dimanche 28 février 2021

La ligature d’Isaac




Genèse 22, 1-18 ; Psaume 116 ; Romains 8, 31-34 ; Marc 9, 2-10

Genèse 22, 1-18
1 […] il arriva que Dieu mit Abraham à l’épreuve. Il lui dit : « Abraham » ; il répondit : « Me voici. »
2 Il reprit : « Prends ton fils, ton unique, Isaac, que tu aimes. Pars pour le pays de Moriyya et là, tu l’offriras en holocauste sur celle des montagnes que je t’indiquerai. »
3 Abraham se leva de bon matin, sangla son âne, prit avec lui deux de ses jeunes gens et son fils Isaac. Il fendit les bûches pour l’holocauste. Il partit pour le lieu que Dieu lui avait indiqué.
4 Le troisième jour, il leva les yeux et vit de loin ce lieu.
5 Abraham dit aux jeunes gens : « Demeurez ici, vous, avec l’âne ; moi et le jeune homme, nous irons là-bas pour nous prosterner ; puis nous reviendrons vers vous. »
6 Abraham prit les bûches pour l’holocauste et en chargea son fils Isaac ; il prit en main la pierre à feu et le couteau, et tous deux s’en allèrent ensemble.
7 Isaac parla à son père Abraham : « Mon père », dit-il, et Abraham répondit : « Me voici, mon fils. » Il reprit : « Voici le feu et les bûches ; où est l’agneau pour l’holocauste ? »
8 Abraham répondit : « Dieu saura voir l’agneau pour l’holocauste, mon fils. » Tous deux continuèrent à aller ensemble.
9 Lorsqu’ils furent arrivés au lieu que Dieu lui avait indiqué, Abraham y éleva un autel et disposa les bûches. Il lia son fils Isaac et le mit sur l’autel au-dessus des bûches.
10 Abraham tendit la main pour prendre le couteau et immoler son fils.
11 Alors l’ange du SEIGNEUR l’appela du ciel et cria : « Abraham ! Abraham ! » Il répondit : « Me voici. »
12 Il reprit : « N’étends pas la main sur le jeune homme. Ne lui fais rien, car maintenant je sais que tu crains Dieu, toi qui n’as pas épargné ton fils unique pour moi. »
13 Abraham leva les yeux, il regarda, et voici qu’un bélier était pris par les cornes dans un fourré. Il alla le prendre pour l’offrir en holocauste à la place de son fils.
14 Abraham nomma ce lieu « le SEIGNEUR voit » ; aussi dit-on aujourd’hui : « C’est sur la montagne que le SEIGNEUR est vu. »
15 L’ange du SEIGNEUR appela Abraham du ciel une seconde fois
16 et dit : « Je le jure par moi-même, oracle du SEIGNEUR. Parce que tu as fait cela et n’as pas épargné ton fils unique,
17 je m’engage à te bénir, et à faire proliférer ta descendance autant que les étoiles du ciel et le sable au bord de la mer. Ta descendance occupera la Porte de ses ennemis ;
18 c’est en elle que se béniront toutes les nations de la terre parce que tu as écouté ma voix. »
*

1. Élévation et ligature

« Prends ton fils, ton unique, Isaac, que tu aimes. Pars pour le pays de Moriyya et là, tu l'élèveras en élévation sur celle des montagnes que je t’indiquerai. »

Les traductions interprètent le mot hébreu repris ici deux fois, comme verbe puis comme nom, le mot עלה, ‘alah, comme signifiant holaucauste, sacrifice, ce qui est bien sûr possible et qui donne : sacrifier en holaucauste, offrir en sacrifice ; mais qui est littéralement élever en élévation (Chouraqui traduit : « monte-le en montée »). Manifestement l'interprétation de nos traductions (sauf Chouraqui) est aussi celle d’Abraham, et pourrait-on dire, aussi celle d'Isaac, dont la tradition juive dit qu’il avait alors la trentaine. Interprétation possible et conforme à une pratique qui existait. Si l’on tient compte de cela, on décèle que le texte a une portée pédagogique : partir de ce qu’Abraham perçoit de Dieu pour le conduire à un autre visage, celui du Seigneur de l’Alliance, qui refuse les sacrifices humains ! Et à partir du v. 11, où Dieu arrête la main d’Abraham, c’est l’autre nom de Dieu, le Nom imprononçable du Dieu de l’Alliance qui est utilisé, le Nom du Dieu qui refuse que l’on tue en son nom.

Ce texte est alors un moment fondateur du refus radical de voir donner la mort au nom de Dieu. C'est tout le trajet du récit qui nous conduit du moment où Abraham croit devoir sacrifier son fils à celui où Dieu arrête son geste. Ce moment (qui, par parenthèse, se trouve aussi dans le Coran – il est utile de le rappeler quand en s’en réclamant, on tue au nom de Dieu) ; ce moment a pour fin de dire que pour le Dieu d'Abraham tuer en son nom déshonore son nom. C’est le moment du refus de voir déshonorer le nom de Dieu en s’imaginant qu'il serait assoiffé de sang humain !

Et c’est aussi l’affirmation de l'innocence de la victime, dont le fanatisme ou l'inconscience font un bouc émissaire – en la désignant comme coupable. Pour les victimes d'attentats terroristes, elles sont collectivement décrétées coupables par les meurtriers, comme si les victimes, dont les enfants assassinés, étaient coupables d'une injustice pour laquelle on prétend les punir collectivement en vengeance de guerres qui tuent ailleurs, comme s’ils y pouvaient quelque chose !

La dénonciation de ce phénomène insoutenable est au cœur de ce que le christianisme lit dans la mort de Jésus en regard de notre texte de la Genèse : le refus de l'attitude inconsciente commune de sacrifier un innocent, des innocents, en en faisant d'imaginaires coupables.

Cet enseignement central de la foi biblique s'inscrit dans la lignée de l'épisode du non-sacrifice d'Isaac – puisque Isaac n'a pas été sacrifié –, tel qu'il a été aussi relu par le prophète Ésaïe (ch. 53). On mesure le scandale et la perversion, le blasphème, qui consiste à tuer des êtres humains au nom du Dieu d'Abraham dont l'enseignement premier est précisément qu'on ne tue pas en son nom – sauf à en faire un diable.

Refus du sacrifice humain et a fortiori de son fils, qu'Abraham avait cru dans un premier temps devoir accomplir au nom d'une fidélité mal comprise – jusqu'à ce que Dieu arrête sa main en passe de devenir meurtrière. Ce pourquoi le judaïsme parle non pas du sacrifice, qui n’a pas eu lieu, mais de la ligature d’Isaac.


2. Sacrifice comme bouc émissaire

Refus du sacrifice humain que l’on retrouve donc au livre du prophète Ésaïe, ch. 53, dans lequel un homme est mis en cause, persécuté, exécuté…

Ésaïe 53, 3-9
3 Méprisé et abandonné des hommes, homme de douleur et habitué à la souffrance, semblable à celui de qui on se détourne, il était méprisé, nous ne l'avons pas estimé.
4 Mais ce sont nos souffrances qu'il a portées, c'est de nos douleurs qu'il s'était chargé ; et nous, nous le pensions atteint d'un fléau, frappé par Dieu et affligé.
5 Or il était transpercé à cause de nos transgressions, écrasé à cause de nos fautes ; le châtiment qui nous vaut la paix est tombé sur lui, et c'est par ses meurtrissures que nous avons été guéris.
6 Nous étions tous errants comme du petit bétail, chacun suivait sa propre voie ; et le SEIGNEUR a fait venir sur lui notre faute à tous.
7 Maltraité, affligé, il n'a pas ouvert la bouche ; semblable au mouton qu'on mène à l'abattoir, à une brebis muette devant ceux qui la tondent, il n'a pas ouvert la bouche.
8 Il a été pris par la violence et le jugement ; dans sa génération, qui s'est soucié de ce qu'il était exclu de la terre des vivants, à cause des transgressions de mon peuple, du fléau qui l'avait atteint ?
9 On a mis sa tombe parmi celles des méchants, son sépulcre avec celui du riche, bien qu'il n'ait pas commis de violence et qu'il n'y ait pas eu de tromperie dans sa bouche.

Quel délit présumé ? Qu’est-ce qui a mené à la situation qui voit le Serviteur du livre d’Ésaïe subir la violence persécutrice ? Le texte d’Ésaïe l’ignore ! Aucun acte d’accusation, aucun procès verbal. La cause, le prétexte de la mise à mort du Serviteur n’ont manifestement pas d’importance ici ! C’est un prétexte, précisément !

De même, qui est le Serviteur souffrant ?… On a longuement débattu pour savoir de qui il s’agit, sans parvenir à trancher…

Un texte apparemment difficilement compréhensible : sauf à le prendre comme parole dévoilant autre chose. Au-delà de l’enracinement historique, que le texte ne donne pas, ce qui est dévoilé là est un phénomène humain, universellement humain…

On connaît la lecture que René Girard a faite du phénomène universel du sacrifice, et la particularité de sa reprise dans la Bible : toute querelle est le dévoilement de ce que tous les protagonistes se sont mis à convoiter la même chose : tous désirant la même chose, ne serait-ce en fin de compte qu'avoir raison, cela finit invariablement en conflit. Entre-temps, l’objet de la querelle initiale a été oublié, tandis que les rivalités se sont propagées. Et quand le conflit s’est généralisé, on en arrive à la « guerre de tous contre tous ».

Comment cette crise peut-elle se résoudre, comment la paix peut-elle revenir ? Ici apparaît « l'idée » d'un « bouc émissaire » (le terme réfère à l'animal expulsé au désert chargé symboliquement des péchés du peuple selon Lévitique 16) : au paroxysme de la crise de tous contre tous, on finit pour la résoudre par se tourner contre un seul : le conflit généralisé se transforme en un tous contre un (ou une minorité), qui n'a même pas de rapport avec le problème de départ !

L’élimination de la victime (fût-ce en cas de crise ultime, ses propres enfants) éteint le désir de violence qui animait chacun juste avant que celle-ci ne meure. Le groupe – « nous » (Ésaïe 53, 2-6) – retrouve alors son calme via « le châtiment qui nous donne la paix » (v. 5). Cela « nous » concerne (cf. le nombre de « nous » dans les versets 2 à 6 d’Ésaïe 53). La victime apparaît alors comme fondement de la crise et comme auteur de la paix retrouvée, par une sorte de « plus jamais ça ».

La caractéristique de la lecture du phénomène dans la Bible est de révéler que la victime est innocente, ce qu’ignorent les mythes des autres traditions.

On est au cœur d’Ésaïe 53, rejoignant Genèse 22 : le persécuté est innocent (És 53, 6). On comprend dès lors pourquoi les chrétiens ont vu là la figure du Christ, qui n’a sans doute pas manqué de méditer lui-même la profonde leçon d’Ésaïe 53 : la violence est vaincue quand la victime ne joue pas le jeu de la violence.


3. Retrouver Isaac

Refus du sacrifice d’Isaac comme mise à mort d’un innocent, Isaac n’en doit pas moins être élevé en élévation. Abraham ne le trouvera tout à nouveau qu’à ce prix.

Fin et dévoilement de la faute qu’est le sacrifice humain – au terme de son ch. 53, le livre du prophète Ésaïe (v. 10) affirme du Serviteur souffrant et mis à mort : « […] Après avoir livré sa vie en sacrifice pour le péché, Il verra une postérité et prolongera ses jours, et la volonté du SEIGNEUR se réalisera par lui. »

Élevé en élévation, Isaac trouve son avenir, et Abraham retrouve un Isaac qui ne dépend plus de lui. En ce sens, il l’a vraiment sacrifié, remis à Dieu pour qu’il devienne lui-même devant Dieu. Il retrouve un Isaac vrai, transfiguré.

C’est ce que nous devons tous faire, au fond, avec celles et ceux, à commencer par nos enfants, que nous voudrions réduire à l’image que nous nous en faisons. Les élever, les élever devant Dieu pour les reconnaître comme ils sont devant lui.

C’est finalement l’expérience des disciples découvrant Jésus transfiguré, c’est-à- dire Jésus tel qu’il est dans sa vérité éternelle, ce qu’ils ne comprendront qu’après sa résurrection d'entre les morts.

Jusque là, se demandant même entre eux ce qu’il entendait par « ressusciter d’entre les morts » (v. 10), jusque là, ils ne savaient que dire car ils étaient saisis de crainte (v. 6), dit le texte…

Nous lisons :

Marc 9, 2-10
2 Six jours après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean et les emmène seuls à l’écart sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux,
3 et ses vêtements devinrent éblouissants, si blancs qu’aucun foulon sur terre ne saurait blanchir ainsi. 4 Élie leur apparut avec Moïse ; ils s’entretenaient avec Jésus.
5 Intervenant, Pierre dit à Jésus : « Rabbi, il est bon que nous soyons ici ; dressons trois tentes : une pour toi, une pour Moïse, une pour Élie. »
6 Il ne savait que dire car ils étaient saisis de crainte.
7 Une nuée vint les recouvrir et il y eut une voix venant de la nuée : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Écoutez-le ! »
8 Aussitôt, regardant autour d’eux, ils ne virent plus personne d’autre que Jésus, seul avec eux.
9 Comme ils descendaient de la montagne, il leur recommanda de ne raconter à personne ce qu’ils avaient vu, jusqu’à ce que le Fils de l’homme ressuscite d’entre les morts.
10 Ils observèrent cet ordre, tout en se demandant entre eux ce qu’il entendait par « ressusciter d’entre les morts ».


RP, Poitiers, 28.02.21
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dimanche 21 février 2021

La Descente aux Enfers




Genèse 9, 8-15 ; Psaume 25 ; 1 Pierre 3, 18-22 ; Marc 1, 12-15

1 Pierre 3, 18-22
18 Le Christ lui-même a souffert pour les péchés, une fois pour toutes, lui juste pour les injustes, afin de vous présenter à Dieu, lui mis à mort en sa chair, mais rendu à la vie par l’Esprit.
19 Ce que par cet Esprit, il est aussi allé proclamer aux esprits en prison,
20 aux rebelles d’autrefois, quand se prolongeait la patience de Dieu aux jours où Noé construisait l’arche, dans laquelle peu de gens, huit personnes, furent sauvés par l’eau.
21 C’était l’image du baptême qui vous sauve maintenant: il n’est pas la purification des souillures du corps, mais l’engagement envers Dieu d’une bonne conscience ; il vous sauve par la résurrection de Jésus Christ,
22 qui, parti pour le ciel, est à la droite de Dieu, et à qui sont soumis anges, autorités et puissances.

Marc 1, 12-15
12 Aussitôt l’Esprit pousse Jésus au désert.
13 Durant quarante jours, au désert, il fut tenté par Satan. Il était avec les bêtes sauvages et les anges le servaient.
14 Après que Jean eut été livré, Jésus vint en Galilée. Il proclamait l’Évangile de Dieu et disait :
15 "Le temps est accompli, et le Règne de Dieu s’est approché: convertissez-vous et croyez à l’Évangile."

*

L’Évangile de Marc est très sobre dans le récit de la tentation qui ouvre le ministère de Jésus : quelques brèves notes : le désert, les bêtes sauvages, les quarante jours…

Avec en regard, la traversée du désert par le peuple de l’Exode, et en arrière-plan plus lointain, le tohu-bohu, le chaos initial des premiers versets de la Genèse. Où s’annonce et se préfigure que l’on est en présence de celui qui va conduire la Création à son achèvement et à sa plénitude comme nouvelle Création : les anges le servaient.

Mais avant cela, il va s’agir de confronter le chaos où la Création est en risque permanent de retourner, comme par le Déluge ; ce chaos du désert des bêtes sauvages, ce chaos qui vise à nous envahir jusque depuis notre intériorité pour nous empêcher d’advenir comme êtres à l’image de Dieu, comme ressuscités. Il s’agit donc pour le Christ d’être confronté avec cette part de nous-même, nous qu'il a rejoints dans son baptême, relaté juste avant : tel est le sens du Carême comme passage au désert.

Et pour Jésus, cela se traduit par une confrontation au Principe même du refus de la Création de Dieu, porté par le satan, pour une victoire de Jésus d’où va sortir enfin la Création nouvelle. C’est ce que nous donne l’Évangile de Marc.

Le terme de ce conflit contre ce chaos remontant aux temps initiaux nous est donné dans le texte de la première Épître de Pierre que nous avons lu, référant au récit du Déluge de la Genèse.

1 Pierre 3, 18-22, ou — bien que l’expression ne soit pas dans le texte — la descente aux enfers, ce sur quoi on se penchera un moment.

La descente aux enfers, un thème fécond, qui a inspiré depuis l'art dramatique jusqu'aux concepteurs d'attractions foraines, en passant par le cinéma fantastique.

Ici aussi, toute une série d’échos, d’une autre nature. On connaît le mythe fondamental derrière cette fameuse descente aux enfers des artistes, qui est évidemment celui d'Orphée. Orphée descendant aux enfers chercher sa bien-aimée Eurydice. Un thème qui, du coup, semble n'avoir pas forcément grand chose à voir avec la descente aux enfers du Christ, me direz-vous peut-être.

Sauf à l’entendre comme C.S. Lewis, l’auteur entre autres des Chroniques de Narnia, à présent connu grâce à Walt Disney. Théologien anglican, connu aussi comme philologue de l’Université d’Oxford, C.S. Lewis estime que le Christ accomplit dans sa chair ce que les mythes avaient dessiné en images.

Un des plus célèbres de ces mythes est celui de la caverne du philosophe Platon où il est question d'un homme venu du monde de la lumière qui descend dans la caverne où nous vivons tous, et où nous prenons pour la réalité les ombres que la lumière de l'extérieur projette sur les murs. Et lorsque l'homme de la lumière leur dit la vérité, les hommes de la caverne, scandalisés par la vérité, se proposent de le mettre à mort. La crucifixion du Christ porteur de lumière a été souvent perçue comme l'accomplissement de cela.

Quant au mythe d'Orphée, allant chercher Eurydice aux enfers, il est peut-être une des portes de lecture du thème de la descente aux enfers de Jésus…

Le mythe d'Orphée parlait aussi des Titans, personnages mythologiques qui s'étaient révoltés contre Zeus et avaient été enfermés au fond des enfers, dans le Tartare. Orphée avait subi on ne peut plus cruellement cette révolte, puisque lui-même, fils de Zeus, avait été dévoré par les Titans… depuis enfermés au Tartare, le cercle le plus bas des enfers.

Eh bien, selon l'autre épître de Pierre, la seconde, les esprits qui se sont rebellés au temps de Noé, dont il est question dans notre texte, ces esprits rebelles à Dieu ont été justement enfermés dans le Tartare. Je lis le passage : avant de préciser (2 P 2, 5) que Dieu "n'a pas épargné non plus l'ancien monde, mais il préserva, lors du déluge dont il submergea le monde des impies, Noé, le huitième des survivants, lui qui proclamait la justice" ; 2 Pierre 2, 4 note : "Dieu n'a pas épargné les anges coupables, mais les a plongés, les a livrés aux antres ténébreux du Tartare, les gardant en réserve pour le jugement." Le Tartare, comme pour les Titans… Coïncidence intéressante, non ?

Qu'est-il donc allé faire dans cette galère, genre arche de Noé, Jésus ? "Prêcher aux esprits rebelles", qu'est-ce à dire ? Les commentateurs de l'Écriture, les grands théologiens à travers l'Histoire et autres pères de l'Église, ont usé pas mal d'encre et de salive sur cette question.

"Prêcher aux esprits emprisonnés". Est-ce pour leur permettre d'être sauvés eux aussi, telle l'Eurydice d'Orphée (qui d'ailleurs finalement, dans le mythe, ne l'est pas) ? Certains ont envisagé une telle lecture ; dérivant parfois vers les zones les plus spectaculaires des mythes, que l'on retrouve dans les films sur les maisons hantées et autres théories envisageant de soulager les pauvres fantômes qui errent avec chaînes et boulets pour expier leurs péchés passés.

Si certains ont imaginé cela, d'autres ont préféré s'en tenir plus rigoureusement au texte de 1 Pierre. Le terme traduit par "prêcher" signifie littéralement "proclamer".

Ce qui ne veut pas forcément dire une prédication avec appel, imaginant Jésus invitant les mauvais esprits, démons, et autres anges rebelles au repentir, tel un Jean-Baptiste des enfers.

D'autant que le thème de la descente aux enfers, ce thème biblique, au fond, n'est pas ce que nous confessons lorsque nous disons le Symbole des Apôtres, puisque le mot latin y est inferos, et non inferna. Inferos signifie tout simplement le séjour des morts, voulant dire que le Christ est réellement mort, mis au tombeau, descendu au séjour des morts. Cet aspect du Credo renvoie, non pas tant à notre texte d’aujourd’hui, où l’on ne trouve pas exactement le simple séjour des morts, qu’à d’autres textes du Nouveau Testament parlant du hadès, à savoir le shéol hébreu, bref du séjour des morts (Ac 2, 27,31).

Cela dit, le carrefour de notre texte s'y retrouve en ce sens que la réelle mort du Christ est le fondement de toute la puissance de sa résurrection, de toute son universalité, concernant les sommets les plus sublimes des cieux et de la spiritualité et les zones les plus sombres de cette Création, abîmée dans les griffes du malheur et de la mort.

Quant au mot traduit par prêcher, littéralement proclamer, il parle d'une annonce. C'est le terme exact qui est employé pour les premières annonces de la résurrection. Les Apôtres proclament la victoire du Christ sur la mort. Telle est la prédication de sa résurrection.

C'est ainsi que si l’on s’attache au sens strict des mots, et ici du mot "proclamer", la descente aux enfers de ce passage marque le tournant de la victoire totale du Christ. C'est la résurrection proclamée jusqu'aux abîmes les plus sombres de l'univers, jusqu'aux abîmes les plus sombres de nos inconscients. Le Christ est vainqueur total. Il n'est aucun lieu, aucun temps, qui ne soit vaincu par le Ressuscité. La descente aux enfers est le scellement premier de la résurrection. Cette proclamation du Christ est cette victoire qui est la sienne, la résurrection.

Rendu à la vie par l'Esprit, dit même le texte, c'est alors qu'il est allé prêcher aux esprits en prison. Ressuscité. Ce qui nous place à côté de la question d’une sorte de chronologie : mort, descente aux enfers, puis résurrection : il s’agit de la proclamation de sa victoire par le ressuscité. Au-delà des temps, puisqu’elle concerne jusqu’aux jours d’antan, et aux esprits rebelles des origines…

Proclamation intemporelle. C'est la victoire d'une résurrection qui fait éclater la reddition de notre temps chargé de douleur et de mort, d'angoisses et de peurs, d'abîmes de dépression, cette mort que, nous dit le texte, Jésus a portée en sa chair, lui juste pour les injustes, clamant avec le Ps 22 l'abandon divin.

C'est pourquoi le Ressuscité est le sauveur même des temps originels, figure de Noé, l'homme par lequel le monde a traversé les jours des esprits rebelles et des engloutissements infernaux de nos âmes. L'épître aux Hébreux (11, 7) le dit ainsi : "Par la foi, Noé [fut] divinement averti de ce que l'on ne voyait pas encore", de sorte que le déluge devient, selon notre texte, la figure du baptême, qui est participation symbolique à la résurrection du Christ. Comme pour une irisation de lumière éternelle qu'annonçait cet autre signe de l'alliance, l'arc-en-ciel.

Si la victoire est intemporelle, le combat du vainqueur, Jésus, l'est aussi.

Le combat de Jésus est celui de la tentation qui inaugure son ministère et qui le taraude encore à la fin, au Gethsémani et à la croix. C'est pourquoi Calvin considérait que la descente aux enfers nous situait en fait en ces moments-là. Au moment où le Christ juste souffre le plus intensément pour les injustes.

Aujourd'hui à nouveau le Christ ressuscité proclame la victoire de sa vie sur tous nos abîmes, dès aujourd'hui. Le Ressuscité est le Christ de la transfiguration de toutes choses. Proclamé tout à nouveau pour cette entrée en Carême. Proclamé à la face de l'univers et jusqu'au fond des abîmes du malheur : le Christ ressuscité, le victorieux, nous y accompagne et vient nous y racheter, comme Orphée son Eurydice. Pour nous, il n'est plus rien à craindre : il nous sauve par sa résurrection, il siège à la droite de Dieu, toutes les puissances de mort et d'angoisse lui sont soumises.


R.P., Poitiers, 21.02.21
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dimanche 14 février 2021

Question de fin de confinement




Lévitique 13, 1-2 & 40-46 ; Psaume 102 ; 1 Corinthiens 10, 31-11, 1 ; Marc 1, 40-45

Marc 1, 40-45
40 Un lépreux s'approche de lui ; il le supplie et tombe à genoux en lui disant : "Si tu le veux, tu peux me purifier."
41 Pris de pitié, Jésus étendit la main et le toucha. Il lui dit : "Je le veux, sois purifié."
42 A l'instant, la lèpre le quitta et il fut purifié.
43 S'irritant contre lui, Jésus le renvoya aussitôt.
44 Il lui dit : "Garde-toi de rien dire à personne, mais va te montrer au prêtre et offre pour ta purification ce que Moïse a prescrit : ils auront là un témoignage."
45 Mais une fois parti, il se mit à proclamer bien haut et à répandre la nouvelle, si bien que Jésus ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville, mais qu'il restait dehors en des endroits déserts. Et l'on venait à lui de toute part.

*

En arrière-plan du texte de Marc est la loi de la quarantaine, que l'on trouve au texte du jour du Lévitique, ch. 13, 1-2 : « Le SEIGNEUR adressa la parole à Moïse et à Aaron : "S'il se forme sur la peau d'un homme une boursouflure, une dartre ou une tache luisante, et que cela devienne une maladie de peau du genre lèpre, on l'amène au prêtre Aaron ou à l'un des prêtres ses fils." » Et ch. 13, 40-46 : « Le lépreux ainsi malade doit avoir ses vêtements déchirés, ses cheveux défaits, sa moustache recouverte, et il doit crier: Impur ! Impur ! Il est impur aussi longtemps que le mal qui l'a frappé est impur ; il habite à part et établit sa demeure hors du camp. » Bref, il est confiné. Précision : ladite lèpre en hébreu connote médisance, sans que l'on sache exactement si elle correspond à la maladie que l'on connaît de nos jours sous ce nom.

Après son confinement, si le lépreux guérit, il y a une institution, l'institution médicale d'alors, pour faire constater sa guérison et prononcer sa sortie de quarantaine. Je cite : (Lév. 14, 1-4) « Le SEIGNEUR adressa la parole à Moïse : "Voici le rituel relatif au lépreux, à observer le jour de sa purification : lorsqu'on l'amène au prêtre, le prêtre sort à l'extérieur du camp et procède à un examen. Si le lépreux est guéri de la maladie du genre lèpre, le prêtre ordonne de prendre pour celui qui se purifie : deux oiseaux vivants, purs, du bois de cèdre, du cramoisi éclatant et de l'hysope », etc. C’est ce rite post-purification que Jésus demande au lépreux d’aller accomplir auprès du prêtre.

Venons en au texte de Marc. Sous deux angles : la foi du lépreux d'une part, les conséquences de cette rencontre pour Jésus d'autre part.

Mais voyons d'abord ce qu'on n'y trouve pas. Jésus aurait transgressé la Loi en touchant le lépreux. Or rien ne permet de dire que Jésus ait de la sorte transgressé quoi que ce soit dans le texte de la Torah. C'est pourtant là une opinion assez répandue. Jésus aurait transgressé la Loi qui interdirait de toucher un lépreux. Alors j'ai essayé de vérifier cette assertion concernant la Torah. Je n'ai rien trouvé. Je n'ai rien vu dans la Bible qui dise qu'il ne faut pas toucher un lépreux. Sous peine d'impureté — provisoire —, il ne faut pas toucher un mort, il ne faut pas toucher quelqu'un qui a des pertes de sang ou autre, etc. Mais nulle part, on ne trouve qu'il ne fallait pas toucher un lépreux.

Jésus ne transgresse pas la Loi. Au contraire : puisqu'il risque de sembler faire l’office du prêtre, pour ne pas avoir l’air d’en usurper le rôle, il y renvoie le lépreux.

Mais avant cela, Jésus s’irrite contre le lépreux qu’il vient de guérir. Pourquoi cette irritation ? Elle correspond sans doute, entre autres, au refus de la publicité qui lui est faite ; semblable à celle que lui faisait l’esprit impur qu’il chassera (Mc 1, 21-28), puis la guérison de la belle-mère de Pierre qui l’oblige à fuir dans le désert (Mc 1, 29-39). Trop, c’est trop. Et voilà que ça recommence, et qu’en plus Jésus va avoir une réputation louche (mais injustifiée !) par rapport à la Loi. Seconde raison de son refus de cette publicité. D'autant que c’est le genre des fausses accusations qui le mèneront à la mort.

Jésus n’est pas pressé. C’est pourquoi l’ordre de silence de Jésus (qui est fréquent) s’accompagne ici de l’envoi au prêtre — qui donne l’explication essentielle de cette colère : il ne veut pas que l’on pense qu’il usurpe un rôle sacerdotal qui n’est pas le sien !

Si Jésus n’a pas transgressé la loi de la quarantaine, en revanche, le lépreux, lui, devait se mettre lui-même en quarantaine jusqu'à ce que sa guérison soit vérifiée. Le lépreux devait faire constater son état par un prêtre, son état de maladie, et s'il y avait lieu, de guérison. Tout cela à travers plusieurs visites au prêtre.

Il devait donc, lui, se mettre à l'écart, se confiner. Et c'est là qu'intervient sa transgression, et, de façon paradoxale, à travers cette transgression, sa foi en Jésus. Transgression minime dans un premier temps, est-on tenté de dire : il s'approche de Jésus, ce qui est sans doute déjà trop : il devrait rester à l'écart, mais ce qui reste peu : il ne se permet pas de le toucher, et il ne sait pas de quelle façon Jésus va exercer ce pouvoir, auquel il croit, de le purifier. Transgression plus importante dans un second temps : malgré la Torah que lui rappelle Jésus, il ne va pas faire constater son état, et rompt ainsi une quarantaine qui n'est pas légalement interrompue — seul le prêtre peut y mettre fin. Et là il met Jésus en mauvaise posture, et Jésus a pris ce risque en le guérissant.

D’où son irritation. Raison pour laquelle Jésus le tance vertement après l’avoir guéri : tais-toi maintenant ! Ne parle pas de moi. Non seulement Jésus veut entretenir à l’époque le secret sur sa messianité, mais, de plus, il ne goûte pas l’imbroglio dans lequel il risque de se retrouver avec cette histoire qu’il n’a pas cherchée.

Et voilà que loin de se taire, l’importun multiplie la publicité. Certes, on peut le comprendre : il a trouvé son héros, il l’aime, il ne peut pas tenir sa langue. Mais voilà : c’est au point que Jésus ne peut plus mettre les pieds en ville !

Revenons à la Loi et à sa transgression par notre lépreux. Prise à la rigueur, la Loi pourrait laisser à penser que la lèpre était quasiment irrémédiable, l’impossibilité de contact dorénavant définitive. Or c’est précisément ce que la Loi ne dit pas ! Car enfin, comment être guéri sans contact ne serait-ce qu’avec le médecin ! Et la Loi envisage clairement la possibilité de la guérison de la lèpre, à faire constater.

Notre homme, donc, s’approche, en quelque sorte contre Dieu : il sort de la quarantaine imposée. Mais notre homme s’approche contre Dieu un peu comme Abraham s’est approché de Dieu contre Dieu pour intercéder en faveur de Sodome par exemple, ou Moïse lorsque Dieu était exténué de supporter le peuple à la sortie du pays de Pharaon.

Mais c’est là l’essence de la foi : invoquer Dieu contre Dieu en quelque sorte, contre ce qu’on croit être son décret. Ou comme le roi Ézéchias connaissant le décret divin fixant sa propre mort et qui obtient cependant une prolongation de sa vie, etc. Prier Dieu contre la fatalité, la croirait-on décrétée par Dieu, c’est là le cœur de la foi et la force de la prière. Telle est la foi de notre lépreux, pour une prière que Jésus entend : si tu le veux, tu le peux. – Je le veux, répond Jésus.

Et c’est donc là que notre homme est sans doute plus transgresseur que prévu, d’une façon que Jésus pressent comme un risque : l’homme ne va pas chez le prêtre comme le prescrit la Loi. Plus transgresseur d’ailleurs peut-être pour des raisons que Jésus imagine n’être pas entièrement incompréhensibles. La façon dont il lui rappelle la Loi peut nous le faire soupçonner. Le lépreux guéri devait se présenter aux prêtres pour que cela leur serve de témoignage, dit-il. Témoignage aussi de ce que Jésus n’entend pas usurper leur rôle !...

Mais cela dit, on imagine, avant qu’ils ne célèbrent avec lui les sacrifices prévus et que Jésus rappelle, le flot de questions qui risquent d’accabler le pauvre homme guéri... Et notre ex-lépreux de transgresser une nouvelle fois la Loi, peut-être donc pour éviter un interrogatoire en règle. Mais alors, il est toujours officiellement en quarantaine. En effet, aucun sacrifice n’a été célébré, et aucun prêtre n’a proclamé en conséquence la fin de la quarantaine. Et du coup, c’est Jésus qui est mouillé dans cette affaire, et qui aux yeux de plusieurs, pourrait bien avoir contracté à son tour l’impureté du lépreux, qui est en principe toujours impur.

Tel est l’imbroglio dans lequel s’est mis Jésus pour avoir été compatissant à l’égard d’un homme certes sympathique, mais alors bien embarrassant.

C’est un tournant vers la croix qui se préfigure déjà. Jésus mis à l’écart à cause de sa compassion, dont la mise à l’écart pour nous, la croix, est le cœur de sa compassion à notre égard. Là il nous dit, comme l’a pressenti le lépreux, combien il n’y a pas de fatalité, combien en lui et par lui, tout peut être renouvelé, combien l’impureté peut-être purifiée. Combien la compassion de Dieu est plus immense que sa colère.

C’est là ce qui a été dit pour nous ce jour-là : « Jésus-Christ est venu dans le monde pour sauver les pécheurs » (1 Tm 1, 15), écho à la promesse : « Le Seigneur Dieu est patient et d’une immense bonté. Il ne fait pas constamment de reproches, Il ne garde pas éternellement rancune. Sa bonté pour nous monte aussi haut que le ciel au-dessus de la terre. » (Ps 103)


R.P., Châtellerault, 14.02.21
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dimanche 7 février 2021

Incompréhensible souffrance et promesse de délivrance




Job 7, 1-7 ; Psaume 147 ; 1 Corinthiens 9, 16-23 ; Marc 1, 29-39

Job 7, 1-7
1 N’est-ce pas un temps de corvée que le mortel vit sur terre,
et comme jours de saisonnier que passent ses jours ?
2 Comme un esclave soupire après l’ombre,
et comme un saisonnier attend sa paye,
3 ainsi des mois de néant sont mon partage
et l’on m’a assigné des nuits harassantes :
4 A peine couché, je me dis : « Quand me lèverai-je ? »
Le soir n’en finit pas,
et je me saoule d'agitation jusqu’à l’aube.
5 Ma chair s’est revêtue de vers et de croûtes terreuses,
ma peau se crevasse et suppure.
6 Mes jours ont couru, plus vite que la navette,
ils ont cessé, à bout de fil.
7 Rappelle-toi que ma vie n’est qu’un souffle,
et que mon œil ne reverra plus le bonheur.

Marc 1, 29-39
29 Juste en sortant de la synagogue, ils allèrent, avec Jacques et Jean, dans la maison de Simon et d’André.
30 Or la belle-mère de Simon était couchée, elle avait de la fièvre ; aussitôt on parle d’elle à Jésus.
31 Il s’approcha et la fit lever en lui prenant la main : la fièvre la quitta et elle se mit à les servir.
32 Le soir venu, après le coucher du soleil, on se mit à lui amener tous les malades et les démoniaques.
33 La ville entière était rassemblée à la porte.
34 Il guérit de nombreux malades souffrant de maux de toutes sortes et il chassa de nombreux démons ; et il ne laissait pas parler les démons, parce que ceux-ci le connaissaient.
35 Au matin, à la nuit noire, Jésus se leva, sortit et s’en alla dans un lieu désert ; là, il priait.
36 Simon se mit à sa recherche, ainsi que ses compagnons,
37 et ils le trouvèrent. Ils lui disent : "Tout le monde te cherche."
38 Et il leur dit : "Allons ailleurs, dans les bourgs voisins, pour que j’y proclame aussi l’Évangile : car c’est pour cela que je suis sorti."
39 Et il alla par toute la Galilée; il y prêchait dans les synagogues et chassait les démons.

*

Que découvrons-nous en Job, que découvre-t-il au travers de sa terrible épreuve ? Que notre temps, ce temps bref de notre passage sur terre est largement tissé de douleurs ! Le message de Job vaut pour les douleurs et maladies que nous traversons. L'Ecclésiaste va jusqu'à dire : « J’ai trouvé les morts qui sont déjà morts plus heureux que les vivants qui sont encore vivants, et plus heureux que les uns et les autres celui qui n’a point encore existé et qui n’a pas vu l’œuvre mauvaise qui se fait sous le soleil. » (Ecc 4, 2-3).

Eh bien c'est pour cela, face à cela, que Jésus est sorti, comme en réponse à l'appel de Job invectivant Dieu : « Rappelle-toi que ma vie n’est qu’un souffle, et que mon œil ne reverra plus le bonheur. » Une invective, qui comme beaucoup de prières, porte en elle son exaucement, à première vue décevant, de l'ordre de l’exaucement de Paul malade et souffrant : « ma grâce te suffit », perçoit-il comme exaucement. Cela pour la découverte de ce pourquoi Jésus est sorti vers nous : notre exil dans la douleur en compagnie de celles et ceux qui ont compris cela avec Job, et que Jésus est venu rejoindre, est appelé à être transformé en mission, à l'image de sa sortie vers le monde…

*

Jésus guérit la belle-mère de Simon. Suite à cela, sa réputation se répand, et il est amené à guérir beaucoup de monde, dans la localité où demeure Simon, Capernahum [« le village de la consolation »] ; puis dans les autres bourgades alentour. Il y proclame la bonne nouvelle : il faut, dit-il, « que j'y proclame aussi l’Évangile », et pas seulement chez vous, « car c'est pour cela que je suis sorti » (v. 38).

Les guérisons et divers miracles de Jésus présentent la fonction de signes : il prêchait et chassait les démons. Ministère de proclamation qui purifie et guérit ipso facto le monde de l’idolâtrie et de ses effets, selon ce que signifie d’abord le mot grec — daimonia, référant aux idoles, désignant les divinités genre esprits tutélaires ou autres génies.

Avec, au milieu de tout cela, un petit verset important (v. 35) : il se retirait dans un lieu désert pour prier, au point qu’il fallait le chercher : « tout le monde te cherche » (v. 37).

On retrouve cela très souvent dans le ministère de Jésus. Au long de séries de guérisons qui commencent par celle de la belle-mère de Simon, ou Pierre… Ou qui commence plutôt un peu avant, dans la synagogue de Capernahum où il délivre un captif spirituel. C’est ainsi que l’on voit dès le début du ministère de Jésus que c’est de cela qu’il s’agit : une délivrance par rapport à tout ce qui rend captif, et qui empêche la diffusion de la parole de Dieu et la libération qu’elle porte. La simple présence de Jésus en délivre.

*

La nouvelle de la guérison de la belle-mère de Simon-Pierre se répand de sorte que chacun se presse autour de Jésus pour en être guéri, et, nous dit à plusieurs reprises l'Évangile, Jésus les guérit tous — parce qu'il a compassion d'eux, comme il a eu compassion de la belle-mère de Simon. Et comme pour celle-ci, il les élève en dignité : il la fit « lever en lui prenant la main » — il la « relève », mot qui est employé pour la résurrection. « Et elle se mit à les servir », littéralement, elle se mit à la diaconie.

Les gens perçoivent qu’ici, on a de la compassion, de l’attention, de l’affection, on relève chacun, et cela fait envie. On est relevé pour servir, pour la diaconie.

À travers cela, c’est l’Évangile proclamé qui attire, l’Évangile plutôt que les miracles, alors que les démons ont été chassés, esprits d'idoles, et se sont tus — « parce qu’ils le connaissaient », littéralement : parce qu’ils le « voyaient » (v. 34).

Au-delà de l’homme Jésus, qui ne paie pas forcément de mine, les daimonia — contrairement aux hommes aux yeux de chair —, le « connaissent », le « voient » tel qu’il est ; au-delà de l’homme sans gloire visible, ils « voient » le Fils éternel de Dieu, ce qui les cantonne ipso facto dans leur silence de choses vaines.

Cela dit beaucoup de choses sur la façon dont l’Évangile de Marc, « Évangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu », selon son tout premier verset, dévoile sobrement le mystère caché en Jésus du Fils de Dieu, présent dans l’éternité… Réalité que le monde spirituel « connait », « voit », au point qu’il en est cantonné au mutisme — ce qu'est Jésus reste caché jusqu'à son triomphe au dimanche de Pâques.

*

Nous sommes aussi appelés à connaître, à voir, par la foi, pour la même délivrance octroyée par Jésus quant à tout ce qui nous lie à ce qui est vain, et à nous attacher à la compassion qu’a montrée Jésus, à l’égard de tous.

Cela par et en vue de la proclamation de l’Évangile : « c’est pour proclamer l’Évangile que je suis sorti », dit Jésus. Et c’est cette parole qui fonde sa concrétisation en compassion, qui en donne autant de signes, et pas l’inverse.

« C’est pour cela que je suis sorti » (v. 38) — pas seulement sorti de la maison de Simon ! Sorti vers ce monde, sorti de l’éternité qui est celle du Fils de Dieu, et où les daimonia ont connu leur défaite, l’ont « vue », et ont « vu » leur vainqueur.

Lorsque la parole de la liberté se répand, le monde de la vanité est toujours à même de se déchaîner : on ne reçoit aucune opposition si on ne dit rien qu’un ronron lénifiant. Quand la parole commence à porter son fruit de vérité et de liberté, la contestation se dresse. Face à cela, à cet obstacle, c’est une parole décisive qui nous dit la façon dont Jésus impose silence.

À ce moment — alors que, vient de dire le texte, les démons, les puissances de vanité, « étaient empêchés de parler parce qu’ils le voyaient », Jésus se retire secrètement, au cœur de la nuit, pour aller au désert (v. 35).

Jésus a commencé par faire taire les puissances de vanité. C’est une chose fatigante que cela, un combat, qui vide. Et cela, Jésus le sait. C’est aussi pour cela qu’il se retire souvent et longuement, seul, pour prier. Se ressourcer en Dieu, via une lutte intérieure, dans le silence, au désert, aussi longtemps qu’il le faut : la tâche qui lui est confiée, qui nous est confiée, trouve sa source, et ses ressources, en Dieu seul.

Et il nous faut apprendre aussi que comme Jésus, ses envoyés aussi, comme tout un chacun, ont besoin de se retirer — que nous ne pouvons pas, ne devons pas être toujours présents, pour pouvoir être réellement aimants à la mesure que Dieu octroie, et donc pour le bénéfice de l’Évangile.

Martin Luther prononçait, rapporte-t-on, cette parole très vraie : « j'ai aujourd'hui tellement de travail qu’il faut que je me retire d'abord deux heures pour prier avant de commencer ».

Ancrés en Dieu par son Esprit…

« Car la chair a des désirs contraires à ceux de l’Esprit, et l’Esprit en a de contraires à ceux de la chair — écrit Paul aux Galates — ; ils sont opposés entre eux, afin que vous ne fassiez point ce que vous voudriez. » (Galates 5, 17 sq.)

Pour libérer ce fruit de l’Esprit, Jésus « chassait les démons et ne les laissait pas parler » — et se retirait au désert pour prier. L’Épître de Jacques ne dit pas autre chose que Marc ou Paul aux Galates concernant le frein posé à la liberté de l’Esprit par la vanité démoniaque et ce qu'est la chair opposée à l'Esprit :

« Si vous avez dans votre cœur une fougue amère et un esprit de dispute, ne vous glorifiez pas et ne mentez pas contre la vérité. Cette sagesse n’est point celle qui vient d’en haut ; mais elle est terrestre, charnelle, démoniaque. Car là où il y a une fougue amère et un esprit de dispute, il y a du désordre et toutes sortes de mauvaises actions. La sagesse d’en haut est premièrement pure, ensuite pacifique, modérée, conciliante, pleine de miséricorde et de bons fruits, exempte de duplicité, d’hypocrisie. Le fruit de la justice est semé dans la paix par ceux qui recherchent la paix. D’où viennent les luttes, et d’où viennent les querelles parmi vous ? N’est-ce pas de vos passions qui combattent dans vos membres ? » (Jacques 3, 14 – 4, 1)

Jésus chassant ce type d’esprits en les faisant taire, apparaît la réalité du fruit l’Esprit de Dieu : « le fruit de l’Esprit, c’est l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la bienveillance, la fidélité, la douceur, la pondération »… « La sagesse d’en haut est premièrement pure, ensuite pacifique, modérée, conciliante, pleine de miséricorde et de bons fruits, exempte de duplicité, d’hypocrisie. Le fruit de la justice est semé dans la paix par ceux qui recherchent la paix. » C’est cela qui saisit ceux qui approchent alors l’Église.

Mais cela naît d’une seule chose. « C’est pour cela que je suis sorti » dit Jésus. C’est pour cela qu’il est venu d’auprès du père : « il faut que je proclame l’Évangile », et pas seulement chez vous, mais « aussi dans les bourgs voisins », plus loin — « c’est pour cela que je suis sorti »

Les réformateurs ont retenu la leçon : « Là où nous voyons que la Parole de Dieu est purement prêchée et écoutée et les sacrements administrés selon l'institution du Christ — sacrements qui soulignent et concrétisent la parole proclamée — là est l’Église. » (Calvin, IC)

De cela uniquement, de la parole proclamée, naît l’Église, ainsi ancrée dans la vérité par l’Esprit quand cette parole est écoutée, pour que rayonne le fruit de l’Esprit saint qui fait taire tout autre esprit. Le souci de ce fruit de l’Esprit né de la parole proclamée et écoutée est ce que continueront de demander les disciples aux Églises bien après le moment de Capernahum…

Première Épître de Jean : « L’amour de Dieu a été manifesté envers nous en ce que Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde, afin que nous vivions par lui. Et cet amour consiste, non point en ce que nous avons aimé Dieu, mais en ce qu’il nous a aimés et a envoyé son Fils, offert en sacrifice pour le pardon de nos péchés. Bien-aimés, si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons aussi nous aimer les uns les autres. Personne n’a jamais vu Dieu ; si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son amour est parfait en nous. Nous connaissons que nous demeurons en lui, et qu’il demeure en nous, en ce qu’il nous a donné de son Esprit. Et nous, nous avons vu et nous attestons que le Père a envoyé le Fils comme Sauveur du monde. » (1 Jn 4, 9-14)


R.P. Poitiers, 07/02/21
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