dimanche 25 avril 2021

"Tel est le commandement que j’ai reçu de mon Père"




Actes 4, 8-12 ; Psaume 118, 24-29 ; 1 Jean 3, 1-2 ; Jean 10, 11-18

Jean 10, 11-18
11 Je suis le bon berger : le bon berger se dessaisit de sa vie pour ses brebis.
12 Le mercenaire, qui n’est pas vraiment un berger et à qui les brebis n’appartiennent pas, voit-il venir le loup, il abandonne les brebis et prend la fuite ; et le loup s’en empare et les disperse.
13 C’est qu’il est mercenaire et que peu lui importent les brebis.
14 Je suis le bon berger, je connais mes brebis et mes brebis me connaissent,
15 comme mon Père me connaît et que je connais mon Père ; et je me dessaisis de ma vie pour les brebis.
16 J’ai d’autres brebis qui ne sont pas de cet enclos et celles-là aussi, il faut que je les mène ; elles écouteront ma voix et il y aura un seul troupeau et un seul berger.
17 Le Père m’aime parce que je donne ma vie, pour ensuite la recevoir à nouveau.
18 Personne ne me l’enlève, mais je la donne de moi-même ; j’ai le pouvoir de la donner et j’ai le pouvoir de la recevoir à nouveau : tel est le commandement que j’ai reçu de mon Père.

*

Ézéchiel, ch. 34, v. 2-3, avertissait : « Fils de l’homme, prophétise contre les pasteurs d’Israël ! Prophétise, et dis-leur : Ainsi parle le Seigneur, l’Éternel : Malheur aux pasteurs qui se paissaient eux-mêmes ! Les pasteurs ne devaient-ils pas paître le troupeau ?‭ ‭Vous avez mangé la graisse, vous vous êtes vêtus avec la laine, vous avez tué ce qui était gras, vous n’avez point fait paître les brebis. »

Le titre de pasteur — selon le sens du mot, celui qui fait paître, qui nourrit — est un titre des rois d'Israël, dans la Bible.

Au départ de la dynastie royale, David, dont Ézéchiel invective les successeurs, est berger de brebis avant d’être pasteur du peuple. Roi d’Israël, David perçoit sa tâche, faire paître le peuple, en imitation de Dieu, son pasteur (cf. Psaume 23 — « l’Éternel est mon berger »). Le livre du prophète Ézéchiel, ch. 34, 10-16 précise avec le Psaume 23 que Dieu lui-même est le pasteur du peuple, le bon pasteur :

Ainsi parle le Seigneur, l’Éternel : Voici, j’en veux aux pasteurs ! Je reprendrai mes brebis d’entre leurs mains, je ne les laisserai plus paître mes brebis, et ils ne se paîtront plus eux-mêmes ; je délivrerai mes brebis de leur bouche, et elles ne seront plus pour eux une proie.‭
‭Car ainsi parle le Seigneur, l’Éternel : Voici, j’aurai soin moi-même de mes brebis, […] et je les recueillerai de tous les lieux où elles ont été dispersées au jour des nuages et de l’obscurité‭ ‭[…].
‭Je les ferai paître dans un bon pâturage, et leur demeure sera sur les montagnes élevées d’Israël ; là elles reposeront dans un agréable asile, et elles auront de gras pâturages sur les montagnes d’Israël.‭
‭C’est moi qui ferai paître mes brebis, c’est moi qui les ferai reposer, dit le Seigneur, l’Éternel.‭

La parole de Dieu dont les successeurs royaux de David sont censés paître Israël est celle qui, enseignant d'aimer Dieu, conduit ipso facto à être attentif au prochain et à le nourrir tout court. Mais si je me suis fait un Dieu à mon image, genre veau d'or ou autre idole, plurielle ou unique, le prochain à l'image du Dieu que nul ne peut représenter se perd — comme dans le brouillard qu’évoque Ézéchiel. Les rois qu’il dénonce oblitèrent la réalité du prochain : règnent violence et corruption, où chacun, à commencer par les plus puissants, se sert du prochain, l'exploite au lieu d'en prendre soin (« ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des brigands », vient de dire dit Jésus — Jean 10, 8). Un pays géré par de tels dirigeants est de fait fragilisé. Le mécontentement gronde. Les fausses solutions foisonnent. La source où se donne la parole de Dieu que doivent promouvoir les rois-pasteurs est corrompue.

Quand Jésus se présente comme le pasteur, le bon, il parle de sa fonction royale, fondée dans sa relation avec Dieu, et cela en rapport avec ce qu’il se dépossède de sa vie, par intérêt pour ses brebis — et qu’il va jusqu’à se détacher de son identité propre, tandis qu’il se déclare aussi berger d’autres brebis, étendant sa mission jusqu'aux nations.

*

Le berger de Dieu ne se paît pas lui-même, mais se dépossède de sa vie pour ses brebis, pour nous. Cela nous rappelle que le berger de Dieu vient de l’éternité. Rappelons-nous qu’il est dès le départ de l’Évangile de Jean présenté comme venant d’auprès de Dieu pour entrer dans ce temps de brouillard et de mort, ce temps qui part de sa naissance et débouche, comme toute vie humaine, sur sa mort.

Mais lui, dit-il, se dessaisit librement de sa vie, entre dans ce temps qui débouche sur la mort pour faire accéder celles et ceux qui lui sont confiés, ses brebis, sur le temps éternel dont il a accepté de se déposséder pour ce temps : « j’ai le pouvoir de la donner, et celui de la reprendre : tel est le commandement que j’ai reçu de mon Père » (v. 18).

Les brebis, en effet, meurent en ce temps, même après que le berger les a sauvées du loup ou des brigands ou de la négligence des mercenaires — « mercenaire » désigne simplement les salariés, pour qui il s'agit d’obtenir un pécule provisoire, le temps d’un emploi temporaire ; contrairement au vrai berger, le mercenaire ne s’en tient qu’à ce qui se voit, au provisoire. Le vrai berger connaît ce qui ne se voit pas a priori, à savoir ce qui est unique en chaque brebis. Les pasteurs d'Églises ne sont que témoins de cela. Contre le regard en vérité du berger, le regard du mercenaire est temporaire, comme l’est la vie temporelle, provisoire, des brebis, notre vie… Ce n’est pas de la mort temporelle que le renoncement du berger à sa vie d’éternité sauve les brebis : les brebis vont finir par mourir, elles sont vouées à mourir — les brebis (l’image, à ce point, est troublante) ne sont-elles pas élevées pour leur laine, leur lait… mais aussi… leur viande ?!, vouées à mourir comme est mort l’agneau de Dieu, qui est aussi le bon berger.

C’est donc un autre temps qu’il s’agit de percevoir : celui d’où vient le berger, temps éternel dont il s’est dépossédé pour les brebis dans ce temps — les brebis de la bergerie auxquelles il s’adresse alors, Israël, mais aussi d’autres brebis qui ne sont pas de cette bergerie-là (v. 16). Le salut qu’apporte le berger de Dieu s’étend à toutes les bergeries, toutes les nations. Alors « il y aura un seul troupeau et un seul berger. »

*

On trouve un écho contemporain, qui rappelle l’invective d'Ézéchiel et le troupeau dispersé, dans la description que donne un écrivain de la fin du XIXe siècle de la situation en train de s'étendre. Parlant de ce qui est en vue, il écrit pour sa part : « Point de berger et un seul troupeau ! »

« La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Son espèce est indestructible comme celle du puceron […].
‘Nous avons inventé le bonheur’ — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.
Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.
[…]
Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poison enfin, pour mourir agréablement.
[…]
Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous pareil : qui a d’autres sentiments va de son plein gré dans la maison des fous.
‘Autrefois tout le monde était fou’ — disent ceux qui sont les plus fins, et ils clignent de l’œil.
On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé : c’est ainsi que l’on peut se moquer sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt — car on ne veut pas se gâter l’estomac.
On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé.
‘Nous avons inventé le bonheur,’ — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.” »

(Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue § 5.)

*

Ici, « point de pasteur et un seul troupeau ! » Mais le bon pasteur, parole éternelle qui seule peut nourrir ses brebis, se détache de sa vie propre, renonce à son éternité.

Jésus dévoile, en renonçant à sa vie, que Dieu l’envoie depuis l’éternité parce qu’il nous a aimés — « tel est le commandement que j’ai reçu de mon Père » (cf. Lv 19, 18) — de sorte que nous sommes faits enfants de Dieu à son image ; réellement, précise la 1ère Épître de Jean (1 Jn 3, 1), même si cela ne se voit pas, de même que sachant ce que sont les choses, il ne se voit pas que « Dieu est amour » (1 Jn 4, 8 & 16). Mais Jésus ouvre les yeux aveugles (Jn 10, 21) qui se reconnaissent tels : si vous vous reconnaissiez aveugles vous verriez, vient-il de dire (ch. 9, v. 39-41).

C’est de la même façon que nous sommes enfants de Dieu ; et que cela ne se voit pas, n’est pas encore clairement révélé — « nous sommes maintenant enfants de Dieu, et ce que nous serons n’a pas encore été manifesté » (1 Jn 3, 2). Cela correspond au « pouvoir de devenir enfants de Dieu » du Prologue de l’Évangile de Jean, « pouvoir de devenir », c’est-à-dire « pas encore tout à fait devenus ». En d’autres termes, « nous le sommes » déjà, par la foi au Ressuscité ; mais cela ne nous extrait pas du monde pour autant — c’est comme la chrysalide par rapport au papillon, qui n’est pas encore pleinement réalisé.

Ici, « enfants de Dieu » ne veut évidemment pas dire simplement créatures, mais parle de filiation intérieure, dans le don de la foi. Il s’agit de participation à la vie de celui qui a été « proclamé fils de Dieu par sa résurrection d’entre les morts » (Ro 1, 4). En d’autres termes, nous sommes déjà ressuscités, mais tant que persiste ce monde — avec tout ce qui fait son cortège de douleurs et de malheurs, qui prospèrent par le péché —, cela ne se voit pas encore, cela n’est pas encore manifesté.

… Jusqu’au jour où (1 Jn 3, 2) « nous deviendrons semblables à lui », où ce que nous sommes réellement sera « clairement révélé » : enfants de Dieu, aimés du Père avant tous les siècles…


RP, Poitiers, 25.04.2021
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dimanche 18 avril 2021

"Un esprit n’a ni chair ni os"




Actes 3, 11-19 ; Psaume 4 ; 1 Jean 2, 1-5 ; Luc 24, 35-48

Luc 24, 35-48
Après qu’ils soient retournés vers les Onze à Jérusalem et que ceux-ci leur aient dit : “Le Seigneur est réellement ressuscité, et il est apparu à Simon” (v. 33-34),
35 [les disciples d’Emmaüs] racontèrent ce qui leur était arrivé en chemin, et comment ils l’avaient reconnu au moment où il rompit le pain.
36 Tandis qu’ils parlaient de la sorte, lui-même se présenta au milieu d’eux, et leur dit : La paix soit avec vous !
37 Saisis de frayeur et d’épouvante, ils croyaient voir un esprit.
38 Mais il leur dit : Pourquoi êtes-vous troublés, et pourquoi pareilles pensées s’élèvent-elles dans vos cœurs ?
39 Voyez mes mains et mes pieds, c’est bien moi ; touchez-moi et voyez : un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’ai.
40 Et en disant cela, il leur montra ses mains et ses pieds.
41 Comme, dans leur joie, ils ne croyaient point encore, et qu’ils étaient dans l’étonnement, il leur dit : Avez-vous ici quelque chose à manger ?
42 Ils lui présentèrent du poisson rôti et un rayon de miel.
43 Il en prit, et il mangea devant eux.
44 Puis il leur dit : C’est là ce que je vous disais lorsque j’étais encore avec vous, qu’il fallait que s’accomplît tout ce qui est écrit de moi dans la loi de Moïse, dans les Prophètes, et dans les Psaumes.
45 Alors il leur ouvrit l’esprit, afin qu’ils comprissent les Écritures.
46 Et il leur dit : Ainsi il est écrit que le Christ souffrirait, et qu’il ressusciterait des morts le troisième jour,
47 et que la repentance et le pardon des péchés seraient prêchés en son nom à toutes les nations, à commencer par Jérusalem.
48 Vous êtes témoins de ces choses.

*

« Regardez mes mains et mes pieds : c’est bien moi. Touchez-moi, regardez ; un esprit n’a ni chair, ni os, comme vous voyez que j’en ai » (v. 39).

En Luc aujourd’hui, comme en Jean (ch. 20) où Jésus se présente aux disciples puis à Thomas… les Évangiles y insistent — comme pour souligner le scandale de cette résurrection de la chair que Jésus signe ici dans son corps ressuscité : « un esprit n’a ni chair ni os ». Scandale pour la raison !

Et pourtant la notion de la résurrection, qui choque les philosophes grecs d’Athènes (Actes 17, 31 sq.), a des antécédents (cf. 1 Corinthiens 15), avant le dimanche de Pâques, dans la réflexion philosophique du judaïsme de même que dans le monde persan.

Scandale pour la raison pourtant, jusqu'à nous. D’où la tentation de « spiritualiser » tout cela… C’est contre cela que Jésus invite ses disciples à le toucher, comme en Jean, il y a invité Thomas — et avec eux, par leur intermédiaire, nous tous : heureux celles et ceux qui n’ont pas vu, selon ce qu’il a dit à Thomas, et qui ont cru, pourtant. Et notons que Thomas n’a pas eu besoin de toucher, et qu’il n’a pas cru ce qu’il a vu (pas besoin, il l’a vu !), mais il a cru parce qu’il a vu : il a cru ce qui est au-delà de ce qu’il voit, et qui le conduit à confesser : « mon Seigneur et mon Dieu. »

Heureux celles et ceux qui sans avoir vu comme Thomas, ont cru, comme lui, que là, dans la présence réelle du Ressuscité, est le rachat de notre être de chair, de tout notre être. Notre vie ne se réalise, ne se concrétise, que dans notre histoire, dans nos rencontres, dans la trivialité du quotidien, bref, dans la chair ! Et c’est cela qui est racheté, radicalement et éternellement racheté au dimanche de Pâques.

Le rachat dont il est question n’est pas l’accès à un statut d’esprit évanescent et fantomatique — « un esprit n’a ni chair ni os ». C’est bien tout ce qui constitue notre être, notre histoire, l’expérience de nos rencontres et donc de nos sens, de notre chair, qui est racheté. Notre histoire qui a fait de nous, qui fait de nous, qui fera de nous, ce que nous sommes, cette réalité de chacune de nos vies uniques devant Dieu. C’est l’extraordinaire nouvelle qui nous est donnée par le Ressuscité : lui aussi, Fils unique et éternel de Dieu, advient à l’éternité qui est la sienne par le chemin de son histoire dans la chair : ses plaies elles-mêmes, qui ont marqué sa chair, sont constitutives de son être !

… Signe que tous nos instants, ceux des Apôtres comme les nôtres, chacun de nos moments uniques dans l’éternité, est porteur de notre propre vocation à l’éternité ! Là est rien moins que le sens — éternel ! — de notre vie.

*

Voilà donc aujourd’hui les Onze écoutant les disciples d’Emmaüs raconter « ce qui leur est arrivé », quand Jésus se présente parmi eux !… Et les voilà terrorisés. Un fantôme sans doute ! Les disciples sont comme empêchés de réaliser… empêchés de croire ! Ils savent, on sait à quoi on doit s’attendre : à rien, concernant celui qui vient de mourir ! Il est mort ! Du coup, on ne le voit pas, on ne le reconnait pas… Et Jésus ressuscité de les inviter à le toucher ! et de leur demander à manger !

Et nous ? Que reconnaissons-nous ? Alors que les apparitions ont cessé depuis près de deux mille ans de temps… et qu’il s’agit de croire sans avoir vu ?

Le problème, qui vaut pour nous aussi bien que pour les disciples, est lié à l'abîme qui sépare le temps de l'éternité et qui rend le Ressuscité inaccessible à l'imagination des disciples comme à la nôtre.

C’est le contact de l'éternité qui est incompréhensible, le contact de ce qui nous échappe. Et c’est ce contact qui nous trouble dans tout ce qui rompt l'ordre habituel des choses, et cela au plus haut point dans la résurrection — mais aussi, et ce n’est pas sans rapport, dans l’intimité avec Dieu qui nous conduit à changer nos regards sur autrui, qui lui aussi nous échappe. Troublant contact avec la vérité de Dieu. Troublante résurrection. Trop troublante.

Le choc de l’éternité a des conséquences bouleversantes. Des conséquences jusque sur notre quotidien et nos relations avec autrui, à commencer par nos proches, nos tout proches… Et cela nous le pressentons. Et nous en avons peur !

Mais voilà que l'éternité nous atteint. Voilà que depuis un dimanche de Pâques déferle dans notre temps l'omniprésence corporelle du Christ ressuscité, ce dont on a peur de voir les conséquences. Le Ressuscité viendrait-il lui-même à nos côtés nous dévoiler son visage, notre certitude confortable que tout est bien à sa place — l'éternité spirituelle d'un côté, notre quotidien temporel de l'autre, du même côté que la mort où devrait rester le crucifié, en principe, — cette certitude normale hurlerait dans son pesant silence qu'il s'agit surtout de ne pas voir.

Or ce qui éclate dans tout son sens par la résurrection du Christ, c’est que la Création elle-même est une anomalie, un miracle ; là, irrémédiablement, se bouleverse notre quotidien, nos normes, notre raisonnable protection de nous-mêmes, jusqu’à nos façons d’avoir toujours tout à acheter, à prouver, à mériter, à dissimuler. Jusqu’à, finalement, notre terreur de la grâce. La grâce qui est, dans sa gratuité, don d’intimité, d’intimité avec Dieu au fond, est nécessairement terrorisante, mais ce faisant, elle est par là même libération, libération de nos regards, sur nous-même et autrui.

Lorsqu’on rencontre vraiment autrui, on est contraint de réviser ses propres jugements. Comme sur le Christ pour les disciples. On avait un point de vue sur lui. Limitatif. À la mesure de notre imagination, de ce que l’on considérait comme devant être un Messie. Lorsqu’il apparaît tel qu’il est, on ne le reconnaît donc pas.

*

Ce qui est vrai du Christ devient, en lui, vrai aussi de chacun de ceux et celles qu’il nous donne de côtoyer et que l’on a pris l’habitude de regarder toujours comme d’habitude sans les reconnaître au fond, sans cette reconnaissance qui est de recevoir l’autre tel qu’il nous échappe, qu’il échappe à nos schémas, caché qu’il nous est avec le Christ, en Dieu (Colossiens 3, 3) : ces frères et sœurs du Ressuscité que sont nos prochains, frères et sœurs dans l’espérance de leur résurrection, résurrection que nous affirmons, mais d’une façon qui risque toujours de ne rester qu’un simple mot.

Lorsque nous ne reconnaissons pas un prochain qui n’est encore que dans l’espérance de la résurrection que la parole de Dieu est en passe de faire germer en lui, nous le cantonnons dans ce chemin de dégradation et dans cette mort que Jésus a vaincus.

Mais la vérité d’un être est unique et n’est pas en notre possession, en ce que nous croyons en savoir. Et c’est ce que rappellent les tournants de nos vies, et des vies de nos proches, de l’enfance à l’adolescence, puis plus tard midi de la vie et à l’entrée dans la vieillesse…

Où il est bien question de reconnaissance : on est même au cœur de la reconnaissance. Reconnaître. Nous côtoyons jour après jour des frères et sœurs du Ressuscité, au-delà de ce que nous avons pris l’habitude de filtrer, au-delà d’un quotidien forcément répétitif. Nous avons avec nous, à côté de nous, un frère, une sœur du Ressuscité, promis à la même gloire, déjà présente, de façon cachée, en lui, en elle. Reconnaître l’image de Dieu dans celui ou celle qui est à côté de nous.

Jésus ressuscité est la résurrection : il a la puissance de bouleverser nos regards comme ceux des disciples. Il est précédence silencieuse qui brise les peurs, les craintes, et aussi les habitudes. L’établissement de cette intimité, intimidante pour qui l’anticipe avant de la connaître, époustouflante pour qui regarde après coup la rupture qu'elle a provoquée, contemplation inévitablement vertigineuse face à un tel abîme ; — l’établissement de l’intimité se fait, contre toute attente, en douceur, contre toute attente et à la surprise du regard rétrospectif.

C’est là l’étonnement de la grâce, qui brise toutes nos fausses certitudes. Pour les disciples, ils ont basculé, au cœur de leur temps envahi par le Ressuscité, dans l’éternité qui advient en lui. Pour nous aussi la présence du Ressuscité change tout, dès aujourd’hui !


RP, Poitiers, 18.04.21
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dimanche 11 avril 2021

Du confinement à la libération par la foi à la résurrection




Actes 4, 32-35 ; Psaume 118, 17-23 ; 1 Jean 5, 1-6 ; Jean 20, 19-31

Jean 20, 19-31
19 Le soir de ce même jour qui était le premier de la semaine, alors que, par crainte des chefs judéens, les portes de la maison où se trouvaient les disciples étaient verrouillées, Jésus vint, il se tint au milieu d'eux et il leur dit : "La paix soit avec vous."
20 Tout en parlant, il leur montra ses mains et son côté. En voyant le Seigneur, les disciples furent tout à la joie.
21 Alors, à nouveau, Jésus leur dit : "La paix soit avec vous. Comme le Père m'a envoyé, à mon tour je vous envoie."
22 Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et leur dit : "Recevez l'Esprit Saint ;
23 ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Ceux pour qui vous les soumettrez, ils leur ont été soumis."
24 Cependant Thomas, l'un des Douze, celui qu'on appelle Didyme, n'était pas avec eux lorsque Jésus vint.
25 Les autres disciples lui dirent donc : "Nous avons vu le Seigneur !" Mais il leur répondit : "Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je n'enfonce pas mon doigt à la place des clous et si je n'enfonce pas ma main dans son côté, je ne croirai pas !"
26 Or huit jours plus tard, les disciples étaient à nouveau réunis dans la maison, et Thomas était avec eux. Jésus vint, toutes portes verrouillées, il se tint au milieu d'eux et leur dit : "La paix soit avec vous."
27 Ensuite il dit à Thomas : "Avance ton doigt ici et regarde mes mains; avance ta main et enfonce-la dans mon côté, cesse d'être incrédule et deviens un homme de foi."
28 Thomas lui répondit : "Mon Seigneur et mon Dieu."
29 Jésus lui dit : "Parce que tu m’as vu, tu as cru ; bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru."
30 Jésus a opéré sous les yeux de ses disciples bien d’autres signes qui ne sont pas rapportés dans ce livre.
31 Ceux-ci l’ont été pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour que, en croyant, vous ayez la vie en son nom.

*

« “Avance ton doigt ici et regarde mes mains ; avance ta main et enfonce-la dans mon côté, cesse d’être incrédule et deviens un homme de foi.” Thomas lui répondit : “Mon Seigneur et mon Dieu.” » (Jean 20, 27-28)

Comme ici à Thomas, Jésus s’adresse à chacune et chacun de nous ; après s’être adressé à chacun des disciples : « tout en parlant, il leur montra ses mains et son côté ». Des mots similaires sont rapportés par Luc (24, 39) : « Regardez mes mains et mes pieds : c’est bien moi. Touchez-moi, regardez ; un esprit n’a ni chair, ni os, comme vous voyez que j’en ai. »

Luc aussi bien que Jean. Les Évangiles y insistent, comme pour souligner le scandale de cette résurrection de la chair que Jésus signe ici dans son corps ressuscité : « un esprit n’a ni chair ni os ». Scandale pour la raison.

Et pourtant la notion de la résurrection, qui choque les philosophes grecs d’Athènes (Actes 17, 31 sq.), a des antécédents (cf. 1 Corinthiens 15), avant Pâques, dans la réflexion philosophique du judaïsme de même que dans le monde persan.

Scandale pour la raison pourtant, jusqu'à nous. D’où la tentation de « spiritualiser » tout cela… C’est contre cela que Jésus invite ici Thomas à toucher ses plaies. Comme dans Luc il y a invité les douze — et avec eux, par leur intermédiaire, nous tous : heureux celles et ceux qui n’ont pas vu comme Thomas, et qui ont cru, pourtant. Notons que Thomas n’a pas eu besoin de toucher, et qu’il n’a pas cru ce qu’il a vu (pas besoin, il l’a vu !), mais il a cru parce qu’il a vu : il a cru ce qui est au-delà de ce qu’il voit, et qui le conduit à confesser : « mon Seigneur et mon Dieu. »

Heureux celles et ceux qui sans avoir vu comme Thomas, ont cru, comme lui, que là, dans la présence réelle du Ressuscité, est le rachat de notre être de chair, de tout notre être. Notre vie ne se réalise, ne se concrétise, que dans notre histoire, dans nos rencontres, dans la trivialité du quotidien, bref, dans la chair ! Et c’est cela qui est racheté, radicalement et éternellement racheté au dimanche de Pâques.

Le rachat dont il est question n’est pas l’accès à un statut d’esprit évanescent et fantomatique. C’est bien tout ce qui constitue notre être, notre histoire, l’expérience de nos rencontres et donc de nos sens, de notre chair, qui est racheté. Notre histoire qui a fait de nous, qui fait de nous, qui fera de nous, ce que nous sommes, cette réalité de nos vies uniques devant Dieu. C’est l’extraordinaire nouvelle qui nous est donnée par le Ressuscité : lui aussi, Fils unique et éternel de Dieu, advient à l’éternité qui est la sienne par le chemin de son histoire dans la chair : ses plaies elles-mêmes, qui ont marqué sa chair, sont constitutives de son être !

… Signe que tous nos instants, ceux de Thomas, ceux des Apôtres, les nôtres, chacun de nos moments uniques dans l’éternité, est porteur de notre propre vocation à l’éternité ! Là est rien moins que le sens — éternel ! — de notre vie.

Et là est la pleine libération, une libération qui concerne tout l’être, la chair-même, libération que Jésus nous octroie en l’octroyant aux disciples confinés : « les portes de la maison où se trouvaient les disciples étaient verrouillées », par peur des autorités (v. 19)… Confinés dans la peur. Et… « Jésus vint, il se tint au milieu d'eux et il leur dit : "La paix soit avec vous." Puis, leur ayant montré ses mains et son côté, à nouveau il leur dit : "La paix soit avec vous. Comme le Père m'a envoyé, à mon tour je vous envoie." Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et leur dit : “Recevez l'Esprit Saint” » (v. 20-22).

Libération : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie » (Jn 20, 21). Pour une mission… C’est par les disciples et nous après eux, que le projet de la Création est appelé à être accompli. Jésus nous passe le relais — comme le Père s’est retiré dans son repos lors de la Création —, Jésus nous passe le relais en nous donnant l’Esprit du Père qui l’a animé : « comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie ». Et, écho de la Genèse, il souffle sur eux : « Recevez l’Esprit Saint »… et déliez ceux qui sont liés. Tel est l’envoi, la mission, pour une Création nouvelle — dont nous sommes les acteurs, à l’instar de Thomas qui, absent comme nous au dimanche de Pâques, est présent huit jours après Pâques — un dimanche comme aujourd'hui.

Thomas est notre représentant, à nous qui n'avons pas vu et qui sommes appelés à entrer dans la Création nouvelle. Heureux celles et ceux qui sans avoir vu ont cru. Car rien ne se fait, en termes de Création nouvelle, renouvelée, sans un acte de foi en ce qui ne se voit pas, ne se voit pas encore à ce qui est, ou semble encore impossible.

Or, à bien lire ce texte, la Création nouvelle — fruit de la foi, — est fondée… sur le pardon : « déliez ceux qui sont liés » par la fatalité, par la mort qui menace, par leur culpabilité. À qui vous pardonnez, à qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis…

Chose surhumaine, impossible, et pourtant, comme ce qu’a cru Thomas après les autres disciples, réelle — je cite la philosophe Hannah Arendt : « le pardon est certainement l’une des plus grandes facultés humaines et peut-être la plus audacieuse des actions, dans la mesure où elle tente l’impossible — à savoir défaire ce qui a été — et réussit à inaugurer un nouveau commencement là où tout semblait avoir pris fin. »

*

Nouveau commencement. Défaire ce qui avait été et ouvrir sur l'impossible. Ici s’ouvre dès lors la porte de tous les possibles. Porte de liberté. Une liberté qui est bien une question de pardon — le pardon qui libère : « ceux pour qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis » (plutôt que « ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus », comme si les Apôtres avaient pour mission de retenir captifs de leurs péchés certains de ceux à qui ils sont envoyés !).

La libération est en deux volets : pardon du péché, de tout ce qui rend captif, et soumission du péché qui rend captif, pour une libération totale, victoire sur tous les esclavages, pour une ouverture sur la domination sur le péché, promesse d'accomplissement de ce que n’a pu faire Caïn : « domine sur le péché » (Gn 4). Comme mort au péché à la croix pour une résurrection à la vie nouvelle.

Voilà les Apôtres envoyés — et nous à leur suite — pour communiquer pleinement la libération que par sa résurrection, Jésus vient d'octroyer dans le don de l’Esprit saint.

Envoyés pour communiquer la libération abondamment : « ceux pour qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis. » Et mieux : « ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis. » (Pouvoir de l’ordre de la promesse — 1 Jn 5, 18 : « quiconque est né de Dieu ne pèche pas » —, promesse puisqu’en deçà de ce pouvoir de l’Esprit sur le péché, nous savons que nous pécherons encore et que nous aurons encore besoin de recevoir et le pardon et la promesse, en recourant à l'avocat que nous avons auprès du Père).

Car la libération passe par la reconnaissance de la part sombre qui est en nous. Sans quoi, la puissance du péché, c’est la mort, affirme la Bible. Mais le Ressuscité, qui a vaincu la mort, il a pouvoir sur tout. Il a pouvoir même sur le péché.

Telle est la parole de liberté, parole de pardon qui met fin à la crainte et nous envoie à notre tour avec la paix de Dieu — « La paix soit avec vous » — qui nous est donnée dans ce souffle de l’Esprit saint : « la paix soit avec vous », dit le Ressuscité une deuxième fois. Malgré la crainte qui est au début du texte et qui maintient les disciples derrière des portes verrouillées — malgré la crainte et le refus qu’elle porte, crainte que Jésus doit encore et encore apaiser : « La paix soit avec vous » — dit-il une troisième fois…

*

Cette parole est près de toi, dans ta bouche et dans ton cœur : elle n'est pas dans le tombeau — vide. Elle n'est pas non plus aux extrémités du monde pour qu'on dise « qui ira la chercher pour nous » — dès lors qu'elle est prononcée, elle est « près de toi, dans ta bouche et dans ton cœur », dit le Deutéronome, repris par Paul. Aux extrémités de la terre, les disciples y sont donc envoyés pour qu'elle habite tous les lieux et tous les temps, emplir tout à nouveau la terre et les cieux. Trois fois, aux lendemains du sortir du tombeau, à la face du ciel, pour tous les horizons de la terre, retentit jusqu’à nous la parole donnée par le Ressuscité : « La paix soit avec vous. »


RP, Châtellerault, 11.04.21
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dimanche 4 avril 2021

Pâques au-delà de la mer / au-delà de la mort




Actes 10.34-43 ; Psaume 118.1-20 ; Colossiens 3.1-4 ; Marc 16.1-8

Exode 14, v. 21-23 & v. 28
21 Moïse étendit sa main sur la mer. Et l’Éternel refoula la mer par un vent d’orient, qui souffla avec impétuosité toute la nuit ; il mit la mer à sec, et les eaux se fendirent.‭
22 ‭Les enfants d’Israël entrèrent au milieu de la mer à sec, et les eaux formaient comme une muraille à leur droite et à leur gauche.‭
23 ‭Les Égyptiens les poursuivirent ; et tous les chevaux de Pharaon, ses chars et ses cavaliers, entrèrent après eux au milieu de la mer.‭ ‭ […]
28 ‭Les eaux revinrent, et couvrirent les chars, les cavaliers et toute l’armée de Pharaon, qui étaient entrés dans la mer après les enfants d’Israël.

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La Pâque, Pessah

La sortie du pays de l’esclavage… La délivrance aboutit à la traversée de la mer, avant le débouché au désert. Le peuple hébreu est délivré de l’esclavage, l'armée de Pharaon est engloutie par les eaux. Le texte de l’Exode nous rappelle qu’un chant de louange est adressé à Dieu (par Moïse, sa sœur Myriam et le peuple libéré — Exode 15). Un commentaire juif, dans le Talmud, nous dit alors :

“Au même moment (lorsque Moïse entonna le cantique) les anges du service demandèrent à dire un cantique devant le Saint — béni soit-il, celui-ci leur dit : les créatures de mes mains sont en train de se noyer, et vous voulez dire un cantique de grâce !” (Talmud de Babylone, Traité Sanhédrin)

La libération des esclaves s’est faite douloureusement. Les propriétaires d’esclaves ne libèrent pas de bon cœur ceux qu’ils considèrent comme leurs possessions. La Bible rappelle cette difficulté : il est des libérations qui ne se font qu’à travers des douleurs considérables. Comment ces épisodes terribles se sont déroulés concrètement, c’est difficile à dire, et au fond, le texte ne l’explique pas, même si, par sa façon d’en donner le récit, il affirme que cela n’échappe pas à Dieu.

Ce qui vaut réjouissance, ce n’est pas la violence, c’est la libération des opprimés… qui entraîne le plus souvent des violences, comme dans le texte de l’Exode. À l'époque moderne non plus, la libération des esclaves (pensons à la guerre civile américaine) n'a pu se faire sans violence. Ce n’est pas la violence qui est réjouissante, c’est la libération — “go down Moses, tell old Pharaoh to let my people go” ! De même pour la Révolution française, ce n’est pas la violence qui est réjouissante, c’est la Déclaration des Droits de l’homme qui en est sortie, écrite sur des tables similaires à celles que l’on représente pour le Décalogue. Ou au XXe s., la libération à l’égard du nazisme, qui n’a pas pu se faire sans violence, a débouché sur la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948, qui dit les règles à observer pour que cela ne se reproduise pas.

Dans tous les cas, la douleur a dû être traversée : c’est la Pâque, ou le passage, le saut (Pessah en hébreu) pour aboutir à l’avènement de la liberté. La douleur en est l’aspect tragique, qui attriste Dieu, selon le commentaire talmudique. Ce qui vaut la joie, c’est la liberté reçue, pas son prix douloureux.

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Pâques, dans le christianisme, évoque cet autre saut, au-delà de la mer / au-delà de la mort. Ce passage-là aussi s’est fait dans la douleur, celle de la crucifixion. La violence relatée dans l’Exode est bien présente ici aussi, tragique ! Elle est portée ici par le libérateur, celui qui a triomphé de la mort, le dernier ennemi qu’il a fallu combattre. Là aussi, ce qui est réjouissant, ce n’est pas la violence subie, c’est la libération, proclamée au dimanche de Pâques, scellant la victoire sur la mort et faisant de la croix le lieu de l'élévation de celui qui a subi et porté en sa chair toute la violence de ce combat. La croix apparaît alors, à la lumière rétroactive du dimanche de Pâques, comme l’élévation du Christ dans la lumière de la gloire du Père. Il a triomphé du dernier ennemi, dont la défaite finale, future (1 Co 15, 26), est ainsi annoncée et assurée.

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Dimanche de Pâques… Marc 16, 1-8
1 ‭Lorsque le shabbat fut passé, Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques, et Salomé, achetèrent des aromates, afin d’aller embaumer Jésus.‭
2 ‭Le premier jour de la semaine, elles se rendirent au sépulcre, de grand matin, comme le soleil venait de se lever.‭
3 ‭Elles disaient entre elles : Qui nous roulera la pierre loin de l’entrée du sépulcre ?‭
4 ‭Et, levant les yeux, elles aperçurent que la pierre, qui était très grande, avait été roulée.‭
5 ‭Elles entrèrent dans le sépulcre, virent un jeune homme assis à droite vêtu d’une robe blanche, et elles furent épouvantées.‭
6 ‭Il leur dit : Ne vous épouvantez pas ; vous cherchez Jésus de Nazareth, le crucifié ; il est ressuscité, il n’est point ici ; voici le lieu où on l’avait mis.‭
7 ‭Mais allez dire à ses disciples et à Pierre qu’il vous précède en Galilée : c’est là que vous le verrez, comme il vous l’a dit.‭
8 ‭Elles sortirent du sépulcre et s’enfuirent. La peur et le trouble les avaient saisies ; et elles ne dirent rien à personne, à cause de leur effroi.

*

Voilà que pour les femmes du dimanche de Pâques, le triomphe sur la mort s'avère effrayant ! Pourtant ce triomphe est une promesse ! Mais une promesse qui pour les femmes, comme pour les pères ayant traversé la mer, n’est encore que promesse, ouvrant d'abord sur le désert.

Le peuple de l’Exode a traversé le désert. Le Christ a commencé son ministère au désert disant sa solidarité avec chacune et chacun de nous, solidarité accomplie lorsqu'il a porté le prix de douleur de notre libération, nous appelant, à sa suite, à la solidarité, comme lors d'autres déserts, comme lors de celui de nos ancêtres spirituels protestants français, interdits d'existence pendant plus d’un siècle, après un autre siècle de maigre tolérance.

Aujourd’hui, au cœur de la pandémie que nous traversons, comme une nouvelle traversée de la mer de la mort, et comme un nouveau désert, la promesse nous est donnée à nous aussi pour après le désert, la même promesse du triomphe final sur la mort… À Pâques l’an dernier, nous étions totalement confinés, un peu comme le peuple hébreu la nuit de la Pâque, avant la traversée de la mer qui les conduirait au désert.

Cette année, nous voilà comme les femmes effrayées de l’Évangile de Marc, avec une promesse, juste une promesse, alors que nous sommes rivés à ces affreux nécessaires gestes-barrières.

Le désert suit la traversée de la mer / de la mort : et si c'était en rapport avec ce qui effraye les femmes du dimanche de Pâques ?… Les voilà seules devant un tombeau vide, désertique. Vide effrayant, malgré la bonne nouvelle donnée par le messager en vêtements blancs : le crucifié est ressuscité ! Mais ce relèvement d’entre les morts se traduit d’abord par une absence : il n’est plus ici, son corps-même n’est plus là, on ne peut pas le toucher. Pire encore que nos gestes barrières : plus rien, il faut repartir au désert, dans la patience espérante, tendus vers le temps des retrouvailles, temps de fête de Pâques nouvelles pour lequel nous crions : Maranatha, le Seigneur vient ! Maranatha, viens Seigneur !

Double sens de ce Maranatha ! Promesse et appel, le mot araméen peut s’entendre des deux façons. Promesse : “le Seigneur vient”, cri d’appel, “viens, Seigneur !” cri qui bientôt suivra la peur des femmes, se retrouvant pour l'heure seules devant un tombeau vide. En attendant, il faut repartir au désert, fût-ce pour aller annoncer la bonne nouvelle : “allez dire à ses disciples et à Pierre qu’il vous précède en Galilée”. Il sera là, vous le verrez là où il vous donnait son enseignement, là où il vous partageait les pains, pour vous et la foule. Pour l’instant, vous avez peur, peur de cette absence qui a valu au Maître le sentiment de l'abandon du Père, parce qu'il s’est solidarisé avec nous jusque-là. La bonne nouvelle ne serait-elle pas alors dans notre solidarité avec toutes celles et ceux qui connaissent l’absence, le vide ? Notre temps de désert imposé, à l’image du Christ jeûnant au désert, devient alors profonde expérience spirituelle, au-delà de la peur devant le tombeau vide. “Ne vous épouvantez pas ; vous cherchez Jésus de Nazareth, le crucifié ; il est ressuscité, il n’est point ici”.

Et si c’était là précisément, cette année, la bonne nouvelle pour nous ? Notre jour de Pâques incluant jeûn de présence signifiée par notre table vide, trace modeste de l’épreuve de l’Exode, puis de la croix comme douleur de délivrance, nous conduit par un “culte autrement” que les autres dimanches de Pâques, à la bonne nouvelle — promesse : Maranatha, le Seigneur vient ! et appel : Maranatha, viens Seigneur !


RP, Pâques, 4.04.21
Diaporama :: :: Prédication


vendredi 2 avril 2021

Voici ton fils. Voici ta mère





Ésaïe 53, 1-6
1 Qui donc a cru à ce que nous avons entendu dire ? Le bras du SEIGNEUR, en faveur de qui a t-il été dévoilé ?
2 Devant Lui, celui-là végétait comme un rejeton, comme une racine sortant d’une terre aride ; il n’avait ni aspect, ni prestance tels que nous le remarquions, ni apparence telle que nous le recherchions.
3 Il était méprisé, laissé de côté par les hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, tel celui devant qui l’on cache son visage ; oui, méprisé, nous ne l’estimions nullement.
4 En fait, ce sont nos souffrances qu’il a portées, ce sont nos douleurs qu’il a supportées, et nous, nous l’estimions touché, frappé par Dieu et humilié.
5 Mais lui, il était déshonoré à cause de nos révoltes, broyé à cause de nos perversités : la sanction, gage de paix pour nous, était sur lui, et dans ses plaies se trouvait notre guérison.
6 Nous tous, comme du petit bétail, nous étions errants, nous nous tournions chacun vers son chemin, et le SEIGNEUR a fait retomber sur lui la perversité de nous tous.

Jean 19, 25-28
25 Près de la croix de Jésus se tenaient debout sa mère, la sœur de sa mère, Marie, femme de Clopas et Marie de Magdala.
26 Voyant ainsi sa mère et près d’elle le disciple qu’il aimait, Jésus dit à sa mère : « Femme, voici ton fils. »
27 Il dit ensuite au disciple : « Voici ta mère. » Et depuis cette heure-là, le disciple la prit chez lui.
28 Après quoi, sachant que dès lors tout était achevé, pour que l’Écriture soit accomplie jusqu’au bout, Jésus dit : « J’ai soif ».

*

« Voici ton fils. Voici ta mère » (Jn 19, 26-27). Voici un temps d’enfantement — selon ce que Jésus annonçait lui-même : le grain, en mourant, voit germer son fruit. Aujourd’hui, mourant dans la soif de Dieu — v. 28 : « J’ai soif » —, le Fils de Dieu voit éclore les Écritures, ouvrant sur un autre sens les versets de la Bible cités au vendredi saint, avec en perspective une reprise sous-jacente d’Ésaïe 53. C'est le temps pour chacune et chacun de nous de son enfantement à son nom d’enfant bien-aimé, quand hors de cela nous sommes des anonymes, comme le Serviteur du livre du prophète Ésaïe.

Dans le livre d’Ésaïe, un homme est mis en cause, persécuté, exécuté… Quel délit ou crime présumé ? Qu’est-ce qui a mené à la situation qui voit le Serviteur subir la violence persécutrice ? Et qui est-il ? Qui est le Serviteur souffrant ? On a longuement débattu pour savoir de qui il s’agit… Débat devenu parfois virulent entre juifs et chrétiens. Un faux débat : le texte ignore expressément qui est le Serviteur de Dieu !

Aucun nom, aucun acte d’accusation, aucun procès verbal. Un Serviteur qui n’est pas nommé, de même que le prétexte de sa mise à mort n’est pas donné ! Apparaît comme en filigrane que quel qu’il soit, le prétexte de sa persécution est sans importance : c’est un prétexte, précisément ! Un prétexte pour ceux qui sont face à lui, qu’Ésaie intitule « nous ». Car là, le texte est éloquent : « nous », tous concernés par une violence qui, selon le prophète, nous libère : le Serviteur est la victime d’une violence qu’il subit pour autrui, « nous ». Ce « nous » collectif est aussi anonyme que le Serviteur, et trouve la paix via — ce sont les mots d’Ésaïe — « la sanction [tombée] sur lui — dans ses plaies se trouvait notre guérison » (És 53, v. 5). Et cela « nous » concerne (dans les versets 1 à 6, on compte dans l’hébreu pas moins de douze fois « nous » — en six versets !).

Au-delà de l’enracinement historique, que le texte ne donne pas plus qu’il ne donne d’information sur qui est le Serviteur —, ce qui est dévoilé est un phénomène humain, trop humain, universellement humain… Le Serviteur est le « bouc émissaire » anonyme de la violence de tous : « nous », ce « nous tous », tant souligné par le texte, contre une victime innocente. On est au cœur d’Ésaïe 53 : le persécuté est innocent.

C’est là que la foi des disciples du Crucifié retrouvera la figure du Christ — pas lieu de débattre, donc, de l'identité du Serviteur d'Ésaïe — : c’est d’une relecture qu’il s'agit —, et Jésus lui-même n’a bien sûr pas manqué de méditer la leçon d’Ésaïe 53 : « Le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon », préviendra-t-il (Marc 10, 45). Il devient le visage de celui qui nous rejoint dans l’anonymat pour nous donner un nom, pour faire de chacune et chacun de nous, à son image de Fils unique de Dieu, autant d'enfants de Dieu uniques devant Dieu, chacune et chacun.

*

L’on retrouve ainsi ces mots inouïs : « Voici ton fils. Voici ta mère ». Comme on s'est demandé, en vain, qui est le Serviteur d’Ésaïe, on s’est demandé qui est l’anonyme disciple bien-aimé qui reçoit ces paroles. On a pensé le plus souvent à Jean, mais aussi à Lazare*, appelé tout de même bien-aimé (en Jn 11, 3), ou encore à Jacques**, etc.

Et si c’était, en écho à l’anonymat du Serviteur d’Ésaïe, « nous tous » qui étions invités à recueillir dans l’anonymat du disciple bien-aimé recevant ce « voici ta mère » le statut d’enfant bien-aimé nous sortant de notre propre anonymat ?... en écho au tout début de ce même Évangile de Jean annonçant que — à celles et ceux qui ont l’ont reçue, qui croient son nom, la Parole éternelle « a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu,‭ lesquels sont nés, non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu‭ » (Jn 1, 12-13). Méditant Ésaïe, Jésus donne son visage au Serviteur anonyme, et nous donne un visage devant Dieu, un nom devant Dieu. Entre Jn 1 et Jn 19, lui, le premier né de Dieu, non de la chair, du sang ou de la volonté de l’homme mais de Dieu, nous donne le pouvoir de devenir enfants de Dieu d’une façon similaire, promesse accomplie dans la parole donnée au disciple bien-aimé.

C’est le temps de la naissance du monde éternel dans l’élévation du Fils à la croix, à la gloire, temps donné ici dans la parole adressée au disciple bien-aimé et à la mère du Fils de Dieu : « Voici ton fils. Voici ta mère ».

La transfiguration de ce monde en agonie s’opère ici, en celui qui est en agonie jusqu’à la fin du temps. Déjà germe le temps éternel de la résurrection, fruit de l’ensemencement donné de Dieu dans le sein de la femme au pied de la croix. Enfantant la Parole devenue chair, c’est le monde à venir qui germait d’elle. Aujourd’hui la germination de cette semence est annoncée au disciple bien-aimé, connu de Dieu : il découvre à la croix la provenance éternelle de sa vie dans le temps.

Dès lors, « tout est accompli », dit Jésus (v. 30), faisant éclore de sa mort le fruit d’éternité que souffle l’Esprit éternel, expiré par lui qui, inclinant la tête, remet son esprit, pour entrer dans son Shabbath, comme pour la Genèse, au terme de l'avènement de la création nouvelle.


RP, Poitiers, Vendredi saint, 2.04.21
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* O. Cullmann ; ** L. Pernot