dimanche 30 janvier 2022

Pierre vivante, rejetée par les hommes




Jérémie 1, 4-19 ; Psaume 71 ; 1 Corinthiens 12, 31 - 13, 13 ; Luc 4, 21-30

Psaume 71
Éternel ! je cherche en toi mon refuge : Que jamais je ne sois confondu(e) !‭
‭Dans ta justice, sauve-moi et délivre-moi ! Incline vers moi ton oreille, et secours-moi !‭
‭Sois pour moi un rocher qui me serve d’asile, Où je puisse toujours me retirer !
Tu as résolu de me sauver, Car tu es mon rocher et ma forteresse.‭
‭Mon Dieu, délivre-moi de la main du mauvais, injuste et violent !‭
‭Car tu es mon espérance, Seigneur Éternel ! En toi je me confie dès ma jeunesse.‭
‭Dès le ventre de ma mère je m’appuie sur toi ;
C’est toi qui m’as fait sortir du sein maternel ;
tu es sans cesse l’objet de mes louanges.‭
‭Je suis pour plusieurs comme un prodige, Et toi, tu es mon puissant refuge.‭
‭Que ma bouche soit remplie de tes louanges, Que chaque jour elle te glorifie !‭
‭Ne me rejette pas,... jusqu’au temps de la vieillesse ;
Quand mes forces s’en vont, ne m’abandonne pas !‭
‭Car mes ennemis parlent de moi, Et ceux qui guettent ma vie se consultent entre eux,‭
‭Disant : Dieu l’abandonne ; Poursuivez, saisissez ;
il n’y a personne pour sa délivrance.‭
‭Ô Dieu, ne t’éloigne pas de moi ! Mon Dieu, viens en hâte à mon secours !‭
‭Qu’ils soient confus, anéantis, ceux qui en veulent à ma vie !
Qu’ils soient couverts de honte et d’opprobre, ceux qui cherchent ma perte !‭
‭Et moi, j’espérerai toujours, Je te louerai de plus en plus.‭
‭Ma bouche publiera ta justice, ton salut, chaque jour,
Car j’ignore quelles en sont les bornes.‭
‭Je dirai tes œuvres puissantes, Seigneur Éternel !
Je rappellerai ta justice, la tienne seule.‭
‭Ô Dieu ! tu m’as instruit dès ma jeunesse, Et jusqu’à présent j’annonce tes merveilles.‭
‭Ne m’abandonne pas, ô Dieu ! jusque dans la blanche vieillesse,
Afin que j’annonce ta force à la génération présente, Ta puissance à la génération future !‭
‭Ta justice, ô Dieu ! atteint jusqu’au ciel ; Tu as accompli de grandes choses :
ô Dieu ! qui est semblable à toi ?‭
‭Tu nous as fait éprouver bien des détresses et des malheurs ;
Mais tu nous redonneras la vie, Tu nous feras remonter des abîmes de la terre.‭
‭Relève-moi, Console-moi de nouveau !‭
‭Et je chanterai ta fidélité, mon Dieu, […] Saint d’Israël !‭
‭En te célébrant, j’aurai la joie sur les lèvres, La joie dans mon âme que tu as délivrée ;‭
Car ceux qui cherchent ma perte sont honteux et confus,
‭Ma langue chaque jour publiera ta justice.

Jérémie 1, 4-8
4 La parole du Seigneur me fut adressée :
5 Je te connaissais avant même de t'avoir façonné dans le ventre de ta mère ; je t'ai mis à part pour me servir avant même que tu sois né. Et j'ai fait de toi mon porte-parole auprès des peuples.
6 Je répondis : Hélas ! Seigneur Dieu, je suis trop jeune pour parler en public !
7 Mais le Seigneur me répliqua : Ne dis pas que tu es trop jeune ; tu iras trouver tous ceux vers qui je t'enverrai et tu leur diras tout ce que je t'ordonnerai.
8 N'aie pas peur d'eux, car je suis avec toi pour te délivrer.

Luc 4, 21-30
21 Alors il commença à leur dire : « Aujourd’hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l’entendez. »
22 Tous lui rendaient témoignage ; ils s’étonnaient du message de la grâce qui sortait de sa bouche, et ils disaient : « N’est-ce pas là le fils de Joseph ? »
23 Alors il leur dit : « Sûrement vous allez me citer ce dicton : “Médecin, guéris-toi toi-même.” Nous avons appris tout ce qui s’est passé à Capharnaüm, fais-en donc autant ici dans ta patrie. »
24 Et il ajouta : « Oui, je vous le déclare, aucun prophète ne trouve accueil dans sa patrie.
25 En toute vérité, je vous le déclare, il y avait beaucoup de veuves en Israël aux jours d’Élie, quand le ciel fut fermé trois ans et six mois et que survint une grande famine sur tout le pays ;
26 pourtant ce ne fut à aucune d’entre elles qu’Élie fut envoyé, mais bien dans le pays de Sidon, à une veuve de Sarepta.
27 Il y avait beaucoup de lépreux en Israël au temps du prophète Élisée ; pourtant aucun d’entre eux ne fut purifié, mais bien Naamân le Syrien. »
28 Tous furent remplis de colère, dans l’assemblée, en entendant ces paroles.
29 Ils se levèrent, le jetèrent hors de la ville et le menèrent jusqu’à un escarpement de la colline sur laquelle était bâtie leur ville, pour le précipiter en bas.
30 Mais lui, passant au milieu d’eux, alla son chemin.

*

« Ils se levèrent, le jetèrent hors de la ville et le menèrent jusqu’à un escarpement de la colline sur laquelle était bâtie leur ville, pour le précipiter en bas. »

Écho dans la 1ère épître de Pierre parlant de la « pierre vivante, rejetée par les hommes mais choisie et précieuse devant Dieu. » (1 P 2, 4)

Mais évoquons tout d’abord un personnage que connaissent enfants, jeunes adolescents et adolescentes, et celles et ceux qui d’une certaine façon le sont restés, eussent-ils pris de l’âge depuis la création de ce personnage par l'autrice J.-K. Rowling, ou suite aux films tirés de son œuvre : j’ai nommé Harry Potter.

Harry Potter a accès aux mystères qui semblent échapper aux gens plus raisonnables, comme ceux de Nazareth en Luc 4, qui connaissent si bien ce « fils de Joseph ». Les gens raisonnables sont nommés les « moldus » dans l’univers de J.-K. Rowling. Harry Potter et ceux qui comme lui franchissent les frontières de l’imaginaire, sont appelés par les « moldus » des « sorciers » (comme au Moyen Âge cathares et vaudois : à la fin du Moyen Âge, « vaudois » était devenu un des mots pour « sorciers », à l'instar de « juifs » — on parlait de « vauderies » ou de « sabbats » de sorcières — puisque ce sont principalement des femmes qui en ont subi l'accusation et la persécution : on parle de 9 millions de femmes assassinées entre la fin du Moyen Âge et le XVIIIe siècle !).

*

Revenons à notre temps : Harry Potter aura l’occasion de se perfectionner dans ses aptitudes à imaginer l’impossible grâce à l’enseignement d’un professeur en la matière, le professeur Dumbledore, lequel existe dans l’imaginaire lui aussi, mais en outre connaît personnellement quelqu’un qui — évoluant de même dans l’imaginaire — a cependant également existé dans le réel, au XIVème siècle : Nicolas Flamel, lequel, selon plusieurs, vit toujours ! Car Nicolas Flamel est réputé pour avoir découvert « la pierre philosophale », c’est-à-dire le secret de la transformation en or du plomb, lourd et pesant, comme des matières les plus viles, boue et pourriture ; secret, donc, aussi, de l’immortalité, transfiguration de nos corps mortels, en voie de décomposition, pour la résurrection et la vie éternelle.

Il n’est qu’à lire la prière d’introduction de l’ouvrage où Nicolas Flamel explique le secret de la pierre philosophale. La clef de la suite de son livre (Le livre des figures hiéroglyphiques) est dans cette prière. Je la lis : « Loué soit éternellement le Seigneur mon Dieu, qui élève l'humble de la boue, et fait réjouir le cœur de ceux qui espèrent en lui : qui ouvre aux croyants avec grâce les sources de sa bonté, et met sous leurs pieds les cercles mondains de toutes les félicités terrestres. En lui soit toujours notre espérance, en sa crainte notre bonheur, en sa miséricorde la gloire de la réparation de notre nature, et en la prière notre sûreté inébranlable. Et toi, ô Dieu Tout-puissant, comme ta bonté a daigné ouvrir sur la Terre devant moi, ton indigne serviteur, tous les trésors des richesses du monde, qu'il plaise à ta clémence, lorsque je ne serai plus au nombre des vivants, de m'ouvrir encore les trésors des cieux, et me laisser contempler ta face divine, dont la majesté est un délice inénarrable, et dont le ravissement n'est jamais monté en cœur d'homme vivant. Je te le demande par le Seigneur Jésus-Christ ton Fils bien-aimé, qui en l'unité du Saint-Esprit vit avec toi aux siècles des siècles. »

Nicolas Flamel est né en 1330. Cette même année, très loin de son lieu de naissance, apparaît une pandémie que l’on appellera ensuite la Peste noire : il s’agit de la peste bubonique et pulmonaire ; — la peste bubonique, mortelle dans 80% des cas, est transmise à l’homme par la puce du rat ; — la peste pulmonaire, mortelle dans 100% des cas, est contagieuse entre humains. Elle se répand suivant les voies commerciales. À la fin de 1347, les rats contaminés infectant les cales des navires marchands, la maladie gagne Marseille et, rapidement, Avignon, cité des Papes depuis près de 40 ans. L’année suivante, 1348, elle touche tout le territoire français (le Parisien Nicolas Flamel a alors 18 ans) ; en 1349, toute l’Europe est atteinte. Au cours des quatre années suivantes, la maladie décime près d’un tiers de la population de l’Europe ; la proportion de décès atteignant près de la moitié de la population de certains pays, comme la France.

Comme pour toutes les pandémies, la sous-alimentation ou la mauvaise alimentation, ou carrément la famine, ont fourni un terrain favorable à la propagation de la maladie ; les conditions de vie et d’hygiène (en particulier dans les zones urbaines) ne font qu’aggraver la situation. Les groupes de population concentrés (aujourd’hui, on dit des clusters), les armées, les monastères et les villes sont particulièrement touchés. En outre, la peste éprouve très inégalement les différentes catégories de population. Les plus pauvres des villes, déjà affaiblis par la misère et la faim, paient un lourd tribut. L’aristocratie et la bourgeoisie, qui sont mieux alimentées et qui disposent de meilleures conditions sanitaires, sont privilégiées face au fléau.

À long terme, l’épidémie a sensiblement accéléré le déclin démographique, principalement en raison de sa récurrence (elle fait retour en plusieurs vagues : 1360, 1369, 1375, etc., 1ère, 2e, 3e vagues, etc.). Du point de vue économique, la Grande Peste fait entrer l’Europe médiévale dans une période de récession, en raison de la pénurie de main-d’œuvre, de la baisse de consommation et du retour en friche de vastes espaces jusqu’alors cultivés.

La population de l’époque voit souvent dans l’épidémie une manifestation de la colère divine, souvent aussi les conséquences de complots. En l’absence de remède médical, se déploie un regain de piété pas toujours bien placée. Un vaste mouvement d’expiation et de flagellants se développe dans toute l’Europe. Certaines communautés servent de boucs émissaires, comme les juifs, naturellement. Accusés d’empoisonnement par divers théoriciens du complot, ils subissent des pogroms en de nombreux lieux (ex., 2000 sont tués à Strasbourg en février 1349). — Nicolas Flamel va alors vers ses 20 ans.

*

Tout laisse à penser que Nicolas Flamel a de bons rapports avec les juifs. Le livre qui lui permet de découvrir la pierre philosophale est un de leurs écrits, précise-t-il, et il peut en obtenir l’interprétation en se rendant en Espagne auprès d’un maître issu du judaïsme.

Deux choses là-derrière.

— 1°) La fascination pour les pays développés, à l’époque le monde arabe, avec présent en Espagne ; les juifs d’alors y jouissent d’une relative tolérance (ignorée dans le monde germano-franco-latin, où s’organisent des pogroms), ce qui fait que la culture juive d’alors est arabe. Fascination commune, en tous temps, des pays plus pauvres pour les terres d’aisance, comme aujourd’hui des pays du Sud pour l’Europe et l’Amérique.

— Et 2°) Comprendre que l’on ne sort pas de la misère, de la mort et de la maladie en inventant des boucs émissaires comme les juifs, les hérétiques ou les sorcières, tués au temps de la peste. Et puis, cette certitude, que nous apprend le cœur de la philosophie, de la sagesse, et à l’époque la philosophie vient donc d'abord de l’Espagne arabe, musulmane, et juive ; cette certitude : le pivot, la pierre d’angle de la philosophie, bref, la pierre philosophale, réside dans une vérité : du cœur de la pourriture (et le livre de Nicolas Flamel y insiste : il en est resté les traditions sur la bave de crapaud et les eaux verdâtres — cf. leur mémoire chez Harry Potter) ; du cœur de la pourriture, de la misère, de la maladie et de la mort, Dieu jour après jour, fait jaillir vie et or céleste (je précise or céleste, car l'or terrestre rouille selon Jacques 5, 3).

Du tombeau, lieu de décomposition, Dieu peut faire jaillir la vie ; ainsi la vie du Christ sorti triomphant du tombeau.

Les mots de la prière de Nicolas Flamel citée ci-dessus, qu’il donne comme clef de son œuvre, laissent transparaître que c’est là le secret de la pierre philosophale, le secret qu’il a découvert…

*

En Jésus, la pierre philosophale est apparue : « Approchez-vous de lui, pierre vivante, rejetée par les hommes mais choisie et précieuse devant Dieu », en dira plus tard la 1ère épître de Pierre.

Rejetée par les hommes. Par ses proches, à Nazareth, en Luc 4. Par Hérode, par Rome et tous ceux qui fomenteront son rejet et sa mort, par la suite. Tous voient en Jésus une menace. Et il y effectivement de quoi s’inquiéter. Car aujourd’hui des foules d’exclus, de rejetés et d’étrangers, comme la veuve de Sarepta au temps d’Élie, ou comme Naaman le Syrien lépreux au temps d’Élisée, se sont mis à écouter Jésus le rejeté et le cherchent, tandis que la violence qui menace en Luc 4, 29 s’approche : sa crucifixion se profile, mais c’est pour le triomphe de la vie au dimanche de Pâques.

Car ce Jésus rejeté est celui qui transforme ce monde — en voie de décomposition — en or céleste, en pain de vie, en vie éternelle. « Rejetée par les hommes mais choisie et précieuse devant Dieu », cette pierre vivante est Jésus Christ. Le monde a sa vie en lui, qui est la source de vie. Cette « pierre vivante rejetée par les hommes mais choisie et précieuse devant Dieu » est le secret de la vie du monde et la vie éternelle. « Approchez-vous de lui ».


RP, Poitiers, 30.01.2022
Diaporama :: :: Prédication






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dimanche 23 janvier 2022

Aujourd’hui, cette écriture est accomplie !...




Psaume 19, 8-15 ; Néhémie 8, 1-10 ; 1 Corinthiens 12, 12-30 ; Luc 1, 1-4 & 4, 14-21

Luc 1, 1-4 & 4, 14-21
1 1 Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements accomplis parmi nous,
2 d’après ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et qui sont devenus serviteurs de la parole,
3 il m’a paru bon, à moi aussi, après m’être soigneusement informé de tout à partir des origines, d’en écrire pour toi un récit ordonné, très honorable Théophile,
4 afin que tu puisses constater la solidité des enseignements que tu as reçus.

4 14 Alors Jésus, avec la puissance de l’Esprit, revint en Galilée, et sa renommée se répandit dans toute la région.
15 Il enseignait dans leurs synagogues et tous disaient sa gloire.
16 Il vint à Nazara où il avait été élevé. Il entra suivant sa coutume le jour du sabbat dans la synagogue, et il se leva pour faire la lecture.
17 On lui donna le livre du prophète Ésaïe, et en le déroulant il trouva le passage où il était écrit :
18 L’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a conféré l’onction pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en liberté,
19 proclamer une année d’accueil par le Seigneur.
20 Il roula le livre, le rendit au servant et s’assit ; tous dans la synagogue avaient les yeux fixés sur lui.
21 Alors il commença à leur dire : "Aujourd’hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l’entendez."

*

Jour de Shabbath ordinaire. Jésus, arrivant à Nazareth, va à la synagogue. Parmi les lectures bibliques, après la lecture de la parasha de la Torah, on lit dans les Prophètes, la haftara. Aujourd’hui, dans Ésaïe (ch. 61), selon notre texte de Luc. La lecture est confiée à Jésus. Bref commentaire de Jésus : ce texte est accompli aujourd'hui…

Étonnement dans la synagogue ! Jésus vient de proclamer le Jubilé, « an de grâce du Seigneur » ! C’est là une institution biblique — qui n'avait pas vraiment l'habitude d'être respectée. Il s'agit d’une institution biblique, selon un enseignement de la Torah qui veut que tous les cinquante ans les compteurs soient remis à zéro. On devait alors libérer les esclaves, ne pas travailler pendant un an, redistribuer les terres acquises au cours des cinquante années précédentes. Une véritable révolution périodique, en défaut d’application, tout comme les simples années sabbatiques, d'ailleurs — qui mettaient en place tous les sept ans des bouleversements très importants aussi.

Je cite — Lévitique 25, 10-18 :
10 vous déclarerez sainte la cinquantième année et vous proclamerez dans le pays la libération pour tous les habitants ; ce sera pour vous un jubilé ; chacun de vous retournera dans sa propriété, et chacun de vous retournera dans son clan.
11 Ce sera un jubilé pour vous que la cinquantième année : vous ne sèmerez pas, vous ne moissonnerez pas ce qui aura poussé tout seul, vous ne vendangerez pas la vigne en broussaille,
12 car ce sera un jubilé, ce sera pour vous une chose sainte. Vous mangerez ce qui pousse dans les champs.
13 En cette année du jubilé, chacun de vous retournera dans sa propriété.
14 Si vous faites du commerce — que tu vendes quelque chose à ton prochain, ou que tu achètes quelque chose de lui, que nul d’entre vous n’exploite son frère :
15 tu achèteras à ton prochain en tenant compte des années écoulées depuis le jubilé, et lui te vendra en tenant compte des années de récolte.
16 Plus il restera d’années, plus ton prix d’achat sera grand ; moins il restera d’années, plus ton prix d’achat sera réduit : car c’est un certain nombre de récoltes qu’il te vend.
17 Que nul d’entre vous n’exploite son prochain ; c’est ainsi que tu auras la crainte de ton Dieu. Car c’est moi, le SEIGNEUR, votre Dieu.
18 Mettez mes lois en pratique ; gardez mes coutumes et mettez-les en pratique : et vous habiterez en sûreté dans le pays.

En regard de l’exil, en guérison de la tragique déportation à Babylone — perçue comme en lien avec la non-observance de cette loi : la terre est fatiguée d’être abusée, en ont dit les prophètes —, le livre d’Ésaïe annonçait un an de grâce du Seigneur, an qui verrait l'exil prendre fin.

Le texte lu dans Ésaïe est bref, donné par Luc dans la version grecque. Au chapitre 61, Jésus lit le v. 1 et la première partie du verset 2 :
1 L’Esprit du Seigneur, l’Éternel, est sur moi, car le Seigneur m’a donné l’onction. Il m’a envoyé pour porter de bonnes nouvelles à ceux qui sont humiliés ; pour panser ceux qui ont le cœur brisé, pour proclamer aux captifs leur libération et aux prisonniers leur élargissement ;
2 Pour proclamer une année favorable de la part du Seigneur […].

Aujourd'hui même s'inaugure l'année jubilaire, l'an de grâce du Seigneur, avec toutes ses conséquences : tel est bien le propos de Jésus.

Voilà une parole bien étrange que ses auditeurs auront de la peine à recevoir. On lui demandera, comme il est coutume dans les évangiles, un miracle, pour croire. Et on peut le comprendre. Ce Jubilé, cet an de grâce, on en voudrait tout de même des signes pour le croire.

Et si ce Jubilé est bien la guérison des yeux aveugles de ceux qui baignent dans les ténèbres de l'esprit de la captivité, on n'hésitera pas à attendre comme signe que les aveugles recouvrent la vue, selon la lettre de la traduction grecque de la parole du prophète : après tout le Royaume de Dieu n'implique-t-il pas la guérison totale de toutes nos souffrances ; d'où la pensée des habitants de Nazareth que devine Jésus : « médecin guéris-toi toi-même » (Luc 4, 23), et ton peuple avec toi.

Car le Jubilé annoncé par Ésaïe est bien l'inauguration du Royaume. Le Jubilé marque l'espérance de ce jour où le Shabbath devient éternel, ce jour à partir duquel il devient définitivement possible de dire : « c'est aujourd'hui de jour du repos », selon l’Épître aux Hébreux, ch. 4. Cela étant appelé à être chargé de sens en ce qui concerne les relations humaines, enfin empreintes de sagesse et de grâce. Aujourd'hui commence le monde nouveau, s'ouvre le ciel nouveau d'où apparaît la Jérusalem nouvelle sur la nouvelle terre du monde à venir, inauguré ce jour-là.

Mais voilà que comme face à la recherche de la sagesse, Dieu a opposé la folie de la prédication, voilà, en ce qui concerne la grâce, que face à la recherche de miracles — il n’y a pas eu de miracle ce jour-là à Nazareth —, Dieu a opposé la foi à la faiblesse apparente d’une simple parole.

Sans signe ni miracle, Jésus annonce aujourd’hui l’accomplissement de cette parole du prophète Ésaïe : ici commence le Jubilé, le grand Shabbath, l'an de grâce qui inaugure le Royaume de Dieu. Même si cela ne se voit pas, ne relève pas de la vue… Parole donnée à la foi seule. Accomplissement qui ne se voit pas, et qui n’est surtout pas un dépassement du judaïsme qui s’accomplirait dans le christianisme ! C’est, en ce jour, et encore à présent, un aujourd’hui de la grâce !

Cette parole relève de cette folie de Dieu plus sage que les hommes et cette faiblesse de Dieu est dans la proclamation d’une parole plus forte que les hommes, folie et faiblesse selon lesquelles Dieu a choisi les choses folles et faibles de ce monde pour confondre les sages et fortes (1 Co 1). Or ces choses folles et faibles sont ceux et celles qui sont appelés par l'Écriture pour être sagesse et justice devant Dieu, pour la réparation du monde. C'est nous qui entendons ce que Jésus dit aujourd’hui.

*

Nos années se datent en autant de nouveaux ans de grâce : « an de grâce 2022 », disons-nous ! Autant d’années de Jubilé ! Si le nous croyons, si nous croyons que le Jubilé est advenu, si nous sommes dans l'an de grâce du Seigneur, plus rien ne manque pour que nous en appliquions les modalités : libérés de tout esclavage, être libres de remettre les dettes, de pardonner, puisque c’est là le Jubilé, libres parce ce que la délivrance des captifs a eu lieu…

Chacune et chacun à notre humble mesure : nous qui sommes au bénéfice de la remise des dettes avons dès lors toutes et tous le pouvoir de remettre les dettes à notre égard ; comme nous le prions dans le Notre Père — « remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs. » (Ça vaut comme pardon des offenses concernant ces dettes que sont les fautes ; ça vaut aussi à tous les autres plans — Jésus n’a pas commis de péché, mais outre sa solidarité avec nous, il n’en était pas moins débiteur de sa vie envers son Père, ce qu’il savait lorsqu’il enseignait cette prière : « remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs. »)

Si nous ne faisons pas de miracles spectaculaires, comme Jésus n’en a pas fait à Nazareth (comme pour nous dire : vous aussi vous pouvez beaucoup de choses sans que cela ne soit spectaculaire) — nous avons la possibilité de mettre en place les modalités essentielles de l’an de grâce — comme remise à notre mesure des compteurs à zéro.

Dieu nous appelle aujourd’hui à entrer avec humilité, au regard de l’histoire, mais de plain-pied tout de même, dans ce temps de la grâce, en place dès à présent. "Aujourd’hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l’entendez."


RP, Poitiers, 23.01.22
Liturgie :: :: Prédication






dimanche 16 janvier 2022

Jour de mariage ordinaire




Ésaïe 62, 1-5 ; Psaume 96 ; 1 Corinthiens 12, 4-11 ; Jean 2, 1-12

Jean 2, 1-12
1 Or, le troisième jour, il y eut une noce à Cana de Galilée et la mère de Jésus était là.
2 Jésus lui aussi fut invité à la noce ainsi que ses disciples.
3 Comme le vin manquait, la mère de Jésus lui dit: "Ils n’ont pas de vin."
4 Mais Jésus lui répondit : « Que me veux-tu, femme? Mon heure n’est pas encore venue. »
5 Sa mère dit aux serviteurs : « Quoi qu’il vous dise, faites-le. »
6 Il y avait là six jarres de pierre destinées aux purifications rituelles ; elles contenaient chacune de deux à trois mesures.
7 Jésus dit aux serviteurs : « Remplissez d’eau ces jarres » ; et ils les emplirent jusqu’au bord.
8 Jésus leur dit : « Maintenant puisez et portez-en au maître du repas. » Ils lui en portèrent,
9 et il goûta l’eau devenue vin — il ne savait pas d’où il venait, à la différence des serviteurs qui avaient puisé l’eau, aussi il s’adresse au marié
10 et lui dit : « Tout le monde offre d’abord le bon vin et, lorsque les convives sont gris, le moins bon ; mais toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à maintenant ! »
11 Tel fut, à Cana de Galilée, le commencement des signes de Jésus. Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui.
12 Après quoi, il descendit à Capharnaüm avec sa mère, ses frères et ses disciples ; mais ils n’y restèrent que peu de jours.‭

*

« Tu as gardé le bon vin jusqu’à maintenant ! » lit-on au v. 10. Livre à évoquer lors d'un mariage, le Cantique des Cantiques dit (Ct 2, 4) : « Il m’a fait entrer dans la maison du vin ; et la bannière qu’il déploie sur moi, c’est l’amour », vin d’éternité, évoqué encore par le poète ('Omar Ibn al-Faridh) : « Nous avons bu à la mémoire du Bien-Aimé un vin qui nous a enivrés avant la création de la vigne ». Un vin donné comme une promesse (Ct 8, 2) : « Je te ferai boire du vin parfumé, du moût de mes grenades ».

C’est ce vin d’éternité que nous dévoile Jésus aujourd’hui, de sorte que, comme les disciples au v. 11, nous croyions en lui.

Nous voilà en un temps ordinaire, celui que nous considérions la semaine dernière, aujourd’hui lors d’une fête de mariage comme toutes les fêtes de mariage — rien de sacré sinon l’écho au Cantique qui court au cœur même du plus commun des rites nuptiaux — ; un mariage célébré ici parmi des amis de la mère de Jésus, où il est invité aussi, ainsi que ses disciples. Les noces sont à l’époque un événement — qui dure toute la semaine ; et on n’invite pas seulement les amis, mais les amis des amis, qui se trouvent naturellement en pareille circonstance être eux-mêmes des amis et avoir aussi des amis qui du coup accèdent aussi au cercle des amis. La joie s'étend aux cercles les plus larges.

Car le couple en joie veut du monde pour partager sa joie. Et veut y prendre du temps. Ici la fête a beaucoup duré. Et voilà que le vin vient à manquer. La famille est au bord de l’humiliation. Les convives sont en passe de ne pas être honorés comme il se doit. Non pas que le maître ait été chiche, ou plus pauvre qu'il aurait voulu le laisser paraître, mais plutôt que la joie ayant été très grande, le vin a beaucoup coulé.

Fête tout humaine et profane : il ne s’agit pas d’une bénédiction nuptiale — la bénédiction, chose qui n’existera pas dans l’Église avant le Ve siècle, concerne alors dans le rite juif uniquement le premier jour, qui précède les sept jours de fête — ; il s'agit ici de la fête qui suit, où l'on trouve Jésus — un temps tout à fait profane ; moment qui n’en réfère pas moins à la bénédiction (donnée par les parents du couple) de la Genèse sur l’homme et la femme : soyez féconds et multipliez-vous — d’où le signe de l’abondance de la fête qui suit…

Il y a un temps pour tout, y compris pour la fête, qui n'a pas à être bridée sous prétexte que ce n'est pas tous les jours la fête, au contraire précisément, et tant pis pour les lendemains. Le Dieu qui pourvoit à la joie pourvoit à plus forte raison au quotidien. « Ne vous inquiétez pas pour vos lendemains, remettez cela à Dieu », dit Jésus (Mt 6, 34).

… Et le vin vient à manquer avant qu'il n'ait suffisamment réjoui le cœur des participants. La nouvelle du problème commence à courir. On s'informe l'un l'autre : la fête risque bien d'être abrégée. Où apparaissent quelques incongruités, apparemment, du récit : une simple invitée, Marie, qui désigne Jésus aux serviteurs comme devant lui obéir, comme s'il était le maître du repas, ou le marié ! Lui qui, invité aussi, devient alors en effet comme le cœur caché de la fête. Tout est bouleversé. Marie ayant informé son fils, voilà de la part de Jésus une réaction étrange, d'abord à l'égard de sa mère.

*

Mais pourtant, Jésus perçoit cette information comme une interpellation. Venu en ce monde pour ce monde, ce qui l'entoure l'interpelle. Les miracles de Jésus sont toujours chargés d'une plénitude de sens qui en fait autant de portes ouvertes sur la vie spirituelle ; ce sens étant lié à ce que le monde l'interpelle précisément, qu’il ne le laisse pas indifférent. Ainsi, lors de ce mariage célébré le troisième jour (v. 1), c’est-à-dire le jour qui sera celui de la résurrection, Jésus donne le signe de ce qu'il est lui-même la fête éternelle, la fête où le vin ne manquera jamais. Dans sa conscience de la prochaine fin de la fête qui est au cœur de toutes nos fêtes, Jésus s'interpose ; il s'interpose contre le scandale du fatal manque de vin. Alors son sang bientôt coulera, vin de joie de la fête éternelle.

Qu'en savent les hommes, qu'en sait sa mère ? D'où sa façon de lui répondre : qu'y a-t-il entre toi et moi ? Toi tu es de la terre ; quant à moi qui sais le remède à la douleur cachée au cœur des fêtes passagères, mon heure n'est pas encore venue, l'heure où mon sang coulera comme un vin nouveau pour le salut du monde.

C'est ce que Jésus va signifier par son miracle, attestant qu'il vit lui-même au-delà des fêtes passagères, et qu'il fait entrer dans cet au-delà ceux qui, au cœur de leur fête, savent goûter le vin de l'alliance renouvelée, alliance éternellement nouvelle, qui purifie mieux que l'eau de toutes les aspersions dont sont remplies les jarres des purifications.

Car c'est bien de jarres de purification qu'il s'agit. Changer cette eau-là en vin, cette eau qu'il fait verser dans ces jarres-là, n'est pas le fait du hasard de la part de Jésus. Par lui prend place la joie éternelle de l'Alliance, où le meilleur des vins de fête ne vient jamais à manquer, ce « vin qui nous a enivrés avant la création de la vigne ». On est au cœur de l'Alliance éternelle. C'est là la dimension où Jésus resitue la question de sa mère. On est dans un monde nouveau, nouveaux cieux, nouvelle terre, écrivait Ésaïe, où l'on vient par le mystère de la foi.

*

Dès lors tout est à double sens.

L'étonnement de l'organisateur devant la qualité de ce vin servi en fin de fête, par exemple : au premier plan, il s'agit d'une stricte interrogation sur le pourquoi de cette façon de faire : servir le bon vin à la fin. À un autre plan, il nous est indiqué que là est l'entrée dans l'alliance du Royaume, de la joie éternelle.

La façon dont Jésus répond apparemment sèchement à sa mère est aussi à double sens pour nous : adressée à celle qui n'entre que partiellement dans la pensée de celui qui pour être son fils n'en est pas moins son Dieu, cette parole vaut aussi et a fortiori pour nous, qui n'avons pourtant pas le bénéfice d'une telle grâce.

La foi, qui permet à ses disciples de saisir dans le miracle la gloire de Jésus, relève d’un étonnement devant le Dieu qui agit par où on ne l’attendrait pas, c'est-à-dire peut-être, d'un Dieu tout à fait libre par rapport aux conseils que l'on voudrait lui donner, par rapport aux façons d'agir que l'on voudrait lui suggérer à demi-mot — « ils n'ont plus de vin, tu sais ce qu'il te reste à faire ».

Prenons garde : il est des prières exaucées dont le sens sera pour nous plus dérangeant qu'une absence de réponse, des exaucements qui vont nous obliger à des bouleversements que nous ne prévoyons pas en formulant ces prières, des bouleversements tels que si nous les avions connus d'abord, nous nous serions peut-être abstenus de ces prières-là.

Et il est des façons de souffler à Dieu ce qu'il devrait nous enseigner, c'est-à-dire ce que l'on a l'habitude d'entendre — vieilles jarres comme vieilles outres ; en forme souvent de nouveauté temporelle, de nouvelles modes, vieilles elles aussi de leur manque d’éternité. Le vin nouveau est éternel, comme le Cantique de l’Éternel, le Cantique Nouveau, est un Cantique éternel, celui du Bien-Aimé à la Bien-Aimée, de la Bien-Aimée au Bien-Aimé.

C'est nous que Jésus appelle aujourd’hui encore à avoir part à l'ivresse spirituelle du vin nouveau et éternel. C'est toujours nous qu’il vise à travers cet attachement à des jarres provisoires, celle des nos modes et modernités temporelles, que Dieu veut remplir du vin le meilleur.

*

Là seulement est le remède à notre aveuglement, qui est cette certitude que la fête doit finir le jour où finit le vin de nos vieilles outres. Nous sommes alors appelés à goûter ce vin qui ne peut que faire éclater nos vieilles outres, emplir d'ivresse nos vieilles jarres.

Dieu a gardé ce bon vin qu'il nous dévoile — aujourd'hui, — car il y a encore un aujourd'hui. Il nous le dévoile aujourd'hui encore en Jésus pour nous enivrer de sa présence qui ne finit jamais, pour nous préparer aux noces éternelles.


RP, Poitiers, 16.01.2022
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dimanche 9 janvier 2022

“Comme tout le peuple”




Ésaïe 40, 1-11 ; Psaume 104 ; Tite 2, 11-14 & 3, 4-7 ; Luc 3, 15-22

Ésaïe 40, 1-11
1 Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu.
2 Parlez au cœur de Jérusalem, et criez-lui que son temps d’épreuve est fini, que son crime est expié, qu’elle a reçu de la main du Seigneur double peine pour toutes ses fautes.
3 Une voix proclame : « Dans le désert, déblayez la route de l’Éternel : nivelez, dans la campagne aride, une chaussée pour notre Dieu !
4 Que toute vallée soit exhaussée, que toute montagne et colline s’abaissent, que les pentes se changent en plaines, les crêtes escarpées en vallons !
5 La gloire du Seigneur va se révéler, et toutes les créatures, ensemble, en seront témoins : c’est la bouche de l’Éternel qui le déclare. »
6 Une voix dit : « Proclame ! » Et on a répondu : « Que proclamerai-je » — « Toute chair est comme de l’herbe, et toute sa beauté est comme la fleur des champs.
7 L’herbe se dessèche, la fleur se fane, quand le souffle du Seigneur a passé sur elles. Or, le peuple est comme cette herbe.
8 L’herbe se dessèche, la fleur se fane, mais la parole de notre Dieu subsiste à jamais. »
9 Monte sur une montagne élevée, porteuse de bonnes nouvelles pour Sion, élève ta voix avec force, messagère de Jérusalem ! Élève-la sans crainte, annonce aux villes de Juda : « Voici votre Dieu ! »
10 Oui, voici le Seigneur, l’Éternel, s’avançant en héros, avec son bras triomphant ; voici, il apporte sa rétribution avec lui, son œuvre le précède.
11 Tel un berger, menant paître son troupeau, il recueille les agneaux dans ses bras, les porte dans son sein et conduit avec douceur les mères qui allaitent.

Luc 3, 15-22
15 Le peuple était dans l’attente et tous se posaient en eux-mêmes des questions au sujet de Jean : ne serait-il pas le Messie ?
16 Jean répondit à tous : « Moi, c’est d’eau que je vous baptise ; mais il vient, celui qui est plus fort que moi, et je ne suis pas digne de délier la lanière de ses sandales. Lui, il vous baptisera dans l’Esprit Saint et le feu ;
17 il a sa pelle à vanner à la main pour nettoyer son aire et pour recueillir le blé dans son grenier ; mais la balle, il la brûlera au feu qui ne s’éteint pas. »
18 Ainsi, avec bien d’autres exhortations encore, il annonçait au peuple la Bonne Nouvelle.
19 Mais Hérode le tétrarque, qu’il blâmait au sujet d’Hérodiade, la femme de son frère, et de tous les forfaits qu’il avait commis,
20 ajouta encore ceci à tout le reste : il enferma Jean en prison.
21 Or comme tout le peuple était baptisé, Jésus fut baptisé lui aussi ; il priait ; alors le ciel s’ouvrit ;
22 l'Esprit Saint descendit sur Jésus sous une apparence corporelle, comme une colombe, et une voix vint du ciel : « Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré. »

*

Dans notre lecture suivie de l’Évangile de Luc, nous laissions Jésus à douze ans, aux deux derniers versets du ch. 2, au retour du temple de Jérusalem, avec ces mots : « il descendit avec [ses parents] pour aller à Nazareth, et il leur était soumis. Sa mère gardait toutes ces choses dans son cœur. ‭Et Jésus croissait en sagesse, en stature, et en grâce, devant Dieu et devant les hommes » (v. 51 et 52).

Nous retrouvons Jésus pour la première fois au v. 21 du ch. 3, qui n’a parlé jusque là que du Baptiste et de son annonce de celui qui vient après lui. Le texte poursuit, v. 21 : « comme tout le peuple était baptisé, Jésus fut baptisé lui aussi. » Il a alors « environ trente ans », notera le v. 23.

Jusque là, entre son retour de Jérusalem à douze et son baptême « comme tout le peuple », alors qu’il a, sans plus de précision, « environ trente ans », on a au minimum dix-huit ans d’anonymat. Et tout laisse à penser que notre texte veut souligner cela.

Tout pour souligner que Jésus a passé presque toute sa vie de façon ordinaire : après l'avoir vu dans sa vie ordinaire d’enfant juif, recevant les rites juifs comme tout le monde, terminant en précisant qu’il était soumis à ses parents, comme tout le monde, pour un temps de silence d’une vingtaine d’années, avant que l’Évangile ne le présente venant à Jean « comme tout le peuple », on a tout pour comprendre qu’il a passé cette plus longue période de sa vie terrestre, jusqu’au début de son ministère, à écouter ses parents, à apprendre un métier avec son père (cf. Mt 13, 55) et à se rendre au travail chaque jour (« n'est-ce pas le charpentier ? » se demande-t-on en Mc 6, 3 — charpentier ou quelque métier manuel que désigne le mot grec tekton). Bref, Jésus n'a pas évité la vie ordinaire.

Si c’est ce qu’a vécu Jésus, une vie ordinaire et silencieuse, si cette période la plus longue de sa vie en ce temps est au cœur de sa vocation jusqu’au jour où nous le retrouvons au bord du Jourdain, a fortiori notre vocation, la vocation de l’immense majorité d’entre nous dans ce pèlerinage de notre vie en ce temps n'est pas de vivre comme des célébrités ni en un repos prolongé.

Mais au contraire, ce temps, pour nous aussi, doit être aussi ordinaire que le fut celui de Jésus, qui nous dévoile, selon cet Évangile de Luc, que notre Dieu aime l'ordinaire.

C’est dans la vie ordinaire que doit se déployer le long travail d'aimer à la manière dont Jésus a aimé : voir chacune et chacun des plus ordinaires comme quelqu’un d’unique et précieux devant Dieu et ne voir personne comme un faire valoir.

Nous sommes censés vivre dans nos jours ordinaires et coopérer à racheter ce temps de l'insignifiance, le rendant non pas extraordinaire, mais saint, consacré à Dieu, empli de son amour, de la manière la plus ordinaire qui soit.

C’est ainsi que, alors que comme tout le monde, « comme tout le peuple » des gens ordinaires, il venait au baptême de Jean — c’est ainsi que sur cet homme ordinaire parmi les femmes et les hommes ordinaires venant au Baptiste ; sur cet homme priant, « le ciel s’ouvrit ; l’Esprit Saint descendit sur lui, Jésus, sous une apparence corporelle, comme une colombe, et une voix vint du ciel : “Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré.” » (v. 21b-22)

Sanctification de l’ordinaire, élévation au statut de Fils unique engendré du Père, qu’il est dans l’éternité. Voilà ce qui est donné dans cette parole devant laquelle tout s’efface.

Luc a bien pris soin de préciser que Jean a été arrêté et mis en prison (v. 20). Au point qu’on pourrait se demander où il est au moment où il baptise Jésus !

Il est tout simplement, en tout ce qu’il fait, à sa vocation fidèle de témoin des exigences du Dieu saint pour toutes et tous, tous les inconnus et aussi ceux que leur prestige — on ne parle que d’eux sur les réseaux sociaux de l'époque — les Hérode et compagnie se croient tout permis, tout méprisants pour les anonymes ordinaires, et tant qu’à faire pour leurs proches aussi, comme le propre frère d’Hérode auquel il prend sa femme, comme plus tard, il cherche à avoir aussi sa nièce (ça coutera sa tête au Baptiste).

À Hérode, célèbre, prestigieux, soutenu par Rome, nul ne s’oppose, évidemment, sauf ce fidèle témoin de l’amour exigeant de Dieu et du prochain qu’est le Baptiste. Cela lui vaut aujourd'hui la prison — et vaut à Jésus sa sortie de l’anonymat. Il n’a rien demandé, il se contente de continuer à observer fidèlement ce pourquoi Dieu l’envoie.

Hérode n’a pas compris, que, comme le notait un écrivain du XXe siècle, « Quiconque veut laisser une œuvre n’a rien compris. Il faut apprendre à s’émanciper de ce qu’on fait. Il faut surtout renoncer à avoir un nom, et même à en porter un. Mourir inconnu, c’est peut-être cela la grâce. » (Emil Cioran, Cahiers, p. 509)

Et cet écrivain du XXe siècle, Emil Cioran, de préciser, « Si nous pouvions ressentir une volupté secrète cha­que fois qu’on ne fait aucun cas de nous, nous aurions la clef du bonheur. » (Cahier de Talamanca, p. 40)

Jésus, fils éternel de Dieu, reçoit aujourd'hui cette parole, « Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré », parole qu’il nous faut aussi recevoir en lui et par lui : nul ne tient son être vrai et unique que de Dieu seul. Comme Jésus est le Fils unique de Dieu dans l’éternité, et sur terre tout au long de ses années ordinaires, il nous est donné par lui et en lui, de savoir que tout notre temps ordinaire est éternellement racheté et justifié par Dieu seul et devant Dieu seul.


RP, Poitiers, 9.01.2021
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dimanche 2 janvier 2022

Des Mages et un Roi




Ésaïe 60, 1-6 ; Psaume 72 ; Éphésiens 3, 2-6 ; Matthieu 2, 1-12

Ésaïe 60, 1-6
1 Mets-toi debout et deviens lumière, car elle arrive, ta lumière : la gloire du SEIGNEUR sur toi s’est levée.
2 Voici qu’en effet les ténèbres couvrent la terre et un brouillard, les cités, mais sur toi le SEIGNEUR va se lever et sa gloire, sur toi, est en vue.
3 Les nations vont marcher vers ta lumière et les rois vers la clarté de ton lever.
4 Porte tes regards sur les alentours et vois : tous, ils se rassemblent, ils viennent vers toi, tes fils vont arriver du lointain, et tes filles sont tenues solidement sur la hanche.
5 Alors tu verras, tu seras rayonnante, ton cœur frémira et se dilatera, car vers toi sera détournée l’opulence des mers, la fortune des nations viendra jusqu’à toi.
6 Un afflux de chameaux te couvrira, de tout jeunes chameaux de Madiân et d’Eifa ; tous les gens de Saba viendront, ils apporteront de l’or et de l’encens, et se feront les messagers des louanges du SEIGNEUR.

Matthieu 2, 1-12
1 Jésus étant né à Bethléem de Judée, au temps du roi Hérode, voici que des Mages venus d'Orient arrivèrent à Jérusalem
2 et demandèrent : "Où est le roi des Judéens qui vient de naître ? Nous avons vu son astre à l'Orient et nous sommes venus lui rendre hommage."
3 A cette nouvelle, le roi Hérode fut troublé, et tout Jérusalem avec lui.
4 Il assembla tous les grands prêtres et les scribes du peuple, et s'enquit auprès d'eux du lieu où le Messie devait naître.
5 "A Bethléem de Judée, lui dirent-ils, car c'est ce qui est écrit par le prophète :
6 Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n'es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda : car c'est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple."
7 Alors Hérode fit appeler secrètement les Mages, se fit préciser par eux l'époque à laquelle l'astre apparaissait,
8 et les envoya à Bethléem en disant : "Allez vous renseigner avec précision sur l'enfant ; et, quand vous l'aurez trouvé, avertissez-moi pour que, moi aussi, j'aille lui rendre hommage."
9 Sur ces paroles du roi, ils se mirent en route ; et voici que l'astre, qu'ils avaient vu à l'Orient, avançait devant eux jusqu'à ce qu'il vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était l'enfant.
10 A la vue de l'astre, ils éprouvèrent une très grande joie.
11 Entrant dans la maison, ils virent l'enfant avec Marie, sa mère, et, se prosternant, ils lui rendirent hommage; ouvrant leurs coffrets, ils lui offrirent en présent de l'or, de l'encens et de la myrrhe.
12 Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner auprès d'Hérode, ils se retirèrent dans leur pays par un autre chemin.

*

Selon notre texte les Mages cherchent un roi des Judéens — non pas un « roi des juifs » comme le laissent penser les traductions, mais un roi des Judéens : on n’est pas roi d’une religion ! — à nouveau cette précision indispensable : Hérode règne sur la Judée, pas sur la diaspora, à laquelle correspond alors largement notre vocable de « juifs », de même qu’il ne règne pas sur la Galilée et autres régions, juives mais pas judéennes !

On vient donc en Judée rencontrer un roi des Judéens ! Et on vient bien sûr au palais royal, celui d’Hérode, qui est loin de régner sur les « juifs » ! Il est reconnu, bien sûr, mais du bout des lèvres. Placé là par les Romains, fustigé par la plupart des mouvements, lui et toute sa dynastie, fustigée par Jean le Baptiste et les disciples de Jésus comme par les pharisiens, Hérode se sait impopulaire, et comme tel, est tyrannique.

Il a beau avoir embelli le Temple, joué les grands monarques, il n’en est pas aimé pour autant, et il le sait.

De même que, mutatis mutandis, on a beau aimer le magnifique palais de Versailles, cela n’a jamais fait de Louis XIV autre chose que ce qu’il a été, signataire la même année — 1685 — de la révocation de l’Édit de Nantes et du Code noir. Hérode ressemble un peu à cela. C’est ainsi que le massacre des Innocents qui comme on sait suit dans notre texte l'épisode des Mages, a largement de quoi relever des possibilités historiques ! Hérode a perpétré plusieurs massacres des Innocents.

Bref, Hérode, roi des Judéens, n’est pas aimé des juifs, et il le sait. Et il est sans doute mal vu de la plupart des juifs du monde entier. Car le judaïsme est déjà une réalité internationale, depuis l’exil à Babylone.

Le judaïsme connaît un rayonnement qui influence les autres religions du monde antique, dont celle des Mages, tribu sacerdotale en Perse, des prêtres mazdéens. Et lorsque selon leur croyance et observations des astres, ils ont investigué la naissance d’un roi des judéens, ils se sont mis en route, non pas comme rois, mais comme prêtres, annonçant cependant l’hommage de rois futurs, selon le prophète Ésaïe, le Psaume 72, etc.

L’idée a beau sembler étrange, elle n’a elle non plus rien d’invraisemblable, en ce sens que, oui, le rayonnement du judaïsme s’étend alors jusqu’en Perse. Oui, l’espérance de délivrance que portent les prophètes d’Israël habite d’autres peuples et ils y croisent volontiers leurs diverses prophéties — comme ici la naissance, annoncée selon les livres zoroastriens qui sont les leurs par une étoile, de leur « Soshiant », sauveur de fin des temps.

*

Hérode, lui, sait bien que ce n’est pas lui qui est porteur de l’espérance messianique en Israël. Il sait en tout cas qu’il n’en est pas porteur auprès de son peuple.

Alors la venue d’une délégation de prêtres étrangers cherchant un roi des Judéens est pour lui mauvais signe. Surtout quand les théologiens juifs de sa cour lui confirment la vocation de Bethléem, ville de David, comme ville messianique qui soulève l’espoir jusqu’en ce lointain Orient. Non, ce n’est pas chez lui qu’est né ce futur libérateur !

Ce que vont découvrir les Mages, c’est un enfant humble. Rien à voir avec le roi Hérode au service de l’ordre romain.

*

Les Mages sont donnés comme une avant-garde de ce qui est avéré depuis : c’est dans l’humilité de l’enfant de Noël qu’est la promesse de la délivrance que les rois reconnaîtront un jour.

Le texte est lourd d’une puissance prophétique… trop bouleversante sans doute pour qu’on sache en voir toute la portée !

La prophétie n’est pas encore à son terme. Aujourd’hui encore, alors que l’on a vu que l’humilité de l’enfant renversait les puissants de leur trône… Ou qu’on l’a entrevu : ce n’est pas la naissance d’Hérode qui marque nos années, ce n’est pas non plus la naissance de César Auguste. C’est celle de cet enfant inconnu qu’ont, les premiers, reconnu ces prêtres mazdéens venus lui rendre hommage. Et pourtant aujourd’hui encore, on n’a pas compris ! Aujourd’hui encore, on adore les puissants et les symboles de la puissance.

Les Mages, par leurs cadeaux d’hommage, ont reconnu la royauté de l’enfant : l’hommage de l’or. Les voilà bientôt élevés eux-mêmes par là à un statut royal — celui de rois-mages — qui n’est d’abord pas celui de ces prêtres. Ces prêtres qui lui ont fait aussi l’hommage de leur dignité sacerdotale : le symbole de l’encens.

Et ils nous ont dit que la reconnaissance de sa dignité éternelle ne serait ni aisée, ni sans que l’histoire future, à commencer par la sienne, ne soit chargée de douleurs : la myrrhe, parfum d'onction messianique, mais aussi réputé pour son amertume (déjà dans la racine du mot en hébreu) et aromate d’embaumement des défunts.

Trois cadeaux qui seront bientôt aussi le décompte du nombre des Mages, selon les trois continents connus dans l’Antiquité, dont ils deviennent ainsi les représentants : l’Afrique, l’Asie, l’Europe.

Aujourd’hui, nous marquons nos années à la venue de ce prince royal. Aujourd’hui des temples, nos églises, lui sont dédiés sur toute la face de la terre, hommage à sa dignité sacerdotale. Et aujourd’hui encore, le royaume de paix et de bonheur dont il est porteur est embaumé de myrrhe comme en un sarcophage.

Alors que les Mages nous ont dit que le prince de la paix était cet enfant humble, loin de la richesse des palais royaux, des Hérode et des César Auguste, aujourd’hui quand même, alors qu’on date nos années de la venue de cet enfant, on court encore après le prestige des palais royaux et des richesses que les Mages ont laissées aux pieds de l’enfant.

Et cette année encore, ils nous invitent à repartir avec eux par un autre chemin (v. 12), qui ne soit pas celui des palais royaux et de la gloire de la possession, mais celui de l’humilité du prince de la paix, cette « paix que le monde ne connaît pas » et qu’il nous appelle toujours à recevoir.


RP, Châtellerault, 02.01.21
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