Proverbes 10, 8-14 & 19-21 ; Psaume 92 ; 1 Corinthiens 15, 54-46 ; Luc 6, 39-45
Luc 6, 39-45
De quel aveuglement, et de quelle poutre, est-il question ? Pour voir cela, s'il est possible, voyons le propos d'où sortent ces questions que pose Jésus, ce propos que l'aveuglement, que la poutre, obscurcissent…
Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, « quelle grâce avez-vous de plus que les pécheurs les plus aveugles à la grâce ? » vient de demander Jésus. Telle est bien la question. Dès lors, quid d'être disciple, si vous êtes aussi aveugles à la grâce que les pécheurs ? « Un aveugle peut-il guider un aveugle ? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans un trou ? Le disciple n’est pas au-dessus de son maître, mais tout disciple bien formé sera comme son maître » (Luc 6, 39-40), ce maître qui est généreux pour toutes et tous.
Son Fils, qui nous a dit : « Aimez vos ennemis », précise : « et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants. Soyez généreux comme votre Père est généreux. » Jésus, Fils du Très-Haut, mettant en pratique ce qu’il enseigne — c’est à cela que l’on reconnaît le bon arbre : à ses fruits, il ne fait pas que dire, il fait — ; Jésus, imitant son Père, généreux envers toutes et tous, est allé jusqu’au bout, laissant jusqu’à sa tunique à ses persécuteurs qui le forçaient à faire combien de mille pas jusqu’à la croix… Ne prétendant être au-dessus de personne, il est devenu le dernier, pardonnant ses ennemis.
« Aimez vos ennemis », soyez libres envers tous et toutes, sortez des rancœurs. C'est l'enseignement de la Torah ! Donne et il te sera donné. Et aime sans attendre en retour. Fais à autrui ce que tu voudrais qu'il te fasse. Sois miséricordieux comme l'est ton Père. Sinon, quelle grâce as-tu ? Ici apparaît sans doute l'essentiel de la question, dans ce texte qui oppose les disciples et, selon les mots employés, les pécheurs, qui aiment ceux qui les aiment, sont bons envers ceux qui sont bons, prêtent à ceux qui leur rendent, etc. Si tu fais pareil, « qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ? Comment peux-tu dire à ton frère : “Frère, attends. Que j’ôte la paille qui est dans ton œil”, toi qui ne vois pas la poutre qui est dans le tien ? Homme au jugement perverti, ôte d’abord la poutre de ton œil ! et alors tu verras clair pour ôter la paille qui est dans l’œil de ton frère. » (Lc 6, 41-42). Imite plutôt ton Père !
L'aveugle n'est-il pas celui qui se leurre dans sa prétention, captif de croire en savoir plus qu’autrui ? Cet aveuglement n'est-il point péché, qui pousse à mépriser les capacités à voir de son prochain ?
Ne juge pas, vient de dire Jésus. Comme en commentaire, l’épître de Jacques rappelle qu’il est équivalent de juger son frère et de juger la Loi de Dieu (Jacques 4, 11) : c'est croire être dans une lumière telle qu'on se place au dessus de tout, y compris de la grâce, qui est d'abord surprise, et étonnement, lieu et don d'une incompréhension.
Si vous vous croyez éclairés au point de pouvoir juger autrui, prétendant mieux voir que lui, qu’elle ; en capacité de mieux faire que lui ou elle, quelle grâce avez-vous ? Si vous prétendez savoir mieux qu'autrui ce qu’il y a à faire, quelle grâce avez vous ? Il n'est pas de grâce dans nos prétentions d’avoir de la sagesse, fût-elle sagesse religieuse : Dieu n’a-t-il pas frappé de folie nos vaines sagesses (1 Co 1, 20) ? « Je suis venu dans ce monde, afin que ceux qui ne voient point, voient, et que ceux, qui voient deviennent aveugles », dit Jésus lors de l’épisode de l’aveugle-né (Jean 9, 39-41) : si vous étiez aveugles, vous verriez.
Qui prétend être éclairé par Dieu et n'en est pas aveuglé, aveuglé au point d'en perdre toute capacité de se sentir en supériorité par rapport à quiconque, fût-ce en supériorité religieuse — quelle grâce est-ce là ? Dans les lectures de ce jour, le texte des Proverbes (ch. 10, v. 8, 11, 12, 19) ne nous a-t-il pas prévenus ?
Confesser notre aveuglement, notre impuissance, comme individus, comme peuples, comme Église en déperdition… Nous ne sommes ni meilleurs, ni plus éclairés que les autres… Nous n’avons que le recours à la grâce pour porter un fruit dont nous ne sommes pas la source, à puiser dans un trésor qui n’est pas nôtre, cette seule source de l’abondance de notre cœur et de notre bouche, de nos paroles et de nos actes.
Avec pour effet, si je ne suis pas la source de mes biens et de mes dons, de me mettre à la place d'autrui à mon humble mesure, ne pas en vouloir à celui, celle, que Jésus a aimé – « pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font » (Luc 23, 34).
C'est proche de ce que le romancier Albert Cohen a appelé « tendresse de pitié » – comme une ouverture à la bonté. D'autant que la vie est brève et que comme toi, dit-il, ton prochain est voué à la mort. Et puisqu'il est comme toi, « si tu sais que l'autre, écrit-il, ne peut être que ce qu'il est, comment lui en vouloir, comment ne pas lui pardonner ? […] Tu considèreras alors cet innocent avec une tendresse de pitié, et tu n'y auras nul mérite » (Albert Cohen, Carnets 1978, p. 174).
Une humble façon d'être, sans prétention, sur la voie de ce qui a été appelé l'Imitatio Dei, l’imitation de Dieu, imitation de Dieu qui a compassion de toi, qui fait pleuvoir sur toutes tous et briller son soleil sur toutes et tous, sans aucun mérite de quiconque.
Alors la parole gardée a commencé à porter son fruit : « comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres » (Jean 15, 12). Ce n'est pas un fardeau accablant que garder sa parole – « je vous donne ma paix » (Jean 14, 27) : c'est juste apprendre que dans la brièveté de la vie, faite de tant de misères, il n'y a ni place ni temps pour ne pas s'ouvrir à la bonté. D'où ce commandement d'imiter Dieu — « comme je vous ai aimés, c'est-à-dire comme le Père m'a aimé » — qui revient à un appel à plonger au cœur du mystère de Dieu, qui est le cœur de notre être : alors la vérité de l'amour en découle. « Demeurez dans mon amour et vous porterez du fruit en abondance » (Jean 15, 5).
Jésus invite ses disciples, au contraire du ressentiment, à se placer dans la joie de l'inespéré au cœur de leur détresse et de leur précarité, de leur pauvreté devant Dieu. Et concrètement, face à une menace concrète (en communion avec les opprimés, menacés en ce moment-même, aujourd’hui en Ukraine), il s’agit de vivre du seul recours à la grâce.
Dans la reconnaissance pour ce qui se cache là — « là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (Mt 6, 21) : un trésor d’où tirer le bien (Luc 6, 45). Cela pour que le cœur en déborde : ce trésor nous est octroyé déjà dès ce temps… Le Royaume et les critères de ce monde — fragile, menacé, lourd de détresse — étant incompatibles, c’est là une parole de consolation inestimable que le surgissement imminent de l’inespéré, la grâce. « Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur ».
Luc 6, 39-45
39 Il leur dit aussi une parabole : « Un aveugle peut-il guider un aveugle ? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans un trou ?
40 Le disciple n’est pas au-dessus de son maître, mais tout disciple bien formé sera comme son maître.
41 « Qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ?
42 Comment peux-tu dire à ton frère : “Frère, attends. Que j’ôte la paille qui est dans ton œil”, toi qui ne vois pas la poutre qui est dans le tien ? Homme au jugement perverti, ôte d’abord la poutre de ton œil ! et alors tu verras clair pour ôter la paille qui est dans l’œil de ton frère.
43 « Il n’y a pas de bon arbre qui produise un fruit malade, et pas davantage d’arbre malade qui produise un bon fruit.
44 Chaque arbre en effet se reconnaît au fruit qui lui est propre : ce n’est pas sur un buisson d’épines que l’on cueille des figues, ni sur des ronces que l’on récolte du raisin.
45 L’homme bon, du bon trésor de son cœur, tire le bien, et le mauvais, de son mauvais trésor, tire le mal ; car ce que dit la bouche, c’est ce qui déborde du cœur. »
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De quel aveuglement, et de quelle poutre, est-il question ? Pour voir cela, s'il est possible, voyons le propos d'où sortent ces questions que pose Jésus, ce propos que l'aveuglement, que la poutre, obscurcissent…
Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, « quelle grâce avez-vous de plus que les pécheurs les plus aveugles à la grâce ? » vient de demander Jésus. Telle est bien la question. Dès lors, quid d'être disciple, si vous êtes aussi aveugles à la grâce que les pécheurs ? « Un aveugle peut-il guider un aveugle ? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans un trou ? Le disciple n’est pas au-dessus de son maître, mais tout disciple bien formé sera comme son maître » (Luc 6, 39-40), ce maître qui est généreux pour toutes et tous.
Son Fils, qui nous a dit : « Aimez vos ennemis », précise : « et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants. Soyez généreux comme votre Père est généreux. » Jésus, Fils du Très-Haut, mettant en pratique ce qu’il enseigne — c’est à cela que l’on reconnaît le bon arbre : à ses fruits, il ne fait pas que dire, il fait — ; Jésus, imitant son Père, généreux envers toutes et tous, est allé jusqu’au bout, laissant jusqu’à sa tunique à ses persécuteurs qui le forçaient à faire combien de mille pas jusqu’à la croix… Ne prétendant être au-dessus de personne, il est devenu le dernier, pardonnant ses ennemis.
« Aimez vos ennemis », soyez libres envers tous et toutes, sortez des rancœurs. C'est l'enseignement de la Torah ! Donne et il te sera donné. Et aime sans attendre en retour. Fais à autrui ce que tu voudrais qu'il te fasse. Sois miséricordieux comme l'est ton Père. Sinon, quelle grâce as-tu ? Ici apparaît sans doute l'essentiel de la question, dans ce texte qui oppose les disciples et, selon les mots employés, les pécheurs, qui aiment ceux qui les aiment, sont bons envers ceux qui sont bons, prêtent à ceux qui leur rendent, etc. Si tu fais pareil, « qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ? Comment peux-tu dire à ton frère : “Frère, attends. Que j’ôte la paille qui est dans ton œil”, toi qui ne vois pas la poutre qui est dans le tien ? Homme au jugement perverti, ôte d’abord la poutre de ton œil ! et alors tu verras clair pour ôter la paille qui est dans l’œil de ton frère. » (Lc 6, 41-42). Imite plutôt ton Père !
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L'aveugle n'est-il pas celui qui se leurre dans sa prétention, captif de croire en savoir plus qu’autrui ? Cet aveuglement n'est-il point péché, qui pousse à mépriser les capacités à voir de son prochain ?
Ne juge pas, vient de dire Jésus. Comme en commentaire, l’épître de Jacques rappelle qu’il est équivalent de juger son frère et de juger la Loi de Dieu (Jacques 4, 11) : c'est croire être dans une lumière telle qu'on se place au dessus de tout, y compris de la grâce, qui est d'abord surprise, et étonnement, lieu et don d'une incompréhension.
Si vous vous croyez éclairés au point de pouvoir juger autrui, prétendant mieux voir que lui, qu’elle ; en capacité de mieux faire que lui ou elle, quelle grâce avez-vous ? Si vous prétendez savoir mieux qu'autrui ce qu’il y a à faire, quelle grâce avez vous ? Il n'est pas de grâce dans nos prétentions d’avoir de la sagesse, fût-elle sagesse religieuse : Dieu n’a-t-il pas frappé de folie nos vaines sagesses (1 Co 1, 20) ? « Je suis venu dans ce monde, afin que ceux qui ne voient point, voient, et que ceux, qui voient deviennent aveugles », dit Jésus lors de l’épisode de l’aveugle-né (Jean 9, 39-41) : si vous étiez aveugles, vous verriez.
Qui prétend être éclairé par Dieu et n'en est pas aveuglé, aveuglé au point d'en perdre toute capacité de se sentir en supériorité par rapport à quiconque, fût-ce en supériorité religieuse — quelle grâce est-ce là ? Dans les lectures de ce jour, le texte des Proverbes (ch. 10, v. 8, 11, 12, 19) ne nous a-t-il pas prévenus ?
8 Un esprit sage accepte les préceptes, mais qui tient des propos stupides court à sa perte.
11 La bouche du juste est une fontaine de vie, mais celle des méchants dissimule la violence.
12 La haine provoque les querelles, mais l’amour dissimule toutes les fautes.
19 Où abondent les paroles le péché ne manque pas, mais qui refrène son langage est quelqu'un d’avisé.
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Confesser notre aveuglement, notre impuissance, comme individus, comme peuples, comme Église en déperdition… Nous ne sommes ni meilleurs, ni plus éclairés que les autres… Nous n’avons que le recours à la grâce pour porter un fruit dont nous ne sommes pas la source, à puiser dans un trésor qui n’est pas nôtre, cette seule source de l’abondance de notre cœur et de notre bouche, de nos paroles et de nos actes.
Avec pour effet, si je ne suis pas la source de mes biens et de mes dons, de me mettre à la place d'autrui à mon humble mesure, ne pas en vouloir à celui, celle, que Jésus a aimé – « pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font » (Luc 23, 34).
C'est proche de ce que le romancier Albert Cohen a appelé « tendresse de pitié » – comme une ouverture à la bonté. D'autant que la vie est brève et que comme toi, dit-il, ton prochain est voué à la mort. Et puisqu'il est comme toi, « si tu sais que l'autre, écrit-il, ne peut être que ce qu'il est, comment lui en vouloir, comment ne pas lui pardonner ? […] Tu considèreras alors cet innocent avec une tendresse de pitié, et tu n'y auras nul mérite » (Albert Cohen, Carnets 1978, p. 174).
Une humble façon d'être, sans prétention, sur la voie de ce qui a été appelé l'Imitatio Dei, l’imitation de Dieu, imitation de Dieu qui a compassion de toi, qui fait pleuvoir sur toutes tous et briller son soleil sur toutes et tous, sans aucun mérite de quiconque.
Alors la parole gardée a commencé à porter son fruit : « comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres » (Jean 15, 12). Ce n'est pas un fardeau accablant que garder sa parole – « je vous donne ma paix » (Jean 14, 27) : c'est juste apprendre que dans la brièveté de la vie, faite de tant de misères, il n'y a ni place ni temps pour ne pas s'ouvrir à la bonté. D'où ce commandement d'imiter Dieu — « comme je vous ai aimés, c'est-à-dire comme le Père m'a aimé » — qui revient à un appel à plonger au cœur du mystère de Dieu, qui est le cœur de notre être : alors la vérité de l'amour en découle. « Demeurez dans mon amour et vous porterez du fruit en abondance » (Jean 15, 5).
Jésus invite ses disciples, au contraire du ressentiment, à se placer dans la joie de l'inespéré au cœur de leur détresse et de leur précarité, de leur pauvreté devant Dieu. Et concrètement, face à une menace concrète (en communion avec les opprimés, menacés en ce moment-même, aujourd’hui en Ukraine), il s’agit de vivre du seul recours à la grâce.
Dans la reconnaissance pour ce qui se cache là — « là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (Mt 6, 21) : un trésor d’où tirer le bien (Luc 6, 45). Cela pour que le cœur en déborde : ce trésor nous est octroyé déjà dès ce temps… Le Royaume et les critères de ce monde — fragile, menacé, lourd de détresse — étant incompatibles, c’est là une parole de consolation inestimable que le surgissement imminent de l’inespéré, la grâce. « Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur ».
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