jésus en chair et en os. C’est l’expression qu’emploie le texte : voyez et touchez : je suis en chair et en os, dit-il en leur montrant ses mains et ses pieds… On retrouve ici quelque chose qui ressemble à l’épisode de Thomas dans l’Évangile de Jean. À savoir : il manque quelque chose pour qu’ils croient. Quelque chose dont ont bénéficié les disciples d’Emmaüs. La rencontre. L’expérience de la rencontre dans le partage.
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Qu’il est difficile de reconnaître le Ressuscité ! D’autant plus difficile du cœur d'un tel abattement, qui en rajoute au fait qu'il est de tout temps difficile de le rencontrer en vérité, c’est-à-dire ne pas le confondre avec les images que nous nous en faisons, avec les a priori que nous avons sur lui. « Ils n’avaient pas encore compris l’Écriture selon laquelle Jésus devait se relever d’entre les morts. »
Le texte nous donne lui-même une indication pour que nous comprenions ce qui empêche les disciples de reconnaître le Ressuscité, leur maître, qu’ils ont côtoyé trois jours avant. Une difficulté qui est aussi la nôtre : ils ne comprennent pas les Écritures, qu’ils connaissent pourtant, et que l’inconnu avec eux, Jésus, leur explique — dit le texte. Ni l’un, ni l’autre ne comprend, ni ne reconnaît Jésus… Ni Cléopas, ni… Mais au fait, et l’autre ? Qui est-il ? Mais ma question est-elle la bonne ? Peut-être, mais pas sûr… Et s’il fallait demander : qui est-elle ?… Ainsi posée la question dévoile un a priori tel qu’il ne nous trouble même pas : nous sommes convaincus que le second disciple est un homme, ce que le texte ne dit pas ! Comme eux ne reçoivent pas ce que dit l’Écriture que l’inconnu leur explique.
Quelque chose leur a échappé, de l’Écriture, et du Ressuscité ! Comme il nous échappe que le texte de Luc ne dit pas que le second disciple n’est pas forcément un homme ! Mieux, à bien y regarder, il suggère, en ne nommant pas le second disciple, que ce n’est pas le cas ! Voilà comment nous imposons au texte quelque chose qu’il ne dit pas, et qui nous empêche peut-être de voir de qui il s’agit ! L’autre disciple, pas nommé, pourrait avoir tout lieu d’être tout simplement Mme Cléopas — prénommée Marie selon l’Évangile de Jean (19, 25) ! — , qui invite Jésus à sa table… Un couple de disciples. Étrange ? Et pourtant, M. et Mme invitant Jésus chez eux… Quoi de bizarre ? Mais on n’y a pas pensé…
Eh bien c’est un phénomène de ce genre, compréhension a priori, qui empêche les disciples de comprendre l'Écriture et de reconnaître Jésus ! Ils savent à quoi on doit s’attendre : à rien, concernant celui qui vient de mourir ! Il est mort ! Du coup, ils ne le voient pas, ils ne le reconnaissent pas… Et nous ? Comment imaginons-nous Jésus ? Rien qu’au plan physique… Cela juste pour illustrer la difficulté des disciples. Car la vraie difficulté n’est pas de l’ordre de l’apparence physique pour eux qui l’ont côtoyé : ils connaissaient son physique.
Mais lorsque, ressuscité, il leur apparaît… ils ne le reconnaissent pas ! Le problème, qui vaut pour nous aussi bien que pour eux, est lié à l'abîme qui sépare le temps de l'éternité et qui rend le Ressuscité inaccessible à l'imagination des disciples comme à la nôtre.
C’est le contact de l'éternité qui est incompréhensible, c’est ce contact qui nous trouble dans tout ce qui rompt l'ordre habituel des choses, et cela au plus haut point dans la résurrection — mais aussi, et ce n’est pas sans rapport, dans l’intimité avec Dieu qui nous conduit à changer nos regards sur autrui. Troublant contact avec la vérité de Dieu. Troublante résurrection. Trop troublante.
Le choc de l’éternité a des conséquences bouleversantes. Des conséquences jusque sur notre quotidien et nos relations avec autrui… Et cela nous le pressentons. Et nous en avons peur ! Mais voilà que l'éternité nous envahit, déferle dans notre temps, depuis un dimanche de Pâques, dont on choisit aisément de ne pas en voir les conséquences.
Aussi, le Ressuscité viendrait-il lui-même à nos côtés nous dévoiler son visage dans les Écritures, notre certitude confortable que tout est bien à sa place — l'éternité d'un côté, notre quotidien moyen de l'autre, — hurlerait dans son pesant silence à nos cœurs se consumant, qu'il s'agit surtout de ne pas voir. La terreur d'avoir à reconnaître le Ressuscité rejoint notre terreur de la grâce. La grâce est, dans sa gratuité, don d'intimité, et d'intimité avec Dieu, nécessairement terrorisante, mais ce faisant, elle est par là-même libération.
Chose toujours surprenante ; qui ouvre sur ce qu’on ne soupçonnait pas. Lorsqu’on rencontre vraiment autrui, gratuitement, on est contraint de réviser ses propres jugements. Ainsi du Christ pour les disciples d’Emmaüs. On avait un point de vue sur lui. Limitatif. À la mesure de notre imagination, de ce que l’on considérait comme devant être un Messie (cf. Lc 24, 21). Lorsqu’il apparaît tel qu’il est, on ne le reconnaît donc pas : ah, s’il pouvait se montrer d'une façon qui ne nous surprenne pas ! Sous une forme connue, repérable, habituelle ! Mais ce n'est pas ce qu'il fait. Et lorsqu'il nous explique les Écritures sans avoir au préalable conforté nos repères, on ne l'écoute pas, on ne l'entend pas. Ce faisant, notre cœur ne brûle-t-il pas au-dedans de nous ?
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Et ce qui est vrai du Christ devient, en lui, vrai aussi de chacune et chacun de ceux qu’il nous donne de côtoyer et que l’on a pris l’habitude de regarder toujours comme d’habitude — ces frères et sœurs du Ressuscité, frères et sœurs dans l’espérance de leur résurrection, résurrection que nous affirmons, mais d’une façon qui risque toujours de ne rester qu’un mot… Les disciples d’Emmaüs regardaient l’inconnu comme on regarde habituellement ceux que nous côtoyons, à commencer par nos proches — et a fortiori des étrangers. Le Christ s'est montré en étranger à Emmaüs ; et puisque les disciples avaient pris l’habitude de regarder le Christ comme d’habitude, lorsqu’il se montre tel qu’il est au-delà de leurs regards appesantis par le sommeil de l’habitude, ils ne le reconnaissent pas.
“Notre cœur ne brûlait-il pas au-dedans de nous ?” Mais n’est-ce pas déjà notre expérience à chacune et chacun au quotidien ? Notre cœur ne brûle-t-il pas au-dedans de nous quand nous côtoyons jour après jours des frères et sœurs du ressuscité, quand nous mangeons avec eux — partageant le pain —, quand ils nous parlent, et que nous n’entendons que ce que nous avons pris l’habitude de filtrer, que nous n’en voyons qu’un quotidien toujours le même, alors que nous avons devant nous, à côté de nous, un frère, une sœur du Ressuscité, promis à la même gloire, déjà présente, de façon cachée, en lui, en elle ?
Notre cœur ne brûle-t-il pas au-dedans de nous quand nous ne reconnaissons pas l’image de Dieu dans celui ou celle, à côté de nous, que nous cantonnons dans les vieux jugements définitifs que nous avons pris l’habitude de porter sur lui, sur elle ? Au point que lorsque nous ne reconnaissons pas un prochain qui n’est encore que dans l’espérance de la résurrection que la parole de Dieu est en passe de faire germer en lui, nous le cantonnons dans ce chemin de dégradation et dans cette mort que Jésus a vaincues.
Ressuscité, étant la résurrection même (Jn 11, 25), il a la puissance de transformer nos regards comme ceux des disciples d’Emmaüs. C'est au moment de la fraction du pain, moment de partage, d'intimité, que les disciples reconnaissent Jésus. Mais là la grâce est précédence silencieuse qui brise les terreurs, les craintes, les habitudes. L'établissement de cette intimité, terrorisante pour qui l'anticipe avant de la connaître, ou pour qui regarderait après coup la rupture qu'elle a provoquée, contemplation inévitablement vertigineuse face à un tel abîme ; — l'établissement de l'intimité se fait, contre toute attente, en douceur, contre toute attente et à la surprise du regard rétrospectif.
C'est là l'étonnement de la grâce, qui brise, dans l'intimité qu’elle établit, toutes nos fausses certitudes. Pour les disciples d'Emmaüs, ils ont basculé, au cœur de leur temps envahi par le Ressuscité, dans l'éternité qui advient en lui. Pour nous aussi la présence du Ressuscité peut tout changer, change tout, dès aujourd'hui !
(Textes du jour : Actes 2, 14-33 ; Psaume 16, 21-29 ; 1 Pierre 1, 17-21 ; Luc 24, 13-35)
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