dimanche 27 septembre 2020

« Soit par ma vie soit par ma mort »




Ézéchiel 18, 25-28 ; Psaume 25 ; Philippiens 2, 1-11 ; Matthieu 21, 28-32

Philippiens 1, 20b-24
20 […] Christ sera exalté dans mon corps, soit par ma vie soit par ma mort.
21 Car pour moi, vivre, c’est Christ, et mourir m’est un gain.
22 Mais si vivre ici-bas doit me permettre un travail fécond, je ne sais que choisir.
23 Je suis pris dans ce dilemme : j’ai le désir de m’en aller et d’être avec Christ, et c’est de beaucoup préférable,
24 mais demeurer ici-bas est plus nécessaire à cause de vous.

Matthieu 21, 28-32
28 Qu’en pensez-vous ? Un homme avait deux fils ; il s’adressa au premier et dit : (Mon) enfant, va travailler aujourd’hui dans ma vigne.
29 Il répondit : Je ne veux pas. Ensuite, il se repentit, et il y alla.
30 Il s’adressa alors au second et donna le même ordre. Celui-ci répondit : Je veux bien, Seigneur, mais il n’y alla pas.
31 Lequel des deux a fait la volonté du père ? Ils répondirent : Le premier.

*

Vous connaissez la légende par laquelle la tradition mystique juive explique le petit sillon que nous avons sous le nez… C’est la marque du doigt de l’ange qui lors de notre venue au monde scelle l’oubli de ce que nous connaissions avant de naître. L’ange applique son doigt sous le nez de l’enfant à sa naissance, comme pour dire : « Chut ! Tu oublies tout ce que tu as connu. »

Au livre de la Genèse, au ch. 3, v. 21, on lit : « Le Seigneur Dieu fit pour Adam et sa femme des tuniques de peau dont il les revêtit. » Une lecture classique de ce texte en judaïsme, reprise par plusieurs Pères de l’Église ancienne, notamment à Alexandrie, ville centrale de la diaspora juive, est derrière la marque du doigt de l’ange, qui scelle l’oubli que signifient lesdites tuniques de peau que sont nos corps pour le temps.

En hébreu, la peau (‘Or) s'écrit avec trois lettres ayin vav réch ; la lumière (Or) s'écrit aussi avec trois lettres, presque les mêmes, alef vav réch. Ne change que la première lettre. Les rabbins ont remarqué cette proximité des termes, comme une ouverture qui permet d’entendre « tuniques de peau » de façon un peu différente, d’y sous-entendre un message caché : à l’origine « l'Éternel leur confectionna des vêtements de lumière (Or) » (avec alef au lieu de ayin) lit ainsi un ancien rabbin (rabbi Méir).

À l’origine fut la lumière, Dieu disant « que la lumière soit » (Gn 1, 3) : lumière spirituelle dont l’Adam, selon cet enseignement, fut d’abord revêtu, et grâce à laquelle il pouvait voir du début jusqu’à la fin du monde. Puis cette lumière fut cachée. Elle avait d’abord accompagné l’Adam originel, homme et femme (l’Adam d’avant la division des sexes) pendant trente-six heures spirituelles, à savoir de la création de l’humain (le vendredi matin) jusqu’à la fin du shabbath (samedi soir). Lorsque la nuit fut tombée cette lumière disparut. Cachée désormais dans la Torah, cette lumière est aussi cachée en chaque être humain.

Et c’est là qu’on en vient à la marque du doigt de l’ange, qui scelle l’oubli de ce que le fœtus dans le ventre de sa mère a une lumière sur la tête grâce à laquelle il peut voir du début jusqu'à la fin du monde, et où toute la sagesse des Écritures lui est enseignée. Au moment de la naissance, vient donc l’ange qui fait oublier cela au bébé venu dans la tunique de chair du temps d’ici-bas.

Dans cette perspective, les tuniques de peau de la Genèse sont des tuniques d’oubli. C’est ce qu’en christianisme médiéval enseignaient encore les cathares… La mémoire même de cet enseignement a, depuis, sombré elle-même toujours plus dans l’oubli.

*

Le texte que nous avons lu dans l’Épître de Paul aux Philippiens laisse à penser que cet enseignement n’était pas inconnu de Paul, pour lui en regard de sa conviction que le Christ venant dans le temps y révèle toutes choses, dévoilant ce qui est caché, concernant notamment le sens de notre vie et de notre mort. « Christ sera exalté dans mon corps, soit par ma vie soit par ma mort. » Bref, il révèle ce temps, notre temps, comme mission, on va le voir ; mission provisoire dans un temps provisoire pour des êtres dont le sens de la vie est caché, oublié.

Illustration de cela : vous vous souvenez de la série télévisée « Mission Impossible » et de son invariable introduction : « Bonjour, Monsieur Phelps. Votre mission, si toutefois vous l'acceptez… ». Etc. Introduction qui, après la description de ladite mission, se terminait par ces mots : « Ce message s’autodétruira dans cinq secondes ».

Puis le silence (message autodétruit — comme par le passage du doigt de l’ange), écho silencieux au silence d'avant le message, d'avant la mission… Puis la parole, qui crée et confie la mission via son acceptation, acceptation qui pour chacune et chacun de nous a eu lieu — nous avons accepté : la preuve, nous sommes ici !, en ce monde, car notre mission est portée en ce que nous sommes — qui marque le fait que nous l'avons acceptée.

Mais… nous n'avons pas demandé à naître — croyons-nous communément. Erreur de perspective. Non seulement nous en fûmes d'accord, nous en sommes d'accord, mais nous fûmes même d’accord avec ce que nous sommes individuellement — jusqu'à nos appartenances civilisationnelles, religieuses, etc. Autant d’aspects de ce qui est notre mission — mission « toutefois acceptée » selon les mots de l’introduction de Mission impossible, malgré la rouspétance selon que lorsqu'une âme est envoyée en ce monde, elle rechigne, comme le rapporte aussi une tradition du judaïsme à ce sujet.

La parabole des deux fils que nous avons lue peut être aussi reçue en ce sens : puisque nous sommes ici, nous sommes, toutes et tous, chacun des deux fils à la fois — le second qui a dit oui et n'est pas venu, au regard de difficulté de la réalité, et le premier ayant dit non pour finalement venir ; car nous sommes finalement venus, avec nos vies moyennes qui sont ce qu'elles sont (Jésus parle de vies de publicains et de prostituées), venus dans la vigne de ce temps, puisque nous y sommes. Puis (gardant toutefois des traces rouspétancières de cette rechignance — comme une tristesse latente), l’âme oublie tout cela… 

Car tout cela s'ancre avant notre naissance. Avant notre venue à l’être. Dans le désir inconscient d’être qui débouche sur la conception, la croissance du fœtus puis la naissance. Françoise Dolto nous enseigne que l’enfant est le produit de trois volontés. Celle du père et de la mère, certes, mais aussi la sienne propre. Il ne viendrait pas à l’être sans son désir propre de devenir !

*

De façon similaire, il est possible de dire que la Création est advenue parce qu’elle l’a bien voulu ; nous l’avons bien voulu ! Avant même d’être. Prière silencieuse, comme volonté d'advenir de la création non encore advenue, prière qui a été émise et exaucée. Question, face au mal : savoir si l’on a bien fait ! Cette question est au cœur du propos de Paul : « j’ai le désir de m’en aller et d’être avec Christ, et c’est de beaucoup préférable ». Écho à la souffrance de l’Apôtre dans sa mission.

Mais quoiqu’il en soit, la prière silencieuse, demande d’être, a été exaucée : le monde est là, nous sommes là, pour le meilleur et pour le pire. Prière comme volonté d'advenir, prière dans le silence à laquelle a répondu une parole…

Ainsi le Prologue de l’Évangile de Jean enseigne qu' « au commencement était la Parole », en écho au livre de la Genèse où la création procède dans la Parole créatrice : « Dieu dit » et la chose fut… Et la Parole est devenue chair poursuit l’Évangile de Jean — comme accomplissement d'une espérance (l'Évangile de Jean parle de la venue du Christ). Ce faisant on demeure, plus que jamais, au cœur de la parole performative, créant ce qu'elle dit, ouvrant donc un avenir possible, ouvrant sur sa réalisation.

Prière silencieuse, prière dans le silence, prière d'être à laquelle répond — avant même la demande, exaucée avant même d’être formulée — la parole qui fait être : Dieu dit « Que cela soit », et cela est.

*

Pour Paul, cela lui est révélé en Christ comme mission, le Christ étant le dévoilement dans le temps du mystère éternel demeuré caché. Mission dès lors en effet que le passage dans le temps. « Pour moi, écrit Paul (v. 21-24), vivre, c’est Christ, et mourir m’est un gain. Mais si vivre ici-bas doit me permettre un travail fécond, je ne sais que choisir. Je suis pris dans ce dilemme : j’ai le désir de m’en aller et d’être avec Christ, et c’est de beaucoup préférable, mais demeurer ici-bas est plus nécessaire à cause de vous. »

S’est opéré pour Paul la transformation de l’exil dans le temps, dans ce corps trop souvent douloureux, en une mission. Conviction reçue qui fonde sa mission, comme transfiguration de ce qui est d’abord exil dans le mal et la souffrance.

Or cela vaut pour toutes et tous, au moins par un sentiment plus ou moins diffus pour chacune et chacun de perte, la mémoire d'un temps passé et meilleur. Ce sentiment peut être lié à un échec, une perte d'emploi, un divorce, un déplacement géographique — exil proprement dit —, un deuil finalement. Autant de manifestations d'un sentiment qui dévoilent une réalité qui les précède. Le sentiment de la perte irrémédiable nous atteint de toute façon qui que nous soyons dans le fait que nous vieillissons, et donc que nous allons mourir.

Et voilà la nostalgie qui pousse comme un rappel du passé, de l'heureuse enfance, de l'heureux temps d'avant l'échec, le déplacement, le chômage, le divorce, le deuil. Mais l'avant, déjà l'enfance, étaient-ils si heureux ? Ne serait-ce que pour cette simple raison : n'étaient-ils pas déjà chargés de leur avenir ?

La nostalgie comme sentiment d'exil, telle est notre situation : errants et voyageurs sur la terre : « vous n'êtes pas de ce monde », croyant ou pas, le sachant clairement ou pas. Un exil de nos vies dévoilé tout à nouveau dans la vie du Christ et dans l’événement du dimanche de Pâques. La résurrection donnée comme moment initial, précédant la relecture par ses disciples de la vie du Christ. « Existant en forme de Dieu, Jésus-Christ n’a point regardé comme une proie à arracher d’être égal avec Dieu, mais s’est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes ; et ayant paru comme un simple homme, il s’est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix » (Ph 2, 6-8).

Où, au regard de la vie du Christ exilé d’auprès de Dieu pour sa mission de salut du monde, notre propre exil de la lumière perdue apparaît comme pouvant être assumé en mission, l’exil du Christ ouvrant un nouveau sens à notre propre exil.

« J’ai le désir de m’en aller et d’être avec Christ, dit Paul, et c’est de beaucoup préférable, mais demeurer ici-bas est plus nécessaire à cause de vous. » Rester en ce monde pour servir, non pas en s’agitant, mais juste en étant ce que nous sommes, offrant notre présence comme trace de lumière, trace de la lumière oubliée et que l’on apprend à se remémorer. Être juste parfum d’un souffle oublié. Le deviner et donner ainsi un sens ténu à nos vies toujours insuffisantes, mais précieuses — disons-le, dites-le aux êtres douloureux et fatigués. Nous ne ferons peut-être pas ce que d’autres, tel Paul, ou qui vous voulez (là nous pouvons tous imaginer de ce que nous avons raté), font mieux et que nous aurions cru vouloir faire aussi, mais ce que nous sommes reste unique, et c’est là notre mission en ce temps bref et provisoire…


RP, Poitiers, 27/09/2020
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dimanche 13 septembre 2020

Le pardon : création et re-création du monde




Genèse 50, 15-21 ; Psaume 103 ; Romains 14, 7-9 ; Matthieu 18, 21-35

Genèse 50, 15-21
15 Quand les frères de Joseph virent que leur père était mort, ils dirent : Si Joseph nous prenait en haine, et nous rendait tout le mal que nous lui avons fait !
16 Et ils firent dire à Joseph : Ton père a donné cet ordre avant de mourir :
17 Vous parlerez ainsi à Joseph : Oh ! pardonne le crime de tes frères et leur péché, car ils t’ont fait du mal ! Pardonne maintenant le péché des serviteurs du Dieu de ton père ! Joseph pleura, en entendant ces paroles.
18 Ses frères vinrent eux-mêmes se prosterner devant lui, et ils dirent : Nous sommes tes serviteurs.
19 Joseph leur dit : Soyez sans crainte ; car suis-je à la place de Dieu ?
20 Vous aviez médité de me faire du mal : Dieu l’a changé en bien, pour accomplir ce qui arrive aujourd’hui, pour sauver la vie à un peuple nombreux.
21 Soyez donc sans crainte ; je vous entretiendrai, vous et vos enfants. Et il les consola, en parlant à leur cœur.

*

Voilà un texte sur le pardon, qui se trouve dans les derniers versets du livre de la Genèse, le livre de la Création — façon de nous prévenir que la Création-même ne peut se poursuivre que par le pardon, ne trouve d'ouverture vers l'existence que dans le pardon. Le pardon comme force de Création et de re-Création du monde.

Une citation : « Le pardon est certainement l’une des plus grandes facultés humaines et peut-être la plus audacieuse des actions, dans la mesure où elle tente l’impossible — à savoir défaire ce qui a été — et réussit à inaugurer un nouveau commencement là où tout semblait avoir pris fin. » (Hannah Arendt.) Utile à rappeler en ces temps d'approche de Roch Hachanna, où tout est recréé, où tout peut être recréé dans le pardon…

*

Joseph est devenu l'homme du pardon. Mais — un petit résumé de son histoire — avant d'être l'homme du pardon, Joseph avait d'abord été pour ses frères le petit que leur père gâtait. Et ses frères sont jaloux.

Aux yeux de ses frères, Joseph, encouragé par son vieillard de papa gâteau, fait le beau. Eux, ont eu une autre éducation, à la dure. Et voilà le petit à qui on les passe toutes… Pas étonnant qu'il ne se sente plus tout à fait, et qu'il ait des rêves de gloire, car Joseph fait des rêves de gloire, où il surpasse tous ses frères. À force, Joseph agace, suscite les jalousies.

C'est vrai qu'il est doué, mais il le sait un peu trop, pensent ses frères, son père pourrait lui apprendre la modestie. Oui, apparemment, il a tous les dons, jusqu'au charme, ce charme qui émoustille les dames et auquel succombera Mme Putiphar, l'épouse de son maître.

Bel orgueilleux pensent ses frères ! Mais là où ses frères se trompent, c'est en ce que Joseph a un talent à la mesure de l'idée qu'il s’en fait. Il est vraiment doué. Et sa haute opinion de ses propres dons n'est d'ailleurs sans doute pas étrangère à sa réussite.

Et eux, à travers leur agacement, montrent qu'ils sont vraiment aussi méchants que leurs crimes — jusqu’à vendre leur frère comme esclave ! Envieux comme Caïn. Vous êtes moins doués ? Votre père vous a moins gâtés ? Vous êtes moins beaux, moins forts, moins bons à l'école et finalement moins diplômés, avec moins de perspectives d'avenir ? Tout cela doit-il en outre vous rendre moins bons ?

Car si les frères de Joseph sont alors plus amers, cela les regarde. Là s'introduit la jalousie, qui débouchera sur le crime, qui explique leur incapacité à égaler Joseph. N’auraient-ils pas plutôt dû apprendre à regarder à Dieu, devant qui tous sont égaux et chacun unique. Mais ils ont souhaité que Joseph s'humilie, qu'il s'excuse de ce qu’ils ont pris pour de l'orgueil. À tort ! Tout au plus était-ce naïve roucoulade d'un Joseph qui y exprimait des restes de pureté d'enfance.

Et c'est eux qui bientôt recevront de lui un pardon dont ils comprendront qu’ils n'ont pas à l'exiger. Les frères de Joseph connaissent-ils le commencement du prix du pardon ? Et nous ?

*

Il n'y a rien de gratuit dans le pardon, rien qui soit dû par Joseph à ses frères. Son pardon est d'un prix considérable, pour Joseph, et d'ailleurs finalement aussi pour ses frères ; pour eux, le prix de l'humiliation finale. Pour Joseph, le pardon a coûté l'exil, la perte de son père pendant plusieurs années, avec ce que cela peut supposer de troubles psychologiques, de cauchemars, d'amertume, de blessures, peut-être insurmontables pour l'adolescent qu'il était — sans compter les blessures de son père aussi.

Mais à travers tout cela, détail important, Joseph n'a jamais succombé à la tentation de tout envoyer par dessus bord et de transgresser la Loi de Dieu, la Loi d’amour et de compassion. Contrairement à ses frères amers à cause de leur jalousie, lui n'est pas devenu un criminel pour autant. Différence de taille !

Il n'a même pas voulu user malhonnêtement de ses dons, comme de son charme, pour réussir plus vite. Il aurait pu essayer, se donnant à lui-même la propre excuse de son malheur. Les occasions n'ont pas manqué. Pensons à la belle Mme Putiphar, l’épouse de l’homme à qui il a été vendu comme esclave — par suite des manœuvres de ses frères, Mme Putiphar qui se met à le désirer.

Pourquoi ne pas succomber devant ses avances ; pourquoi ne pas manœuvrer avec elle contre Putiphar, et par exemple, à terme, prendre sa place ? Mais le malheur ne fait pas de Joseph un homme qui froisse et blesse autour de lui. Contrairement à ses frères, le sentiment de l'injustice ne le conduit pas à transgresser la Loi de Dieu, à blesser autrui.

Pourtant Joseph est devenu ce que la méchanceté de ses frères a contribué à faire de lui. Le soleil n'aura pour lui plus jamais la clarté et la pureté du temps de l'innocence et de la naïveté qui le faisait se vanter de ses rêves de gloire ; cette naïveté qu'ont définitivement brisée ceux qui ont voulu l'opprimer, le détruire, y compris parmi ceux-là, ceux qui, soi-disant, n'ont fait que ne pas oser s'opposer à l'avis des plus forts. Le pardon coûte toutes ces blessures. Et le prix du pardon ne disparaît pas avec l'octroi du pardon.

De même la capacité pour Joseph d'accorder le pardon n'est pas en ce que le temps aurait rendu ce pardon plus facile. Il peut même au contraire l'avoir rendu plus difficile. Car les frères de Joseph lui ont aussi appris la rancune, ce sentiment qui lui était auparavant étranger. Pensez à la façon dont il leur fait faire des allers-retours agrémentés de pièges et d'épreuves entre l’Égypte et Canaan avant de se dévoiler à eux. Il n'y a pas que de la méfiance dans son attitude.

Dans ce prince d’Égypte, les frères de Joseph ne retrouvent pas le petit adolescent innocent qu'ils avaient vendu, antan, aux caravaniers arabes. Ils retrouvent un homme marqué par la vie, au point qu'ils ne le reconnaissent pas. Le gâchis est là, et bien là.

Mais Joseph a compris que c'est à travers la douleur que Dieu conduit le monde. Et le prix que coûte à Joseph son pardon, il comprend qu'il ressemble au prix qu'il coûte pour Dieu aussi. Son peuple, élu pour porter son Nom au monde, qui se comporte ainsi ! Onze des douze pères du peuple ! (Dix en fait : Benjamin, le tout dernier, n'est pas dans le coup.)

Dieu pourrait les écarter… Mais pour les remplacer par quoi, par qui ?

Des pans entiers de chrétiens aveugles sur eux-mêmes, pires que les frères de Joseph, ont clamé pendant des siècles à partir de ce genre de textes que Dieu avait remplacé Israël (censé être ici les frères sauf Joseph !) par les chrétiens, par l’Église. Si c'était vrai, ce serait pour quoi faire ? L’Église a fait pire ! Non, la naissance de l'Église n'est en aucun cas un remplacement d'Israël, mais un élargissement de l'Alliance à des nations qui jusque là l'ignoraient.

*

Et Joseph déjà avait compris cela, endurci par ses épreuves, marqué par l'amertume : Dieu ne trouvera pas de quoi remplacer ceux qu'il a envoyés et qui soient meilleurs. L’histoire le prouvera — Joseph le sait déjà. C'est pourquoi il pardonne, épuisé par l'épreuve, lassé par l'hypocrisie de ses frères, qui ne trouvent qu'à invoquer le souvenir de ce vieux père qu'ils ont privé de voir grandir son fils.

Mais au temps qu'il est, la légitime colère de Joseph est tarie, il est lassé, et alors, alors seulement, Dieu peut le convaincre. Il constate à présent que c'est le bras de Dieu pourvoyant au salut de son peuple qui se dessine derrière ses malheurs et sa douleur, un Dieu aussi douloureux que lui.

*

Le pardon a coûté cher à Joseph. Ses frères le comprennent bien. Aussi, s'ils l'implorent, certes, ils ne sauraient exiger le pardon. Et eux aussi, même s'ils ne comprennent que ça, que le prix de leur honte, le pardon de leur frère leur a coûté.

On en a fait du chemin, depuis le jour où on était fier, où on pavoisait, sûr de son élection de fils de Jacob. Et où on était irrité et jaloux des dons du petit. Oh, oui certes, ses rêves étaient irritants comme ceux d'un enfant trop sûr de lui, trop gâté par son père.

On est loin du temps de ce qu'on jugeait comme autant d'irritantes vantardises d'enfant. Que de chemin des rêves d'avenir de l'enfant à leur réalisation.

Et que de honte à présent. Les voilà à la merci de l'enfant qu'ils ont méprisé. Les voilà qui ont contraint leur père à une vieillesse de douleur. Joseph, lui, en pleure. Et les voilà à genoux, misérables, réfugiés économiques, à la merci du châtiment de ce prince d'Égypte.

*

Et nous, comme on est loin de nos pardons à bon marché, des pardons que l'on exige d'autrui, ou à partir desquels on juge la qualité de la spiritualité d'autrui.

Voilà le vrai pardon, avec son goût d'amertume, son goût de « n'y reviens pas », mais que Dieu, et lui seul, exige parce que le monde qu'il construit est un Royaume de pécheurs, et donc est bâti sur son propre pardon, et sur le prix du sang. Il n'y en a pas d'autre, et le chemin qui y conduit est celui de Joseph, ou celui de ses frères. Celui de la douleur et de l'exil par lequel on apprend à pardonner. C'est là un chemin mystérieux, dont nul en ce monde n'a atteint le bout.

Bout du chemin avant lequel l’exigence de pardon n’exclut pas que dans certaines circonstances, il faille résister au mal toutefois, parfois dans la violence exercée contre les auteurs du mal. L’exigence de pardon n’est en aucun cas exigence d’angélisme. Joseph l’a appris, lui et ceux qui dans l’Histoire biblique, et par la suite, devront lutter et combattre. Dieu change en bien le mal qu’a subi l’offensé. Mais jusqu’où ? On sait, peut-être mieux que jamais après le XXe siècle, qu’il est dès abîmes de violence qui laissent le monde définitivement boiteux.

*

Le pardon est un chemin. Chemin cependant sur lequel Dieu exige que nous marchions, nous-même, comme son fils, à l'infini — 70 fois 7 fois — car l'infini est le vrai prix du pardon.

C'est pour avoir perçu cette exigence de Dieu seul que Joseph a pardonné à ses frères : suis-je à la place de Dieu ? « Vous aviez formé le projet de me faire du mal, Dieu l'a transformé en bien » (Gn 50, 19-20).

Matthieu 18, 21-35
21 Alors Pierre s’approcha de lui, et dit : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère, lorsqu’il péchera contre moi ? Sera-ce jusqu’à sept fois ?
22 Jésus lui dit : Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à septante fois sept fois.


RP, Poitiers, 13/09/20
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dimanche 6 septembre 2020

À propos de la centième brebis




Ézéchiel 33, 7-9 ; Psaume 95 ; Romains 13, 8-10 ; Matthieu 18, 15-20

Matthieu 18, 14-20
14  […] ce n’est pas la volonté de votre Père qui est dans les cieux qu’il se perde un seul de ces petits.
15  "Si ton frère vient à pécher, va le trouver et fais-lui tes reproches seul à seul. S’il t’écoute, tu auras gagné ton frère.
16  S’il ne t’écoute pas, prends encore avec toi une ou deux personnes pour que toute affaire soit décidée sur la parole de deux ou trois témoins.
17  S’il refuse de les écouter, dis-le à l’Église, et s’il refuse d’écouter même l’Église, qu’il soit pour toi comme le païen et le collecteur d’impôts.
18  En vérité, je vous le déclare: tout ce que vous lierez sur la terre sera lié au ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel.
19  "Je vous le déclare encore, si deux d’entre vous, sur la terre, se mettent d’accord pour demander quoi que ce soit, cela leur sera accordé par mon Père qui est aux cieux.
20  Car, là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux."

*

Jésus vient de donner la parabole des 99 brebis plus une — où le berger laisse 99 brebis pour en récupérer une seule qui s'est égarée ; et qui se conclut par : « de même, ce n’est pas la volonté de votre Père qui est dans les cieux qu’il se perde un seul de ces petits ». Notre texte a tout d’une sorte de commentaire de cette parabole. Voilà qui lui donne peut-être une coloration inattendue : le frère qui a péché présenté comme la centième brebis qui retient toute l’attention du berger.

Un texte qui serait donc dès lors presque un manifeste contre l’exclusion : du groupe, du parti, de l’entreprise,… de l’Église, etc. Avouons que c’est une tendance tout humaine que d’avoir l'exclusion facile. La pratique est très commode. Elle nous permet de nous défausser sur autrui qui a quand même l’air d’avoir plus à se faire pardonner que nous-même. Surtout si manifestement il a péché, comme dans l’hypothèse proposée par Jésus.

Alors Jésus, pour qui la centième brebis a un prix infini, va proposer une autre voie. Contre la tentation de pointer du doigt le fautif, éviter au maximum de faire du bruit autour de l’affaire : reprends seul à seul ton frère qui a péché. Remarquons déjà la dimension exagérée, presque ironique peut-être, de l’exemple de Jésus : il ne cherche pas à parler de tort partagé, ce qui est presque toujours le cas. Jésus donne le cas hypothétique où celui qui accuse son frère serait parfaitement intègre : « si ton frère a péché » — à savoir « contre toi » (comme le précisent plusieurs manuscrits). Aucun tort partagé, ici.

Eh bien, même dans ce cas-là, dit Jésus, ne l’accable pas — ce qui serait pourtant possible, et qui est plutôt fréquent : c’est commode, ça a la vertu de faire apparaître en contraste la pureté irréprochable de l’offensé, de l’accusateur. Non : « reprends-le seul à seul ». Et Jésus ne précise pas : du bout des lèvres — comme en ayant déjà en tête l’étape suivante, prélude à l'exclusion.

Il s’agit bien de la centième brebis, précieuse au point que cette première étape bien négociée a de fortes chances de marcher : « tu auras gagné ton frère ».

Mais allons-y au pire, envisage cependant Jésus : ton frère est une bourrique. Alors, on connaît dans ce cas la procédure de la Torah — que Jésus cite : deux ou trois témoins. À cette étape on n’a pas encore convoqué la presse !

Notons qu’à ce point, la pureté de l’offensé, de l’accusateur, risque peut-être d’être un peu écornée : il y a tout de même besoin d’une ou deux tierces personnes pour démêler le différend éventuel — ou ce qui y ressemble. À ce point, l’offensé hypothétique s’est fait partie civile, c’est-à-dire victime collective, victime représentative — peut-être le porte-parole des 99 brebis qui n’ont pas que ça à faire qu’attendre le retour du berger sous la menace de la nuit qui approche, du loup, peut-être, que sais-je ?

Avec deux ou trois témoins, on est bien passé à une autre étape. Mais on n'en est pas à l'exclusion — qui manifestement n’enthousiasme pas Jésus. Certes, le rassemblement messianique n’a pas à se confondre avec une société d’idolâtres et de collaborateurs (les païens et les péagers — car c’est de cela qu’il est question) !

Mais Jésus, s’il a donc évoqué la possibilité réelle de l’exclusion du pécheur (v. 17), revient sur les deux ou trois témoins — pour rappeler le pouvoir de réconciliation, ce pouvoir qui est en son nom — le nom de l’exclu, Jésus, l’exclu par excellence (« là où deux ou trois »… réunis non plus pour juger l’égaré, mais pour en faire un réconcilié et être au milieu d’eux).

« Tout ce que vous lierez sur la terre sera lié au ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel ». Nous avons eu l’occasion de nous pencher sur ce fameux « pouvoir des clefs » évoqué ici. Lier – délier. Cela pour constater que Jésus n’invite en aucun cas à lier les gens ! — mais au contraire à les délier en liant le péché : « tout ce que vous lierez sur la terre (le péché) sera lié au ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre (ses victimes) sera délié au ciel ». Nous voilà donc au cœur de l’Évangile, comme dans la parabole des cent brebis. Il est une puissance aimante en Jésus, qui délie.

Revenons donc au débat entre mon frère et moi, avec témoins ou sans témoins, ou au contraire en plein public. À l’époque des réseaux sociaux où le mot d'ordre est de s’exposer, voilà qui demande quelques précisions. Il est devenu commun que l’on dise devant des milliers de connectés ce qui relève de l’intimité du confessionnal ou du cabinet du psychologue. Ce que Jésus envisageait comme un cas qui, hélas, arrive — le dévoilement d’un problème devant tous, semble devenu une panacée ; oubliant l'importance du secret.

*

Ce n’est pas pour rien que Jésus parle de lier et de délier. La connaissance de la faute, commise, ou subie ; cette connaissance lie, crée un lien, et en l’occurrence très fort. Un lien qui s’apparente à une vulnérabilité partagée : (ex. : crime guerre avoué, parfois très tard… Difficile à pardonner. Ce qui n’empêche pas qu’on a parfois plus de peine à pardonner une offense personnelle qui n'a pas une telle gravité !).

Le secret qui cache le traumatisme — qu’il ait un rapport ou non avec une faute, d’ailleurs, — ; ce secret est un rempart protecteur. Celui qui se le voit confier a dès lors noué un lien avec celui dont il partage ce secret. Et c’est redoutable pour les deux.

C’est redoutable si la confiance est totale et fiable, avec compassion, amour, partage désintéressé du secret. C’est encore plus redoutable si cette qualité de confiance, cette fiabilité, n’est pas là. Celui qui se confie pourrait percevoir alors le fait qu’il s’est mis à la merci de celui qui dès lors, sait. Où le lien peut devenir tout autre, jusqu’à de la haine.

Pensons au cas où celui qui se confie perçoit dans l’œil de celui qui l’écoute un brin d’ironie, ou de mépris, ou de dégoût. Pensons aussi à un écoutant qui n’est pas sans désir de se faire valoir au dépens du « fautif ». Voilà un lien qui peut bien tourner à la haine.

Voilà donc des liens qui se créent avec un tout éventail de significations possibles. Alors, dit Jésus, seul à seul, et si l’on sait déjà : si ton frère a péché contre toi. Ou si l’on a le privilège redoutable d’avoir été choisi pour une confidence. Seul à seul, ou si la situation l'exige, deux ou trois. Éviter à tout prix le recours ultime au dévoilement public, en sachant — Jésus revient aux deux ou trois — qu’en lui est le pouvoir de délier le pécheur et de lier le péché.

À quoi s’ajoute ainsi la vertu infiniment supérieure de la réconciliation : parlant à nouveau de deux ou trois, Jésus donne finalement cette parole d’une portée inouïe — au cœur de l’accord et de la réconciliation, cette fois : « là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux » !

La suite du texte donnera des indications sur ce pouvoir : jusqu’à combien de fois pardonnerai-je ? demandera Pierre juste après. Sans limite répond Jésus, qui ajoute une parabole signifiant : mettez-vous à la place de celui qui est en dette, notamment à votre égard. Bref : et si le frère qui a péché, c’était moi ?… Celui qui me prend seul à seul, celui qui a le pouvoir de me délier — n’est nul autre que Jésus.

Où tout le propos se retourne, en ces termes, ceux d’une prière : « Jésus, je suis ton frère qui ai péché contre toi, je suis la centième brebis, et tu me reprends, seul à seul… »


RP, Châtellerault, 06/09/20
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