dimanche 25 septembre 2022

"Les affaires de mon Père"





Luc 2, 41-49
41 Les parents de Jésus allaient chaque année à Jérusalem, à la fête de la Pâque.
42 Lorsqu’il fut âgé de douze ans, ils y montèrent, selon la coutume de la fête.
43 Puis, quand les jours furent écoulés, et qu’ils s’en retournèrent, l’enfant Jésus resta à Jérusalem. Son père et sa mère ne s’en aperçurent pas.
44 Croyant qu’il était avec leurs compagnons de voyage, ils firent une journée de chemin, et le cherchèrent parmi leurs parents et leurs connaissances.
45 Mais, ne l’ayant pas trouvé, ils retournèrent à Jérusalem pour le chercher.
46 Au bout de trois jours, ils le trouvèrent dans le temple, assis au milieu des docteurs, les écoutant et les interrogeant.
47 Tous ceux qui l’entendaient étaient frappés de son intelligence et de ses réponses.
48 Quand ses parents le virent, ils furent saisis d’étonnement, et sa mère lui dit : Mon enfant, pourquoi as- tu agi de la sorte avec nous ? Voici, ton père et moi, nous te cherchions avec angoisse.
49 Il leur dit : Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il faut que je m’occupe des affaires de mon Père ?

*

C’est le pèlerinage de la Pâque ; le pèlerinage le plus important du judaïsme — pour la mémoire d’un passé fondateur, fondateur de notre aujourd’hui et de nos lendemains. Pour cela, on monte à Jérusalem, au Temple ; ce faisant, s’il le faut, on marche longtemps sur les routes poussiéreuses — depuis la Galilée, pour Marie et Joseph. On part en groupe, on se découvre en route : c’est l’occasion de sceller des liens aussi. Ainsi, au retour de la fête, on a lié connaissance. Les enfants circulent d’un groupe à l’autre. Le voyage est long. On fait halte, on bivouaque ensemble.

Dans cette joyeuse cohue, Jésus, peuvent se dire ses parents, est quelque part avec ses amis, et comme eux, il est sous telle ou telle tente. Rien que de très normal. Puis on découvre qu’il n’est pas là du tout ! Pour que toutefois le lecteur ne se trompe pas sur ce qui se passe, Luc précisera que Jésus « était soumis » à ses parents (Luc 2, 51). Mais pourtant, à présent il est mûr, il a l’âge de la responsabilité devant Dieu, autour de laquelle l’histoire du judaïsme place le rite de la bar-mitzvah.

Dans la tradition biblique, dès les temps les plus anciens, les enfants au tournant par lequel ils deviennent jeunes adultes, sont déclarés responsables devant Dieu — responsables de ce qu’ils ont entendu jusque là. Responsable, c’est-à-dire en capacité de répondre ; de répondre à, de répondre de — notamment répondre de la parole reçue.

C’est là ce que le judaïsme appelle « bar-mitzvah » / « bath-mitzvah » pour les filles, ce qui signifie « enfant du commandement ». Dans notre enfance, nos parents sont responsables de notre relation avec Dieu. Puis nous accédons au temps où nous-mêmes devenons seuls responsables devant lui. C’est le passage à l’âge de la majorité religieuse.

Jésus aussi est passé par là. Ce jour-là, il se situe devant la parole de Dieu en présence des docteurs de la Loi étonnés. « Du ciel, il t’a fait entendre sa voix pour faire ton éducation » dit le Deutéronome (ch. 4, v. 36). Jésus vient de dévoiler qu’il est au cœur de cette relation intime avec Dieu. Ses parents sont montés à Jérusalem pour la Pâque. Tout le début de l’Évangile de Luc les montre observant la Torah. Scènes ordinaires de la vie religieuse. Ici Jésus, atteignant l’âge de la responsabilité religieuse, va exprimer dans tout son sens ce qu’est devenir adulte devant Dieu, unique devant Dieu, par soi-même et non plus par ses parents.

Cela correspond à sa parole : « il faut que je m’occupe des affaires de mon Père » : une leçon pour ses parents, et aussi pour nous-mêmes — et comme parents et comme enfants.

Dépouillé en regard des siens, pour être unique devant Dieu, Jésus s’occupe des affaires de son Père. Et c’est ce que Dieu nous demande aussi. Tous devons devenir adultes par rapport à ceux que nous recevons comme modèles.

Il s’agit pour nous de vivre dans la lumière, la lumière de la parole de Dieu que l’on a appris à écouter… Comme Jésus. Et pour nous autres, par lui. Jean 8, 12 : « Jésus leur parla de nouveau et dit : Moi, je suis la lumière du monde ; celui qui me suit ne marchera point dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie. »

Comme Jésus et, pour nous, par lui. Puisque comme l’annonçait Jean 1, 9 & 12-13 : Il est « la véritable lumière qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme. […] À tous ceux qui l’ont reçue, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom et qui sont nés, non du sang, ni de la volonté de la chair ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu. »

C’est ce qui est être éduqué, « conduit hors de » — hors de la captivité rappelle la Pâque — ; et aussi hors de l’enfance, et de l’enfance spirituelle, pour être devant Dieu. Et en parallèle, comme parents, il s’agit de laisser être eux-mêmes, face au commandement qu’ils ont appris à connaître, ceux que nous tendons à maintenir dans notre dépendance, prolongeant leur enfance ; cela vaut concernant tout ce qui peut devenir une chaîne.

Ici, s’opère comme une nouvelle étape avec celles et ceux avec qui nous sommes liés, nos proches, nos parents — et aussi nos maîtres, et tout ce qu’on peut imaginer — ; s’opère comme une séparation, qui vaut jusqu’à nos biens et nos propres vies. C’est qu’il n’est de vie à l’image du Christ, de vie en vérité, que sous le regard de Dieu. Et cela suppose, tôt ou tard, l’abandon de tout autre regard dont notre vie serait censée dépendre, pas seulement le regard des parents, mais ce que peut conférer un statut social, ou une position dans la société ou dans l’Église. Il s’agit désormais de vivre devant Dieu par la foi seule.

C’est de cela que Jésus montre l’exemple dans ce texte qui nous le présente au Temple à douze ans. Il vit dans sa chair cet exemple-là, et dévoile par la même occasion qui il est : le Fils de Dieu. Il est par nature ce que nous sommes tous appelés à devenir par adoption.

Ici les trois jours de sa disparition revêtent un second sens, annonçant sa résurrection : « proclamé Fils de Dieu par sa résurrection d’entre les morts », selon les mots de Paul (Ro 1, 4).

Comme Jésus nous en donne l’exemple, devenir enfant de Dieu, c’est-à-dire adulte en Christ, requiert la fin, la mort de toute dépendance, y compris du regard d’autrui, dans la famille et hors de la famille, hors de l’Église et dans l’Église. C’est le départ de la libération par l’Évangile.

Alors, un monde nouveau, annonce des nouveaux cieux et de la nouvelle terre, devient possible, un monde de relations humaines reconnaissant l’autre pour lui-même, fût-il son enfant, son père ou sa mère, être créé selon l’image de Dieu, manifestée en Christ et non selon mon image ! Un prochain qui n’est pas limité à nos schémas, mais d’une valeur infinie. Voilà tout un programme, qui n’est pas facultatif : abandonner autrui, à commencer par ses proches, à Dieu — Dieu qui confirme lui-même qu’il demeure fidèle, après comme avant le rite de passage : « si nous sommes infidèles, lui demeure fidèle, car il ne peut se renier lui-même » (2 Timothée 2, 13).


RP, Poitiers, confirmation, 25.09.22
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dimanche 11 septembre 2022

Et si l'auteur de toutes choses disait "ça suffit" ?



Gerhard Richter - Oiseaux (1964)

Exode 32, 7-14 ; Psaume 51 ; 1 Timothée 1, 12-17 ; Luc 15, 1-32

Exode 32, 7-14
7 Le SEIGNEUR adressa la parole à Moïse : "Descends donc, car ton peuple s’est corrompu, ce peuple que tu as fait monter du pays de l’esclavage.
8 Ils n’ont pas tardé à s’écarter du chemin que je leur avais prescrit ; ils se sont fait une statue de veau, ils se sont prosternés devant elle, ils lui ont sacrifié et ils ont dit : Voici tes dieux, Israël, ceux qui t’ont fait monter du pays de l’esclavage."
9 Et le SEIGNEUR dit à Moïse : "Je vois ce peuple : eh bien ! c’est un peuple à la nuque raide !
10 Et maintenant, laisse-moi faire : que ma colère s’enflamme contre eux, je vais les supprimer et je ferai de toi une grande nation."
11 Mais Moïse apaisa la face du SEIGNEUR, son Dieu, en disant : "Pourquoi, SEIGNEUR, ta colère veut-elle s’enflammer contre ton peuple que tu as fait sortir du pays de l’esclavage, à grande puissance et à main forte ?
12 Pourquoi diraient-ils : C’est par méchanceté qu’il les a fait sortir ! pour les tuer dans les montagnes ! pour les supprimer de la surface de la terre ! Reviens de l’ardeur de ta colère et renonce à faire du mal à ton peuple.
13 Souviens-toi d’Abraham, d’Isaac et d’Israël, tes serviteurs, auxquels tu as juré par toi-même, auxquels tu as adressé cette parole : Je multiplierai votre descendance comme les étoiles du ciel, et tout ce pays que j’ai dit, je le donnerai à votre descendance, et ils le recevront comme patrimoine pour toujours."
14 Et le SEIGNEUR renonça au mal qu’il avait dit vouloir faire à son peuple.

*

Des textes parlant de repentir. Du Psaume 51, le repentir de David, à la parabole dite du fils prodigue et au texte de l'Exode que nous venons de lire, il est question de repentir, dont on entend régulièrement dire, face aux problèmes du monde, qu'on en aurait abusé. En fait, on n'a jamais vraiment commencé à mettre en oeuvre cette démarche qui permet de voir advenir l'éternité dans le temps. Le repentir qui ouvre le temps sur l'éternité, par laquelle seule le patrimoine essentiel qui permet à l'histoire de ne pas se clore, que ce soit celle de nos Églises ou celle de nos sociétés et civilisations, dont nous savons qu'elles sont mortelles, comme le disait le poète Paul Valéry. Nous verrons cet aspect des choses samedi prochain, lors de la journée du patrimoine, où je vous entretiendrai sur le thème Patrimoine, temps et éternité. Pour ce matin, entrons, à commencer par le texte de l'Exode que nous avons lu, dans les textes qui nous sont proposés.

*

Dieu aurait pu stopper l’histoire à plusieurs reprises, il aurait pu dire « ça suffit ! » selon le sens de son nom El Shaddaï : « Celui qui dit : "ça suffit !" »

L’histoire aurait bien pu se clore à plusieurs moments. On se demande même, si on s’y plonge avec un regard quelque peu réaliste, s’il n’aurait pas mieux valu ! Dieu même s’est posé cette question si l’on en croit le récit du déluge : « Dieu se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre ». Voilà qui n’est pas triste : Dieu se repent ! Dieu fait retour, en d’autres termes : techouvah en hébreu, conversion dans nos traductions, bref repentance, cette repentance qui — malgré les apparences — est si peu à la mode.

Dans l'autre sens que pour le déluge, le texte de l’Exode que nous avons lu porte aussi ce thème du repentir de Dieu, qui dit souhaiter rien moins que faire disparaître le peuple après l’épisode du veau d’or et… il change d’avis en quelque sorte, après l’intercession de Moïse !

Ou, entre les deux, il aurait pu repartir dans d’autres sens, en mieux, en arrêtant ce qui ressemble bien à une impasse (je vais recommencer avec toi et tes seuls descendants, suggère-t-il à Moïse ! v. 10). On peut imaginer pas mal de choses. Mais en vain : il en a décidé autrement : continuer quand même — dans l'Exode via l’intercession de Moïse.

C’est au point, puisque cet enseignement renvoie à la Genèse, que ce pourrait être même là si l’on y réfléchit… le sens biblique de l’histoire du monde !

*

On peut illustrer cela aussi par l’annonce de son destin apparent au roi Ézéchias par le prophète Ésaïe (ch. 38, 1 sq) : « tu vas mourir, tu ne survivras pas » lui annonce le prophète. Parole de prophète, parole imparable, pourrait-on dire ! Ézéchias va sombrer dans le désespoir et mourir. Mais le texte continue : « Ézéchias tourna son visage contre le mur et pria le Seigneur. […] Ézéchias versa d’abondantes larmes. La parole du Seigneur fut adressée à Ésaïe : "Va et dis à Ézéchias : Ainsi parle le Seigneur, le Dieu de David ton père : J’ai entendu ta prière et j’ai vu tes larmes. Je vais ajouter quinze années au nombre de tes jours. »

Pas de détermination fixée pour le Dieu de la Bible. Oh, il connaît certainement passé, présent et avenir. Il déroule lui-même, prédestine même, de façon mystérieuse, passé, présent et avenir — rien n’est caché à ses yeux de créateur de toutes choses. Mais il connaît aussi la prière d’Ézéchias qui, comme celle de Moïse, comme la nôtre peut-être, va changer ce qui aurait pu apparaître comme inéluctable.

Là est peut-être le cœur mystérieux du déroulement de l’histoire. Pas de lendemain fixé comme tragique auquel on ne pourrait rien, pas plus aujourd'hui qu'hier. Comme la prière d’Ézéchias a changé le cours de sa vie — on appelle cela conversion, repentance, retour à Dieu — comme vous voulez —, comme celle de Moïse a détourné la menace sur l'avenir du peuple, il en est de même pour chacun d’entre nous.

Pour chacun d’entre nous, rien n’est jamais perdu, rien n’est jamais tel qu’on puisse en dire : c’est fixé ! Notre prière peut changer le cours de notre histoire, le cours de l’histoire, le cours de notre malheur, même.

Voilà qui fait écho à la menace sur notre monde hélas surexploité qui sourd en notre temps, et qui dessine peut-être un élément de notre part de responsabilité, comme croyants : emboîter le pas à Moïse en entendant la menace pour opérer un véritable retournement, une conversion, en faveur de l'humanité et des espèces menacées.

Notre conversion, notre retour à Dieu, peut changer le cours de tout désespoir. Rien n’est jamais clos, et ce qui s’ouvre réjouit dans l’éternité toute la création visible et invisible. C’est la bonne nouvelle, donnée à notre foi, que nous apporte Jésus ce matin dans ce texte chargé d’allusions au livre du Deutéronome (ch. 21 et 22, parlant de fils dévoyé, de brebis égarée et d’objet perdu)…

Luc 15, 1-12
1 Les collecteurs d’impôts et les pécheurs s’approchaient tous de lui pour l’écouter.
2 Et les Pharisiens et les scribes murmuraient ; ils disaient : "Cet homme-là fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux !"

3 Alors il leur dit cette parabole :
4 "Lequel d’entre vous, s’il a cent brebis et qu’il en perde une, ne laisse pas les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert pour aller à la recherche de celle qui est perdue jusqu’à ce qu’il l’ait retrouvée ?
5 Et quand il l’a retrouvée, il la charge tout joyeux sur ses épaules,
6 et, de retour à la maison, il réunit ses amis et ses voisins, et leur dit : Réjouissez-vous avec moi, car je l’ai retrouvée, ma brebis qui était perdue !
7 Je vous le déclare, c’est ainsi qu’il y aura de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit, plus que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de conversion.

8 "Ou encore, quelle femme, si elle a dix pièces d’argent et qu’elle en perde une, n’allume pas une lampe, ne balaie la maison et ne cherche avec soin jusqu’à ce qu’elle l’ait retrouvée ?
9 Et quand elle l’a retrouvée, elle réunit ses amies et ses voisines, et leur dit : Réjouissez-vous avec moi, car je l’ai retrouvée, la pièce que j’avais perdue !
10 C’est ainsi, je vous le déclare, qu’il y a de la joie chez les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit."

11 Il dit encore : "Un homme avait deux fils.
12 Le plus jeune dit à son père : Père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir. Et le père leur partagea son avoir. […]

*

Trois paraboles : la brebis perdue, la pièce égarée, suivies du fils prodigue, pour expliquer le fait que Jésus fraye ostensiblement avec les pécheurs.

Les trois récits de Luc 15 ne parlent que de cela, et du fait qu’un seul acte de repentance, d’un seul pécheur, fait éclater de joie le ciel entier !

La tradition juive enseigne en parallèle que celui qui tue un homme est assimilable à celui qui détruit toute l’humanité (Talmud – Sanhédrin 4, 5). De même que celui qui sauve un homme est assimilable à celui qui sauve toute l’humanité. Cela en regard de ce que le psalmiste écrit : « Tu l’as diminué de peu par rapport à Dieu, toute la création est à ses pieds » (Psaume 8, 6). Et en regard de ce que, dès l’apparition de l’homme dans la Torah, il est dit qu’il a été crée à l’image de Dieu.

Les pharisiens murmurant en disant « cet homme-là fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux ! » n'ont donc évidemment rien contre la sollicitude de Jésus à l’égard des pécheurs, mais c'est le sens et la légitimité de son ministère qui ne sont pas un acquis. Et du coup sa présence insistante auprès des personnages douteux peut légitimement interroger.

La réponse, en trois paraboles, est comme une reprise et un développement de notre texte de l'Exode, déclinant la mission de Jésus comme mission de celui qui vient dans le monde, pour intercéder à l'instar de Moïse, pour être lui-même la présence du Dieu qui exauce ; et pour les disciples déjà l’énonciation du schéma d’un credo. Celui qui vient de Dieu vers nous le fait pour accomplir la réconciliation. Et déjà le monde céleste se réjouit des fruits de sa mission : le dévoilement de la valeur infinie de chacun, indépendamment de la réalité de son éloignement d’avec la source de son être.

C’est ainsi qu’il y a de la joie dans le ciel pour un seul pécheur pardonné. Nouvelle extraordinaire qui dévoile la valeur infinie de chacun.

Si l’histoire, et l’histoire du monde est en question dans ces trois paraboles, si l’histoire du monde est celle de Dieu cherchant une seule brebis perdue, alors l’histoire n’est plus seulement le chapelet de catastrophes qui se donne au regard objectif, elle n’est plus surtout, le destin tragique qu’elle paraîtrait être dès lors.

L’histoire du monde ressemble alors assez à celle d’une course après une pièce perdue, une brebis perdue, un seul enfant égaré — puisque la brebis et la pièce annoncent simplement le désir de voir la conversion de l’enfant prodigue. Parce qu’en son cœur est la recherche par Dieu de la brebis perdue, l’histoire de Dieu et des hommes se charge d’ouvertures inattendues.

C’est ainsi que cette Révélation que nous donne Jésus enchaînant sur l’intercession de Moïse ne doit par nous surprendre : « il y a de la joie chez les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit », « plus que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance ».


R.P., Poitiers, 11.09.22
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dimanche 4 septembre 2022

Quiconque ne renonce pas à tout...




Proverbes 8, 32-36 ; Psaume 90 ; Philémon 9b-17 ; Luc 14, 25-33

Luc 14, 25-33
25 De grandes foules faisaient route avec Jésus ; il se retourna et leur dit :
26 "Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple.
27 Celui qui ne porte pas sa croix et ne marche pas à ma suite ne peut pas être mon disciple.
28 "En effet, lequel d'entre vous, quand il veut bâtir une tour, ne commence par s'asseoir pour calculer la dépense et juger s'il a de quoi aller jusqu'au bout ?
29 Autrement, s'il pose les fondations sans pouvoir terminer, tous ceux qui le verront se mettront à se moquer de lui
30 et diront : Voilà un homme qui a commencé à bâtir et qui n'a pas pu terminer !
31 "Ou quel roi, quand il part faire la guerre à un autre roi, ne commence par s'asseoir pour considérer s'il est capable, avec dix mille hommes, d'affronter celui qui marche contre lui avec vingt mille ?
32 Sinon, pendant que l'autre est encore loin, il envoie une ambassade et demande à faire la paix.
33 "De la même façon, quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple.

*

Commençons par cet aspect du texte qui concerne la tour ; le propos semble raisonnable : « lequel d'entre vous, quand il veut bâtir une tour, ne commence par s'asseoir pour calculer la dépense et juger s'il a de quoi aller jusqu'au bout ? Autrement, s'il pose les fondations sans pouvoir terminer, tous ceux qui le verront se mettront à se moquer de lui et diront : Voilà un homme qui a commencé à bâtir et qui n'a pas pu terminer ! » Si vous avez une tour à bâtir, ou autre chose, soyez donc prudents. Traduction envisageable : de même, si vous voulez rejoindre l'Église, restez réservés, ménagez quelques arrangements.

Tentation commune : ça vaut jusque pour les héros de la foi ! Je dis ça pour préciser qu'il ne s'agit pas de culpabiliser : Martin Luther King, héros de la foi s'il en est, confie qu'il cherchait un travail paroissial qui lui laisserait du temps pour terminer sa thèse. Il ne savait pas qu'une de ses paroissiennes refuserait de céder sa place dans un bus de la ségrégation. Il ne savait pas jusqu'où ce refus le mènerait, lui. Prédicateur, on en fait le porte-parole du mouvement de protestation… jusqu'à une célébrité imprévue, qui le mène d'abord au prix Nobel. Puis à ce que, lorsqu'il étend ses critiques à la guerre dans le Sud-Est asiatique, le président Lyndon Johnson annule l’invitation qu’il lui avait lancée de venir à la Maison-Blanche. Le Prix Nobel de la paix est devenu persona non grata. Dans les années suivantes, la cote de popularité de Martin Luther King ne cesse de s'effondrer… jusqu'à sa mort. Après les Rameaux du prix Nobel, la Croix !

Et pour nous ?… Suivre le Christ ? Savons-nous ce que ça peut impliquer, jusqu'où ça peut mener, ou préférons-nous pratiquer, et proposer, quelques petits arrangements ? Avouons que c'est souvent de la sorte que nous comptons pourvoir aux effectifs et à l'avenir de l'Église. Ce n'est pas la méthode de Jésus !

*

« Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » Haïr : c'est le mot en grec, qui traduit l’équivalent hébreu et araméen — langues radicales. Alors certes, on peut dire qu’après coup, il faut introduire les nuances que permet le français entre haïr et préférer moins. Certes, on peut toujours. Mais Jésus n’a pas parlé en français et en nuances ; et le mot est bien là, radical. Il pose une alternative. Entre aimer Jésus, et tout le reste, y compris ses proches, soi-même, etc., et donc que dire de ses biens !…

Ce qu'il demande relève de l'impossible ; telle est la mesure dans l'histoire de la tour : ce que Jésus demande n'est tout simplement pas raisonnable. Ce qui se vérifie avec l'autre exemple qu'il donne : affronter avec dix mille hommes une armée de vingt mille. Absurde ! Mais il faut le savoir : c’est ce qu’il demande. Et enfin, élément bien sûr décisif de son propos — on sort des illustrations — : ce en quoi consiste la mesure de la dépense : ça coûtera tout, jusqu’à la perte de tout attachement, jusqu’à la croix. Voilà qui est donc moins raisonnable que prévu.

Qui sait lire ce que dit Jésus, comprend bien qu'il est en train de nous confronter à l'impossible : si vous voulez me suivre, il faut savoir au départ que vous avez choisi l'impossible, que cela vous coûtera tout, que vous êtes face à moi, perdants d'avance. Qu'il vous faudra accepter le risque de perdre tout ce qui vous est cher : « quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple ».

Alors, si nous sommes dans cet état d'esprit, quelque chose est envisageable.

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Décourageant, apparemment, du coup. Mais il faut savoir que c’est là, et nulle par ailleurs, l’Évangile de la liberté contre tout lien. Nous connaissons l'Évangile de la liberté, à nous d’en vivre. Responsables devant la radicalité de ses exigences, et par là appelés à la liberté. La liberté par la mort à soi-même.

Plus rien à perdre, donc : c’est là la mesure de la tour à construire et de la guerre à mener — spirituelle celle-là, et pas contre la chair et le sang ! Il n’est pas inutile, en notre temps, de le rappeler. C’est ce qu’apporte Jésus comme un dévoilement : il y a une brèche au cœur du monde. Alors cette autre division, la rupture, en un mot la Croix, est le lieu unique de tout nouveau commencement.

*

Avouons que Jésus dit exactement l'inverse, propose exactement l'inverse de ce que nous sommes tentés de proposer : une religion raisonnable. Mais une foi au Christ qui serait telle peut-elle intéresser des assoiffés de Dieu ? Est-elle capable de recoudre notre monde déchiré ?

C’est pourquoi celui qui ne choisit pas entre Dieu et tout ce qu’il aime — qui ne « hait » pas cela, dit le langage d’alors, celui de Jésus… — « ne peut être mon disciple ». Ce qui débouche sur la Croix, qui est quoi ? — le lieu de la réconciliation, l’expulsion de ce qui déchire le monde.

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Un christianisme tiède est-il capable de recoudre notre monde déchiré ? Face à cette question dont la réponse est évidente : non, un tel christianisme tiède n'est pas intéressant ; et de toute façon même s’il était intéressant, là n’est pas la question. D’où le propos de Jésus sur lequel débouche le passage : « Le sel est une bonne chose ; mais si le sel devient fade, avec quoi l'assaisonnera-t-on ? Il n’est bon ni pour la terre, ni pour le fumier ; on le jette dehors. Celui qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende » (Luc 14, v. 34-35).

L’Évangile ce matin nous lance un défi : et si nous prenions Jésus au sérieux ? Si nous disions et vivions la vérité de l'Évangile ? — : suivre Jésus commence et recommence chaque jour par renoncer à tout ce qui nous lie, car « quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple ».


RP, Châtellerault, 04/09/22
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