dimanche 27 septembre 2020

« Soit par ma vie soit par ma mort »




Ézéchiel 18, 25-28 ; Psaume 25 ; Philippiens 2, 1-11 ; Matthieu 21, 28-32

Philippiens 1, 20b-24
20 […] Christ sera exalté dans mon corps, soit par ma vie soit par ma mort.
21 Car pour moi, vivre, c’est Christ, et mourir m’est un gain.
22 Mais si vivre ici-bas doit me permettre un travail fécond, je ne sais que choisir.
23 Je suis pris dans ce dilemme : j’ai le désir de m’en aller et d’être avec Christ, et c’est de beaucoup préférable,
24 mais demeurer ici-bas est plus nécessaire à cause de vous.

Matthieu 21, 28-32
28 Qu’en pensez-vous ? Un homme avait deux fils ; il s’adressa au premier et dit : (Mon) enfant, va travailler aujourd’hui dans ma vigne.
29 Il répondit : Je ne veux pas. Ensuite, il se repentit, et il y alla.
30 Il s’adressa alors au second et donna le même ordre. Celui-ci répondit : Je veux bien, Seigneur, mais il n’y alla pas.
31 Lequel des deux a fait la volonté du père ? Ils répondirent : Le premier.

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Vous connaissez la légende par laquelle la tradition mystique juive explique le petit sillon que nous avons sous le nez… C’est la marque du doigt de l’ange qui lors de notre venue au monde scelle l’oubli de ce que nous connaissions avant de naître. L’ange applique son doigt sous le nez de l’enfant à sa naissance, comme pour dire : « Chut ! Tu oublies tout ce que tu as connu. »

Au livre de la Genèse, au ch. 3, v. 21, on lit : « Le Seigneur Dieu fit pour Adam et sa femme des tuniques de peau dont il les revêtit. » Une lecture classique de ce texte en judaïsme, reprise par plusieurs Pères de l’Église ancienne, notamment à Alexandrie, ville centrale de la diaspora juive, est derrière la marque du doigt de l’ange, qui scelle l’oubli que signifient lesdites tuniques de peau que sont nos corps pour le temps.

En hébreu, la peau (‘Or) s'écrit avec trois lettres ayin vav réch ; la lumière (Or) s'écrit aussi avec trois lettres, presque les mêmes, alef vav réch. Ne change que la première lettre. Les rabbins ont remarqué cette proximité des termes, comme une ouverture qui permet d’entendre « tuniques de peau » de façon un peu différente, d’y sous-entendre un message caché : à l’origine « l'Éternel leur confectionna des vêtements de lumière (Or) » (avec alef au lieu de ayin) lit ainsi un ancien rabbin (rabbi Méir).

À l’origine fut la lumière, Dieu disant « que la lumière soit » (Gn 1, 3) : lumière spirituelle dont l’Adam, selon cet enseignement, fut d’abord revêtu, et grâce à laquelle il pouvait voir du début jusqu’à la fin du monde. Puis cette lumière fut cachée. Elle avait d’abord accompagné l’Adam originel, homme et femme (l’Adam d’avant la division des sexes) pendant trente-six heures spirituelles, à savoir de la création de l’humain (le vendredi matin) jusqu’à la fin du shabbath (samedi soir). Lorsque la nuit fut tombée cette lumière disparut. Cachée désormais dans la Torah, cette lumière est aussi cachée en chaque être humain.

Et c’est là qu’on en vient à la marque du doigt de l’ange, qui scelle l’oubli de ce que le fœtus dans le ventre de sa mère a une lumière sur la tête grâce à laquelle il peut voir du début jusqu'à la fin du monde, et où toute la sagesse des Écritures lui est enseignée. Au moment de la naissance, vient donc l’ange qui fait oublier cela au bébé venu dans la tunique de chair du temps d’ici-bas.

Dans cette perspective, les tuniques de peau de la Genèse sont des tuniques d’oubli. C’est ce qu’en christianisme médiéval enseignaient encore les cathares… La mémoire même de cet enseignement a, depuis, sombré elle-même toujours plus dans l’oubli.

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Le texte que nous avons lu dans l’Épître de Paul aux Philippiens laisse à penser que cet enseignement n’était pas inconnu de Paul, pour lui en regard de sa conviction que le Christ venant dans le temps y révèle toutes choses, dévoilant ce qui est caché, concernant notamment le sens de notre vie et de notre mort. « Christ sera exalté dans mon corps, soit par ma vie soit par ma mort. » Bref, il révèle ce temps, notre temps, comme mission, on va le voir ; mission provisoire dans un temps provisoire pour des êtres dont le sens de la vie est caché, oublié.

Illustration de cela : vous vous souvenez de la série télévisée « Mission Impossible » et de son invariable introduction : « Bonjour, Monsieur Phelps. Votre mission, si toutefois vous l'acceptez… ». Etc. Introduction qui, après la description de ladite mission, se terminait par ces mots : « Ce message s’autodétruira dans cinq secondes ».

Puis le silence (message autodétruit — comme par le passage du doigt de l’ange), écho silencieux au silence d'avant le message, d'avant la mission… Puis la parole, qui crée et confie la mission via son acceptation, acceptation qui pour chacune et chacun de nous a eu lieu — nous avons accepté : la preuve, nous sommes ici !, en ce monde, car notre mission est portée en ce que nous sommes — qui marque le fait que nous l'avons acceptée.

Mais… nous n'avons pas demandé à naître — croyons-nous communément. Erreur de perspective. Non seulement nous en fûmes d'accord, nous en sommes d'accord, mais nous fûmes même d’accord avec ce que nous sommes individuellement — jusqu'à nos appartenances civilisationnelles, religieuses, etc. Autant d’aspects de ce qui est notre mission — mission « toutefois acceptée » selon les mots de l’introduction de Mission impossible, malgré la rouspétance selon que lorsqu'une âme est envoyée en ce monde, elle rechigne, comme le rapporte aussi une tradition du judaïsme à ce sujet.

La parabole des deux fils que nous avons lue peut être aussi reçue en ce sens : puisque nous sommes ici, nous sommes, toutes et tous, chacun des deux fils à la fois — le second qui a dit oui et n'est pas venu, au regard de difficulté de la réalité, et le premier ayant dit non pour finalement venir ; car nous sommes finalement venus, avec nos vies moyennes qui sont ce qu'elles sont (Jésus parle de vies de publicains et de prostituées), venus dans la vigne de ce temps, puisque nous y sommes. Puis (gardant toutefois des traces rouspétancières de cette rechignance — comme une tristesse latente), l’âme oublie tout cela… 

Car tout cela s'ancre avant notre naissance. Avant notre venue à l’être. Dans le désir inconscient d’être qui débouche sur la conception, la croissance du fœtus puis la naissance. Françoise Dolto nous enseigne que l’enfant est le produit de trois volontés. Celle du père et de la mère, certes, mais aussi la sienne propre. Il ne viendrait pas à l’être sans son désir propre de devenir !

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De façon similaire, il est possible de dire que la Création est advenue parce qu’elle l’a bien voulu ; nous l’avons bien voulu ! Avant même d’être. Prière silencieuse, comme volonté d'advenir de la création non encore advenue, prière qui a été émise et exaucée. Question, face au mal : savoir si l’on a bien fait ! Cette question est au cœur du propos de Paul : « j’ai le désir de m’en aller et d’être avec Christ, et c’est de beaucoup préférable ». Écho à la souffrance de l’Apôtre dans sa mission.

Mais quoiqu’il en soit, la prière silencieuse, demande d’être, a été exaucée : le monde est là, nous sommes là, pour le meilleur et pour le pire. Prière comme volonté d'advenir, prière dans le silence à laquelle a répondu une parole…

Ainsi le Prologue de l’Évangile de Jean enseigne qu' « au commencement était la Parole », en écho au livre de la Genèse où la création procède dans la Parole créatrice : « Dieu dit » et la chose fut… Et la Parole est devenue chair poursuit l’Évangile de Jean — comme accomplissement d'une espérance (l'Évangile de Jean parle de la venue du Christ). Ce faisant on demeure, plus que jamais, au cœur de la parole performative, créant ce qu'elle dit, ouvrant donc un avenir possible, ouvrant sur sa réalisation.

Prière silencieuse, prière dans le silence, prière d'être à laquelle répond — avant même la demande, exaucée avant même d’être formulée — la parole qui fait être : Dieu dit « Que cela soit », et cela est.

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Pour Paul, cela lui est révélé en Christ comme mission, le Christ étant le dévoilement dans le temps du mystère éternel demeuré caché. Mission dès lors en effet que le passage dans le temps. « Pour moi, écrit Paul (v. 21-24), vivre, c’est Christ, et mourir m’est un gain. Mais si vivre ici-bas doit me permettre un travail fécond, je ne sais que choisir. Je suis pris dans ce dilemme : j’ai le désir de m’en aller et d’être avec Christ, et c’est de beaucoup préférable, mais demeurer ici-bas est plus nécessaire à cause de vous. »

S’est opéré pour Paul la transformation de l’exil dans le temps, dans ce corps trop souvent douloureux, en une mission. Conviction reçue qui fonde sa mission, comme transfiguration de ce qui est d’abord exil dans le mal et la souffrance.

Or cela vaut pour toutes et tous, au moins par un sentiment plus ou moins diffus pour chacune et chacun de perte, la mémoire d'un temps passé et meilleur. Ce sentiment peut être lié à un échec, une perte d'emploi, un divorce, un déplacement géographique — exil proprement dit —, un deuil finalement. Autant de manifestations d'un sentiment qui dévoilent une réalité qui les précède. Le sentiment de la perte irrémédiable nous atteint de toute façon qui que nous soyons dans le fait que nous vieillissons, et donc que nous allons mourir.

Et voilà la nostalgie qui pousse comme un rappel du passé, de l'heureuse enfance, de l'heureux temps d'avant l'échec, le déplacement, le chômage, le divorce, le deuil. Mais l'avant, déjà l'enfance, étaient-ils si heureux ? Ne serait-ce que pour cette simple raison : n'étaient-ils pas déjà chargés de leur avenir ?

La nostalgie comme sentiment d'exil, telle est notre situation : errants et voyageurs sur la terre : « vous n'êtes pas de ce monde », croyant ou pas, le sachant clairement ou pas. Un exil de nos vies dévoilé tout à nouveau dans la vie du Christ et dans l’événement du dimanche de Pâques. La résurrection donnée comme moment initial, précédant la relecture par ses disciples de la vie du Christ. « Existant en forme de Dieu, Jésus-Christ n’a point regardé comme une proie à arracher d’être égal avec Dieu, mais s’est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes ; et ayant paru comme un simple homme, il s’est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix » (Ph 2, 6-8).

Où, au regard de la vie du Christ exilé d’auprès de Dieu pour sa mission de salut du monde, notre propre exil de la lumière perdue apparaît comme pouvant être assumé en mission, l’exil du Christ ouvrant un nouveau sens à notre propre exil.

« J’ai le désir de m’en aller et d’être avec Christ, dit Paul, et c’est de beaucoup préférable, mais demeurer ici-bas est plus nécessaire à cause de vous. » Rester en ce monde pour servir, non pas en s’agitant, mais juste en étant ce que nous sommes, offrant notre présence comme trace de lumière, trace de la lumière oubliée et que l’on apprend à se remémorer. Être juste parfum d’un souffle oublié. Le deviner et donner ainsi un sens ténu à nos vies toujours insuffisantes, mais précieuses — disons-le, dites-le aux êtres douloureux et fatigués. Nous ne ferons peut-être pas ce que d’autres, tel Paul, ou qui vous voulez (là nous pouvons tous imaginer de ce que nous avons raté), font mieux et que nous aurions cru vouloir faire aussi, mais ce que nous sommes reste unique, et c’est là notre mission en ce temps bref et provisoire…


RP, Poitiers, 27/09/2020
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