dimanche 11 septembre 2022

Et si l'auteur de toutes choses disait "ça suffit" ?



Gerhard Richter - Oiseaux (1964)

Exode 32, 7-14 ; Psaume 51 ; 1 Timothée 1, 12-17 ; Luc 15, 1-32

Exode 32, 7-14
7 Le SEIGNEUR adressa la parole à Moïse : "Descends donc, car ton peuple s’est corrompu, ce peuple que tu as fait monter du pays de l’esclavage.
8 Ils n’ont pas tardé à s’écarter du chemin que je leur avais prescrit ; ils se sont fait une statue de veau, ils se sont prosternés devant elle, ils lui ont sacrifié et ils ont dit : Voici tes dieux, Israël, ceux qui t’ont fait monter du pays de l’esclavage."
9 Et le SEIGNEUR dit à Moïse : "Je vois ce peuple : eh bien ! c’est un peuple à la nuque raide !
10 Et maintenant, laisse-moi faire : que ma colère s’enflamme contre eux, je vais les supprimer et je ferai de toi une grande nation."
11 Mais Moïse apaisa la face du SEIGNEUR, son Dieu, en disant : "Pourquoi, SEIGNEUR, ta colère veut-elle s’enflammer contre ton peuple que tu as fait sortir du pays de l’esclavage, à grande puissance et à main forte ?
12 Pourquoi diraient-ils : C’est par méchanceté qu’il les a fait sortir ! pour les tuer dans les montagnes ! pour les supprimer de la surface de la terre ! Reviens de l’ardeur de ta colère et renonce à faire du mal à ton peuple.
13 Souviens-toi d’Abraham, d’Isaac et d’Israël, tes serviteurs, auxquels tu as juré par toi-même, auxquels tu as adressé cette parole : Je multiplierai votre descendance comme les étoiles du ciel, et tout ce pays que j’ai dit, je le donnerai à votre descendance, et ils le recevront comme patrimoine pour toujours."
14 Et le SEIGNEUR renonça au mal qu’il avait dit vouloir faire à son peuple.

*

Des textes parlant de repentir. Du Psaume 51, le repentir de David, à la parabole dite du fils prodigue et au texte de l'Exode que nous venons de lire, il est question de repentir, dont on entend régulièrement dire, face aux problèmes du monde, qu'on en aurait abusé. En fait, on n'a jamais vraiment commencé à mettre en oeuvre cette démarche qui permet de voir advenir l'éternité dans le temps. Le repentir qui ouvre le temps sur l'éternité, par laquelle seule le patrimoine essentiel qui permet à l'histoire de ne pas se clore, que ce soit celle de nos Églises ou celle de nos sociétés et civilisations, dont nous savons qu'elles sont mortelles, comme le disait le poète Paul Valéry. Nous verrons cet aspect des choses samedi prochain, lors de la journée du patrimoine, où je vous entretiendrai sur le thème Patrimoine, temps et éternité. Pour ce matin, entrons, à commencer par le texte de l'Exode que nous avons lu, dans les textes qui nous sont proposés.

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Dieu aurait pu stopper l’histoire à plusieurs reprises, il aurait pu dire « ça suffit ! » selon le sens de son nom El Shaddaï : « Celui qui dit : "ça suffit !" »

L’histoire aurait bien pu se clore à plusieurs moments. On se demande même, si on s’y plonge avec un regard quelque peu réaliste, s’il n’aurait pas mieux valu ! Dieu même s’est posé cette question si l’on en croit le récit du déluge : « Dieu se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre ». Voilà qui n’est pas triste : Dieu se repent ! Dieu fait retour, en d’autres termes : techouvah en hébreu, conversion dans nos traductions, bref repentance, cette repentance qui — malgré les apparences — est si peu à la mode.

Dans l'autre sens que pour le déluge, le texte de l’Exode que nous avons lu porte aussi ce thème du repentir de Dieu, qui dit souhaiter rien moins que faire disparaître le peuple après l’épisode du veau d’or et… il change d’avis en quelque sorte, après l’intercession de Moïse !

Ou, entre les deux, il aurait pu repartir dans d’autres sens, en mieux, en arrêtant ce qui ressemble bien à une impasse (je vais recommencer avec toi et tes seuls descendants, suggère-t-il à Moïse ! v. 10). On peut imaginer pas mal de choses. Mais en vain : il en a décidé autrement : continuer quand même — dans l'Exode via l’intercession de Moïse.

C’est au point, puisque cet enseignement renvoie à la Genèse, que ce pourrait être même là si l’on y réfléchit… le sens biblique de l’histoire du monde !

*

On peut illustrer cela aussi par l’annonce de son destin apparent au roi Ézéchias par le prophète Ésaïe (ch. 38, 1 sq) : « tu vas mourir, tu ne survivras pas » lui annonce le prophète. Parole de prophète, parole imparable, pourrait-on dire ! Ézéchias va sombrer dans le désespoir et mourir. Mais le texte continue : « Ézéchias tourna son visage contre le mur et pria le Seigneur. […] Ézéchias versa d’abondantes larmes. La parole du Seigneur fut adressée à Ésaïe : "Va et dis à Ézéchias : Ainsi parle le Seigneur, le Dieu de David ton père : J’ai entendu ta prière et j’ai vu tes larmes. Je vais ajouter quinze années au nombre de tes jours. »

Pas de détermination fixée pour le Dieu de la Bible. Oh, il connaît certainement passé, présent et avenir. Il déroule lui-même, prédestine même, de façon mystérieuse, passé, présent et avenir — rien n’est caché à ses yeux de créateur de toutes choses. Mais il connaît aussi la prière d’Ézéchias qui, comme celle de Moïse, comme la nôtre peut-être, va changer ce qui aurait pu apparaître comme inéluctable.

Là est peut-être le cœur mystérieux du déroulement de l’histoire. Pas de lendemain fixé comme tragique auquel on ne pourrait rien, pas plus aujourd'hui qu'hier. Comme la prière d’Ézéchias a changé le cours de sa vie — on appelle cela conversion, repentance, retour à Dieu — comme vous voulez —, comme celle de Moïse a détourné la menace sur l'avenir du peuple, il en est de même pour chacun d’entre nous.

Pour chacun d’entre nous, rien n’est jamais perdu, rien n’est jamais tel qu’on puisse en dire : c’est fixé ! Notre prière peut changer le cours de notre histoire, le cours de l’histoire, le cours de notre malheur, même.

Voilà qui fait écho à la menace sur notre monde hélas surexploité qui sourd en notre temps, et qui dessine peut-être un élément de notre part de responsabilité, comme croyants : emboîter le pas à Moïse en entendant la menace pour opérer un véritable retournement, une conversion, en faveur de l'humanité et des espèces menacées.

Notre conversion, notre retour à Dieu, peut changer le cours de tout désespoir. Rien n’est jamais clos, et ce qui s’ouvre réjouit dans l’éternité toute la création visible et invisible. C’est la bonne nouvelle, donnée à notre foi, que nous apporte Jésus ce matin dans ce texte chargé d’allusions au livre du Deutéronome (ch. 21 et 22, parlant de fils dévoyé, de brebis égarée et d’objet perdu)…

Luc 15, 1-12
1 Les collecteurs d’impôts et les pécheurs s’approchaient tous de lui pour l’écouter.
2 Et les Pharisiens et les scribes murmuraient ; ils disaient : "Cet homme-là fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux !"

3 Alors il leur dit cette parabole :
4 "Lequel d’entre vous, s’il a cent brebis et qu’il en perde une, ne laisse pas les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert pour aller à la recherche de celle qui est perdue jusqu’à ce qu’il l’ait retrouvée ?
5 Et quand il l’a retrouvée, il la charge tout joyeux sur ses épaules,
6 et, de retour à la maison, il réunit ses amis et ses voisins, et leur dit : Réjouissez-vous avec moi, car je l’ai retrouvée, ma brebis qui était perdue !
7 Je vous le déclare, c’est ainsi qu’il y aura de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit, plus que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de conversion.

8 "Ou encore, quelle femme, si elle a dix pièces d’argent et qu’elle en perde une, n’allume pas une lampe, ne balaie la maison et ne cherche avec soin jusqu’à ce qu’elle l’ait retrouvée ?
9 Et quand elle l’a retrouvée, elle réunit ses amies et ses voisines, et leur dit : Réjouissez-vous avec moi, car je l’ai retrouvée, la pièce que j’avais perdue !
10 C’est ainsi, je vous le déclare, qu’il y a de la joie chez les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit."

11 Il dit encore : "Un homme avait deux fils.
12 Le plus jeune dit à son père : Père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir. Et le père leur partagea son avoir. […]

*

Trois paraboles : la brebis perdue, la pièce égarée, suivies du fils prodigue, pour expliquer le fait que Jésus fraye ostensiblement avec les pécheurs.

Les trois récits de Luc 15 ne parlent que de cela, et du fait qu’un seul acte de repentance, d’un seul pécheur, fait éclater de joie le ciel entier !

La tradition juive enseigne en parallèle que celui qui tue un homme est assimilable à celui qui détruit toute l’humanité (Talmud – Sanhédrin 4, 5). De même que celui qui sauve un homme est assimilable à celui qui sauve toute l’humanité. Cela en regard de ce que le psalmiste écrit : « Tu l’as diminué de peu par rapport à Dieu, toute la création est à ses pieds » (Psaume 8, 6). Et en regard de ce que, dès l’apparition de l’homme dans la Torah, il est dit qu’il a été crée à l’image de Dieu.

Les pharisiens murmurant en disant « cet homme-là fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux ! » n'ont donc évidemment rien contre la sollicitude de Jésus à l’égard des pécheurs, mais c'est le sens et la légitimité de son ministère qui ne sont pas un acquis. Et du coup sa présence insistante auprès des personnages douteux peut légitimement interroger.

La réponse, en trois paraboles, est comme une reprise et un développement de notre texte de l'Exode, déclinant la mission de Jésus comme mission de celui qui vient dans le monde, pour intercéder à l'instar de Moïse, pour être lui-même la présence du Dieu qui exauce ; et pour les disciples déjà l’énonciation du schéma d’un credo. Celui qui vient de Dieu vers nous le fait pour accomplir la réconciliation. Et déjà le monde céleste se réjouit des fruits de sa mission : le dévoilement de la valeur infinie de chacun, indépendamment de la réalité de son éloignement d’avec la source de son être.

C’est ainsi qu’il y a de la joie dans le ciel pour un seul pécheur pardonné. Nouvelle extraordinaire qui dévoile la valeur infinie de chacun.

Si l’histoire, et l’histoire du monde est en question dans ces trois paraboles, si l’histoire du monde est celle de Dieu cherchant une seule brebis perdue, alors l’histoire n’est plus seulement le chapelet de catastrophes qui se donne au regard objectif, elle n’est plus surtout, le destin tragique qu’elle paraîtrait être dès lors.

L’histoire du monde ressemble alors assez à celle d’une course après une pièce perdue, une brebis perdue, un seul enfant égaré — puisque la brebis et la pièce annoncent simplement le désir de voir la conversion de l’enfant prodigue. Parce qu’en son cœur est la recherche par Dieu de la brebis perdue, l’histoire de Dieu et des hommes se charge d’ouvertures inattendues.

C’est ainsi que cette Révélation que nous donne Jésus enchaînant sur l’intercession de Moïse ne doit par nous surprendre : « il y a de la joie chez les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit », « plus que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance ».


R.P., Poitiers, 11.09.22
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