dimanche 27 février 2022

L’aveuglement, la poutre, le fruit et le trésor




Proverbes 10, 8-14 & 19-21 ; Psaume 92 ; 1 Corinthiens 15, 54-46 ; Luc 6, 39-45

Luc 6, 39-45
39 Il leur dit aussi une parabole : « Un aveugle peut-il guider un aveugle ? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans un trou ?
40 Le disciple n’est pas au-dessus de son maître, mais tout disciple bien formé sera comme son maître.
41 « Qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ?
42 Comment peux-tu dire à ton frère : “Frère, attends. Que j’ôte la paille qui est dans ton œil”, toi qui ne vois pas la poutre qui est dans le tien ? Homme au jugement perverti, ôte d’abord la poutre de ton œil ! et alors tu verras clair pour ôter la paille qui est dans l’œil de ton frère.
43 « Il n’y a pas de bon arbre qui produise un fruit malade, et pas davantage d’arbre malade qui produise un bon fruit.
44 Chaque arbre en effet se reconnaît au fruit qui lui est propre : ce n’est pas sur un buisson d’épines que l’on cueille des figues, ni sur des ronces que l’on récolte du raisin.
45 L’homme bon, du bon trésor de son cœur, tire le bien, et le mauvais, de son mauvais trésor, tire le mal ; car ce que dit la bouche, c’est ce qui déborde du cœur. »

*

De quel aveuglement, et de quelle poutre, est-il question ? Pour voir cela, s'il est possible, voyons le propos d'où sortent ces questions que pose Jésus, ce propos que l'aveuglement, que la poutre, obscurcissent…

Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, « quelle grâce avez-vous de plus que les pécheurs les plus aveugles à la grâce ? » vient de demander Jésus. Telle est bien la question. Dès lors, quid d'être disciple, si vous êtes aussi aveugles à la grâce que les pécheurs ? « Un aveugle peut-il guider un aveugle ? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans un trou ? Le disciple n’est pas au-dessus de son maître, mais tout disciple bien formé sera comme son maître » (Luc 6, 39-40), ce maître qui est généreux pour toutes et tous.

Son Fils, qui nous a dit : « Aimez vos ennemis », précise : « et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants. Soyez généreux comme votre Père est généreux. » Jésus, Fils du Très-Haut, mettant en pratique ce qu’il enseigne — c’est à cela que l’on reconnaît le bon arbre : à ses fruits, il ne fait pas que dire, il fait — ; Jésus, imitant son Père, généreux envers toutes et tous, est allé jusqu’au bout, laissant jusqu’à sa tunique à ses persécuteurs qui le forçaient à faire combien de mille pas jusqu’à la croix… Ne prétendant être au-dessus de personne, il est devenu le dernier, pardonnant ses ennemis.

« Aimez vos ennemis », soyez libres envers tous et toutes, sortez des rancœurs. C'est l'enseignement de la Torah ! Donne et il te sera donné. Et aime sans attendre en retour. Fais à autrui ce que tu voudrais qu'il te fasse. Sois miséricordieux comme l'est ton Père. Sinon, quelle grâce as-tu ? Ici apparaît sans doute l'essentiel de la question, dans ce texte qui oppose les disciples et, selon les mots employés, les pécheurs, qui aiment ceux qui les aiment, sont bons envers ceux qui sont bons, prêtent à ceux qui leur rendent, etc. Si tu fais pareil, « qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ? Comment peux-tu dire à ton frère : “Frère, attends. Que j’ôte la paille qui est dans ton œil”, toi qui ne vois pas la poutre qui est dans le tien ? Homme au jugement perverti, ôte d’abord la poutre de ton œil ! et alors tu verras clair pour ôter la paille qui est dans l’œil de ton frère. » (Lc 6, 41-42). Imite plutôt ton Père !

*

L'aveugle n'est-il pas celui qui se leurre dans sa prétention, captif de croire en savoir plus qu’autrui ? Cet aveuglement n'est-il point péché, qui pousse à mépriser les capacités à voir de son prochain ?

Ne juge pas, vient de dire Jésus. Comme en commentaire, l’épître de Jacques rappelle qu’il est équivalent de juger son frère et de juger la Loi de Dieu (Jacques 4, 11) : c'est croire être dans une lumière telle qu'on se place au dessus de tout, y compris de la grâce, qui est d'abord surprise, et étonnement, lieu et don d'une incompréhension.

Si vous vous croyez éclairés au point de pouvoir juger autrui, prétendant mieux voir que lui, qu’elle ; en capacité de mieux faire que lui ou elle, quelle grâce avez-vous ? Si vous prétendez savoir mieux qu'autrui ce qu’il y a à faire, quelle grâce avez vous ? Il n'est pas de grâce dans nos prétentions d’avoir de la sagesse, fût-elle sagesse religieuse : Dieu n’a-t-il pas frappé de folie nos vaines sagesses (1 Co 1, 20) ? « Je suis venu dans ce monde, afin que ceux qui ne voient point, voient, et que ceux, qui voient deviennent aveugles », dit Jésus lors de l’épisode de l’aveugle-né (Jean 9, 39-41) : si vous étiez aveugles, vous verriez.

Qui prétend être éclairé par Dieu et n'en est pas aveuglé, aveuglé au point d'en perdre toute capacité de se sentir en supériorité par rapport à quiconque, fût-ce en supériorité religieuse — quelle grâce est-ce là ? Dans les lectures de ce jour, le texte des Proverbes (ch. 10, v. 8, 11, 12, 19) ne nous a-t-il pas prévenus ?
8 Un esprit sage accepte les préceptes, mais qui tient des propos stupides court à sa perte.
11 La bouche du juste est une fontaine de vie, mais celle des méchants dissimule la violence.
12 La haine provoque les querelles, mais l’amour dissimule toutes les fautes.
19 Où abondent les paroles le péché ne manque pas, mais qui refrène son langage est quelqu'un d’avisé.
*

Confesser notre aveuglement, notre impuissance, comme individus, comme peuples, comme Église en déperdition… Nous ne sommes ni meilleurs, ni plus éclairés que les autres… Nous n’avons que le recours à la grâce pour porter un fruit dont nous ne sommes pas la source, à puiser dans un trésor qui n’est pas nôtre, cette seule source de l’abondance de notre cœur et de notre bouche, de nos paroles et de nos actes.

Avec pour effet, si je ne suis pas la source de mes biens et de mes dons, de me mettre à la place d'autrui à mon humble mesure, ne pas en vouloir à celui, celle, que Jésus a aimé – « pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font » (Luc 23, 34).

C'est proche de ce que le romancier Albert Cohen a appelé « tendresse de pitié » – comme une ouverture à la bonté. D'autant que la vie est brève et que comme toi, dit-il, ton prochain est voué à la mort. Et puisqu'il est comme toi, « si tu sais que l'autre, écrit-il, ne peut être que ce qu'il est, comment lui en vouloir, comment ne pas lui pardonner ? […] Tu considèreras alors cet innocent avec une tendresse de pitié, et tu n'y auras nul mérite » (Albert Cohen, Carnets 1978, p. 174).

Une humble façon d'être, sans prétention, sur la voie de ce qui a été appelé l'Imitatio Dei, l’imitation de Dieu, imitation de Dieu qui a compassion de toi, qui fait pleuvoir sur toutes tous et briller son soleil sur toutes et tous, sans aucun mérite de quiconque.

Alors la parole gardée a commencé à porter son fruit : « comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres » (Jean 15, 12). Ce n'est pas un fardeau accablant que garder sa parole – « je vous donne ma paix » (Jean 14, 27) : c'est juste apprendre que dans la brièveté de la vie, faite de tant de misères, il n'y a ni place ni temps pour ne pas s'ouvrir à la bonté. D'où ce commandement d'imiter Dieu — « comme je vous ai aimés, c'est-à-dire comme le Père m'a aimé » — qui revient à un appel à plonger au cœur du mystère de Dieu, qui est le cœur de notre être : alors la vérité de l'amour en découle. « Demeurez dans mon amour et vous porterez du fruit en abondance » (Jean 15, 5).

Jésus invite ses disciples, au contraire du ressentiment, à se placer dans la joie de l'inespéré au cœur de leur détresse et de leur précarité, de leur pauvreté devant Dieu. Et concrètement, face à une menace concrète (en communion avec les opprimés, menacés en ce moment-même, aujourd’hui en Ukraine), il s’agit de vivre du seul recours à la grâce.

Dans la reconnaissance pour ce qui se cache là — « là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (Mt 6, 21) : un trésor d’où tirer le bien (Luc 6, 45). Cela pour que le cœur en déborde : ce trésor nous est octroyé déjà dès ce temps… Le Royaume et les critères de ce monde — fragile, menacé, lourd de détresse — étant incompatibles, c’est là une parole de consolation inestimable que le surgissement imminent de l’inespéré, la grâce. « Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur ».


R.P., Poitiers, 27.02.22
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dimanche 20 février 2022

La liberté par la règle d’or




1 Samuel, 26, 2-23 ; Psaume 103 ; 1 Corinthiens 15, 45-49 ; Luc 6, 27-38

Luc 6, 27-38
27 "Mais je vous dis, à vous qui m'écoutez : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent,
28 bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient.
29 "À qui te frappe sur une joue, présente encore l'autre. À qui te prend ton manteau, ne refuse pas non plus ta tunique.
30 À quiconque te demande, donne, et à qui te prend ton bien, ne le réclame pas.
31 Et comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux.
32 "Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle grâce avez-vous ?
Car les pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment.
33 Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quelle grâce avez-vous ?
Les pécheurs eux-mêmes en font autant.
34 Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez qu'ils vous rendent, quelle grâce avez-vous ?
Même des pécheurs prêtent aux pécheurs pour qu'on leur rende l'équivalent.
35 Mais aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour. Alors votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants.
36 "Soyez généreux comme votre Père est généreux.
37 Ne vous posez pas en juges et vous ne serez pas jugés, ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés, acquittez et vous serez acquittés.
38 Donnez et on vous donnera ; c'est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante qu'on vous versera dans le pan de votre vêtement, car c'est la mesure dont vous vous servez qui servira aussi de mesure pour vous."

*

Parmi les sages que rencontrait Paul sur l’Aréopage d’Athènes, et dont nous avons parlé au sujet de leur débat avec Paul sur la résurrection, les stoïciens présentent une leçon de sagesse qui nous rapproche du sens de « donne aussi ta tunique » selon Jésus… — : les stoïciens donnaient l’image des chiens que l’on faisait voyager en les attachant sous les chars, entre les roues, donc. Si le chien traînait les pattes, tirait dans le sens inverse à la marche, il avançait quand même, de toute façon, jusqu’où le bœuf devait tirer le char, avec fatigue, grognements, et mauvaise humeur en plus. Le chien qui se soumettait de bon gré au sens de la marche du char, lui, avait l’avantage d’arriver au même point, mais apaisé. Ne soyez pas comme le chien stupide qui ira de toute façon où le conducteur du char a décidé ! disaient les stoïciens.

*

Avec notre texte, nous sommes dans le contexte de l'oppression romaine — qui comptait des humiliations diverses des populations soumises, brimades, réquisitions, etc., auxquelles Jésus fait allusion ici : « À qui te frappe sur une joue, présente encore l'autre. À qui te prend ton manteau, ne refuse pas non plus ta tunique. À quiconque te demande, donne, et à qui te prend ton bien, ne le réclame pas. »

De là, on va le voir, Jésus ouvre sur une tout autre dimension, celle de la règle d'or : « comme vous voulez que les autres agissent envers vous, agissez de même envers eux. »

Avant d’en venir là, remarquons simplement pour l'instant que comme dans la parabole des stoïciens, le peuple de Jésus ne pouvait pas grand chose contre le char conduit par la puissance romaine.

Cela dit, précisons que si la Bible ne prône pas la vengeance individuelle, on y vient, elle n’enseigne pas non plus la passivité des peuples — genre non-résistance molle. Sur ce plan, il y a un temps pour tout : simplement il n'est pas raisonnable d'agir de façon suicidaire et de poser des actions d'éclat inutiles sinon nuisibles quand il n’est pas temps, sans faire preuve de sagesse. Dieu est celui qui exerce la justice, et qui venge les opprimés ; et ouvre le temps opportun, utilisant pour cela même l'action et la justice humaines. Il y a un temps pour cela aussi.

En attendant, le peuple de Jésus est humilié par son puissant colonisateur. Que faire qui ne débouche pas sur la violence de la puissante Rome, comme celle qu’elle a exercée en 70, détruisant le temple et la ville ? Plus généralement, que font les pauvres êtres humains que nous sommes face à l'inimitié, à l’humiliation, aux réquisitions injustes — ou à l'agressivité, à la calomnie, à l'injustice à notre égard, à l'ingratitude, au désamour ?

Ne sommes-nous pas tentés de répondre du tac au tac ? Répondre par l'inimitié à ceux qui se montrent nos ennemis ; par l'agressivité à l'égard de ceux qui nous agressent ; le mépris ou l'insulte envers ceux qui nous calomnient ; le rejet envers les ingrats ; le détournement de ceux qui nous témoignent manque d'amour ou haine…

Nous sommes quand même au moins tentés de répondre de cette façon-là, parfois d’en être carrément fiers, ou pour les plus modérés, de répondre au minimum par le mépris et l'indifférence.

*

Eh bien, dit Jésus, et on va voir pourquoi, ce n'est pas un comportement de disciples. S’il en est ainsi… « quelle grâce avez-vous ? » — non pas « quel gré vous saura-t-on ? » ou « quelle récompense, ou reconnaissance, vous en a-t-on ? » mais, littéralement en grec « quelle grâce est-ce là ? » Ce n’est pas la même chose ! La première lecture — « quel gré vous saura-t-on ? » — tend à laisser penser que pour l'amour d'autrui, il serait question de mérite à récompenser. Alors qu’il n’est question que de signe de la liberté que donne la grâce !

*

Par nous-mêmes, on est toutes et tous de la même pâte ! « On doit se ranger du côté des opprimés en toute circonstance même quand ils ont tort, sans pour autant perdre de vue qu’ils sont pétris de la même boue que leurs oppresseurs », rappelle Cioran (in De l'inconvénient d'être né).

*

Quant à tendre l'autre joue, il s’agit avant tout de comprendre que ce propos de Jésus, qui renvoie à la Torah, a pour fonction de libérer chacun d'avoir à juger soi-même, voire à haïr autrui, fût-il ennemi, — en un mot se venger soi-même. Dans un texte parallèle (Ro 12, 17-21), Paul cite le Deutéronome (32, 35) et le Livre des Proverbes (25, 21-22) pour dire que la vengeance et le châtiment relèvent de Dieu, seul juge ultime, et de toute façon miséricordieux.

Les disciples du Christ sont appelés à vivre dans l'imitation de la miséricorde dont ils savent bénéficier eux-mêmes et dans la totale liberté vis-à-vis de leurs désirs de vengeance, fût-ce un juste désir de vengeance. Non pas, donc, qu'il soit question de prôner l'impunité pour quelque faute que ce soit. Mais cela ne relève pas de la vengeance individuelle.

Il s'agit dans notre texte, comme chez Paul, et cela vaut en tout temps, de libérer chacune et chacun, fût-il victime de crimes atroces, de la charge supplémentaire, double peine, d'avoir à souffrir d'un désir de vengeance, souffrir du souci de se fermer et de vivre replié, au prétexte qu'autrui a commis le mal à mon égard, qu’il a nourri ou continue à nourrir contre moi de l'inimitié, qu'il est pécheur, ou que sais-je encore.

« Si vous vivez dans la captivité intérieure du désir de vengeance, du besoin permanent de veiller à ce que vous soyez traités équitablement, quelle grâce avez-vous ? » demande Jésus. « Quelle grâce avez-vous de plus que les pécheurs les plus aveugles ? Que les rustres romains les plus obtus ? » Telle est bien la question.

Sachant cela, on comprend que notre texte va plus loin encore que le simple renvoi à l'institution juridique, légitime à défaut d’être juste, le texte va plus loin que la vengeance humaine par l’institution légitime. Ce texte concerne notre comportement personnel. On accède au cœur même de l'Évangile de la grâce de Dieu. Jésus en souligne le cœur pour promouvoir la vraie liberté, le vrai bonheur de ses disciples. N'oublions pas que notre texte suit immédiatement les Béatitudes. Heureux celles et ceux qui par leur situation de manque ont recours à Dieu seul. Telle est bien la « récompense », ou le « salaire » promis, qui « sera grand » (v. 35) : la liberté.

Ainsi, c'est juste après avoir proclamé les Béatitudes que Jésus souligne ce cœur de la Torah : « mais moi je vous dis, aimez vos ennemis », soyez libres envers tous, l'Évangile de la grâce est avant tout cette Loi, il ne se cantonne pas dans l'impuissance d'une intériorité où il côtoierait continuellement les rancœurs, fruits de cette impuissance. L'Évangile de la grâce est la Loi même qui ordonne à Lazare : Sors ! Sors des rancœurs qui sont ta tombe, des ressentiments qui t'entourent comme autant de bandelettes. Donne et il te sera donné. Et aime sans attendre en retour. Fais à autrui ce que tu voudrais qu'il te fasse. Sois miséricordieux comme l'est ton Père. Sinon, quelle grâce as-tu ?

Et ici apparaît sans doute l'essentiel de la question dans un texte qui oppose les pécheurs, qui aiment ceux qui les aiment, sont bons envers ceux qui sont bons, prêtent à ceux qui leurs rendent, etc., et les chrétiens, qui font comme leur Père.

Car que fait un enfant, comment montre-t-il qu'il est enfant de son père ? En l'imitant. Or, que fait Dieu ? Il est bon envers tous. Il fait rayonner son soleil sur les bons et les méchants, est-il dit dans le même ordre d’idée. Il est généreux et bon envers les ingrats et les méchants.

Le pécheur, qui s'imagine qu'il ne vit pas de la grâce, pensera ici que les ingrats et les méchants, ce sont les autres ; et qu'effectivement Dieu est bien bon de continuer à être généreux envers eux. Le disciple du Christ, lui, sait bien qu'il ne mérite rien, et qu'il est dans la catégorie des ingrats et des méchants ; et que donc il ne subsiste que par la seule miséricorde et générosité de son Père. Il ne lui reste donc qu'à agir de même.

C'est pourquoi juste après cet appel à être généreux comme notre père, il nous est dit de ne pas juger, de ne pas condamner ; c'est-à-dire déjà, ne pas nous imaginer que l'ingratitude et la méchanceté sont le fait des autres. Avoir donc un comportement généreux en cela aussi. Donner donc, sachant que nous ne méritons pas ce que nous recevons. Donner généreusement comme le fait Dieu à notre égard. Et alors il nous sera donné avec abondance à nous aussi.

Car il y a quand même un revers de la médaille. Dieu est généreux et miséricordieux envers les ingrats que nous sommes ; mais on voyait en entrée qu'il est aussi celui qui exerce la justice. À lui la vengeance. Mais cela d'une façon tellement juste qu'il nous demande à nous de lui fournir les balances et les règles avec lesquelles il nous mesure. Et ce sont tout simplement celles que nous utilisons.

On comprend alors pourquoi ce qu'on appelle la règle d'or se trouve au milieu de ce passage : « comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux. » Ou redoutez que le jugement que vous portez sur eux ne retombe sur vous qui agissez au fond de la même manière. Mais « comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux. » C'est sans doute le tout de la règle de comportement que requiert de nous Jésus : puisque vous êtes des graciés, qui vivez droits devant Dieu sans aucun mérite, n'en exigez pas d'autrui pour agir à son égard selon la même générosité, le même sens du don qui est celui de votre Père.


RP, Poitiers, 20.02.2022
Prédication (format imprimable)


dimanche 13 février 2022

Résurrection




Ésaïe 6, 1-8 ; Psaume 138 ; 1 Corinthiens 15, 1-11 ; Luc 5, 1-11
Jérémie 17, 5-8 ; Psaume 1 ; 1 Corinthiens 15, 12-20 ; Luc 6, 17-26

1 Corinthiens 15, 1-20
1 Je vous rappelle, frères et sœurs, l’Évangile que je vous ai annoncé, que vous avez reçu, auquel vous restez attachés,
2 et par lequel vous serez sauvés si vous le retenez tel que je vous l’ai annoncé ; autrement, vous auriez cru en vain.
3 Je vous ai transmis en premier lieu ce que j’avais reçu moi-même : Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures.
4 Il a été enseveli, il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures.
5 Il est apparu à Céphas, puis aux Douze.
6 Ensuite, il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois ; la plupart sont encore vivants et quelques-uns sont morts.
7 Ensuite, il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres.
8 En tout dernier lieu, il m’est aussi apparu, à moi l’avorton.
9 Car je suis le plus petit des apôtres, moi qui ne suis pas digne d’être appelé apôtre parce que j’ai persécuté l’Église de Dieu.
10 Mais ce que je suis, je le dois à la grâce de Dieu et sa grâce à mon égard n’a pas été vaine. Au contraire, j’ai travaillé plus qu’eux tous : non pas moi, mais la grâce de Dieu qui est avec moi.
11 Bref, que ce soit moi, que ce soit eux, voilà ce que nous proclamons et voilà ce que vous avez cru.

12 Si l’on proclame que Christ est ressuscité des morts, comment certains d’entre vous disent-ils qu’il n’y a pas de résurrection des morts ?
13 S'il n’y a pas de résurrection des morts, Christ non plus n’est pas ressuscité,
14 et si Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vide, et vide aussi votre foi.
15 Il se trouve même que nous sommes de faux témoins de Dieu, car nous avons porté un contre-témoignage en affirmant que Dieu a ressuscité le Christ alors qu’il ne l’a pas ressuscité, s’il est vrai que les morts ne ressuscitent pas.
16 Si les morts ne ressuscitent pas, Christ non plus n’est pas ressuscité.
17 Et si Christ n’est pas ressuscité, votre foi est illusoire, vous êtes encore dans vos péchés.
18 Dès lors, même ceux qui sont morts en Christ sont perdus.
19 Si nous avons mis notre espérance en Christ pour cette vie seulement, nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes.
20 Mais maintenant, Christ est ressuscité des morts, il est les prémices de ceux qui sont morts.‭

*

« S’il n’y a pas de résurrection des morts, Christ non plus n’est pas ressuscité, et si Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vide, et vide aussi votre foi. » (1 Co 15, 13-14)

Ce texte affirme un enseignement sur la résurrection qui précède l’événement du dimanche de Pâques, et pas l’inverse ! Ce n’est pas la résurrection du Christ qui induit la réalité de la résurrection, c’est l’inverse : « s’il n’y a pas de résurrection des morts, Christ non plus n’est pas ressuscité ». Cela est essentiel pour la compréhension de la deuxième partie de la phrase : « si Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vaine ».

La notion de résurrection est admise au préalable, bien avant le dimanche de Pâques, dans un pan important du judaïsme de l’époque, que le christianisme naissant rallie sur ce point. L’argumentation relève de la réflexion, de la méditation, notamment dans notre chapitre 15 de cette 1ère Épître aux Corinthiens. L’événement du dimanche de Pâques vient alors corroborer cette conviction argumentée au préalable. Voir aussi Luc 20, 27-38 et l’argumentation de Jésus contre le point de vue différent des Sadducéens.

Argumentation selon les Écritures : « il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures », redit Paul (v. 4). Il s'inscrit ici à la fois dans la lecture qu’a faite Jésus des Écritures (Exode 3), et, avec lui, dans la tradition pharisienne. Ce verset 4, retenu par le symbole de Nicée-Constantinople, avec cette formule, « selon les Écritures », scelle l'accord avec la tradition juive, qui stipule que l’on doit savoir lire (comme l’a fait aussi Jésus) la résurrection dans la Torah pour avoir part au monde à venir. Des maîtres les plus réputés du judaïsme soulignent cela ; le grand commentateur médiéval français, Rachi, précise même que celui qui dit qu’il n’y a aucune allusion à la résurrection dans la Torah, n’a pas part à la résurrection ! Il s'agit donc de méditation, d’argumentation, sachant que la lettre de la Torah semble bien ne pas parler de résurrection. Il s'agit donc d’aller au-delà de cette apparence : si, selon la Torah, le Dieu d’Abraham, d'Isaac et de Jacob est créateur de tout l'être, y compris du corps, son esprit éternel ouvre le salut à tout l’être, à la chair même, rachetée éternellement dans la résurrection.

Voilà qui rejoint par ailleurs la pensée de la Perse, dont les prêtres sont les Mages, avec lesquels le judaïsme a été en dialogue, comme en témoigne déjà le livre de Jérémie (ch. 39), et encore la présence, selon Matthieu (ch. 2), des Mages lors de la naissance de Jésus. Et ce n’est pas pour rien, si ce sont des Mages, précisément, qui sont là.

Le point de vue des juifs et des religieux perses se sépare des développements grecs, qui, contre la notion de résurrection, parlent seulement d’immortalité de l’âme. Si l’on comprend cela, on comprend mieux le débat de Paul avec les philosophes d’Athènes (Actes 17, 16-34), véritable tentative de dialogue argumenté de l’Apôtre avec, selon le texte, stoïciens et épicuriens, et non pas postulat de foi contre réflexion rationnelle.

Un philosophe du XXe siècle, Henry Corbin (dans Temps cyclique et gnose ismaélienne, Berg, p. 12-13.), décrit très bien la différence de ces deux approches, philosophiques l’une comme l’autre. Parlant de la pensée de la Perse (qui est très proche, on va le voir, de celle du pharisien Paul), Henry Corbin écrit qu’il faut se garder de réduire chez les Perses le contraste entre monde céleste et monde terrestre à un schéma grec opposant esprit et matière. Pour les Perses, dit-il, il ne s'agit pas de cela, il ne s'agit pas d'une opposition entre Idée et Matière. Il est question en premier lieu d’un état céleste, invisible, spirituel, mais parfaitement concret, et d’un état terrestre visible, matériel certes, mais d'une matière qui en soi est toute lumineuse, matière immatérielle par rapport à ce que nous connaissons. Car l’état terrestre ne signifie nullement déchéance, mais achèvement et plénitude. L'état d'infirmité, l’état de moins d'être et de ténèbres que représente la condition actuelle du monde matériel, tient non pas à sa condition matérielle comme telle, mais au fait qu'il soit la zone d'invasion des Contre-Puissances démoniaques, le théâtre et l'enjeu d’une lutte. L’étranger à cette Création n'est pas le Dieu de Lumière, mais le Principe de Ténèbres. La rédemption fera éclore le “corps à venir”, le corps de résurrection.

On ne peut que reconnaître là l’argumentation de Paul, qui se poursuit dans la distinction qu’il fait entre le corps animal et le corps spirituel, illustrée par la distinction entre les corps terrestres et les corps stellaires, etc. (1 Co 15, 35-47), ce que l’on retrouve aussi bien dans la philosophie perse que dans les méditations des maîtres du judaïsme.

*

Aussi, il est insuffisant de dire que le dimanche de Pâques n’est qu’une réponse au vendredi saint. Il est plus insuffisant encore de réduire l’événement du dimanche de Pâques à une façon imagée de dire l’espérance plus forte que la mort ! Bien plus que cela, l’événement du dimanche de Pâques est la manifestation dans le temps de cet aspect essentiel de la Création : réalité visible, mais à fondement spirituel invisible ; la résurrection est l’avènement de la résolution de la fracture de l’univers, elle est réparation du monde, réparation qui passe au cœur de nos vies scindées en un corps terrestre qui se corrompt (1 Co 15, 43-44) et un corps tout aussi réel, mais qui fonde le premier, réalité incorruptible et éternelle manifestée dans le temps par la résurrection du Christ (1 Co 15, 47-54) !

Un tel fondement spirituel nous renvoie au ch. 13 de cette même épître, où il est question de la foi, de l’espérance et de l’amour ; et où l'amour comme plus grande de ces trois choses s’avère être le fondement spirituel invisible de toutes choses ; où l’amour n’est pas seulement le don, le fait de donner, pas même le don de soi (quand je donnerai le tout de moi-même, même mon corps, si je n'ai pas l’amour je ne suis rien, 1 Co 13, 3), mais ce qui fonde tout, qui est en dessous même de tout don. En grec, ce qui est en dessous est ce qui a donné en français substance, littéralement : « ce qui est en dessous ». Eh bien c’est le mot qu'emploie l'Épître aux Hébreux pour parler de la foi comme espérance du monde à venir. Hé 11, 1, « la foi est la substance des choses que l'on espère ».

Si la notion de résurrection relève bien de la réflexion philosophique, la réception de l’événement du dimanche de Pâques relève de la foi en l'avènement de ce monde dont on espère la réalisation, l’espérance la recevant dès aujourd'hui de la foi en ce que proclament les Apôtres : « Christ est ressuscité », prémices de l'avènement du monde de la résurrection conçu dans la méditation de la Torah, c’est-à-dire « selon les Écritures ». C’est ainsi que (v. 13-14) si les morts ne ressuscitent pas, Christ n’étant donc pas non plus ressuscité !, les Apôtres parlent pour ne rien dire, et notre foi est vide, vaine, elle porte sur rien !

En revanche, dans l’avènement du monde de la résurrection déjà advenu par la résurrection du Christ et reçu par la foi, pointe le jour de la promesse (1 Co 15, 54-55) : « Quand donc cet être corruptible aura revêtu l’incorruptibilité et que cet être mortel aura revêtu l’immortalité, alors se réalisera la parole de l’Écriture (cf. Osée 13, 14) : La mort a été engloutie dans la victoire. Mort, où est ta victoire ? Mort, où est ton aiguillon ? »


RP, Poitiers, 6.02.2022
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Châtellerault, 13.02.22
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